Madame de Thieulin à madame de Vineuil.
Le Bocage, près Chevilly, 30 novembre, soir.

Nous arrivons seulement, ma chère sœur. Quelle entreprise qu’un voyage en temps de guerre et par ce froid ! Je me reconnais de moins en moins.

On nous avait conseillé, à Bonneval, de ne nous aventurer que le plus tard possible dans la zone laissée libre entre les deux armées. Dans l’impossibilité de savoir exactement sur quel point, avant celui de Chevilly dont nous avions des nouvelles directes, nous trouverions les cantonnements français, mieux valait se tenir en dedans des lignes allemandes. Nous n’avons donc pris le plus long, un chemin qui remonte de Bonneval à Neuvy-en-Dumois, puis à Allaines, où l’on rejoint la grande route de Chartres à Orléans. Le départ s’est bien effectué, quoiqu’au moment de quitter Thieulin l’attendrissement des domestiques qui s’effrayaient d’être ainsi laissés seuls m’ait gagné plus que je ne l’aurais voulu. Qui sait, lorsqu’on se quitte en une année pareille, si l’on se reverra ? et comment ?

Enfin j’ai laissé les clefs aux caves et recommandé de ne point irriter les occupants s’il en survenait. Mieux vaut la cave vide que notre vieux Thieulin brûlé.

De Bonneval à Neuvy, la route nous a semblé déserte ; on aurait dit que personne n’était pressé de se montrer, et l’unique bruit de nos seules roues sur le macadam gelé avait fini par me paraître lamentable. J’ai presque regretté mon grand courage en voyant comme il avait peu d’imitateurs.

Les rosses louées à grand’peine à Bonneval ne remplaçaient pas nos deux belles bêtes emmenées l’autre semaine ; tout ce qu’elles ont pu faire le 29 a été d’atteindre à la nuit un tout petit village qui n’est même pas sur la route Viabon, où nous avons couché. Heureusement que les postes prussiens semblaient s’inquiéter fort peu de nous ; on n’a demandé nos papiers qu’une fois dans toute la journée, en entrant à Neuvy. Je crois que nous sommes jugés à première vue et bien vite qualifiés : gens inoffensifs.

Ce matin, dès sept heures, il a fallu quitter notre gîte ; à peine voyait-on pour se conduire, tant le brouillard était épais. Et nos pauvres soldats qui couchent par des temps pareils sur la terre nue ! Nos ennemis ne semblent pas en souffrir, et leur air bien portant et reposé me donne sur les nerfs. Comment fait-on ? ou comment font-ils ? Est-ce la gloire des chefs ou celle des soldats ? Question qu’il faudrait étudier et résoudre pour notre propre enseignement.

Je ne puis pas me reprocher d’avoir souhaité la réalité d’un rhumatisme ou d’une bronchite à aucun des soldats que j’ai aperçus aujourd’hui ; mais leur bon état en général irrite, et en général aussi on souhaite une diffusion de grippes et une pluie d’entorses sur cette armée. C’est méchant, mais patriotique ; ce serait pour la nôtre une chance de salut.

On ne rencontre point de villages jusqu’à la grande route, de sorte que nous n’avons pu avoir d’aucun Français l’explication des mouvements de troupes que nous remarquions. Personne n’a semblé se soucier de nous jusqu’à Allaines, où il a fallu subir un interrogatoire en règle de la part d’un sous-officier. Là nous nous sommes aperçus qu’on approchait des lignes d’avant-postes. Si le laisser-passer n’avait été parfaitement explicite, on nous retenait même à l’auberge, car notre demande d’aller de l’avant contrariait évidemment ces grossiers personnages. On nous a gardés deux heures en suspens.

Ne pouvant résister au tabac allemand, j’avais gagné une borne de la rue et m’y étais assise un instant. Le cocher est parvenu à me rejoindre et m’a chuchoté qu’un combat avait eu lieu l’avant-veille près de Beaune-la-Rolande et un autre hier près de Châteaudun ; dans une maison voisine se trouvaient même des blessés ramenés de la première affaire. Quoique ce pauvre Châteaudun ne fût pas dans notre direction, ce renseignement m’a effrayée beaucoup ; j’ai eu une soudaine vision de fusils français à droite, de fusils prussiens à gauche et de nous mêmes au beau milieu, qui m’a rendu les jambes un peu tremblantes. Je suis rentrée au poste pour supplier Adolphe de retourner, mais notre affaire venait justement de s’arranger. Pour concilier la prudence, disaient-ils, avec le respect dû à notre laisser-passer, les officiers décidaient que deux Prussiens monteraient sur le siège et nous conduiraient hors de la ligne des avant-postes. Notre cocher se mit dans l’intérieur avec nous, et il fallut promettre de laisser les volets de bois du coupé hermétiquement fermés dès que l’ordre nous en serait donné. Ainsi fut fait. Deux grands gaillards blonds, et souriants de leur mission, ont escaladé le siége, et nous sommes partis.

La pensée qu’on allait peut-être bientôt nous condamner aux ténèbres nous excitait à regarder de tous côtés avec un intérêt d’autant plus grand. Jamais je n’ai vu tant d’hommes blonds de ma vie. Nos conducteurs refusèrent de nous dire à quel corps ils appartenaient, mais j’avais lu, à Allaines, un ordre en allemand affiché dans la salle d’auberge, et nous savions qu’ils étaient Hessois du 22e corps, général von Wittich.

Nous n’avions certainement pas fait deux kilomètres sur la route d’Orléans que la voiture s’arrêta. Nos volets furent levés, les trèfles à jour même bouchés avec quelques chiffons sales, et l’obscurité parut complète. Nos Hessois avaient cependant eu soin, pour prévenir l’asphyxie, de baisser à demi la glace de devant du coupé. Le siège, et leurs personnes dessus, devaient empêcher que nous pussions rien apercevoir par là, mais ils n’avaient pas encore tout calculé ; car avec un mince filet d’air frais nous arrivaient aussi les sons extérieurs, et il nous fut bientôt aisé de deviner que nous traversions une foule rassemblée. Les pas réguliers, les chocs d’armes, un murmure sourd, nous le disaient. Au bout d’un quart d’heure, nous sentîmes que la voiture quittait la route ; j’eus un redoublement de frayeur, mais Adolphe me fit remarquer que, quoique dans les champs, nous suivions probablement encore la même direction, car nos roues faisant moins de bruit, nous entendions distinctement une quantité de chevaux au pas régulier. Ce devait être un défilé de cavalerie dont notre voiture eût troublé l’ordre.

« Nous arriverons peut-être pour une bataille, » m’a dit Adolphe avec son air calme. Depuis cette malheureuse parole, je n’ai pu penser à autre chose.

Enfin, après une heure et demie de ténèbres, quand nous avions déjà regagné la chaussée depuis quelque temps, nos Allemands ouvrirent la portière, rendirent le fouet au cocher, et, après avoir reçu leur pourboire, nous laissèrent libres. Dès le second tour de roue, nos deux têtes se penchaient au dehors, espérant percer le mystère, mais les coquins avaient eu soin de nous arrêter après un pli de terrain : impossible de rien découvrir, si ce n’est eux-mêmes se hâtant de rejoindre leurs camarades. La première borne kilométrique que nous rencontrâmes portait le chiffre 23 ; nous étions à près de six lieues d’Orléans, trois lieues de Chevilly.

Nous oubliâmes bientôt nos Hessois à la vue des cadavres de chevaux et des débris de toutes sortes qui jonchaient cette partie de la route. Je ne connais rien de lamentable comme un cheval mort ; ce cou roidi, étendu par terre et qui semble démesurément allongé ; ces gros yeux vitreux, et je ne sais quoi de résigné, de réellement victime dans toute l’attitude, me cause une pitié toute particulière. Plus loin, ces cadavres de chevaux s’apercevaient jusqu’au milieu des champs, à droite et à gauche ; il devait y avoir eu là quelque engagement. Des blessures toutes fraîches visibles sur l’un d’eux tombé sur la route même, me firent penser que l’engagement avait été récent. Il n’était plus temps de reculer : le danger, si danger il y avait pour nous, était plus grand en arrière qu’en avant ; Adolphe ordonna de fouetter nos pauvres bêtes fatiguées, mais nous restâmes longtemps silencieux.

Ce fut près d’Artenay que les premières grand’gardes françaises vinrent nous reconnaître. Je regrette de n’avoir pas demandé son nom à l’officier qui nous questionna. Il me semble que j’aurais toute ma vie du plaisir à le retrouver et à lui rendre service en souvenir de la joie que son pur accent gascon m’a causée. Il rit beaucoup de la malice allemande qui nous avait condamnés aux ténèbres et ne parut pas fort ému de nos assertions qu’une très-nombreuse troupe était en marche derrière nous. « Je sais, je sais, » dit-il ; mais évidemment il ne savait pas, car il me nomma comme devant se trouver entre Chartres et Orléans un corps de Bavarois quelconque, tandis que nous lui répétâmes à qui mieux mieux que les troupes que nous avions dépassées étaient hessoises et sous les ordres du général von Wittich.

D’Artenay à Chevilly, passage triomphal. Français à droite, Français à gauche, canons français, chevaux français, drapeaux français, et, il faut bien le dire, débraillé français, mais qu’importe ? et d’ailleurs je crois que la mauvaise tenue de nos mobiles n’est pas sans excuse. C’est le 15e corps, général Martin des Pallières, qui occupe Chevilly ; on le dit homme de valeur ; espérons qu’il saura se bien garder.

Le jour tombait quand nous avons traversé le village ; l’aspect en était assez triste ; les haillons des soldats se voyaient à la lueur des feux ; on abattait des vaches en pleine rue ; je me demande si ce sont ces vaches-là qui auront fait le souper de ce soir.

Le Bocage est à un kilomètre du village ; on traverse des bois pour l’atteindre. Nous vîmes un grand nombre de jeunes arbres sciés à ras du sol ; des débris de bestiaux, du foin, mille vilaines choses jonchaient la route. Impossible de t’exprimer le sinistre de ce grand château dans sa solitude absolue.

Pas une lumière ne brillait aux fenêtres ; la grille était ouverte ; le bruit de nos roues n’amena personne, pas même un chien. Adolphe frappa à la porte du vestibule, puis à celle de la cuisine qui fut ouverte par Roland lui-même.

La foudre serait tombée à ses pieds, en notre lieu et place, que le pauvre garçon n’eût pas paru plus surpris ni plus atterré.

« Tu ne nous attendais donc pas ? lui a dit Adolphe, ne m’as-tu pas demandé il y a quinze jours ?

— Dans ce temps-là, je ne vous faisais courir aucun danger !

— En vois-tu maintenant ? »

— Vous ne savez donc pas que les ordres de marche sont donnés ? il y aura bataille dès demain, et le quartier général est à Chevilly même ! C’est affreux ! Et ma tante avec vous !… Quand j’ai eu la faiblesse de vous parler de ma détresse morale et matérielle, je n’avais jamais pensé que ma tante voulût… osât… C’est affreux !… »

Le pauvre garçon me parut si malheureux qu’un grand courage (celui du désespoir peut-être) me vint au cœur :

« S’il y a bataille, Roland, eh bien, nous serons ensemble. Laissez-nous entrer et ne vous faites pas trop de chagrin. »

C’était héroïque, n’est-ce pas ? Cela a remonté un peu mes deux pauvres hommes ; mais pour moi, je ne suis pas, au fond, remontée du tout. Qu’allions-nous faire dans cette galère !

Je me sens trop effrayée pour dormir et je vais t’écrire encore, en l’abrégeant beaucoup, le récit que Roland nous a fait au dîner.

Sa situation, à l’isolement près, avait été passable jusqu’au 9 novembre, jour de la bataille de Coulmiers. Il avait logé des soldats disciplinés, des officiers instruits ; on avait, il est vrai, bu son vin, pris son foin, porté ses habits, mais tout cela s’était fait avec ordre et même avec certains égards. Si pillé qu’il fut, Roland trouvait moyen d’être content et d’excuser l’armée prussienne[1]. Cela changea avec la fortune, dès le soir même de Coulmiers. Cinq mille Bavarois, en se retirant, lui arrivèrent à la fois ; ils se logèrent au château, dans les fermes et les étables. Ne trouvant plus de bois à brûler, ils arrachèrent les volets, scièrent les arbres du parc et brisèrent les chaises pour avoir de quoi faire flamber ce bois vert. Il fallut trois cents moutons pour un seul repas, et tout ce troupeau fui égorgé et dépouillé devant le château, sur la neige, qui resta rouge pendant bien des jours.

Le lendemain, les Allemands partirent, mais avec tous les chevaux, toutes les vaches, toute la volaille, toute la farine des deux fermes ; cela était-il un des droits de la guerre ? je ne le sais. Ce qui ne l’était certainement pas, c’était l’enlèvement, de meubles et d’objets qui ne pouvaient leur servir en campagne. La rafle la plus complète avait été faite en un tour de main. Quand, à dix heures du matin, le dernier Allemand eut disparu du côté du village, Roland et ses deux fermiers se regardèrent consternés ; puis, sans mot dire, chacun s’en alla faire la visite de son logis espérant au fond du cœur que ceci ou cela aurait échappé ; mais non, il n’y avait plus rien chez aucun d’eux. Pas une pièce de linge, pas un couvert, même de fer battu, pas un morceau de pain, pas une bouteille de vin, pas un vêtement de rechange. Les meubles avaient été enlevés ; les portes et les armoires étaient en pièces ou brûlées ; même des matelas avaient alimenté le feu. La femme d’un des fermiers proposa d’attraper pour s’en nourrir une poule qui, picorant aux champs avec quelques autres, avait échappé ; personne n’eut le courage de dire oui. Seulement, le soir, ils s’assirent ensemble, pauvres épaves du désastre, pour manger des haricots sans sel avec du pain apporté du village.

Les jours suivants, chacun travailla à se reconstituer un petit intérieur. Je puis juger de celui de Roland et je n’ai pas de peine à comprendre qu’il soit tombé malade de dénûment et de chagrin. Quoique trois semaines se soient écoulées depuis la soirée de Coulmiers et qu’Orléans lui ait été ouvert, il ne possède que deux couverts de Ruolz et mange à la cuisine pour n’allumer qu’un feu. La crainte de voir reparaître l’ennemi et d’être pillé de nouveau a ôté à chacun l’envie de regarnir son logis, même des choses généralement appelées indispensables. On se contente de vivre, et l’on attend. La farine est cachée par petites quantités en plusieurs endroits différents ainsi que quelques morceaux de lard, et, ce qui peint pourtant l’homme civilisé, Roland a mis dans la cachette supposée la meilleure, une bouteille d’encre. Il est vêtu d’un grand caban qui lui donne l’air d’un chartreux, et a vieilli de dix ans. C’est pour se libérer plus tôt envers les marchands d’argent auxquels force avait été de s’adresser pour acquitter les contributions de guerre du village, qu’il avait appelé son oncle à son aide. Il avait répondu pour les uns et pour les autres ; dans l’impossibilité de dégager sa signature aussitôt qu’il l’avait espéré, sa tête excitée par tant d’émotions s’était montée, et il avait demandé à Adolphe des conseils et des fonds pour arranger ses affaires.

Chère sœur, j’écris, j’écris toujours pour ne pas penser à ce qui nous attend peut-être demain, car l’illusion n’est plus permise ; si les nôtres cèdent, nous serons des premiers à recevoir le flot de l’ennemi encore combattant ! Ce château se prête merveilleusement à la défense… Chère sœur, te reverrons-nous jamais ?… du moins que tu revoies ton fils !… Mon Dieu, prends-nous en pitié, protége-nous, aide-nous ! Quoi qu’il arrive, mets nos cœurs à la hauteur de l’épreuve !

  1. Les réquisitions avaient cependant été lourdes. Chevilly, village de 1,200 habitants, a fourni 600,000 francs en argent ou en denrées.