Une famille pendant la guerre/LXVIII

Du même à la même.
Paris, 31 décembre.

Quel soulagement de la voir s’achever cette triste année 1870 ! il me semble impossible que celle qui commence demain ne vaille pas mieux. Il y a pourtant un degré d’infortune au-dessous duquel on ne peut pas descendre ; n’y sommes-nous pas déjà ?

Je quitte ce cher et malheureux ***. Il vient d’apprendre la mort de sa femme, enlevée soudainement il y a deux mois. Tu l’auras su sans doute alors par des amis communs, mais lui avait continué pendant ces deux mois à la croire vivante, telle qu’il l’avait laissée, au milieu de leurs cinq enfants, nourrissant le dernier… Il lui écrivait chaque jour. Un petit carré de papier de cinq centimètres lui a appris son deuil et brisé sa vie. Il comprend à peine, se demande ce qu’on aura fait de ses enfants, et la plus affreuse des douleurs s’aggrave pour lui de toutes sortes d’amertumes inconnues. J’ai trouvé près de lui quelques intimes. Chacun fait un triste retour sur soi-même devant une telle épreuve ; bien peu d’entre nous ont su quelque chose des leurs depuis trois mois et demi, et la pensée que ce silence peut cacher un deuil semblable est devenue un atroce cauchemar.

Ma femme bien-aimée, André, Berthe, Marguerite, Robert, me serez-vous tous rendus ? et quand ?