Du même à la même.
Château-Renault, 9 janvier. (Hors des griffes prussiennes !)

Oui, chère maman, l’affaire est faite. Il n’est plus question d’aller baraquer en Allemagne, mais bien d’une bonne revanche : nous nous sommes échappés tous trois avec notre brave dentiste et par son secours. Vous voulez l’histoire, vous l’aurez.

Décidément ses graves méditations avaient notre sort pour but, et le 7 au soir leur résultat nous fut communiqué soudainement. M. Richard fumait, il nous regarda l’un après l autre avec un demi-sourire, puis, entre deux bouffées :

« Mes enfants, cela vous plaît-il que nous partions demain pour Tours ? »

Vous voyez d’ici notre stupéfaction :

« Comment ? Est-ce possible ? Ne vous moquez pas de nous ! »

M. Richard posa sa pipe pour la première fois, je crois, depuis que l’enlèvement des malades de Mlle de *** lui avait été conté :

« Cela ne peut plus durer comme cela, nous dit-il. Je crois à chaque minute qu’un de ces dénaturés-là va vous venir querir chez moi. Cela me paraîtrait comme si je vous livrais moi-même. En ce moment-ci, il est à croire que nos troupes ne sont pas loin ; hier on se battait à deux lieues. Il y a une chance à courir. Qui ne risque rien n’a rien.

« Je crois que j’ai le moyen de vous sortir de Vendôme. Une fois dans la campagne, je connais tous les buissons, de nuit comme de jour il m’est facile de vous piloter. Quand même il nous faudrait un peu pâtir avant de nous retrouver à l’abri, eh bien, ne croyez-vous pas que le jeu en vaille la chandelle ? »

C’est comme cela qu’il parle, notre dentiste, chère maman ; mais voyez comme il agit ! car, vous le pensez bien, il risquait sa vie pour nous. Surpris nous faisant évader, il était fusillé aussi rapidement que nous-mêmes.

Cette nuit-là, il nous fit sortir un à un de chez lui et nous conduisit à cinquante pas seulement, dans une petite cour, au bord du Loir, juste au pied du vieux château. Le varioleux avait une couverture par-dessus la tête, chacun de nous des cordiaux dans ses poches. Là, sous un hangar, nous attendîmes le jour, tandis que M. Richard rentrait à son logis et s’y montrait à tous, achetant un gros pain pour ses malades, disait-il, faisant grand feu et le disposant de façon à ce que la fumée se fît voir longtemps. À neuf heures, il quitta sa maison, mit la clef dans sa poche et s’en vint tout doucement nous rejoindre.

Il y avait près de nous, sous le hangar, une de ces longues voitures qui servent de boutique aux marchands ambulants. Celle-là contenait des tricots de laine de toutes sortes ; elle avait la prétention d’offrir au public deux étalages, c’est-à-dire que des planches formaient dos d’âne au milieu ; on rangeait les bas et les camisoles sur chacune des pentes, en dessous un double fond permettait de placer les paquets de réserve, au bord du toit pendaient de grosses pelotes de laine reliées ensemble par d’élégants festons formés de cache-nez. Un cheval tirait le tout, un gros bonhomme menait d’ordinaire le cheval et faisait l’article. Tels étaient les éléments de notre salut.

M. Richard, qui connaissait le marchand ambulant pour lui avoir enlevé ou posé des dents, je ne sais lequel, avait obtenu de lui qu’il lui vendît tout son attirail (j’ai remboursé la moitié et compléterai plus tard la somme), puis qu’il prît comme pour lui-même un permis de circulation de l’autorité militaire prussienne. À cela s’était bornée la bonne volonté du bonnetier. Il ne voulait pas nous accompagner, nous trouvant une société par trop compromettante. M. Richard devait jouer le rôle du marchand ; pour nous, nous allions remplacer les provisions de lainages dans le double fond de la voiture, sous l’étalage.

Le varioleux fut enfourné d’abord, et la tête la première, sous cette voûte sombre ; je passai ensuite et me fis aussi mince que possible ; cependant, quand le troisième voulut se glisser entre nous deux, la consternation nous saisit : il n’y avait pas de place ! Nous eûmes une demi-heure d’angoisses ; enfin, à force de combiner, de pousser, de tasser, et en admettant que l’un de nous porterait sur les deux autres, il fut convenu, que cela allait à merveille. M. Richard ne croyait nécessaire de nous cacher aussi complètement que sur les grandes routes ; au premier chemin de traverse, l’un des trois marcherait et donnerait ainsi de l’air aux camarades.

Tu ris, peut-être, mon petit Robert ? Eh bien, si l’un de nous avait ri ou remué quand nous traversions le faubourg plein de Prussiens, cela leur aurait donné quatre hommes à fusiller. M. Richard m’a dit que, malgré le froid, la sueur lui coulait du visage tandis qu’il passait, la main à la tête de sa bête, entre ces groupes d’hommes fourbissant leurs armes ou pansant leurs chevaux. Il se sentait pâle et hagard, et n’osait se retourner pour voir si tout allait bien dans sa longue voiture. Par moments, il lui prenait comme une tentation de s’évanouir ; et alors, qu’arriverait-il ?

Il fut un peu soulagé quand son laisser-passer eut été demandé, examiné, puis rendu. Il avait donc l’air d’un vrai marchand ! D’ailleurs, on quittait les dernières maisons ; nous ne devions plus nous attendre à rencontrer que des patrouilles.

Tout alla bien une heure durant ; mais la frayeur de M. Richard subsistait toujours et il ne nous permit pas de sortir de notre terrier. Nous suffoquions pourtant, et le voisinage d’un varioleux, si convalescent qu’il fût, me faisait bénir votre prévoyance, chère maman, de m’avoir fait revacciner au Mans. Je voulus une fois me révolter et sortir de là, mais des fers de chevaux résonnaient sur la terre durcie ; c’était un peloton de uhlans qui passait.

Je ne comprends pas que l’on ne se soit pas douté de quelque chose, à la peine que devait avoir le pauvre petit cheval. Trois gaillards de ma taille sont autrement lourds que des tricots ; les ressorts, peu habitués à un pareil poids, touchaient au moindre caillou.

À la hauteur d’un village qu’il a nommé Villérable, M. Richard nous prévint à demi-voix que nous allions quitter la grande route et que notre objectif apparent serait Lavardin. Continuer sur la route de Cours nous exposait à des rencontres et à des soupçons, puisque les troupes françaises devaient être quelque part sur le chemin entre Tours et nous.

Encore une demi-heure de patience, et il permit à l’un de ses captifs de marcher à sa suite, comme un apprenti négociant le pourrait faire.

Je n’oublierai jamais les délices de cette première bouffée d’air pur, d’air libre, en pleine campagne ; ni ces premiers pas sous le ciel de Dieu, dans mon pays. Je n’avais pas marché au grand air depuis l’attaque du parc de Goury, à la bataille de Loigny, le 2 décembre. Aussi j’ai rendu grâces de tout mon cœur et de toutes mes forces. Seulement, c’était si nouveau pour mes jambes qu’elles n’étaient qu’à moitié solides. Nous avons alterné avec l’un des camarades, le varioleux n’a pas eu la permission de se montrer.

Les tricots sont très-recherchés, sans doute à cause de ce froid. Les paysans nous voyaient passer et venaient à nous ; nous ne pouvions nous débarrasser des chalands. Moins nous avions envie de vendre, plus ils montraient de désir de nous acheter. M. Richard se tirait très-bien d’affaire.

À Sasnières, on répondit à ses questions que Lavardin était occupé par les Prussiens, aussi Saint-Amand, mais que la route de Montoire à Château-Renault devait en être débarrassée. Cela nous convenait ; nous prîmes à travers la forêt qui s’étend de Sasnières à Saint-Martin-des-Bois, expliquant au public que nous voulions préserver nos tricots de servir à l’envahisseur, et gagner aussi sûrement que possible la France française.

Il se trouva que mon tour de marcher revint quand nous suivions une large avenue bien droite et taillée des deux côtés, comme nos belles allées de Chantilly. Qu’il faisait bon vivre, malgré le froid et le souci ! Qu’elle semblait loin, la guerre ! Où étaient-ils, ses désastres ? Le vent soufflait dans les branches sans feuilles avec des bruits de marée lointaine ; tout nous transportait du monde de misères que nous venions de quitter, vers le monde tel qu’il devrait être, tel qu’il était fait…

Pour mieux penser, je marchais, aidé d’un bâton, en tête de la caravane ; j’aperçus bientôt un grand poteau, peint en blanc, mais dont les planchettes indicatrices avaient disparu ; cela nous annonçait un carrefour.

En effet, six ou huit allées se croisaient là ; de grands hêtres devaient, en été, y former une magnifique salle de verdure ; leurs branches nues se touchaient presque au-dessus du poteau, — mais je devinai cela plus que je ne le vis, — je n’avais d’yeux que pour une forme noire couchée sur la lisière du bois. Cette forme, je savais trop bien ce qu’elle signifiait : c’était un cheval mort… — tué, devrais-je dire — et tués aussi deux uhlans étendus près de lui, dans les broussailles, et la face vers le ciel.

Leurs visages calmes me firent une pitié profonde. C’étaient pourtant des ennemis, et j’en avais vu naguère des centaines sans horreur. Je pense que ceux-là je les avais combattus, je les avais sentis des ennemis, au lieu que ceux-ci n’étaient pour moi que des hommes.

« Ils seront tombés dans une embuscade, dit M. Richard ; il y a probablement des francs-tireurs par ici. Voyez ce sang tout frais, — c’est de la besogne d’aujourd’hui même.

— Au moins, enterrons-les ! demandai-je.

— Oui-da ! pour nous mettre en retard ! Il va neiger, et nous n’irons pas vite si nous allons du tout. D’ailleurs, ils ont assez de camarades pour y veiller et même pour les venger. »

Je m’étais approché des uhlans, et je vis que les broussailles étaient froissées encore au delà. J’avançai et trouvai une autre victime de cette lutte obscure : un Français, en blouse galonnée et képi, tombé en avant, lui, et les bras étendus. Sans doute, ses camarades l’avaient tiré à l’écart pour qu’il fût moins tôt dépouillé. Un lourd sabre allemand lui avait ouvert le crâne ; son fusil Remington gisait, brisé, prés de lui. Quant aux uhlans, ils avaient été tués proprement, par des coups de feu, et ne montraient d’horrible que leur pâleur.

« Je vous en prie, monsieur Richard, enterrons-les !

— La terre est gelée à deux pieds de profondeur.

— Essayons.

— Vous n’avez pas de raison ; il fera nuit dans une heure. »

Pendant que nous discutions plus haut que nous n’aurions dû, un homme, un vivant du moins, avait surgi du taillis voisin.

Blouse, képi, sac au côté et fusil sur le dos, ce ne pouvait être qu’un Français, sans doute un franc-tireur.

« Vous en avez un rude toupet de passer par ici, dit-il presque gaiement en approchant. Bien vous prend d’avoir un air tout rond et point d’accent deutsch !

— C’était votre compagnon ? lui dis-je.

— Oui. Même c’est moi qui lui ai mis en tête de partir… Pauvre garçon ! je lui redois quelque chose pour le coup qui l’a mis à bas ! Si dur qu’on soit, un camarade perdu, c’est du vrai chagrin.

— Enterrons-le.

— Pas moyen ; la neige va s’en charger. Ce matin, les uhlans étaient trop, j’ai dû m’esquiver ; maintenant ils sont rentrés chez eux, et je revenais le voir une fois. Et puis, je veux avoir les peaux de mouton des autres. C’est bon cela pour coucher dessus, on n’est pas mouillé. »

Et il fit deux pas vers les cadavres des uhlans.

« Oh ! laissez-les ! nous vous donnerons des tricots — les voilà tués, maintenant, laissez-les ! »

Il nous lança un singulier regard :

« Cela vous fait pitié à vous, hein ? Eh bien, pas à moi. Je déteste les Allemands.

— Ceux-là sont morts, laissez-les ; vous en tuerez d’autres. Dites-nous le chemin pour rejoindre au plus vite un corps français. »

Il se décida à nous guider, peut-être par un vague besoin de s’épancher ; et, comme les flocons de neige commençaient à tomber, notre petite colonne s’ébranla, laissant les trois pauvres morts au silence et à la nuit qui envahissait rapidement ces grands bois.

« Savez-vous pourquoi je les déteste, les Allemands ? commença notre guide. C’est pas pour la guerre, on avait tort des deux côtés ; c’est pas pour leur victoire, fallait bien que quelqu’un gagnât ; mais j’en ai connu, un Allemand, et après ce que j’ai vu de lui, je suis dans mon droit en disant : C’est de la canaille. De mon état, je suis souffleur pour la verrerie. J’ai travaillé dix ans à la verrerie de Rougemont, — on la voit du chemin de fer, c’est à droite, sur la hauteur, en sortant de Cloyes pour venir à Vendôme. En 68, il se trouva un ouvrier nouveau, un Allemand, habile assez à l’ouvrage, mais surtout dessinant, mais là, comme un faiseur d’images. Il a été malade, et le maître et tout le monde l’a soigné plus que personne autre ne l’aurait été, parce qu’il était étranger ; pourtant le maître pensait bien ne pas le garder longtemps, vu qu’il pouvait faire mieux. Il dessinait tout et se faisait expliquer chaque pays de l’environ, soi-disant pour s’instruire. Quand il est quitté, au dernier printemps, il a fait faire une caisse plate pour emporter tous ses plans et qu’ils ne soient pas froissés. À dire vrai, nous avons ri de cela.

— Eh bien ?

— Eh bien, il y a cinq semaines, au premier passage, c’est lui qui menait les Prussiens.

« Il m’a reconnu et m’a voulu donner la main, le gueux ! ‹ Eh, Mathieu, qu’il m’a dit, c’était pas tant du papier perdu, que mes dessins. Tu vois à quoi ça sert. Nous y sommes les maîtres chez vous autres, pas vrai ? ›

« Et il montrait aux officiers comme ils pouvaient arranger leur monde ; où se trouvait le bois, où la poterie, qui est l’endroit où l’on garde les moules, ce qui est le plus précieux d’une verrerie ; enfin, il faisait tout comme chez lui.

« Alors je me suis dit : Ça ne peut pas rester comme cela. Il n’y a plus de travail ici puisqu’il n’y a plus de bois, le patron est parti rapport à sa dame, je suis veuf, voilà ma fille quasiment élevée, j’ai servi dans le temps ; en avant pour la guerre ! S’il y a une justice, c’est pas possible que des effrontés traîtres comme ceux-là aient toujours la chance pour eux. J’ai mis la même chose dans la tête de Goubaut, mon servant, et le voila tué de ce matin, pauvre garçon ! C’est assez de chagrin pour moi tout de même, allez ! »

Encore cent pas, et notre éclaireur de la Sarthe, car telle était sa qualité, nous montra une route à gauche.

« Avec cette neige, dit-il, vaudrait mieux vous arrêter jusqu’à demain, malgré les autres risques. Vous pouvez entrer dans la première ferme que vous trouverez sur votre droite. Ils nous ont fusillé là un camarade la semaine dernière, car c’est ça leurs habitudes avec nous ; faites-vous dire l’histoire si vous voulez quelque chose de gentil de leur part. Adieu et bonne chance !

— Où allez-vous !

— Rejoindre les camarades ici près.

— Vous oubliez les tricots, dit M. Richard, voilà notre reste.

— Merci bien. Auriez-vous pas du pain ? fit-il en hésitant.

— Oui, mais bien peu et bien sec.

— Ça ne l’ait rien, si seulement ça ne vous prive pas. »

Je lui donnai le pain, puis une poignée de main ; et sa silhouette noire se perdit bientôt pour nous derrière la pluie de neige.

Quelle que fût notre excitation morale, nous nous sentions harassés. Il nous tardait de rencontrer la ferme promise ; heureusement que nous ne la manquâmes pas malgré l’obscurité croissante. On nous y reçut comme un mal inévitable, mais nous ne demandions que de la paille et le droit de nous étendre.

M. Richard eut seul l’énergie de s’informer « si l’ennemi était encore dans les environs ?

— Sans doute, on l’avait vu la veille.

— Savait-on où il était allé ?

— Non, mais la route par Monthodon devait être libre jusqu’à Saint-Laurent, c’est par là que nous devrions aller, quitte à rabattre sur Château-Renault si nous apprenions à Saint-Laurent que cette partie du pays fut débarrassée. »

J’avoue que j’entendis cela comme dans un songe, je me liais à notre brave dentiste, et dormais aux trois quarts.

Ce matin au petit jour, nous étions sur pied. Se trouver tout habillé en s’éveillant a encore pour moi, malgré l’habitude que j’en ai prise, un certain charme qui vous prouve quel paresseux votre fils est resté. Nous n’avions pas de temps à perdre ; cependant les murs écroulés, les carreaux brisés, les traces de balles aux murs, me rappelèrent l’histoire du franc-tireur fusillé, et je la demandai à une femme triste et languissante qui nous avait reçus.

Hélas ! les choses s’étaient passées là comme ailleurs. Un très-jeune homme, fils d’un notaire de la contrée, engagé dans les éclaireurs de la Sarthe, avait, un soir, cédé à la fatigue et s’était obstiné à passer la nuit dans cette ferme tandis que ses compagnons se retiraient plus loin. Dans la soirée, des coureurs allemands avaient paru, en hâte on avait réveillé le Français pour le cacher dans un grenier. Par malheur son sac avait été oublié, il fut aperçu ; les Allemands cherchèrent si bien qu’ils découvrirent le malheureux.

Ils en voulurent faire un exemple, un exemple après tant d’autres ! Le pauvre garçon s’indigna d’abord, il allégua sa qualité de belligérant ; ses papiers étaient en règle, il les produisit ; il parla de rançon, pria, supplia, le tout en vain.

Au matin, quand il se vit emmené dans la cour, il comprit que son heure était venue ; et en un moment il sut prendre son parti et faire honorer son dernier soupir.

« Vous me regarderez jusqu’au bout, demanda-t-il au fermier et sa femme, d’abord pour mon père, et puis pour que les camarades aussi sachent que je ne leur ai pas fait honte. »

« Pauvre enfant ! disait la fermière, il était tout pâle, mais on voyait son envie de bien faire ! Il s’appuya au mur, regarda fixement les soldats allemands au visage, et fit un grand signe de croix — comme cela — puis il lança son képi en l’air en criant : Vive la République !… Mais les coups étaient déjà partis, il tomba, la face à terre. Voyez, monsieur, c’est là qu’ils l’avaient placé. »

Et elle me montrait une encoignure de muraille. — Je vis que le crépi avait sauté en plusieurs endroits ; à la hauteur même de mes yeux, une balle restait enfoncée dans le mur, elle avait gardé avec elle quelques cheveux bruns que le vent du matin faisait frissonner.

Dans notre trajet de cette ferme à Monthodon, nous entendîmes des coups de canon sur la gauche. Un passant nous apprit qu’on tiraillait sur la route de Vendôme, mais que nous pourrions probablement entrer à Château-Renault par le côté ouest, car le général Curten tenait toujours. Nous hâtâmes la marche de notre petit cheval qui maintenant, du reste, ne traînait plus que le seul varioleux, car nous voulions nous habituer à la fatigue, et nous atteignîmes la ville dans un moment de calme. Il était dix heures. En traversant le pont de la Brenne, nous serrions les mains du brave homme à qui nous devions notre délivrance. Il fallait le quitter, et cela était triste, mais nous redevenions soldats.

Sur la place, nous trouvâmes une agglomération de débandés qui me rappela les passages de fuyards à Oucques. J’allai au quartier du général Curten et fus assez heureux pour être reconnu par *** qui m’a présenté. Je rentre avec mon grade de lieutenant.

*** m’a mis au courant de la situation. On compte évacuer la ville demain, car l’ennemi tend à couper la division Curten du reste du corps Jauréguiberry, qui occupe Château-du-Loir. Les Prussiens ont déjà poussé une avant-garde aux Ermites, tout près de ce Monthodon par lequel nous avons eu le bonheur de passer à temps. Il faut se hâter et tout mettre en ordre pour se replier en premier sur Beaumont-la-Ronde. Les plus grandes difficultés viennent des approvisionnements ; ce temps affreux, neige fondue et vent, complique singulièrement les choses.

Je suis revenu trouver M. Richard et lui ai conté ce qui était nécessaire pour le décider à pousser plus avant sa retraite dès aujourd’hui. Il est convenu qu’il évitera la direction de l’Ouest, où les embarras de notre marche le rejoindraient, et qu’il descendra plutôt vers Tours avec son varioleux.

C’est alors que je lui dis, non sans une émotion profonde, mon grand adieu. Le camarade reste avec moi, c’est donc déjà deux combattants que le dévouement de ce brave homme amène en ligne à l’heure du besoin. Si nous faisons quelque chose de bon, l’un ou l’autre, à lui en sera l’honneur.

Il est six heures du soir ; je suis à l’hôtel de ville depuis midi attendant toujours qu’on m’assigne ma tâche. Je ne quitterai pas avant d’en avoir une. En attendant, je vous ai écrit un volume presque sans m’interrompre ; qui sait quand je retrouverai du loisir, une table, une chaise et un si délicieux poêle pour me chauffer le dos !

Dépêche de l’amiral : « L’ennemi est à Saint-Calais depuis hier matin et pousse vers le Mans, Hâter la retraite. »

Je vous embrasse, chère maman, et vous tous, frères, sœurs ; priez Dieu pour que l’honneur, du moins, soit sauvé !

Je me porte aussi bien que jamais.