Une demi douzaine de lettres inédites adressées par des hommes célèbres au maréchal de Gramont/2


II

À Monseigneur le Maréchal de Guiche[1]


Monseigneur,

Ayant tousjours pris tant de part à toutes vos bonnes fortunes, il ne peut estre que je n’en prenne aussy aux mauvaises et que la nouvelle qui nous est icy venue ne m’ayt mis en une extresme peine[2]. Je ne doubte pas, Monseigneur, qu’estant aussi sage que vous estes, vous ne vous soiés préparé il y a long temps à ce qui est avenu à cette heure et qu’il ne vous ait passé beaucoup de fois par l’esprit que les mesmes accidens dont les plus grands et mesmes les plus heureux capitaines du monde ne se sont pu garantir vous pourroient bien aussi arriver ; neantmoins quelque sagesse et quelque constance que vous puissiez avoir, il est impossible que ce malheur ne vous ait esté très sensible d’abord et qu’il ne vous fasche extrêmement d’avoir apris par experience que la prudence et la conduite ne sont pas tout à la guerre et que quelque valeur qu’ait un chef[3], il ne se peut pas respondre de l’evenement d’une chose qui s’execute par tant d’autres mains. Mais, Monseigneur, ce ne vous doit pas estre ce me semble une petite consolation de voir que dans ce malheur tous les honnestes gens vous plaignent et que pas un ne vous accuse, et que Son Eminence, laquelle je m’asseure que vous considerés en ce rencontre autant que tout le reste des autres hommes, tesmoigne hautement que vous ne sauriés estre blasmé de ce mauvais succès, et qu’il est arrivé sans qu’il y ait le moins du monde de vostre faute[4]. Pour moy, Monseigneur, qui dans cette affaire n’ay guère moins de besoin d’estre consolé que vous et qui en suis depuis quelques jours dans une tristesse extraordinaire, je vous avoue que je reçois quelque soulagement de voir le sentiment général de tout le monde en vostre faveur et d’apprendre de jour en jour, par toutes les relations qui nous viennent, qu’ayant tesmoigné dans cette occasion toute la prevoiance, la valeur et la résolution que l’on pouvoit attendre de vous, l’on ne peut pas dire que rien vous y ait manqué que la fortune. J’espère que dans peu de temps elle réparera l’infidélité qu’elle vous a faite et que par quelque chose d’extraordinaire elle se réconciliera bien tost avecque vous. Je le souhaite plus ardemment que je nay rien désiré de ma vie et avec toute la passion que vous pouvés vous imaginer en une personne qui est par tant de raisons,

Monseigneur,
Votre tres humble et tres obéissant serviteur,
Voiture[5].

À Montpellier, le 13 de juin (1642)[6].

  1. Le nouveau maréchal resta quelques années sans prendre le nom de Gramont. « Alors [à la date de 1642], dit Tallemant des Réaux (t. iii. p, 176), il ne s’appelloit que le maréchal de Guiche. »
  2. La nouvelle de la bataille d’Honnecourt (26 mai 1642), où le maréchal de Gramont fut battu par le général don Francisco de Mello. Voir sur ce combat les Mémoire de Puységur (t.ii. p.12). Ce vaillant capitaine assure que le combat où il fut fait prisonnier avait été livré contre son avis.
  3. Qui croirait après cela que la bravoure du maréchal de Gramont a été très contestée ? Voir ce qu’en dit Tallemant de Réaux au débat de l’historiette sur Antoine III (t. iii, p. 174). Ce fut surtout la perte de la bataille d’Honnecourt qui déchaîna contre le maréchal l’injuste colère des pamphlets et des vaudevilles. On alla jusqu’à donner à certains grands éperons l’injurieux surnom d’éperons à la Guiche.
  4. Voiture — quoique diplomate — ne mentait pas… en cette occasion. On lit dans le recueil de M. Avenel (t. vi, p. 926) : « Richelieu écrivait une lettre toute remplie des plus amicales consolation au maréchal de Guiche, pour lequel il sentait d’ailleurs la plus tendre bienveillance : « Les hommes, lui mandait-il [le 5 juin, c’est-à-dire le lendemain du jour où il avait reçu la mauvaise nouvelle] font ce que la prudence et les occasions pressantes leur suggèrent, mais les événements sont en la main de Dieu. Il n’y a point de capitaine au monde qui ne puisse perdre un combat, et, quand ce malheur arrive, on doit estre consolé quand on a faict tout ce qu’on a pus et deu pour le gaigner. Consolés-vous donc, mon pauvre comte, et n’oubliés rien de ce qui dépendra de vous pour faire que l’accident qui vous est arrivé n’ait point de mauvaises suites. Si j’avois un bon bras je vons l’offrirois ; mais en quelque estat que je sois, je suis entièrement à vous. »
  5. Je ne crois pas que dans tout le recueil des lettres de Voiture il y en ait une seule qui soit mieux écrite que celle-ci. Grave, éloquente, elle est vraiment digne d’être adressée à celui dont Mme de Motteville, si bon juge des choses de l’esprit, a vanté l’éloquence. (Mémoire, t. i. p. 354.) Je me permettrai de renvoyer le lecteur qui voudrait bien connaître Voiture aux deux volumes des lettres de Chapelain dont je viens d’achever la publication. On y trouvera cent piquants détails sur l’ami de Mlle Paulet. J’ai dit dans une note du premier volume de mon recueil (p. 148) « M. Dusevel, membre non résidant du Comité des travaux historiques, a publié, dans les Mémoire de l’Académie d’Amiens, une notice intitulée Voiture jugé par Balzac, composée à l’aide de renseignements puisés dans la correspondance inédite de Balzac, que renferme le tome i des nouveaux Mélanges historiques (1873). Espérons que le même érudit pourra donner une suite à son étude sous le titre de Voiture jugé par Chapelain. » M. Dusevel est malheureusement mort avant la publication de mon second volume. Mais quelque autre érudit de Picardie nous fournira sans doute l’occasion de citer, à cet égard, le mot de Virgile sur le rameau d’or « Uno avulso non deficit alter. »
  6. Voiture passait par Montpellier en allant en Espagne et en revenant de ce pays. où il fut si souvent chargé de petites missions diplomatiques.