Une demi douzaine de lettres inédites adressées par des hommes célèbres au maréchal de Gramont/1

I

À Monsieur le comte de Guiche.


Monsieur,

Après avoir fait un grand siège et deux petis et avoir esté trois semaines en Flandre sans équipage, n’est-il pas vray que c’est un grand rafraîchissement que d’aller assiéger Bapaume[1] et de recommencer tout de nouveau au mois de septembre comme s’y l’on n’avoit rien fait. Les chevaliers du temps passé en avoient ce me semble meilleur marché que ceux d’à cette heure, car ils en estoient quittes pour rompre cinq ou six lances par semaine et pour donner de fois à autres quelques coups d’espée ; le reste du tems ils cheminoient en liberté par de belles forest et de belles campagnes, le plus souvent avec une demoiselle ou deux, et depuis le roi Pcerion de Gaule jusques au dernier de la race des Amadis, je ne me souviens pas d’en avoir veu pas un empesché à faire une circonvallation, ou à ordonner une tranchée. Sans mentir, Monsieur, la fortune est une grande trompeuse ; bien souvent en donnant aux hommes des biens, des charges et des honneurs, elle leur fait de mauvais presens[2] et elle vend bien cherement ce qu’il nous semble qu’elle donne. Car, enfin, sans considérer le hazard du fer et du plomb (car cela ne vaut pas la peine d’en parler) et supposant que vous combattiés tousjours souz des armes enchantées, vous ne seauriez empescher que la guerre ne vous retranche une partie de vos plus beaux jours ; elle vous oste six mois de cete année, et d’après ce compte, à vous qu’elle laisse vivre, elle vous a osté depuis quinze ans près de la moitié de vostre vie. Cependant, Monsieur, il est vray que ceux qui la font avec tant de gloire que vous y doivent trouver de grands charmes et sans mentir, ce consentement de tout un peuple avec tous les honestes gens à mettre un homme au-dessus des autres, est une chose si douce qu’il n’y a point d’ame bien faite qui n’en doive estre touchée, ny de travail que cela ne puisse rendre suportable. Pour moy (car je prétens avoir aussy bien que vous ma part des incommodités de la guerre, puisqu’elle m’oste l’honneur de vous voir), je vous avoue que vostre réputation me console de vostre absence, et quelque plaisir qu’il y ait de vous ouir parler, j’ayme autant celuy d’ouir parler de vous. Je souhaite neantmoins, Monsieur, que vous veniés bien tost icy jouir en repos de la gloire que vous aves acquise et qu’après tant de peines et tant de courses vous ayés le plaisir tout cest hiver d’aller quelque tems qu’il fasse deux ou trois fois la semaine de Paris à Ruel[3] et de Ruel à Paris. Alors je vous diray à loisir les alarmes ou j’ay esté pour vous et la passion avec laquelle je suis,

Monsieur,
Votre tres humble et tres obéissant serviteur,
Voiture.

À Paris, le 19 de septembre (1641)[4]

Depuis avoir escrit ma lettre[5] j’ay apris la prise de Bapaume et que vous alliés à La Bassée. Dittes moy je vous suplie très humblement, Monsieur, qui vous eut dit au commencement de cette campagne : vous irés assiéger Aire, après il vous faudra prendre Lans, ensuite La Bassée ; de là vous irès brusler les faubours de Lisle et ravager la Flandre[6], puis vous reviendrez assieger Bapaume et après l’avoir pris vous irés faire lever un siége aux ennemis ou entreprendre quelque autre chose ; n’eussiez-vous pas aussy tost entrepris d’aller à la cour de l’admiral Gaudisse couper en sa présence la teste à un de ses barons, luy arracher quatre dens machelières et une poignée de la barbe, et l’obliger à envoyer tous les ans trois cens viautres[7] et trois cens pucelles. Sans mentir, vous estes de terribles gens de faire toutes les choses que vous faites et je ne crois pas que le Roy Obéron[8] ne soit avecque vous[9].

  1. La ville de Bapaume (Pas-de-Calais) fut prise le 18 septembre 1641, après huit jours de siège. On lit dans les Mémoires de Puységur (édition de 1883, t. ii, p. 1-2) : « le roi étant à Péronne envoya par monsieur de Meilleraye le bâton de maréchal de France à monsieur le comte de Guiche, qui était lieutenant-général de l’armée. » Ce fut le 21 septembre que le comte de Guiche reçut le bâton de maréchal en récompense de la grande part qu’il prit au siège de Bapaume.
  2. C’est ce qu’a répété La Fontaine en ce distique célèbre (Philémon et Baucis) :

     « Il fit au fond de ceux qu’un vain luxe environne
    Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne. »

    De même que La Fontaine avait emprunté le mot à Voiture, Voiture l’avait emprunté à Montaigne (Essais, livre ii, chapitre xx). Montaigne, à son tour, l’avait tiré du poète Epicharme, lequel, de son côté, avait dû le prendre ailleurs. Y-a-t-il quelque chose de nouveau sous le soleil ?

  3. Chez le cardinal de Richelieu qui avait une si agréable maison de campagne dans ce village (Seine-et-Oise). Voir sur cette maison une note de M. Paulin Paris (Historiettes de Tallemant des Réaux, t. i, p. 220). Voiture, souvent employé dans des missions diplomatiques, était un des familiers du grand ministre.
  4. Cette lettre a été déjà publiée dans plusieurs éditions des Œuvres de Voiture, notamment dans les Lettres et poésies de M. Voiture (Paris, 1669, in-12) et dans l’édition donnée par M. A. Vbicini, chez Charpentier (Paris, 1855. t.i). Mais cette lettre a été si mal publiée, que l’on ne sera pas fâché d’en retrouver ici un texte absolument conforme à l’original. Il serait trop long de relever tous les passages où les expressions de l’auteur ont été infidèlement reproduites, soit de notre temps, dans les trois éditions Roux, Vbicini et Vzanne, soit au xviie siècle.
  5. Ce curieux post-cristum n’a été inséré dans aucune des éditions que nous venons de citer. On voit que si notre document n’est pas entièrement inédit, il est, en quelque sorte, presque entièrement nouveau.
  6. Sur tous ces événements militaires on peut consulter les Mémoire de Puységur, déjà mentionnés, et les rapprocher des Mémoires de Monglat. Les deux narrateurs se complètent l’un l’autre.
  7. S’agit-il de vautres, sorte de chiens destinés à la chasse de l’ours et du sanglier ?
  8. Est-il besoin de rappeler qu’Obéron est, dans la mythologie scandinave, le roi des génies de l’air et qu’il a été délicieusement chanté par Shakspeare et par Wieland
  9. On connaît trois autres lettres imprimées de Voiture au maréchal de Gramont, une du 6 octobre 1640, bien digne du « père de l’ingénieuse badinerie, » comme l’appelle Tallemant des Réaux (t. iii, p. 58), où, à propos d’un combat du 2 août précédent sous les murs d’Arras, il reproche au brillant mestre de camp de l’armée du maréchal de la Meilleraie son trop bouillant courage ; une, du 22 septembre 1641, où il le félicite de sa promotion à la charge de maréchal de France, enfin, une du mois d’avril 1644, où il lui exprime sa sympathie à l’occasion de la mort de son père, mais où il mêle à ses compliments de condoléance des plaisanteries de mauvais goût qui ont été justement critiquées par Voltaire.