Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/Épilogue

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 339-356).

épilogue.


Par une chaude nuit du mois de juillet 1842, trois voyageurs étaient assis dans une de ces voitures, à deux sièges, qui font le service des diligences dans les montagnes du Tyrol.

Le siège de derrière, était occupé par deux personnes, qu’à leurs costumes et leurs manières on reconnaissait pour deux Anglais. L’un était un, homme d’une cinquantaine d’années, grand, grave, aux attraits distingués. Son compagnon, qui semblait à peu près du même âge, était petit, gros, gras ; avec le visage rouge, joufflu, jovial, malgré une certaine teinte de tristesse dans son regard. Le troisième voyageur, assis sur le siège de devant à côté du postillon, paraissait avoir une trentaine d’années. Son teint bruni, son œil noir, la coupe cantabrinne de son visage, tout annonçait le sang espagnol. Son front soucieux, traversé de rides précoces ; comme si des chagrins ou des remords les avaient creusées avant le temps, lui donnait un air de mélancolie qui contrastait étrangement avec la fierté de son regard et le feu de ses prunelles. Il était silencieux et pensif, écoutant les mille bruits confus, indéfinissables de la vie universelle, au moment où elle se réveille dans l’immensité des solitudes des montagnes du Tyrol, au flanc desquelles circulait la route que suivait la diligence, à quelques lieues en deçà de Pirarelia, où l’on espérait arriver avant les grandes chaleurs de la journée.

Le jour n’était pas levé, mais il ne devait pas tarder à paraître bientôt. L’atmosphère, qui avait été lourd, commençait à se rafraîchir ; les feuilles des arbres commençaient à faire entendre leur frémissement sous le souffle embaumé de la brise, qui apportait par bouffées les émanations de la forêt.

Les deux petits chevaux haletaient en montant la côte rapide et sablonneuse ; le postillon sifflait ses chevaux, et pour les encourager, faisait claquer son immense fouet tyrolien. Des oiseaux effarouchés s’envolaient sous le feuillage. Bientôt on entendit le cri de la grive matinale qui, au loin, sur la pointe de la flèche d’un sapin, au haut du coteau, saluait l’approche de l’aurore, et s’écriait, aurait-on dit : « Ah ! oui… là-bas ! tout là-bas, voilà le jour ! je le vois ; il luit, il luit. »

En effet c’était l’aurore, dans l’orient, empourprant l’horizon. Le spectacle du lever du soleil, vu du sommet de quelques-unes des crêtes des montagnes du Tyrol, est bien ce qu’il y a de plus enchanteur, surtout à quelques lieues de Pirarelia. La nature est si grandiose dans ces montagnes ; les arbres gigantesques dont le profil se dessine si largement sur l’horizon au loin, bien loin dans les collines voisines ; le bruit du torrent au fond d’un ravin qui mêle sa profonde voix aux mille bruits qui s’échappent de toutes parts de la forêt ; le gazouillis joyeux des oiseaux qui saluent le lever de l’aurore, le bourdonnement des insectes, les cris effrayés de quelques écureuils qui grimpent aux arbres, courent sur les feuilles et, blottis l’un derrière une branche, l’autre dedans un trou, épient avec leurs petits yeux noirs, ronds, à fleur de tête, la voiture qui passe et le postillon qui siffle ; tout semble, à cette heure, mêler sa voix en un immense concert, pour célébrer l’apparition de la lumière et le réveil de la nature sortant rafraîchie de son bain de rosée, dont elle secoue les perles aux premiers rayons du soleil.

— C’est beau, n’est-ce pas ? dit le postillon à son voisin.

Celui-ci ne répondit que par un signe de tête, absorbé qu’il paraissait être dans la contemplation de l’immense panorama qui se déroulait graduellement à ses yeux. Le spectacle qui s’offrait à sa vue n’était pourtant pas ce qui l’occupait exclusivement ; deux fois il avait tressailli, en entendant quelques mots de la conversation des deux voyageurs anglais.

— Qui aurait dit, Sir Arthur, que nous nous rencontrerions dans les montagnes du Tyrol, quand nous nous sommes quittés, il y a cinq ans, à Matance ? Vous, vous partiez à bord du Zéphyr, avec le capitaine de St. Luc ; et moi, hélas ! je restais à mon poste où les devoirs du consulat me retenaient. J’ai été bien éprouvé, et de bien cuisants chagrins ont fait blanchir ma vieille tête. Ah ! Sir Arthur, si vous saviez tout ce que j’ai éprouvé d’angoisses ! Mais n’en parlons plus. Vous avez été bien heureux, vous, d’avoir marié votre fille à M. de St. Luc. J’ai appris qu’il était millionnaire et l’un des hommes les plus charmants que l’on puisse voir, comme me disait ma pauvre Sara,

— Oui, mon cher M. Thornbull.

À ce nom de Thornbull, l’Espagnol tressaillit et prêta plus d’attention.

— Oui, continua-t-il, je suis bien heureux en effet ; et depuis deux ans que ma chère Clarisse est mariée, elle n’a éprouvé que des jours de bonheur. M. de St. Luc l’aime comme aux premiers jours ; et la naissance d’un bel enfant est venue, au bout d’un an de mariage, couronner leur félicité. J’ai hâte d’arriver à Pirarelia pour les voir et les embrasser, ainsi que leurs jolies sœurs Asile et Hermine.

— Asile et Hermine ! Tiens ! je ne savais pas. Ah ! je suppose qu’elles sont les sœurs de M. de St. Luc ?

— Justement. Ce sont deux gentilles Canadiennes, dont l’une, Asile, a épousé un jeune officier autrichien appelé Nogachn Dwirlfi, dont le régiment est actuellement en garnison à Pirarelia. C’est chez lui que je dois me rendre. N’arrêterez-vous pas à Pirarelia pour voir Clarisse ?

— Impossible, Sir Arthur, pour aujourd’hui ; il faut que je me rende au plus tôt à Skama ; c’est aujourd’hui le 14, j’aurais du y être hier, et je crains bien de ne pouvoir arriver avant la nuit.

— M. de St. Luc serait si content de vous voir, et Clarisse serait si heureuse. Et je crois, M. Thornbull, que vous devez bien un peu de reconnaissance à M. de St. Luc, pour l’aide qu’il m’a fourni pour délivrer votre fille des mains de ce scélérat de pirate, Cabrera.

— Sans doute que je lui dois des remercîments, et je les lui présenterai après-demain ; je reviendrai tout exprès de Skama, où il est de la plus urgente nécessité que je me rende de suite. Vous direz bien des choses pour moi à M. de St. Luc, en attendant.

— Vous savez que s’il n’avait pas été la victime d’un infâme complot ourdi par un certain docteur Rivard, à la Nouvelle-Orléans, M. de St. Luc voulait aller à la poursuite de ce Cabrera.

— Je le sais, je le sais. Ah ! c’était affreux, mais il en a bien été puni, ce docteur Rivard.

— Ah ! je ne savais pas ; Comment ça ?

— Il y a deux ans, étant à la Nouvelle-Orléans, je me promenais un jour en compagnie du consul, et je remarquai assis sur les marches de la cathédrale, un mendiant, horriblement défiguré et aveugle ; tout son visage était couturé et couvert d’escarres laissées par le feu. — Avez-vous entendu parler du Dr. Rivard, me dit mon compagnon ; c’est lui. Un incendie a détruit toutes ses propriétés ; il était riche, et il est mendiant. L’explosion d’une bouteille de compositions chimiques dans son laboratoire, lors de l’incendie, lui a brûlé les yeux et la figure. Il aurait péri sous les décombres brûlants de sa maison, s’il n’en eut été sauvé par les efforts surhumains d’un pauvre petit idiot, qui aujourd’hui encore le nourrit des aumônes qu’on lui fait ; car l’aveugle inspire autant de dégoût que d’horreur pour les infamies que l’on a découvertes sur son compte, depuis son accident qui est considéré comme un juste châtiment du ciel.

— En effet, c’est un juste châtiment, reprit Sir Arthur Gosford ; et je voudrais que l’infâme Cabrera, au lieu d’avoir été tué par la balle de la carabine de Trim, eut éprouvé un sort pareil.

— Ah ! détrompez-vous, Sir Arthur, reprit avec vivacité M. Thornbull, ce Cabrera était un grand coupable, mais il n’était pas infâme. Il n’a pas été tué, mais il vit ; et il n’est plus un pirate, c’est lui qui a purgé les eaux de Cuba des pirates qui l’infestaient. Il a été gracié par les autorités de Cuba, parcequ’il avait mérité son pardon. Non-seulement il a été pardonné à Cuba, mais, en Espagne, le jugement qui l’avait condamné pour meurtre par coutumace, a été révisé sur preuve que son adversaire avait été loyalement tué en duel, et il a été réintégré dans sa fortune et son rang de comte de Miolis, dont il héritait, son père étant mort. L’enlèvement de mon enfant était un crime sans doute, mais il m’en a fait demander pardon, après avoir été réintégré, et a sollicité la main de ma fille, qui m’avait assuré elle-même qu’il l’avait respectée aussi religieusement que si elle eut été sa sœur.

— Ah ! c’est différent, et que lui avez-vous dit quand vous l’avez vu ?

— Je ne l’ai jamais vu. Je l’ai beaucoup cherché, mais n’ai pu le rencontrer. Il m’écrivit d’Espagne pour obtenir son pardon ; je ne pus oublier qu’il avait une fois sauvé la vie de mon enfant, et je lui pardonnai. Quelques mois après, il me fit part du jugement qui le réintégrait dans sa fortune et son rang, et me demanda en même temps la main de ma fille. Je n’aurais pas eu d’objection pourvu que Sara y eut consenti. Hélas ! pauvre enfant, elle n’était plus à Cuba ; elle était entrée dans un couvent pour se faire religieuse. Je l’écrivis au comte de Miolis ; je ne sais s’il a reçu ma lettre, je n’en ai pas entendu parler depuis.

— Prenez donc garde, dit le postillon, en s’adressant à son voisin, vous m’écrasez le pied sous le talon de vos bottes.

Peu de temps après, ou arrivait aux premières maisons de Pirarelia ; le postillon sonna du portevoix, et fit claquer son fouet d’une manière formidable.

— Nous voici à l’hôtel du village où vous voulez descendre, dit-il, en se tournant vers Sir Arthur.

Quand les malles de Sir Arthur eurent été descendues, celui-ci voulut encore insister pour que M. Thombull restât passer quelque temps à Pirarelia.

— Je ne voulais pas encore vous dire la raison qui me force à me rendre sans retard à Skama ; mais afin que vous n’ayez plus de raison d’insister, je dois vous annoncer que ma fille est au couvent de la Rédemption ; elle doit prononcer ses vœux demain matin à huit heures. À sept heures ce soir, avec les portes du couvent, se ferment aussi les portes du monde pour mon enfant. Il ne sera plus permis à aucune personne du dehors de lui parler, les règles sont strictes à cet égard. Je sais que je n’y arriverai pas à temps ce soir, mais j’espère que demain matin on laissera un père voir son enfant pour une dernière fois. Vous pouvez donner ces explications à M. de St. Luc.

Le voyageur espagnol, qui avait entendu ce que venait de dire M. Thornbull, tressaillit vivement ; il regarda à sa montre, sauta lestement à terre, et s’approchant du postillon qui faisait boire ses chevaux, il lui demanda s’il devait conduire la diligence jusqu’à Skama.

— Oui, répondit ce dernier, en regardant d’un air étonné ce silencieux voyageur qui parlait avec animation.

— À quelle heure pouvez-vous y arriver ?

— Pas avant le milieu de la nuit prochaine ; les côtes sont longues et fatigantes.

— Quelle est la distance ?

— Quinze bonnes lieues.

— Combien de relais d’ici là ?

— Deux sans compter celui-ci.

— Puis-je me procurer des chevaux assez vigoureux pour que je m’y rende à cheval avant cinq heures cet après-midi. Voici vingt francs, ajouta-t-il en lui mettant une pièce d’or dans la main, si vous pouvez me faire avoir des chevaux convenables pour que je fasse le trajet à temps, je vous donnerai encore une semblable somme à Skama.

— C’est bien, dit le postillon en mettant la pièce dans sa poche après l’avoir examinée. À un petit quart de lieue d’ici nous allons changer de chevaux, je vous procurerai ce que vous désirez et je vous ferai donner un papier pour que vous puissiez avoir ce que vous désirez aux autres relais.

Pendant qu’on préparait un vigoureux cheval au cavalier espagnol, celui-ci prenait un léger déjeuner.

Avant de monter en selle, il écrivit quelques mots sur un papier, qu’il plia et cacheta, puis le donna au postillon en lui recommandant de ne le remettre à M. Thornbull qu’une heure après son départ.

À quelque distance du village de Skama, perdu presque au milieu de la solitude des montagnes, se trouvait le couvent des sœurs de la Rédemption ; ordre cloîtré, dont la règle austère et la discipline sévère lui avait donné un caractère de sainteté, qui avait étendu sa réputation, justement méritée, dans tout le pays.

Après avoir parcouru un sentier sombre sous la voûte des grands arbres de la forêt, en arrière de Skama, on arrivait, au bout d’une dizaine de minutes de marche, au pied d’une colline, d’où l’on apercevait sur le sommet en haut, très-haut, une masse grise, sombre, droite et longue : c’était la façade du couvent et son mur d’enceinte.

Le couvent et ses dépendances occupaient un terrain spacieux. Un mur de pierre de quinze pieds de haut l’enceignait de trois côtés, l’arrière se trouvant naturellement protégé par le flanc d’un rocher, coupé à pic, qui s’élevait à plus de trente pieds et qui le surplombait. Rien de froid, rien de triste, de désolé comme la vue de cette demeure aperçue du pied de la colline.

L’intérieur de l’enclos offrait néanmoins un contraste bien frappant à part les sombres et massifs édifices ; des cours spacieuses, un vaste jardin, puis au bout du jardin une belle allée, sablée, ratissée, large, sous une voûte continue d’arbres au feuillage touffu, s’étendait jusqu’au fond de l’enclos et se perdait en diverses petites allées dans un frais bosquet au pied du rocher. Une source vive, limpide comme du cristal, s’échappait du pied de ce rocher, coulait, d’abord paresseuse, dans un lit de mousse sur un terrain uni ; puis courait en serpentant dans le bosquet ; puis, arrivée à une pente plus rapide, galoppait en riant sur un fond de sable fin couvert de petits cailloux blancs, formant ça et là de petites cascades, où venaient boire les oiseaux du bocage, les ailes frémissantes et étendues sur l’écume rafraîchissante. Sous les arbres, de vertes pelouses, des gazons fleuris entretenus avec soin, invitaient au silence, à la contemplation ou à la rêverie.

Cet endroit paraissait bien beau, bien frais, bien délicieux pour des religieuses dont la vie était, disait-on, si austère ! Soyez tranquille, cette allée et ce bosquet étaient réservés aux novices, pour les heures de récréation ou les jours de congé.

Il était six heures du soir ; les grandes ombres des pins enveloppaient le bocage dans une demie obscurité. Au pied d’un arbre, sur l’herbe fraîche, était assise une jeune fille, belle et blonde ; elle tenait à la main une rose qu’elle effeuillait d’un air distrait, jetant les pétales détachées dans l’onde du ruisseau.

Quelle est donc cette étrangère ? elle n’a pas le costume des religieuses, pas même celui des novices. Ses vêtements sont plutôt ceux du monde que ceux d’une maison du Seigneur ; ses cheveux en boucles retombent sur ses épaules, une fleur solidaire est attachée à son corsage, ses petits pieds sont chaussés de souliers de cuir verni. Cependant elle paraît triste, son regard mélancolique suit les feuilles de sa rose qu’emporte le courant, pour aller bientôt s’engloutir dans le gouffre du torrent qui mugit au pied de la montage. A-t-elle un regret, ou pense-t-elle à la nuit du tombeau dans laquelle doit s’ensevelir pour toujours son existence de jeune fille ? Encore une heure, une seule heure de vie dans le monde ! il est six heures, à sept heures les portes de la vie doivent se fermer sur sa jeunesse pour l’enfoncer dans les rigueurs du cloître. Cette jeune fille, c’est une novice au dernier jour de sa probation ; ce jour, pour la dernière fois elle revêt les parures du siècle, pour ne plus les revoir jamais. Ce dernier jour est pour elle comme un jour de fête ; c’est pourquoi elle n’a pas suivi ses compagnes, quand la cloche a sonné six heures ; il lui est permis de donner la dernière heure au plaisir, si elle le veut ; à la solitude si elle le préfère ; à la rêverie et à la réflexion, si elle s’y sent entraînée. Toute la journée jusqu’à sept heures, il lui est permis de recevoir, au parloir, les visites que ses parents ou ses amis désirent jui faire, pendant qu’elle est encore de ce monde. Mais à sept heures, elle mourra pour le monde et ne vivra plus que pour Dieu !

Ne lui reprochons pas cette journée de liberté ; elle n’a pas bien longtemps à en jouir. Elle, pauvre étrangère, nul parent n’est venu lui faire visite ; pas un ami n’est venu lui dire adieu, ou lui souhaiter un bon voyage dans le long pèlerinage qu’elle entreprend si jeune, pour se rendre au calvaire, où mourut par amour pour l’humanité notre Sauveur Jésus-Christ.

Quand elle eut effeuillé sa rose, elle demeura quelques instants pensive ; puis elle tira de la poche de sa robe un petit cahier recouvert en maroquin rouge. C’était son journal. Elle le regarda d’un air plein de mélancolie, laissa échapper un soupir, puis, l’ouvrant, elle en détacha un feuillet, le déchira sans le lire et en jeta les morceaux dans l’onde fugitive. Elle en déchira ainsi plusieurs feuillets, puis elle suivit des yeux ces petits morceaux de papiers qui, doucement entraînés, semblaient, sous l’impulsion du courant qui les agitait, saluer la jeune fille et lui dire un dernier, un éternel adieu. Elle laissa échapper encore un soupir ; sa main cessa d’arracher les feuillets ; elle resta immobile, la vue fixée sur son petit cahier ; les larmes, qui voilaient ses paupières, l’empêchaient de voir, mais pourtant elle lisait ; était-ce de souvenir, était-ce avec les yeux de l’âme ?

Peut-être est-ce une indiscrétion que de jeter un regard sur ces pensées intimes, sur ces secrets du cœur de la sainte enfant qui, en ce moment, les ignorait peut-être elle-même, ou du moins cherchait à les oublier en en détruisant ces feuillets, muets dépositaires.

«…Oh ! mon Dieu, avait-elle écrit, vous savez avec quelle soumission j’ai fait le sacrifice de ma vie ; et si vous permettez que je garde au fond de mon cœur un amour si profond, que ni le temps, ni les larmes, ni la prière, ni le jeûne n’ont pu l’effacer, pour celui qui sauva mes jours, c’est que cet amour ne vous est pas désagréable… Oh ! Antonio, comme je t’ai aimé, comme je t’aime encore, comme je t’aimerai toujours ! Je n’espère plus te voir ; bientôt je ne serai plus de ce monde. Je ne sais si tu vis encore ; depuis deux ans je n’ai pas eu de nouvelles de ma famille. Mon père même ne m’a pas écrit depuis deux ans que j’ai reçu sa dernière lettre. Il m’écrivait que mon Antonio avait été réhabilité parmi les grands de l’Espagne, auxquels il appartenait par son rang et sa fortune. J’ai eu alors un doux espoir de le revoir, mais je ne l’ai point revu. Peut-être m’at-il oublié. Oh ! mon Dieu, peut-être en aime-t-il une autre ! Qu’est-ce que je dis ? ma raison s’égare : pourquoi ne pourrait-il pas en aimer une autre ? Dois-je être égoïste ? Ce n’est pas pour moi que je l’aime, c’est pour lui, lui mon sauveur. M’est-ce pas parce que je l’aime pour lui seul, que je veux faire abnégation de tout au monde pour pouvoir prier pour lui, et offrir au ciel le sacrifice de ma jeunesse et de ma vie pour son bonheur éternel ? »

Ces feuillets, elle les déchira comme les autres, et quand elle les eut tous détruits et jeté à l’eau, elle se mit à pleurer.

En ce moment elle entendit la cloche du couvent sonner. Quoi ! dit-elle, déjà sept heures ! Elle prit la fleur attachée à son corsage, la porta à ses lèvres, puis la déposa au pied de l’arbre et se leva pour regagner le couvent à pas lents. — Oh ! mon Dieu, se disait elle, mon sacrifice est fait ; si je ne l’aimais pas je n’aurais pas de mérite à abandonner le monde, ce monde qui m’abandonne : pas une amie, pas un parent n’est venu me voir aujourd’hui. Mon père, oh ! mon père, vous aussi vous m’avez abandonnée, et pourtant je vous ai écrit pour vous annoncer le jour de ma profession et vous prier de venir. Toute la journée je vous ai attendu, à chaque instant j’espérais être appelée au parloir. Mais il est sept heures ! Quand vous-même viendriez, il est maintenant trop tard. Je marche vers le couvent ; quelques pas encore, et j’entrerai dans ma tombe ; quelques instants de plus, et je serai morte, morte pour lui, pour vous, pour tout le monde ! Que la sainte volonté de Dieu soit faite ! Ainsi soit-il.

L’atmosphère était lourd, de gros nuages sombres couvraient le ciel. Dans les montagnes du Tyrol un orage ne met pas beaucoup de temps à se former ; et le tonnerre, répercuté par l’écho des montagnes, est quelquefois terrifiant. Elle hâta le pas, bientôt elle vit accourir au devant d’elle une des novices.

— Venez vite, lui dit celle-ci aussitôt qu’elle fut à la portée de la voix ; quelqu’un vous demande au parloir.

— Au parloir ! mais il est sept heures sonnées !

— Pas encore ; ce n’est que la demie de six que vous avez dû entendre. Mais venez vite, il n’y a plus qu’un quart d’heure.

— Mon père ! pensa-t-elle et se parlant tout haut à elle-même.

— Non, répondit la novice ; mais quelqu’un qui dit venir de sa part.

Et toutes deux hâtèrent le pas. Arrivées au couvent, la prieure, vieille religieuse à la figure sévère, fit signe à la novice de s’éloigner, et s’adressant à celle que l’on faisait demander au parloir, lui dit :

— Le quart d’heure est sonné, vous savez qu’il ne vous est plus permis d’aller au parloir ; vous n’appartenez plus au monde depuis la demie de six ; jusqu’à sept heures, cependant, vous pouvez, en ma compagnie, voir et parler encore aux personnes du dehors, à travers la grille du guichet, pourvu que ce soit pour affaire indispensables. Si vous le désirez, j’irai parler à cette personne pour vous, afin que vous ne soyez pas distraite des pensées qui doivent vous occuper exclusivement pour vous préparer à l’heure qui approche.

— Ma mère, c’est quelqu’un qui vient au nom de mon père !

— C’est bien ! vous pouvez venir, la règle le permet.

Dans le parloir, un cavalier couvert de poussière, marchait avec impatience, faisant retentir sur les dalles de la salle ses éperons ensanglantés. Il regardait à sa montre, puis à la porte en chêne, forte, épaisse, noire qui communiquait avec l’intérieur du monastère. Il entendit des pas dans le corridor ; il s’approchât en tremblant malgré lui sous le poids de son émotion, il ôta son chapeau et essuya de son mouchoir blanc la sueur qui ruisselait sur son visage.

En ce moment, au lieu de la porte qu’il s’attendait à voir ouvrir, une plaque de fer coula entre deux rainures verticales et lui laissa voir, à travers la grille du guichet, à quelques pas en arrière, une religieuse grande, grave, sèche, tenant une jeune fille par la main. C’était elle ! Toutes deux tenaient la vue baissée.

— Sara ! cria-t-il en espagnol d’une voix presque suffoquée par l’émotion, enfin je vous retrouve !

À ce son de voix trop bien connu, une pâleur subite envahit les traits de la jeune novice, un frisson courut dans ses veines, puis s’élançant, les bras tendus, vers la grille, elle s’écria « Antonio ! »

La prieure, étonnée, la saisit par sa robe et lui dit :

— Mais que fais-tu donc là, mon enfant ?

Revenue de son trouble, et, son agitation un peu calmée, elle répondit :

— C’est mon frère.

— Tu n’as plus de frère maintenant !

— Mon frère en Jésus-Christ, ma mère !… ne puis-je lui parler ?

— Sans doute, mon enfant ; mais avec calme, parler de manière à ce que je vous comprenne.

— Il ne parle pas l’allemand, ma mère ; je vous traduirai ce qu’il dira.

Puis se tournant vers le visiteur, elle fit un violent effort et ayant réussi à surmonter son émotion, elle lui dit : — Ma mère ne comprend pas l’anglais, je dois lui traduire ce que vous me direz dans cette langue.

— Sara ! oh ! Sara, comme je vous retrouve après cinq ans d’absence ! Quelle froideur !

— Monsieur, Reprit-elle, je ne sais ce que vous voulez dire ; apprenez que je n’appartiens plus au monde. Pourquoi êtes-vous venu demander à me voir en ce lieu, où tout appartient au Seigneur ?

— Vous voulez renoncer au monde, je le sais ; mais je sais aussi que vous n’avez pas encore prononcé vos vœux, que ce n’est que demain à huit heures que le sacrifice sera consommé ; et c’était pour vous voir, pour vous parler avant que cette heure fatale ne fut arrivée, pour vous dire que depuis deux ans que je vous cherche partout. J’ai visité tous les couvents de votre patrie, de la France, de l’Espagne ; vous demandant à toutes les portes des monastères, et ne vous trouvant pas. Ah ! Sara, ayez pitié de moi !

— Pourquoi me cherchiez-vous, monsieur ?

— Pour vous demander pardon, comme je l’ai obtenu de votre père ; pour vous supplier de ne pas me conserver de haine ou de mépris ; pour que vous me disiez de votre bouche que vous ne me maudissez pas.

— Est-ce que Jésus-Ghrist n’a pas pardonné à ses persécuteurs ?

— Vous me pardonnez donc ?

— Jésus-Christ n’a-t-il pas prié son Père de leur faire grâce en sa faveur, parcequ’ils ne savaient ce qu’ils faisaient.

— Oh ! si tu savais, reprit Cabrera, avec éclat dans sa voix, ne pouvant plus réprimer l’exaltation de sa parole, les jours d’angoisse que j’ai passés ; si tu savais les nuits d’insomnie pendant lesquelles l’horreur de mon crime me torturait, tu me pardonnerais à cause de tant de douleurs, et non pas seulement par devoir de religion ; mon crime, c’était parce que je t’avais trop aimé. Pour toi, j’ai renoncé à ma vie de corsaire, qui me faisait horreur ; je voulais te le dire.

— Je l’ai su.

— Pour toi, j’ai obtenu mon pardon.

— Je le sais ; mais pourquoi me dire tout cela ? continua-t-elle d’une voix faible et émue.

— Pour toi, j’ai obtenu que l’on révisât en Espagne un jugement injuste, qui m’avait lancé dans une carrière criminelle. J’ai été réintégré dans ma fortune et dans le rang de mes pères, savais-tu cela ?

— Que te dit-il, mon enfant ? demanda la prieure qui se tenait, droite et immobile, un peu de côté.

— Il me parle de mon père, ma mère.

La religieuse lui fit signe de continuer.

— Sais-tu pourquoi encore je t’ai cherchée partout ? C’était pour t’offrir et ce rang et cette fortune en expiation de ma faute. Je t’aime ; Ah ! je t’aime. Ce n’est plus Cabrera, c’est le comte de Miolis qui demande ta main.

Pendant qu’il disait ces paroles, dont le ton ne permettait pas à Sara de douter de la vérité, elle sentit tout son sang refluer vers son cœur ; puis par un suprême effort elle se jeta dans les bras de la prieure, et lui dit :

— Ma mère, je vous ai menti ! cet homme n’est pas mon frère, c’est mon fiancé ! il ne me parlait pas de mon père, il me parlait d’amour.

— Je le savais, mon enfant, répondit tranquillement la religieuse ; je comprends l’anglais ; mais je voulais t’éprouver, et voir si Dieu parlerait à ton cœur, plus fort que l’amour humain. Tiens, écoute, continua-t-elle en élevant un doigt.

En ce moment un éclair immense éclaira vivement l’intérieur du parloir et du corridor, et un coup de tonnerre ébranla les murs du monastère.

— C’est la voix de Dieu, mon enfant, dit la religieuse.

— Je le sais, ma mère. Dieu aussi me dit d’aimer cet homme et je l’aime ! mais je ne puis le lui dire. La règle de ce couvent est inexorable !… je ne saurais m’y soustraire, quand je le voudrais !… mon père seul pourrait m’y autoriser, et je ne le verrai jamais !

L’horloge du couvent se mit à sonner les premiers coups de sept heures. Elle tressaillit, et s’arrachant des bras de la pieure elle fit un pas vers la grille.

— Comte de Miolis, dit-elle avec exaltation, il est trop tard !… tout est fini, entendez-vous sonner ? Adieu, adieu, je vous aime !… Au revoir, dans le ciel !

Cet effort était trop pour la pauvre enfant ; elle n’avait pu parler qu’avec des sanglots dans la voix, et elle tomba sans connaissance au moment où la plaque de fer, mue par un ressort caché, fermait le guichet.

Le comte de Miolis connaissait trop bien l’inutilité de rester au couvent pour y tenter des efforts inutiles ; il sortit, remonta à cheval et se rendit à l’auberge où devait arriver la diligence.

Quand M. Thornbull descendit, il était près de minuit ; le comte de Miolis l’attendait, il l’invita à passer dans une salle voisine. Après s’être fait connaître il lui raconta tout ce qui était arrivé au monastère et l’aveu que Sara lui avait fait de son amour. Le comte réitéra son offre de prendre Sara pour épouse, si le père voulait bien y donner son consentement.

Les offres furent acceptées. Il fut convenu que M. Thornbull ferait les démarches nécessaires pour obtenir la sortie de sa fille ; ce qui ne fut pas fort difficile, la jeune novice n’ayant point encore prononcé ses vœux.

Deux mois après, elle était devenue la femme du Comte de Miolis.




fin.