Une défense des romans à sensation
Dodd, Mead & Company ; R. Brimley & Johnson, (p. 8-17).
UNE DÉFENSE DES ROMANS À SENSATION
L’un des exemples les plus étranges du degré de sous-estimation de la vie ordinaire est l’exemple de la littérature populaire, dont nous qualifions d’un air satisfait la masse immense de vulgaire. Le petit roman du jeune garçon peut être ignorant en un sens littéraire, ce qui équivaut seulement à dire qu’un roman moderne est ignorant au sens chimique, au sens économique ou au sens astronomique ; mais il n’est pas vulgaire intrinsèquement — il est le centre véritable d’un million d’imaginations flamboyantes.
Dans les siècles précédents, la classe cultivée ignorait la mêlée de la littérature vulgaire. Elle l’ignorait, et donc, à proprement parler, ne la méprisait pas. La simple ignorance et la simple indifférence ne gonflent pas d’orgueil le tempérament. Un homme ne descend pas la rue en tortillant sa moustache avec morgue à la pensée de sa supériorité sur une certaine variété de poissons des profondeurs de l’océan. Les anciens lettrés laissaient tout ce monde souterrain des compositions populaires dans une semblable obscurité.
Aujourd’hui, toutefois, nous avons inversé ce principe. Nous méprisons les compositions vulgaires, et nous ne les ignorons pas. Nous sommes en quelque danger de devenir petits dans notre étude de la petitesse ; il y a une terrible loi de Circé à l’arrière-plan, selon laquelle si l’âme se penche trop ostensiblement pour examiner quelque chose, elle ne se relève jamais. Il n’y a pas de genre de publications vulgaires qui n’ait donné lieu, à mon sens, à des exagérations et à des idées fausses plus complètement ridicules que l’actuelle littérature pour jeunes garçons des couches les plus basses. Ce genre de compositions a sans doute toujours existé, et doit exister. Il n’a pas plus la prétention d’être de la bonne littérature que la conversation quotidienne de leurs lecteurs d’être de la belle éloquence, ou les pensions et les immeubles qu’ils habitent d’être d’une sublime architecture. Mais les gens doivent avoir des conversations, ils doivent avoir des maisons et ils doivent avoir des histoires. Le simple besoin d’un certain genre de monde idéal, dans lequel des personnages de fiction jouent leur rôle sans entrave, est infiniment plus profond et plus ancien que les règles du bel art, et bien plus important. Chacun de nous, dans son enfance, a inventé un tel dramatis personæ invisible, mais il n’est jamais arrivé à nos nurses d’en corriger la composition par une minutieuse comparaison avec Balzac. En Orient, le conteur professionnel va de village en village avec un petit tapis ; et je souhaite sincèrement que chacun ait le courage moral d’étendre ce tapis et de s’y asseoir dans Ludgate Circus. Mais il n’est pas probable que tous les contes du porteur de tapis soient de petits joyaux d’un savoir-faire artistique original. Littérature et fiction sont deux choses entièrement différentes. La littérature est un luxe ; la fiction est une nécessité. Une œuvre d’art peut difficilement être trop brève, car son apogée fait sa valeur. Une histoire ne peut jamais être trop longue, car sa conclusion est simplement à déplorer, comme le dernier sou ou la dernière allumette. Et de ce fait, tandis que l’accroissement de la conscience artistique tend dans des œuvres plus ambitieuses à la brièveté et à l’impressionnisme, l’industrie volumineuse distingue toujours le producteur de la vraie camelote romantique. Les ballades de Robin des Bois n’avaient pas de fin ; les volumes sur Dick Deadshot et l’Avenging Nine n’ont pas de fin. Ces deux héros sont délibérément conçus comme immortels.
Mais, au lieu d’asseoir toute discussion de ce problème sur le bon-sens en reconnaissant ce fait — que la jeunesse des classes inférieures a toujours eu et doit toujours avoir des lectures romantiques informes et interminables d’un certain genre, puis de continuer à nous assurer de leur nature saine, nous commençons, d’une manière générale, par une fantastique agression contre l’ensemble de ces lectures et par un étonnement indigné de ce que les jeunes coursiers en question ne lisent pas L’Égoïste et Solness le constructeur. C’est la coutume, particulièrement chez les magistrats, d’attribuer la moitié des crimes de la métropole aux petits romans bon marché. Si un garnement crasseux s’enfuit avec une pomme, le magistrat fait astucieusement remarquer que la connaissance de l’enfant de ce que les pommes apaisent la faim a pour origine quelques curieuses recherches littéraires. Les jeunes garçons eux-mêmes, quand ils se repentent, accusent souvent avec beaucoup d’amertume les petits romans, ce qui est tout ce que l’on peut attendre de jeunes gens ne possédant pas le moindre sens inné de l’humour. Si j’avais falsifié un testament et si je pouvais obtenir de la sympathie en faisant remonter l’incident à l’influence des romans de M. George Moore, je prendrais le plus grand plaisir à cette diversion. En tout cas, il est fermement ancré dans l’esprit de la plupart des gens que les jeunes garçons des bas-fonds, à la différence de tous les autres membres de la communauté, trouvent leurs principaux motifs de conduite dans les livres imprimés.
Mais il est parfaitement clair que cette objection, l’objection portée par les magistrats, n’a rien à voir avec le mérite littéraire. Écrire de mauvaises histoires n’est pas un crime. M. Hall Caine se promène ouvertement par les rues, et on ne peut le mettre en prison pour un dénouement décevant. L’objection repose sur la théorie que l’atmosphère de cette masse de petits romans pour les garçons est criminelle et dépravée, et rend attrayantes une basse cupidité et une basse cruauté. C’est la théorie magistrale, et c’est une ânerie.
Pour ce que j’en ai vu, dans le cadre des bouquineries les plus sales des quartiers les plus pauvres, les faits sont simplement les suivants : la totalité de cette masse déconcertante de littérature vulgaire et juvénile concerne des aventures alambiquées, décousues et interminables. Elle n’exprime aucune passion d’aucune sorte, car il ne s’y trouve aucun personnage humain d’aucune sorte. Elle suit éternellement les mêmes sillons de type local ou historique : le chevalier du Moyen Âge, le duelliste du XVIIIe siècle et le cowboy moderne reviennent avec la même inflexible simplicité que celle des figurations humaines conventionnelles dans un motif oriental. Je peux tout aussi facilement imaginer un être humain excitant en lui de sauvages appétits par la contemplation de son tapis turque que par des récits aussi déshumanisés et dépouillés que ceux-ci.
Parmi ces histoires, il en est un certain nombre qui content avec bienveillance des aventures de brigands, de hors-la-loi et de pirates, et qui présentent sous un jour honorable et romantique des voleurs et des meurtriers comme Dick Turpin et Claude Duval. Autrement dit, elles font exactement la même chose que l’Ivanhoe de Scott, le Rob Roy de Scott, la Dame du Lac de Scott, le Corsaire de Byron, la Tombe de Rob Roy de Wordsworth, le Macaire de Stevenson, le Pirate de fer de M. Max Pemberton et un millier d’autres œuvres distribuées systématiquement en prix et en cadeaux de Noël. Personne n’imagine qu’une admiration pour le Locksley d’Ivanhoe conduira un jeune garçon à tirer des flèches japonaises sur un cerf dans Richmond Park ; personne ne pense que l’imprudente ouverture de Wordsworth au poème de Rob Roy fera de lui un maître-chanteur pour la vie. Dans le cas de notre propre classe, nous reconnaissons que cette vie sauvage est regardée avec plaisir par la jeunesse, non parce qu’elle ressemble à leur propre vie, mais parce qu’elle en est différente. Cela pourrait au moins nous traverser l’esprit que, quelle que soit par ailleurs la raison pour laquelle le jeune coursier lit La Vengeance Rouge, ce n’est pas vraiment parce qu’il dégouline du sang de ses propres amis et de ses parents.
À ce sujet, comme dans tous les sujets semblables, nous perdons entièrement nos repères en parlant des « classes inférieures » quand nous voulons dire humanité moins nous-même. Cette littérature insignifiante et romantique n’est pas spécialement plébéienne : elle est simplement humaine. Le philanthrope ne peut jamais oublier les classes et les professions. Il dit, avec une modeste arrogance : « J’ai invité vingt-cinq ouvriers à prendre le thé. » S’il disait : « J’ai invité vingt-cinq experts-comptables à prendre le thé, » tout le monde verrait l’humour d’une si simple classification. Mais c’est ce que nous avons fait avec ce bric-à-brac d’écrits stupides : nous avons examiné, comme s’il s’agissait d’une nouvelle maladie monstrueuse, ce qui n’est en fait rien d’autre que le cœur stupide et vaillant de l’homme. Les hommes ordinaires seront toujours des sentimentaux : car un sentimental est simplement un homme qui a des sentiments et ne se soucie pas d’inventer une nouvelle manière de les exprimer. Ces publications communes et usuelles n’ont rien d’essentiellement malfaisant. Elles expriment les truismes encourageants et héroïques sur lesquels la civilisation est construite ; car il est clair que si la civilisation n’est pas construite sur des truismes, elle n’est pas du tout construite. De toute évidence, il ne pourrait y avoir de sécurité pour une société dans laquelle la remarque du juge que le meurtre est mauvais serait regardée comme une épigramme originale et éblouissante.
Si les auteurs et les éditeurs de Dick Deadshot, et de semblables œuvres remarquables, faisaient soudain une descente dans la classe cultivée, notaient le nom de tout homme, aussi distingué qu’il puisse être, qui a été surpris à une conférence de l’Université Populaire, confisquaient tous nos romans et nous recommandaient de corriger nos vies, nous en serions sérieusement irrités. Pourtant, ils ont bien plus le droit que nous d’agir ainsi ; car eux, avec toute leur idiotie, sont normaux, et nous, nous sommes anormaux. C’est la littérature moderne des personnes cultivées, et non celle des incultes, qui est ouvertement et agressivement criminelle. Des livres recommandant le libertinage et le pessimisme, qui feraient frémir le jeune coursier doté d’une âme forte, se trouvent sur toutes les tables de nos salons. Si le plus sale des vieux propriétaires de la plus sale bouquinerie de Whitechapel osait présenter sur son étalage des œuvres recommandant véritablement la polygamie et le suicide, son stock serait saisi par la police. Ces choses sont notre luxe. Et avec une hypocrisie si grotesque qu’elle n’a quasiment pas son pareil dans l’histoire, nous admonestons les garçons des bas-fond pour leur immoralité, au moment même où nous discutons (avec d’équivoques professeurs allemands) pour savoir si la morale est ne serait-ce que valide. À l’instant même où nous maudissons le roman à sensation parce qu’il encourage le vol de la propriété, nous scrutons la proposition que toute propriété est du vol. À l’instant même où nous l’accusons (de manière tout à fait injuste) de lubricité et d’indécence, nous lisons gaiement des philosophies qui se complaisent à la lubricité et à l’indécence. À l’instant même où nous l’accusons d’encourager les jeunes gens à détruire la vie, nous discutons placidement si la vie vaut la peine d’être préservée.
Mais c’est nous qui sommes les exceptions morbides ; c’est nous qui sommes la classe criminelle. Cela devrait être notre grand réconfort. La grande masse de l’humanité, avec sa grande masse de livres oiseux et de mots oiseux, n’a jamais douté et ne doutera jamais que le courage est magnifique, que la fidélité est noble, que les dames en détresse devraient être secourues et les ennemis vaincus épargnés. Il est un grand nombre de personnes cultivées qui doutent de ces maximes de la vie quotidienne, tout comme il est un grand nombre de personnes qui croient être le prince de Gales ; et on dit que ces deux classes de personnes ont une conversation divertissante. Mais l’homme ou le garçon moyens écrivent chaque jour dans ces grands journaux criards de leur âme, que nous appelons romans à sensation, un évangile plus simple et meilleur que n’importe lequel de ces paradoxes éthiques iridescents dont les gens à la mode changent aussi souvent que de bonnet. C’est peut-être un but moralement très limité que d’abattre un traitre versatile aux cent visages, mais, au moins, c’est un but meilleur que d’être un traitre versatile au cent visages, ce qui est un simple résumé de bon nombre de systèmes modernes, à commencer par celui de M. D’Annunzio. Aussi longtemps que la grossière et mince texture du simple roman populaire actuel n’est pas touchée par une culture mesquine, il ne sera jamais absolument immorale. Il est toujours du côté de la vie. Les pauvres — les esclaves qui véritablement ploient sous le fardeau de la vie — ont souvent été fous, écervelés et cruels, mais jamais sans espoir. C’est un privilège de classe, comme les cigares. Leur littérature radoteuse sera toujours une littérature de « sang et de tonnerre », aussi simple que le tonnerre du ciel et que le sang des hommes.