Une conversation sous l’Empire

Une conversation sous l’Empire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 892-904).

UNE


CONVERSATION SOUS L'EMPIRE


1809. – SARAGOSSE. – ESSLING.





On écrit admirablement de nos jours l’histoire officielle de l’empire, l’histoire administrative, militaire, diplomatique même, de cette grande époque. Rien n’est omis ; tout est démontré, mesuré, expliqué avec une puissante exactitude et un prodigieux détail. Il y a, je crois, à cela plusieurs causes, à part la première de toutes, la rencontre d’un éminent annaliste ; il y a les conditions mêmes du sujet, le caractère de l’empire, cette infatigable activité qui en faisait le plus laborieux gouvernement qu’on ait jamais vu. Sous l’impulsion et le contrôle inquiet du maître, chaque affaire de quelque importance se commençait avec ardeur, se poursuivait avec des soins infinis, et, dans l’exécution, se surchargeait ou s’aidait de tout ce que pouvait y ajouter la plus impérieuse et parfois la plus minutieuse volonté.

De là le plus vaste amas de documens, le portefeuille le plus rempli qu’aucun règne ait pu laisser, la pensée du souverain, le travail de son esprit, le rêve même de son inaction sans cesse présens dans une foule de lettres, de notes, d’ordres et de contre-ordres destinés à tout prescrire et à tout prévoir. De là, pour ainsi dire, un premier type, une première organisation sur le papier, rapide, immense, circonstanciée, plus complète que n’a jamais pu l’être l’organisation réelle, mais la représentant à faire illusion, et devant absorber ainsi l’étude et la surprise de qui peut pénétrer dans ce trésor de la foudre et des tempêtes, et contempler dans leur ensemble ou analyser, pièce à pièce, ces archives d’une domination suprême et personnelle qui semble ne se reposer jamais.

On le conçoit même, cette action si continue et si démontrée d’un pouvoir unique fait naturellement supposer qu’il n’existait pas une autre force morale dans la même zone et le même temps. Les apprêts matériels et la conduite de la guerre, l’administration civile aussi détaillée que la fait le pouvoir absolu, et avec les aggravations de sacrifices que la guerre exige, remplissent tous les récits, occupent toutes les pages des plus habiles historiens. La nation disparaît dans la gloire du chef ; elle semble n’avoir qu’une seule pensée, n’entendre qu’un seul mot d’ordre, dont s’écartent tout au plus quelques esprits faux. L’histoire administrative et stratégique est tout ; il n’y a pas d’histoire sociale, point de place pour le travail de la pensée publique. Son silence est pris pour son néant. Et par là même peut-être, à ne considérer cette omission que sous le rapport de l’exactitude, manque-t-il quelque chose à l’explication de l’avenir et à la préparation des événemens dans des récits d’ailleurs si complets. Plus ou sent cette lacune, moins on a la prétention de pouvoir y suppléer ; mais, parmi les demeurans nombreux encore d’un temps déjà si loin de nous, il reste du moins à recueillir bien des témoignages anecdotiques, et je vais donner un exemple de cette vérité.

Vers les vacances de Pâques de 1809, sous l’habit uniforme du lycée impérial que je portais encore, j’étais, avec deux camarades oubliés aujourd’hui malgré leurs noms historiques, Aréna et B…, dans le château de ***, chez un fonctionnaire considérable, M. C…, homme d’esprit très répandu dans le monde, ardent constitutionnel de 1789, devenu par la suite grand chasseur et gros joueur, ancien ami de Moreau, mais fort ami de Corvisart, et, comme il le disait parfois en riant, préservé, sinon guéri, par le premier médecin de l’empereur.

Il avait attendu, pendant cette semaine de printemps, dans son château d’origine nationale, plusieurs amis ou commensaux de Paris, et d’abord, pour quelques heures du moins, le docteur Corvisart, puis l’aimable sénateur Dupont de Nemours, un autre sénateur d’un nom moins irréprochable, le célèbre Garat, ce Sénèque[1] de la terreur, qui, par faiblesse d’âme et facilité de sophiste, avait pu trouver une explication atténuante des crimes du 2 septembre, esprit rare d’ailleurs, brillant et subtil, capable même de résistance, non pas devant le péril extrême, mais devant la disgrâce, et supérieur aux séductions vulgaires du crédit et de la richesse.

C’était aussi Luce de Lancival dans l’éclat du succès récent de sa tragédie d’Hector, le banquier Collot, l’helléniste des banquiers, érudit et antiquaire au milieu de la dissipation des affaires et du monde ; l’ancien conventionnel Bailleul ; Arnault, de l’Institut, estimé pour son caractère autant que redouté pour son esprit ; Pigault-Lebrun, le romancier philosophique du directoire, devenu presque muet dans un bureau de douane sous l’empire. Presque tous étaient arrivés de la veille chez un hôte dont ils aimaient la franchise et le bon accueil ; mais une bien autre visite, espérée du maître de la maison, et que devait lui amener son excellent ami le sénateur Gueheneuc, c’était le duc de Montebello, le maréchal Lannes, le héros des sanglantes campagnes de 1805, 1806 et 1807, déjà, par un calcul d’étiquette, revêtu de l’ancien titre monarchique de colonel-général des suisses, mais difficile à transformer en serviteur de cour, et gardant, disaient à demi-voix quelques vieux libéraux, le privilège de parler à l’empereur comme à un homme, et de lui donner des conseils de paix et même de liberté.

J’avais, suivant mon instinct de curieuse attention, déjà beaucoup lu, écouté, questionné sur le maréchal Lannes, tant nommé dans les bulletins lus au réfectoire du lycée et dans les matières de vers latins données en rhétorique.

J’avais en même temps, par préjugé de société, recueilli déjà sur ce nom glorieux bien des ouï-dire, fort différens de l’admiration officielle. Le héros du Moniteur était désigné, dans le petit salon émigré du comte de ***, comme un soldat inculte, un sabreur aux rudes manières. On sait la folle crédulité des partis, même respectables, et quelle était parfois, dans les hommes les plus polis de l’ancien régime, l’âpreté des jugemens et le dédain du langage sur les parvenus à la gloire de nos grandes guerres de la révolution et de l’empire. On en disait parfois plus qu’on n’oserait dire aujourd’hui de nos parvenus à la fortune et de nos millionnaires par la politique.

J’attendais, sous ces impressions diverses, le moment de voir le maréchal Lannes, et je parcourais l’avenue du château, avec mon camarade Aréna, les yeux fixés sur la route de Pont-Thierry, par où le maréchal devait arriver du château d’Étoges, où il était descendu chez le comte Gueheneuc, son beau-père. Aréna, dont les grands yeux noirs voyaient au loin dans la plaine, se désolait de ne rien découvrir. Vif et hardi jeune homme de dix-neuf ans, laissé au lycée impérial en mathématiques, sous la disgrâce de son nom de conspirateur, il gémissait de n’avoir pu encore passer à Fontainebleau, et il n’espérait plus la faveur d’une sous-lieutenance que d’un mot du maréchal, s’il pouvait l’obtenir.

Pendant que nous raisonnions sur cette impatience de mon ami, le maître de la maison et quelques-uns de ses hôtes s’avançaient dans l’avenue. — Nous n’aurons pas, dit en approchant M. C…, le bon docteur ; il m’écrit qu’il est enchaîné à Saint-Cloud, et qu’il n’espère de vacances que durant la prochaine expédition d’Allemagne. Ce pauvre Lancival ne peut venir non plus, et j’en suis fâché pour lui et à cause du maréchal, qui aime les gens d’esprit ; mais voici dix heures : allons sur la route au-devant de notre héros.

Nous nous hâtons en effet, et bientôt nous rencontrons en habits de fête tout le village et deux villages voisins, le curé de Montgermon en tête, pour saluer au passage le duc de Montebello. Même appareil et plus grande foule à l’entrée de Pont-Thierry.

Bientôt une voiture élégante paraît et s’arrête, au milieu des acclamations : c’était le comte Gueheneuc, qui descend pour nous joindre, embrasse son ami, et nous dit : « J’ai devancé le maréchal. Je ne pouvais l’arracher ce matin d’auprès de ma fille et de ses petits enfans. Il va nous arriver à toute bride. Comptons sur lui, et marchons. »

Pendant que sur cette parole on revenait à petits pas vers le château, tournant à chaque moment la tête, Aréna distingue un nuage de poussière, et s’écrie joyeusement : « Voici le maréchal. »

Quelques instans après, à travers de longs cris : vive le duc de Montebello ! nous entendons les pas précipités des chevaux sur le pavé de la route, et le maréchal, que suivaient deux jeunes officiers, s’arrête devant notre petit groupe, au détour du chemin vers Jonville, et s’élance de cheval, en touchant la main de son beau-père.

Le maréchal, avec ses cheveux courts et noirs, ses yeux d’une vivacité singulière, son teint bruni par le hâle, son agilité gracieuse, son visage souriant, avait, même pour des élèves de lycée, l’air d’un homme de trente ans. « Comme il est jeune, me dit tout bas Aréna, et déjà maréchal de l’empire ! et tant de batailles, et Lisbonne et Saragosse ! O mon Dieu ! » Mais on ne songeait guère à ce que nous disions. Et le maréchal, passant sous son bras gauche la bride de son cheval, s’était mis tout simplement à marcher entre son hôte et son beau-père, adressant quelques mots aimables à M. Dupont de Nemours, à M. Garat, à M. Collot, et à tous les notables de la compagnie.

Pour ma part, j’écoutais, je dévorais des yeux cette scène si nouvelle pour moi. Chaque mot changeait une idée, un préjugé d’enfance. Ce soldat mal élevé, cet intrus dans les grandeurs, dont j’avais entendu parler, me semblait élégant et noble comme un chevalier du Tasse. Sa parole courte était haute et polie ; son langage étonnait par une sorte de dignité sans effort qui relevait les moindres choses, et plus encore par une bonté délicate que sa fierté même ne pouvait contenir. Quand M. C…, toujours impatient d’obliger, lui présenta le jeune Aréna, et lui dit quelques mots de son chagrin d’être cloîtré au lycée et exclu de Fontainebleau : « Brave jeune homme, dit le maréchal en lui prenant la main, ne vous tourmentez pas ; vous aurez toujours le temps ; nous sommes à la guerre pour plus d’une campagne. » Dans ces paroles, dans le l’on même de la voix, il me semblait, le dirai-je ? que je sentais en action la vérité morale et touchante du vers de Virgile :

Te superesse velim ; tua vitâ dignior aetas.
« Je voudrais que tu survives ; ton âge est plus digne de la vie. »

Nous approchons cependant du château, et nous entrons dans l’avenue à travers deux rangées de paysans d’âge mûr, car la jeunesse virile était déjà plus rare ; mais des femmes et de jeunes filles en foule jetaient devant les pas du maréchal des branches de buis et de laurier. Le maréchal saluait à droite et à gauche. Ses deux aides de camp distribuaient quelques pièces d’or, et lui-même, lorsqu’il passa devant le curé, le touchant du doigt, dit en souriant : « Je vous emmène prisonnier, monsieur l’abbé, pour déjeuner avec nous. »

Arrivés à la salle élégante du service, quand le maréchal fut assis, et tout le monde après lui, Aréna, du bout de la table où nous étions placés, remarqua, me disait-il, la sobriété du maréchal, ne goûtant d’aucun vin et prenant quelques racines et quelques fruits secs avec du pain. Cet exemple était peu suivi, et l’amphitryon hasarda quelques reproches au duc, lui disant, après de larges toasts à sa gloire et à l’honneur des armées françaises : « Pardon, monsieur le maréchal ; mais vous abusez de l’absence du bon docteur, notre cher Corvisart. S’il était ici, il remplirait lui-même votre verre et ne vous permettrait pas ce régime. On peut gagner des batailles plus longtemps que Charles XII sans être aussi anachorète que lui, comme dit Voltaire ; n’est-ce pas, monsieur Pigault-Lebrun ? » Je n’entendis pas la réponse de l’homme de lettres invoqué à ce moment ; mais le maréchal reprit avec une gravité mêlée de douceur : « Il est vrai, mon cher administrateur, j’ai fortifié cette habitude en Espagne, où il faut si peu pour vivre et où on meurt si volontiers. Je n’y mets nulle ambition, je vous assure. On peut rencontrer Pultava partout ; mais ce qui est presque aussi funeste, c’est d’avoir non pas des armées à vaincre, mais un peuple à subjuguer, d’avoir à lutter contre le désespoir. » Là, le maréchal, dans quelques paroles graves et douloureuses, parut comme poursuivi du souvenir si récent de Saragosse en feu. « Quelle guerre ! dit-il, quels hommes ! Un siège dans chaque rue, une mine sous chaque maison. Être contraint à tuer tant de braves gens, ou même tant de furieux ! Cette guerre est horrible. Je l’ai écrit à l’empereur ; la victoire fait peine. »

Un silence mélancolique dura quelques momens après ces paroles du maréchal. « Il est certain, reprit M. Bailleul, que l’affaire d’Espagne ne ressemble guère à notre mémorable campagne de 1795, à cette invasion de la Hollande sur la glace, à cette fondation de la république batave, que rappelait en si beaux vers notre ami Joseph Chénier ; c’est maintenant le royaume de Hollande. À la bonne heure ! cela tient au grand système fédératif de l’empereur contre l’Anglegleterre ; mais, il faut l’avouer, cette première conquête de la Hollande était bien conçue, comme toutes celles au reste de la convention et du directoire, témoin l’Italie. »

« Ah ! oui, dit avec un incomparable accent le maréchal Lannes ; l’Italie, c’est ma jeunesse, mon nom, la patrie de ma fortune militaire. Que nous étions grands alors, à commencer par le général en chef ! Quel début, de s’élancer des Alpes en Lombardie, pour chasser de toute la péninsule quatre armées autrichiennes, puis d’épargner le pape, qui les avait appelées, et de lui rendre Rome ! Que j’aime encore l’Italie en juin 1800, à cette fin du siècle qui jetait tant de gloire sur le nouveau siècle ouvert pour la France ! Mais aujourd’hui il faut renverser des maisons sur leurs habitans, prendre d’assaut des couvens, tuer des moines qui tirent du haut des fenêtres, et écarter à coups de mitraille les religieuses de la tranchée ! Cela est trop fort pour des braves. On dit que c’est une guerre politique ; je ne sais, mais c’est une guerre anti-humaine et anti-raisonnable, car pour y conquérir une couronne, il faut d’abord y tuer une nation qui se défend, et cela est triste et long. »

D’une telle bouche, ce langage imposait à tous ; mais le philanthrope sénateur Dupont de Nemours semblait seul l’approuver hautement par ses gestes et par des mots expressifs. M. Pigault-Lebrun toutefois, qui dans ses romans de mœurs contemporaines avait çà et là célébré le maréchal, crut devoir faire ses réserves, au nom de ce qui lui semblait la philosophie, a Monseigneur, dit-il, excusez-moi ; je parlerai le langage des principes. Vous faites bon marché de la gloire ; cela vous sied bien, chargé comme vous l’êtes de tant de lauriers ! Mais il faut songer aussi aux progrès de la civilisation, aux intérêts de la raison, et ici la raison est d’accord avec la gloire : c’est la cause de la raison que nous faisons triompher en Espagne contre la superstition la plus aveugle, contre le fanatisme. Voltaire applaudirait à cet effort pour tirer un peuple de l’abrutissement monacal. On sait mes opinions, je ne suis pas un flatteur ; mais une guerre qui abolit les dernières horreurs de l’inquisition et porte chez un peuple superstitieux nos conquêtes de 1789 est, je le crois, digne du siècle. Excusez-moi, monsieur le maréchal, en vous écoutant, je me rappelais le mot de Voltaire lisant le discours de Jean-Jacques Rousseau contre les lettres, et je répétais : C’est Achille s’emportant contre la gloire. »

Le maréchal, peu attentif, ce semble, à la citation et au compliment, reprit avec gravité : « Ce sont de terribles hommes que ces moines ! Les deux conseillers du marquis de Palafox ont plus fait que lui pour la défense de Saragosse ; ils ont inspiré cette population intrépide, qu’il nous a fallu abattre à coups de canon, comme des remparts. Quels citoyens que ces deux moines et tant d’autres que j’ai vus partout animant le peuple, un crucifix à la main ! Mais cela ne les sauvait pas des balles, et leurs morts fréquentes rendaient seulement la défense plus acharnée et le martyre plus apparent. C’est une grande faute et un grand mal de s’attaquer ainsi aux convictions des hommes ; c’est une guerre où on n’a jamais le dernier, parce que la conscience est au-dessus de la force et ne s’use pas comme elle. » Puis le maréchal retomba dans un silence rêveur, coupé de quelques mots affables. Son beau-père, homme du monde et d’un esprit élégant, essaya de changer un peu le cours de l’entretien et de distraire les esprits d’une impression si grave. On parla de chasse et de nouvelles de cour, d’une séance de l’Institut et d’un feuilleton de Geoffroy ; mais l’intérêt ne s’attachant à rien, on se leva pour la promenade et la visite du parc.

Le maréchal demeurait ému et silencieux. Naturellement l’élite seule de la compagnie se rapprocha de lui. C’étaient le maître même de la maison, les sénateurs Dupont de Nemours et Garat, M. Arnault et M. Collot, dont la fortune et l’honorable renom avaient commencé dans les premières campagnes d’Italie. Entre ces hommes, la conversation resta ce qu’elle avait été un moment au milieu du repas. Le cœur du maréchal était plein de ses épreuves récentes et de ses pressentimens, et il ne fallut aucun effort pour l’y ramener. M. Collot, cet esprit que j’appellerai studieux, même dans le monde, et dont le souvenir, singulièrement fidèle, gardait comme une glace l’empreinte de tout ce qu’il lisait ou entendait, nous reparla toute la soirée de ces deux heures, où le maréchal s’était expliqué librement à des amis dont il croyait s’éloigner pour toujours, M. Collot avait même consigné par écrit ce souvenir, comme il a publié dans son extrême vieillesse un très curieux jugement du jeune général en chef de l’armée d’Italie sur les projets présumés et la mort de Robespierre. Ses réminiscences des paroles du maréchal Lannes n’étaient pas moins expressives, et l’admiration de M. Garat en confirmait la vérité littérale.

Le maréchal, dans cet entretien, s’était élevé de la raison héroïque d’un grand homme de guerre, ému de pitié par son héroïsme même, aux considérations et à la prévoyance d’un politique. Il n’avait pas accueilli la prévention déjà répandue qui accusait M. de Talleyrand d’avoir suggéré la conquête de l’Espagne à l’empereur. « Qu’est-ce à dire ? avait-il observé. Un homme devient-il accapareur de couronnes par le conseil d’autrui ? Cela ne part-il pas d’un fonds d’implacable égoïsme et d’orgueil qui s’accroît sans cesse en nous ? Cet homme, je le dis à regret, car je l’aimais, et je mourrai pour lui, n’a nul souci de faire tuer ses généraux, ses maréchaux, tout son jeune ancien état-major de l’armée d’Italie : il s’accommode même assez bien de nouvelles fortunes à faire et de nouveaux dignitaires à nommer. Cela vieillit sa grandeur à lui, et semble l’affermir. L’invasion de l’Espagne, conçue dans son esprit dès 1806, n’est qu’une conséquence des royautés nouvelles de Naples et de Hollande. Il a dit, vous le savez, qu’il voulait qu’avant dix ans sa dynastie fût la plus ancienne de l’Europe. C’est pour travailler par un coin à ce projet que nous venons de brûler Saragosse, et que nous laissons cent cinquante mille hommes de vieilles troupes en Espagne, tandis que nous allons nous épuiser tout à l’heure à battre les Autrichiens avec des soldats à leur seconde ou troisième campagne et des conscrits de l’année. Cette marche forcée à la guerre est mortelle ; elle consume les hommes plus que le canon ne les tue. »

Reprenant encore la parole sur un regret du sénateur Dupont de Nemours, que l’empereur ne donnât pas des institutions libérales à l’Espagne, le maréchal dit en souriant : « Qu’il en donne d’abord à la France ! ou plutôt qu’il nous rende tant de droits qu’ils nous a pris sans les remplacer autrement que par la guerre continue et la servitude des autres peuples, pour assurer la nôtre ! Cet homme veut être Charlemagne, posséder par lui-même et par des proconsuls dépendans de lui, par des rois de sa famille, pour être plus soumis, toute l’Europe, du Rhin au Tage et de la Seine au Danube. Maître jusque-là, il ira plus loin dans le Nord. L’Espagne, ce dard empoisonné qu’il a dans le flanc, l’a seule rendu pacifique l’année dernière aux conférences d’Erfurt. Aujourd’hui Saragosse pris et quelque grande bataille gagnée bientôt en Allemagne vont redonner des prétextes à cette ambition, à laquelle nous sommes attachés en diagonale, comme les faux tranchantes aux chars de guerre des anciens. Nous courons de même, lancés à toute course, coupant et moissonnant tout sur notre passage, jusqu’à ce que nous tombions dans quelque abîme, où le char se brise avec nous. »

M. Collot, le disciple zélé du savant Visconti, était frappé et comme ébloui de cette image antique échappée au maréchal, à cet homme d’un si grand cœur, que la guerre, le commandement, l’entretien de quelques amis, quelques lectures rapides au milieu du bruit des armes, avaient ennobli, éclairé, transformé, ou plutôt porté tout à coup à la maturité de sa brillante et heureuse nature.

M. Garat en témoignait un étonnement plus enthousiaste encore. Auteur secret du mémorable discours que Moreau lui-même avait prononcé dans son procès après les plaidoyers de ses défenseurs, M. Garat concevait par l’imagination toutes les choses grandes et généreuses : il exprima vivement au maréchal Lannes son admiration et son amitié pour Moreau, condamné, disait-il, injustement et sans jury. Les paroles du maréchal furent affectueuses et dignes sur ce nom. Après un éloge des grands talens du général, « l’avenir, dit-il, sera le jury de Moreau. Qu’il meure un jour, comme moi, dans les rangs français ! il aura été toujours innocent. » A quatre ans de distance, la mort, par deux blessures identiquement effroyables, devait briser les deux guerriers, mais non pas comme Lannes le souhaitait à Moreau.

Toute la soirée, sous une impression de surprise et de respect, on répéta bien d’autres détails de l’entretien qui prouvaient à quel point le maréchal, dès son ambassade de Lisbonne, avait jeté un regard pénétrant sur les affaires de toute la Péninsule. « Je me conduisais un peu, avait-il dit, en ambassadeur romain auprès d’un roi de Bithynie. Je faisais contribuer ces faibles cours à la dépense de nos grandes guerres, mais je les rassurais, et j’étais convaincu qu’il fallait les laisser en place pour la tranquille soumission du pays, et se bien garder de remuer dans leur honneur et dans leur foi ces nations du Midi qui faisaient la sieste, mais d’où sortiraient des tempêtes contre qui troublerait leur sommeil. Voyez si j’avais tort, voyez ce que donne aujourd’hui l’Espagne pour prix de cette prétention d’avoir partout des rois de notre maison. »

À ce moment d’amertume le maréchal avait fait succéder quelques graves paroles sur le péril imminent du côté de l’Allemagne, la nécessité d’un grand effort, d’une prompte victoire. « Il nous faut, disait-il, déplacer si vite nos forces, qu’on puisse croire qu’elles sont doubles, faire face au midi, frapper au nord. Les armées s’usent promptement à ce jeu, et les chefs n’y durent pas. On ne peut espérer partout la même fortune, et dans ces brusques changemens de front on rencontre vite son dernier champ de bataille. Avec quel profit pour la patrie, pour sa puissance, pour sa gloire, voilà la seule chose qui importe, et je ne la vois pas bien ici. »

C’était avec ce calme de noble tristesse que le maréchal avait quitté les amis que sa présence étonna et charma quelques heures. Pas une autre pensée possible, après son départ, que le raisonnement sur cette guerre, où de si grandes forces allaient se heurter de nouveau, et dont le but, disait-on, était aussi obscur que le péril était grand. Un seul des témoins de cette scène se montrait plein de confiance dans la destinée de l’empereur. « C’est une guerre contre les Daces, disait-il ; ils seront battus, jetés dans le Danube, et nous verrons à, Paris le triomphe de Trajan. »

Mais cette espérance classique était peu partagée, et on aurait pu s’étonner de la liberté de jugement qui, sous ce règne si absolu et si éclatant, restait à quelques hommes impartiaux, sans être ennemis, prévoyant la chute qu’ils ne souhaitaient pas, et que plus d’un d’entre eux avait quelque raison de craindre.

Deux jours après, chacun avait quitté la belle campagne de M. C…, et était retourné à ses affaires ou à ses études. M. C… nous ramenait, Aréna et moi. Aréna reçut bientôt son brevet, daté de Mayence, et quelques mots de la main glorieuse qui avait pressé la sienne. Je ne peindrai pas sa joie, bien courte, hélas ! on traversait les grades, et déjà la mort moissonnait horriblement ; mais comment n’être pas touché de voir ce noble cœur si heureux et si fier d’être relevé d’une proscription injuste et rendu au champ de bataille ? Un jour que j’admirais devant M. C… cette puissance de l’honneur et ce prestige de l’empire : « Oui, me dit-il, c’est fort bien pour un jeune ambitieux corse, de sang bouillant et de race intrépide. Son ardeur est admirable. Pauvre Aréna ! je vais tâcher de le faire admettre comme officier d’ordonnance près du maréchal, bien que ce soit, ma foi ! le poste le plus périlleux. Aréna en est digne, et ce poste, il se le ferait à lui-même partout ; mais il ne faut pas juger, sur quelques âmes de cette trempe, l’état des esprits en France et le contre-coup de nos guerres. Pour un jeune homme romanesque et brave comme Aréna, que de paysans, braves aussi, sont traînés avec désespoir à la conscription, et s’en échappent comme ils peuvent ! Le nombre des réfractaires est grand, et accuse non pas le courage de la nation, qu’on épuise, mais l’abus accablant de la guerre. Il faut déjà employer des troupes à l’intérieur pour faire rejoindre les conscrits attardés. Fasse le ciel que la campagne de ce printemps ne rende pas bien vite nécessaire une nouvelle conscription ! »

Le loyal et excellent homme qui tenait ce langage avait plus d’un ami à la grande armée du Nord ; mais il était surtout occupé de la pensée du maréchal, et des nouvelles qu’il en recevait chaque jour par son plus intime ami, le comte Gueneheuc.

Vers la fin d’avril, l’attente des esprits était extrême dans la société parisienne. On savait l’arrivée de Napoléon au centre de ses armées d’Allemagne. Ses illustres maréchaux, Masséna, Davoust et Lannes, l’avaient devancé. On racontait qu’il avait déjà coupé l’archiduc Charles, enlevé Ratisbonne, et que le prochain bulletin serait daté de Vienne. On parlait plus vaguement de l’Italie, où le prince Eugène était sur la défensive contre une armée autrichienne ; mais en public presque personne ne doutait qu’avant peu l’armée du vice-roi, en partie française, grossie de bandes italiennes, ne vint à travers le Tyrol se réunir à Napoléon pour accabler l’Autriche. Rien ne semblait excessif dans cette espérance. Le 10 mai, Napoléon était entré victorieux dans Vienne, à peine défendue pendant quelques heures. La monarchie autrichienne n’avait plus de capitale ; elle n’avait plus qu’un camp couvert par le Danube. On parla bientôt de sa fuite nécessaire dans les montagnes du Tyrol, où elle allait, disait-on, rencontrer les récens débris de ses troupes battues sur l’Adige.

Ces nouvelles se redisaient avec plus de stupeur que de joie, car les derniers réappels sur les conscriptions antérieures à 1809[2] désolaient un grand nombre de familles, et on remarquait dans les deux grandes écoles de la capitale et jusque dans les lycées[3] des vides déplorables. Il semblait que la grandeur et la rapidité des succès ne faisaient que rendre la guerre plus dispendieuse de sang et hâter l’échéance des sacrifices incessamment demandés à la nation.

Bientôt un terrible événement vint confirmer cette crainte publique et montrer combien ces succès mêmes étaient voisins des revers et mêlés de calamités qu’un hasard de plus pouvait rendre fatales. La presse française, surveillée déjà de si près, gardait sur les mouvemens d’Allemagne et d’Italie un silence sans réflexions, sans nuls détails, dans l’intervalle des bulletins qui annonçaient la prise de Vienne et le passage du Danube. Les suites même de ce passage, les deux terribles journées d’Essling n’apparaissaient dans ces bulletins que comme d’immenses victoires de l’armée française ; mais à cette époque, malgré la police et le blocus, les journaux anglais, à la faveur des licences commerciales, pénétraient encore en France, et le patriotisme même, le zèle national le plus sincère y cherchait parfois la vérité qu’on lui refusait ailleurs.

Leur langage durant le mois de mai 1809 n’attestait que trop le rapport d’intérêt et de passion qui rapprochait l’Autriche de l’Angleterre, et il faut reconnaître aussi que les événemens alors imminens sur le Danube, la courageuse résolution de l’Autriche et la grandeur de ses ressourcées étaient habilement pressentis ou jugés dans ces feuilles anglaises. C’était le bon sens de la liberté. Tories ou whigs comprenaient également ce qu’il y avait de force vitale et de ténacité dans cette vieille aristocratie germanique, comment elle pouvait abandonner Vienne sans perdre l’empire, se battre en reculant, et, si elle cédait encore, comment bientôt elle se ranimerait au foyer de la patrie commune et dans les passions de toute la race allemande. Cette prophétie est partout dans les feuilles anglaises de ce temps, à quelques mois de Wagram et de ce mariage de Marie-Louise, qui parut un moment changer le sort du monde.

Elle prit une nouvelle force après les deux sanglantes journées d’Essling, où commençait contre Napoléon ce système de guerre à mort, de défaites à perte égale, ou même de victoires plus ou moins arrachées et incomplètes, plus grandes par reflet moral que par le désastre même. Faut-il le dire ? les deux journées d’Essling, les longues alternatives de cette meurtrière bataille, la retraite de l’armée française dans l’île de Lobau, brisèrent le grand prestige de l’empire, et firent comprendre au patriotisme, à la haine, à la politique des autres peuples que le conquérant n’était ni infaillible ni invincible[4].

Alors en effet fut employé déjà par l’ennemi ce déploiement d’artillerie dont il usa plus tard pour enlever à Napoléon une des supériorités de sa propre tactique. Par là et par les formes de l’attaque, la durée de la résistance, le combat fut cruel pour la France, et le problème de la victoire, à force de masses entassées sur un point, eut une démonstration de plus.

Parmi tous ces maux que le traité de Schœnbrunn allait bientôt effacer en apparence, mais qui couvaient dans le souvenir des peuples, une grande perte pour la France fut la mort de l’héroïque maréchal Lannes. Quand la nouvelle en fut annoncée dans le bulletin d’Essling, avec le récit mal dissimulé des pertes énormes de la journée et de la souffrance des troupes, cette mort, qu’on ne pouvait cacher, qu’il fallait avouer et déplorer, fut sentie comme un deuil public, comme un sinistre augure, comme un affaiblissement de nos armes.

Dans quelques-uns de ces hommes du monde, hommes d’affaires ou de plaisir qui s’honoraient d’avoir connu le maréchal, qui se rappelaient ses paroles, ses tristes pressentimens, ses nobles vœux, l’affliction était extrême et mêlée d’une sorte d’irritation contre la puissance et la destinée. « Qu’y a-t-il de vrai aujourd’hui ? disait l’un d’eux. Une effroyable bataille s’est livrée en avant du Danube, avec une partie seule de nos forces contre une armée plus nombreuse qui nous investissait de ses feux. Elle a duré vingt heures, et on nous annonce quinze cents Français tués, lorsque les Autrichiens seuls, restés en possession du champ de bataille, ont enseveli sept mille de nos morts[5], et que vingt mille de nos blessés remplissent les hôpitaux de Vienne, notre conquête ! » Puis le même homme ajoutait avec une émotion profonde : « Vous n’oublierez jamais, n’est-ce pas, que vous avez vu le duc de Montebello ? Quel courage ! quelle humanité ! quel regret de la guerre où il était si admirable ! Cette perte a dû affliger l’empereur, je le crois. L’avertira-t-elle du moins ? Vous avez vu ce qu’il en dit lui-même. Rien de tout cela n’est vrai. Le maréchal n’a pas proféré ces pompeuses paroles que lui prête le bulletin[6] : « Sire, je meurs avec la conviction et la gloire d’avoir été votre meilleur ami. » Il n’a pas fait non plus tous ces reproches amers : il n’a pas dit ces mots injurieux que répètent ici à demi-voix quelques badauds en colère. Il expirait dans d’horribles souffrances, les deux jambes brisées et amputées. Il n’a parlé d’abord que de sa femme et de ses jeunes enfans, et il a dit avant de s’évanouir dans l’agonie : « Au nom de Dieu, sire, faites la paix pour la France ! moi, je meurs ! »


VILLEMAIN.

  1. « Adverso rumore Seneca erat, quod confessionem tali defensione scripsisset. » (Tac. Ann., lib. XIV.)
  2. Napoléon voulut porter à 100,000 hommes la contribution annuelle de la population, ce qui, en revenant en arrière, l’autorisait à demander un supplément de 20,000 hommes à chacune des classes antérieures. Cet appel avait l’avantage de lui procurer des jeunes gens bien plus robustes que ceux qu’il levait ordinairement, puisqu’ils devaient avoir vingt, vingt et un vingt-deux, vingt-trois ans, tandis que ceux de 1810 ne comptaient qu’environ dix-huit ans. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, tome 10, page 30.)
  3. Napoléon voulut même choisir dans chaque lycée, où ne se trouvaient que des adolescens, dont les plus âgés avaient de seize à dix-sept ans, ceux qu’un développement précoce rendait propres à la guerre, au nombre de dix par établissement. {Ibid., page 40.)
  4. La tactique de Napoléon à la bataille d’Essling fut l’objet de sérieuses critiques, qu’un écrivain étranger, souvent admirateur des armées françaises, résume ainsi : « L’art militaire, non plus que la politique, n’est pas, du moins dans ses principes essentiels, une science occulte. Tout ce qui détermine, tout ce qui dirige l’action de masses nombreuses d’hommes doit être fondé sur des maximes accessibles au bon sens ordinaire. Napoléon lui-même nous a dit que l’objet décisif en stratégie, c’est, même avec une force inférieure dans l’ensemble, d’être toujours supérieur sur le point particulier qu’on attaque. Il a dit encore que la plus grande faute qu’un général puisse commettre, c’est de livrer bataille en n’ayant d’autre moyen de retraite que la traversée d’un étroit défilé. Sa principale objection contre la tactique de Wellington est fondée sur le fait que ce général à Waterloo n’avait sur ses derrières qu’une seule grande route à travers la forêt de Soignes. D’après ces principes, qui se recommandent non moins par une telle autorité que par leur propre justesse, que devons-nous dire au général qui, dans l’ensemble de ses forces, ayant 20,000 hommes de moins que son adversaire, engagea le premier jour 35,000 hommes dans une lutte sans espérance contre 80,000, et qui le second jour lança 60,000 hommes en colonnes serrées contre un demi-cercle de batteries comprenant trois cents bouches à feu, dont chaque coup portait infailliblement la destruction dans des rangs trop pressés, et cela de plus, alors qu’un vaste fleuve traversé seulement par un pont chancelant liait le corps qui formait l’attaque avec la réserve de l’armée et devait être la seule retraite possible pour l’un et l’autre en cas de désastre, etc. ?… Que dire à l’imprudence de hasarder les deux tiers de l’armée sur la rive gauche, quand un pont étroit d’un mille de longueur, ébranlé sous le coup des flots, séparait ce corps du troisième tiers demeuré sur l’autre rive ? Napoléon nous a dit lui-même que deux fois, le 21 mai, les ponts avaient été emportés par le fleuve. À minuit, le Danube grossit de la manière la plus formidable, et le passage fut une troisième fois intercepté, et ne put être rétabli qu’au matin, moment où la garde et le corps d’Oudinot commencèrent de passer. Quelle témérité, dans de telles circonstances, de hasarder une action décisive dans la journée contre la totalité de l’armée autrichienne, et de précipiter Lannes au milieu des feux ennemis dès le matin, avant que la masse des corps de Davoust ou la réserve du parc d’artillerie eût franchi ce périlleux passage ! » History of Europe, etc., by Arcliebald Alison, t. VII, p. 175.
  5. Archduke Charle’s official Account. — Annual Regist., 1809.
  6. Moniteur de mai 1809.