Une campagne des Américains contre les Mormons
Sur plus d’un point, les nations ressemblent aux individus : le corps social peut être, avec l’apparence de la santé, miné par une décomposition lente, montrer les symptômes inattendus des crises les plus étranges ; il est sujet à des accidens que la philosophie morale ne sait prévoir, à des maladies qu’elle cherche vainement à guérir. La pensée a ses épidémies comme l’atmosphère : peut-on nommer d’un autre nom, pour prendre un exemple entre tant d’autres, cette manie des tables tournantes qui a fait il y a peu d’années le tour du monde entier ? La crédulité est un penchant si naturel de notre esprit que l’homme s’ingénie de mille façons à se tromper lui-même : il aime les miracles, surtout quand il peut s’en faire le héros ; il adore à un tel point le mystère, que le pays le plus libre du monde, les États-Unis, est pourtant celui où l’on compte, je crois, le plus de loges maçonniques. La république américaine est assurément, pour l’observateur des phénomènes moraux, le théâtre le plus curieux de la terre, celui où la spontanéité de l’âme humaine se révèle avec les allures les plus capricieuses et les plus déréglées : la liberté n’y subissant pas le moindre contrôle, la folie y a autant de droits que la sagesse ; l’anarchie des croyances, des systèmes, y est au comble, et pourtant la jeune république a tous les symptômes de la vigueur et de la santé. Pleine de confiance, hardie, active, elle a les appétits de Gargantua enfant ; elle ajoute à ses états des territoires aussi vastes que ceux des plus puissantes monarchies de l’Europe ; elle couvre toutes les mers de ses vaisseaux, et ne permet plus à l’Angleterre elle-même de s’appeler la maîtresse de l’Océan. En face d’un pareil spectacle, on ne peut s’empêcher d’admettre qu’il y a dans le principe de liberté, qui sert de base à la société américaine, une force d’expansion, une puissance irrésistible, une vitalité qui le défend contre ses propres excès : les épidémies morales engendrées par de fausses doctrines ne durent point assez aux États-Unis pour affaiblir la nation, et les blessures de la liberté s’y guérissent d’elles-mêmes. Il en est deux pourtant qui semblent rebelles : l’une est l’esclavage, ulcère honteux qui grandit sans cesse, se développe, gagne d’un côté tout ce qu’on lui enlève de l’autre ; la seconde, on s’étonnera peut-être de la voir nommer avec l’esclavage, mais on verra que ce n’est pas sans raison, la seconde, est le mormonisme.
Il ne faut point parler avec trop de dédain d’une doctrine qui a trouvé moyen de recruter des milliers d’adhérens, et qui, en flattant les passions les plus basses, a chance d’établir son empire sur un grand nombre d’âmes où n’a point pénétré le rayon des vérités morales, et qu’une société démocratique lui livre sans résistance. Je n’ai point à porter ici un jugement motivé sur cette singulière religion, fondée de nos jours, qui a eu ses prophètes, ses martyrs, ses miracles, et qui, au sein d’une république chrétienne, fait revivre la théocratie absolue avec les mœurs qui ont amené les peuples de l’Orient à l’abrutissement où ils s’éteignent. Cette tâche a été remplie ici même par M. Emile Montégut avec la force et l’indépendance de vues qui caractérisent sa critique[1]. Je voudrais seulement profiter de quelques événemens récens pour compléter les connaissances extrêmement imparfaites que l’on possède sur la société des mormons, sur la géographie de la contrée qu’ils habitent, leurs établissemens, leur histoire pendant les dernières années. Une expédition à la fois, on peut le dire, militaire et diplomatique met depuis deux ans les chefs mormons en rapport avec le gouvernement des États-Unis. L’occupation du territoire d’Utah a donné occasion de recueillir sur cette partie presque inconnue de l’Amérique les plus curieux renseignemens. Cette campagne des Américains contre les habitans d’Utah est d’ailleurs intéressante, non pas seulement en ce qui concerne les mormons eux-mêmes, mais aussi au double point de vue de l’organisation militaire des États-Unis et de la politique du gouvernement fédéral dans ses rapports avec les territoires : à ce dernier égard, elle soulève de véritables questions constitutionnelles, dont la solution ne peut être indifférente à ceux qui se préoccupent des sciences politiques et sociales.
On se rappelle comment fut fondée la secte qui est aujourd’hui un embarras pour le gouvernement des États-Unis. Ses débuts n’ont rien de glorieux. En 1826, un ange apparaît à Joseph Smith, le fondateur de la nouvelle religion, lui révèle que depuis dix-huit siècles l’humanité fait fausse route et s’enfonce de plus en plus dans l’erreur ; l’ange indique à Smith un lieu où il doit trouver des tablettes en or sur lesquelles sont écrites les nouvelles lois qui doivent sauver le monde. Ayant découvert par hasard le sens des caractères mystérieux tracés sur les tablettes, le nouveau révélateur communique aussitôt la vérité à quelques apôtres. De ce jour est fondée la religion nouvelle, qui s’appelle elle-même l’église des saints du dernier jour (latter day saints). Les apôtres, au nombre de six, se livrent à une propagande active : quelques années plus tard, le nombre de leurs adhérens s’élève à plusieurs milliers. On choisit dans l’état de Missouri, sur les confins du far west, l’emplacement d’une nouvelle Jérusalem. Deux années se passent en paix ; mais l’orthodoxie des Missouriens s’alarme d’un tel voisinage, et les habitans du comté de Jackson chassent les nouveaux saints.
À cette époque, il faut bien le remarquer, l’autorité fédérale n’avait aucune raison de s’occuper de la secte, et les persécutions qu’elle subit furent l’œuvre spontanée de ceux qui se trouvaient en contact avec les adeptes de Joseph Smith. Les mormons allèrent chercher un asile dans le comté de Clay ; ils en furent aussi chassés, mais cette fois non sans résistance. Ils allèrent alors fonder, dans l’état d’Illinois, la ville de Nauvoo, où ils élevèrent le nouveau temple. Ils n’y restèrent pas longtemps en paix ; le prophète Joseph Smith et son frère furent tués, et Nauvoo réduite en cendres. Alors commença le grand exode des nouveaux saints ; après des sermens de haine éternelle contre leurs oppresseurs, ils abandonnèrent l’Illinois, guidés par Brigham Young, aujourd’hui leur pontife, et cherchèrent d’abord sur le Haut-Missouri un lieu de refuge loin des farouches habitans des états de l’ouest. Après un long et pénible voyage à travers les prairies et les montagnes, le peuple fugitif arriva enfin dans la région, alors déserte, du grand Lac-Salé.
Nul lieu ne pouvait être mieux choisi par le chef d’une nouvelle religion pour tenir ses adeptes éloignés du reste des hommes et les isoler de toute influence profane. La nouvelle Judée où était arrivé le peuple de Dieu, après avoir traversé le désert sous la conduite de son prophète, est séparée du reste du continent par les obstacles naturels les plus formidables. Entre les dernières villes des États-Unis semées dans la vallée du Mississipi et la ville du grand Lac-Salé s’étendent les immenses prairies où sont creusés les lits des principaux affluens du père des eaux, rivières plus longues que nos plus grands fleuves européens ; ces vastes plaines, aux approches des Montagnes-Rocheuses, ne sont plus qu’un vaste désert de sable où jamais l’émigration ne pourra se fixer. Les Montagnes-Rocheuses élèvent leurs immenses chaînes à travers le continent, à peu près dans la direction du nord au sud ; plus loin surgit, comme une deuxième barrière, la chaîne des monts Wahsatch, contre-fort oriental du pays des mormons. De l’autre côté du continent, leurs établissemens sont séparés de la Californie par une grande chaîne dont les pics élevés se perdent dans les neiges éternelles et par les stériles déserts du Grand-Bassin. Tel est le nom que le célèbre voyageur Fremont a donné le premier à la région circonscrite entre la chaîne californienne et les monts Wahsatch. Cette curieuse contrée n’a aucune communication hydrographique avec le reste du continent américain ; les eaux ne peuvent en sortir et s’y accumulent sur tout le pourtour dans un grand nombre de lacs ; le grand Lac-Salé, Mer-Morte des nouveaux saints, est le plus célèbre de tous : les autres sont les lacs Utah, Nicollet et Preuss.
En se plaçant volontairement en dehors de toute communication avec le reste de l’Union, les mormons espéraient rompre tous les liens qui les attachaient encore aux gentils ; mais il n’était pas en leur pouvoir de se rendre indépendans du pouvoir fédéral. Jusque-là, dans leurs premières villes, à Sion, à Nauvoo, ils n’avaient rencontré que des résistances individuelles ; en colonisant une partie jusque-là inhabitée du continent américain, comprise dans les limites du territoire fédéral, ils entraient forcément en rapport avec les autorités de Washington. Aussitôt en effet que, dans une région ouverte à l’émigration, la population dépasse un certain chiffre, elle est constituée en territoire par un acte organique et administrée par un gouverneur et des magistrats de l’ordre judiciaire. Le territoire est en quelque sorte l’embryon d’un état : quand la population s’y élève à 95,000 âmes, il devient un état de plein droit, est représenté au congrès et choisit son propre gouverneur au lieu de le recevoir de Washington.
La conduite du gouvernement fédéral envers les mormons témoigna pendant longtemps d’une grande indécision ; le territoire reçut sa première organisation en 1850, et à cette époque M. Fillmore, qui remplissait les fonctions de président des États-Unis, n’hésita point à donner le titre de gouverneur d’Utah au chef de là religion, Brigham Young. Celui-ci profita de sa haute position pour chasser les autres fonctionnaires fédéraux, et rompit ouvertement avec le pouvoir central. Cette audacieuse conduite ne fut point punie ; le général Pierce, qui succéda à M. Fillmore, se contenta d’envoyer le lieutenant-colonel Steptoe, avec un bataillon, à la ville du grand Lac-Salé, en l’autorisant à s’emparer, s’il le jugeait à propos, des fonctions de gouverneur. Cet officier resta tout un hiver chez les mormons, fut reçu par eux avec l’hospitalité la plus courtoise, et, le printemps venu, passa en Californie en écrivant au président Pierce que, « dans son opinion, fondée sur des relations particulières, Brigham Young était la personne la plus propre à la place de gouverneur. » Young, par le fait, était dictateur à Utah, et nulle autorité purement civile n’aurait pu lutter contre la sienne, appuyée sur le fanatisme religieux des mormons : le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se trouvaient réunis dans ses mains. Quelques officiers, qui devaient rejoindre le lieutenant-colonel Steptoe, n’arrivèrent qu’après son départ, s’empressèrent de fuir Utah, heureux d’avoir la vie sauve, et Brigham Young compléta son triomphe en se débarrassant des juges nommés par le président Pierce. Une multitude armée envahit le tribunal, les menaça de mort et les contraignit à prendre la fuite.
À l’époque où ces violences furent commises, on n’y prêta que peu d’attention aux États-Unis : l’opinion publique n’était préoccupée que des événemens dont le territoire du Kansas était devenu le théâtre. Les partisans et les ennemis de l’esclavage y étaient aux prises, les premiers soutenus par des bandes armées venues du Missouri et par les sympathies avouées du gouvernement fédéral, les autres renforcés par l’arrivée continuelle de nouveaux colons venus des états de la Nouvelle-Angleterre. L’armée fédérale était entrée sur le territoire du Kansas sous prétexte d’empêcher la guerre civile, mais en réalité pour peser sur le parti résolu à empêcher l’introduction de l’esclavage dans le Kansas. Ce parti, qui s’intitulait républicain, en opposition avec le parti démocratique, associait habilement la polygamie et l’esclavage dans ses invectives contre ceux qui, sous le nom de squatter sovereignty, ou souveraineté du premier occupant, soutenaient une doctrine en vertu de laquelle les premiers colons auraient le droit de fonder irrévocablement dans chaque état les institutions de leur choix. Reconnaître une pareille doctrine, c’était refuser toute autorité aux stipulations fédérales, telles que le fameux compromis du Missouri, qui avait tracé la limite entre les états à esclaves et les états sans esclaves. Le président nommé au milieu des contestations relatives au Kansas fut l’élu du parti démocratique, M. Buchanan ; mais il ne put Tester entièrement fidèle au programme de ses adhérens. Prêt à appliquer leurs principes contre le Kansas, il ne crut pas nécessaire de respecter la souveraineté des habitans d’Utah, et résolut d’envoyer une expédition militaire dans ce territoire lointain. À ce moment même, les mormons demandaient officiellement à être admis dans l’Union. Deux de leurs apôtres, George Smith et John Taylor, vinrent apporter leur pétition au congrès. Ils démontrèrent en même temps, ce qui ne paraît avoir été que trop facile, que les juges expulsés par les habitans de la ville du grand Lac-Salé étaient de misérables aventuriers, d’une inconduite notoire, indignes de représenter la loi. Ils soumirent à l’approbation du congrès un projet de constitution, mais on refusa même de l’examiner. Les dispositions de M. Buchanan étaient à ce moment des plus belliqueuses. Les délégués repartirent pour Utah.
Aussitôt après son entrée aux affaires, M. Buchanan fit commencer les préparatifs de l’expédition. Ce n’est point chose facile que de traverser avec une armée, si faible qu’elle soit, l’immense espace qui sépare la vallée du Mississipi du grand Lac-Salé. L’expédition paraissait si pleine de périls, qu’on eut recours à la vieille expérience du général Scott, le héros de la guerre du Mexique. Il fut d’avis qu’il fallait consacrer l’année entière aux préparatifs de la campagne, et ne se mettre en route que le printemps suivant, en 1858. On n’écouta point ce sage conseil, et l’ordre du départ fut immédiatement donné. Le commandement de l’expédition fut assigné au brigadier-général Harney. L’armée devait comprendre le 5e et le 10e régiment d’infanterie, le 2e dragons et deux batteries d’artillerie légère, en tout 2,500 hommes environ ; mais, comme il fallait de toute nécessité emporter des provisions pour dix-huit mois, la petite armée se trouva aussi encombrée de bagages qu’une grande armée placée dans des circonstances ordinaires.
Au mois de juin 1857, les deux régimens d’infanterie étaient réunis au fort Leavenworth, sur les frontières de l’état de Missouri, sauf deux compagnies parties de Minnesota et encore en marche. Le 2e dragons était resté dans le Kansas, où le gouverneur le gardait pour intimider les habitans de la ville nouvelle de Lawrence et seconder le parti qui voulait imposer aux colons la constitution dite de Lecompton. Le général Harney lui-même n’avait pas quitté le Kansas, où il espérait pouvoir jouer un rôle qui lui semblait plus brillant que la répression des mormons. À cette époque, le service des communications postales avec Utah fut interrompu : depuis longtemps, on savait que les chefs mormons violaient le secret des lettres, et le gouvernement fédéral ne manquait pas d’excellens prétextes pour briser le contrat conclu avec les mormons pour le transport des dépêches : La suspension du service postal équivalait à une déclaration de guerre. Les mormons l’apprirent le jour même où ils célébraient dans une des plus magnifiques vallées de la chaîne Wahsatch l’anniversaire de leur arrivée dans la terre promise où Brigham Young les avait conduits en 1847 : au milieu de la fête, deux cavaliers accoururent en toute hâte, annonçant que le service des dépêches était suspendu et que les troupes américaines étaient en marche. Brigham Young exalta jusqu’au fanatisme la fureur de ses sujets, les encouragea à la résistance, déclara solennellement que le territoire d’Utah cessait de faire partie des États-Unis, qu’il perdrait désormais ce nom pour prendre le nom mormon de Deseret. Il organisa militairement son peuple, et forma une légion qui prit le nom de légion de Nauvoo.
Les terreurs qui se déguisaient mal sous cet enthousiasme guerrier étaient prématurées : les opérations de l’armée expéditionnaire se trouvèrent en effet gênées par une multitude d’obstacles. En l’absence du général Harney, retenu au Kansas, le colonel Alexander, du 10e d’infanterie, avait pris le commandement. Le 27 septembre, après deux mois de marche, il avait déjà parcouru plus de 1,000 milles, et était arrivé au-delà de la Rivière-Verte, un des principaux affluens du Rio-Colorado. Il reçut à ce moment la visite du capitaine Van Vliet, qui revenait du grand Lac-Salé ; cet officier était le quartier-maître de l’état-major du général Harney. Ignorant les intentions belliqueuses des mormons, le général l’avait dépêché à la capitale d’Utah pour y prendre toutes les dispositions relatives à la réception des troupes américaines. Le capitaine Van Vliet raconta au colonel Alexander qu’il avait été reçu d’une manière très hospitalière par Brigham Young, mais que les mormons lui avaient annoncé leur intention de résister à l’armée fédérale. Il était porteur d’une proclamation où Young dénonçait cette armée comme une bande d’assassins, et lui défendait d’entrer dans son territoire. La position de l’armée devenait embarrassante : elle se concentra sur Ham’s-Fork, un confluent de la Rivière-Verte. Le manque de cavalerie rendait la défense des convois presque impossible. Pendant la nuit du 5 octobre, un parti de mormons réussit, sans brûler une amorce, à en intercepter deux, dont chacun comprenait vingt-cinq voitures. Le lendemain, un autre fut enlevé ; les voitures, avec tout ce qu’elles contenaient, furent brûlées. Le colonel Alexander apprit au même moment que les mormons élevaient des retranchemens dans une des gorges les plus étroites des monts Wahsatch, le cañon[2] de l’Écho, passage si resserré qu’une poignée d’hommes pourrait y arrêter une armée. Il n’y a d’autre moyen d’éviter cette gorge, placée sur la route ordinaire d’Utah, que de faire un détour de 150 milles environ vers le nord, et de pénétrer dans le Grand-Bassin par la vallée de la Rivière-aux-Ours [Bear River), le principal tributaire du grand Lac-Salé. Encouragé par les dispositions prises, Brigham Young eut l’insolence de dépêcher au commandant américain un envoyé qui lui proposa de mettre bas les armes, lui promettant que, sous cette condition, les troupes américaines seraient nourries tout l’hiver dans les villages mormons et renvoyées aux États-Unis dès le printemps. Une pareille proposition fut repoussée comme elle devait l’être, et, après avoir tenu un conseil de guerre, le colonel Alexander se décida à marcher vers le nord pour pénétrer dans les vallées septentrionales ouvertes sur le Grand-Bassin. Menacé sur son flanc gauche et ses derrières par les maraudeurs mormons, dont le quartier-général était établi au fort Bridger, qui commande l’entrée des défilés de la chaîne Wahsatch, il se dirigea néanmoins vers la Rivière-aux-Ours. Le 13 octobre, l’armée en marche perdit huit cents bœufs, que les mormons emmenèrent dans leurs vallées. La neige commençait à tomber, et le colonel Alexander n’avançait qu’avec une extrême lenteur quand il reçut de nouveaux ordres, et se trouva déchargé de la lourde responsabilité du commandement.
À la place du général Harney, qui n’avait pas voulu se décider à quitter le Kansas, le colonel Johnston venait se mettre à la tête de l’armée : il n’avait avec lui qu’une faible escorte de dragons, et, jugeant que la saison était trop avancée pour franchir les montagnes, il se décida à prendre son quartier d’hiver au fort Bridger. Le retour de l’armée fut un véritable désastre : le froid était si intense que dans une seule nuit on perdit cinq cents mulets. Les mormons parvinrent encore à enlever cinq cents bœufs, et, faute d’animaux de train suffisans, l’on dut se résoudre à abandonner une partie des bagages. On arriva enfin au fort Bridger ; quatre jours après, le colonel Cooke y amena le régiment de dragons qui avait dû dès le début faire partie de l’expédition, et dont l’absence avait été si regrettable. Ce régiment, arrivant du Kansas, était dans un état pitoyable ; il avait franchi les Montagnes-Rocheuses, à travers les neiges ; plus d’un tiers des chevaux avait péri, et il avait fallu jeter une bonne partie des bagages. Le régiment était accompagné par le nouveau gouverneur désigné pour Utah, M. Cumming ; le juge fédéral, M. Eckels, avait rejoint directement l’armée de son côté, ainsi que M. Hurt, le seul des anciens fonctionnaires fédéraux qui fût demeuré jusqu’alors sur le territoire mormon. Ce dernier était l’agent indien des États-Unis : on nomme ainsi le fonctionnaire chargé des rapports avec les tribus errantes qui sont encore éparses dans la vaste vallée du Mississipi et dans les parties du continent où l’émigration n’a pas pénétré. L’année précédente, après l’expulsion de ses collègues, M. Hurt s’était tranquillement établi au milieu de la tribu des Pah-Utahs ; il avait fondé une grande ferme sur les bords de la Rivière-Espagnole, qui coule dans le lac Utah et prend sa source dans les neiges du mont Nébo, l’un des pics les plus élevés de la chaîne Wahsatch. Il usait de son autorité parmi les Indiens pour contrebalancer l’effet des prédications des mormons, toujours occupés à exciter les Indiens contre les Américains et l’autorité fédérale : il avait si bien établi son crédit parmi les sauvages, que Young essaya de l’enlever ; il fut heureusement prévenu à temps de ce projet par les Indiens eux-mêmes, qui l’aidèrent à fuir dans les montagnes. Il arriva au camp le 23 octobre avec ses fidèles compagnons, qui avaient bravé les plus cruelles souffrances pour le sauver.
L’activité du colonel Johnston avait relevé le moral de la petite armée américaine ; les soldats étaient occupés à fortifier leurs positions, à décharger les convois qui avaient échappé aux mormons. Leurs tentes coniques, ouvertes par le haut pour laisser passer la fumée et construites sur le modèle de la tente indienne, leur donnaient un excellent abri ; ils construisaient pour leurs officiers de petites maisons en terre. Les chevaux et les mulets furent envoyés, avec le régiment de dragons chargé de leur garde, à quelques lieues de distance, dans une vallée où les pâturages n’avaient pas été brûlés par les mormons. Les Indiens Chéyennes ayant enlevé tous les bœufs destinés à être mangés, il fallut tuer les maigres bœufs de transport et en préparer la viande pour l’hiver. Comme il ne restait presque plus d’animaux pour la campagne qui devait suivre, le commandant détacha le capitaine Marcy à Taos, dans l’état du Nouveau-Mexique, pour y chercher des chevaux. Cet officier se mit en route le 27 novembre avec trente-cinq hommes et deux guides ; il avait 700 milles à traverser au milieu des tribus indiennes les plus indépendantes et dans la saison de l’année où les plus hardis trappeurs s’aventurent rarement dans les montagnes. Comme les rations de l’armée étaient diminuées, une autre troupe : fut envoyée vers le nord, dans les territoires de Washington et d’Oregon, pour prévenir les marchands des besoins de 1 ! armée américaine. Les charretiers et valets d’armée qui encombraient le camp, ramassis d’aventuriers qui avaient suivi les troupes dans l’espoir de gagner par Utah la Californie, furent organisés militairement pour que l’indiscipline ne pénétrât point dans l’armée. Le colonel Johnston déployait une grande énergie dans tous ses préparatifs, décidé à agir vigoureusement dès que le printemps le permettrait ; il fit dire à Brigham Young de ne plus envoyer de messagers à son camp et rompit avec lui toute communication.
À la fin du mois de décembre, un prisonnier fait par les mormons s’échappa, et vint annoncer au colonel Johnston que ceux-ci avaient formé le projet d’arrêter le capitaine Marcy à son retour du Mexique avec les troupeaux qu’il devait ramener. Dans son inquiétude, le commandant envoya une petite expédition vers le gouvernement des États-Unis pour demander des secours. Les malheureux soldats qui en firent partie souffrirent toutes les tortures du froid et de la faim, et se trouvèrent réduits à manger de la viande de mulet dans les montagnes. Avant même de recevoir la demande du colonel Johnston, le bureau de l’armée à Washington s’était occupé de lui envoyer des renforts ; on l’avait promu au grade de brigadier-général ; au printemps, 3,000 hommes, le 1er régiment de cavalerie, les 6e et 7e d’infanterie et deux batteries d’artillerie, devaient le rejoindre. On préparait d’énormes convois qui ne devaient pas comprendre moins de 4,500 voitures, 50,000 bœufs, 4,000 mulets, 5,000 conducteurs et employés de toute sorte.
Cependant le colonel Johnston, qui ne recevait aucune nouvelle du capitaine Marcy, dépêcha le docteur Hurt, l’agent indien, chez les Pah-Utahs pour les prier de prévenir cet officier du danger qu’il courait. Les souffrances que le fonctionnaire endura dams les monts Uinta furent si cruelles, qu’il tomba malade à son retour, et que sa vie fut plusieurs semaines en danger. Le général apprit bientôt par un courrier que le capitaine Marcy était arrivé sain et sauf à Taos, et qu’un seul de ses hommes avait péri de froid pendant le voyage.
Le 12 mars, on reçut au camp des nouvelles des mormons : elles furent apportées par un Américain qui avait, à l’insu du général Johnston, accompli une mission sur le territoire d’Utah, où il s’était rendu par la voie de Panama et de la Californie. Ce personnage se nommait M. Kane ; il était le frère du navigateur américain qui venait de faire deux voyages dans les mers polaires à la recherche de sir John Franklin. Depuis longtemps déjà, M. Kane connaissait les mormons ; il avait recruté parmi eux un bataillon à l’époque de la guerre du Mexique. Tombé alors gravement malade au quartier d’hiver qu’ils occupaient dans l’Iowa, il en avait reçu des soins si dévoués qu’il se sentait lié envers eux par la reconnaissance ; il s’était depuis, en toute occasion, constitué le défenseur de la secte opprimée, et en avait pris le parti avec tant de chaleur qu’on allait jusqu’à l’accuser d’en partager secrètement la foi.
M. Buchanan, découragé par les débuts de l’expédition qu’il avait ordonnée, embarrassé par la question d’Utah, songeait à y mettre fin par un compromis. Sans investir M. Kane d’un caractère officiel, il lui donna une lettre où il le recommandait en termes tout particuliers à tous les officiers fédéraux. Pour accomplir sa mission secrète, M. Kane se rendit à San-Francisco et de là gagna l’établissement mormon de San-Bernardino, près de Los-Angeles. Il voyageait sous le nom d’Osborne, et pour faire, disait-il, une collection d’histoire naturelle. San-Bernardino est une station très importante, créée pour faciliter l’arrivée à Utah des recrues envoyées d’Europe, en évitant la route ordinaire, qui traverse les États-Unis. Cette station, comme beaucoup d’autres, avait été abandonnée par les mormons à la nouvelle de la guerre. M. Kane trouva pourtant le moyen de se faire conduire à la ville du grand Lac-Salé : il y arriva le 25 février 1858, et y fut reçu avec de grandes marques d’honneur par les chefs mormons. Il y apprit d’eux qu’au mois de décembre 1857 ils avaient directement constitué le gouvernement territorial. Young avait été nommé gouverneur et investi d’un pouvoir absolu ; la chambre des représentans avait pris des résolutions où il était déclaré « qu’on ne permettrait à aucune personne nommée par l’administration fédérale de remplir des fonctions dans Utah tant que le territoire serait menacé par une armée d’invasion. » La chambre avait envoyé un mémoire au congrès à Washington : toutes les prétentions du peuple mormon et ses griefs s’y trouvaient exposés, et il y réclamait l’exercice paisible de sa souveraineté.
M. Kane s’assura pourtant, durant son séjour, que la condition des mormons était devenue très malheureuse depuis le commencement de la guerre : les rapports commerciaux avec les états de l’ouest étaient tout à fait interrompus ; les épices, les étoffes, les chaussures, le café, le thé, le sucre, le tabac, manquaient complètement dans le territoire ; beaucoup d’habitans ne portaient plus que des haillons. Organisés en milice active, les mormons n’avaient pu consacrer qu’un temps insuffisant aux travaux agricoles ; les mesures financières de Brigham Young préparaient d’ailleurs la ruine complète de son peuple. Depuis plusieurs années déjà, les mormons avaient leur monnaie particulière, frappée avec de l’or venant de la Californie ; cette monnaie n’était jamais sortie du territoire d’Utah, parce que la valeur réelle en était notablement inférieure à la valeur nominale. Pendant la guerre, Young ordonna à tous les habitans d’apporter leur or à une banque dont il était le directeur ; on leur donna en retour des billets de banque remboursables en bétail : l’évaluation des échanges était faite d’ailleurs par les employés mêmes de la banque. Il n’y aurait pas besoin de citer un autre fait pour prouver l’odieux caractère du gouvernement mormon et l’imbécillité servile du peuple qui y reste soumis.
L’envoyé américain ne tarda point à reconnaître que la situation des mormons était désespérée, et qu’ils ne pouvaient tenir contre l’armée américaine ; il conçut alors le projet de mettre obstacle à une action militaire, et, arrivé au camp, il n’eut pas beaucoup de peine à faire partager ses sentimens au gouverneur Cumming. Quant au général Johnston, M. Kane ne jugea pas à propos de le mettre dans la confidence de sa mission. Pour lui rappeler son autorité, le général fit arrêter le commissaire extraordinaire : il argua ensuite d’une méprise ; mais l’irritation de M. Kane ne fut pas aisément apaisée : il » provoqua le général en duel, et il fallut l’intervention du juge, M. Eckels, pour mettre fin à ce regrettable et ridicule incident.
Peu de temps après, le gouverneur annonça au commandant de l’armée qu’il allait avec M. Kane se rendre à la ville principale des mormons pour traiter avec eux, et il se mit en route le 5 avril 1858. Les mormons reçurent leur gouverneur avec le plus grand respect et le reconnurent officiellement comme le représentant de l’autorité fédérale. M. Cumming demeura trois semaines au milieu d’eux, et inaugura dès lors la politique qui était à ses yeux la solution la plus naturelle et la moins cruelle de la difficile mission qu’il était, chargé de remplir. Il fit proclamer que dans le cas où des habitans d’Utah auraient l’intention de quitter le territoire et s’en croiraient empêchés par la crainte, le gouverneur les prenait sous sa haute protection et leur fournirait les moyens de retourner aux États-Unis. La tyrannie exercée par les chefs mormons est si inquisitoriale et si redoutable, que deux cents personnes seulement osèrent répondre à l’invitation du gouverneur : on les fit conduire au fort Bridger, où ces malheureux arrivèrent dans le dénûment le plus complet. Malgré les violentes diatribes dirigées par quelques mormons fanatiques contre M. Cumming, celui-ci ne se départit point de son attitude pacifique ; il fut sans doute ému de pitié en assistant au nouvel exode de ce peuple, tant de fois contraint de chercher un nouvel asile. Les mormons avaient en effet résolu de quitter tous leurs établissemens situés dans la partie septentrionale du grand Lac-Salé, ils voulaient abandonner la ville du grand Lac-Salé elle-même pour aller se concentrer dans les vallées méridionales des monts Wahsatch. Cette partie de la chaîne est encore inconnue aux géographes, et aucun voyageur ne l’a décrite ; mais les mormons l’avaient fait explorer et comptaient s’y réfugier. Abandonnant leurs maisons, leurs jardins, leurs champs, ils avaient commencé au mois de mars leur pénible marche vers le sud : campant à la belle étoile, suivis de leurs immenses troupeaux, de leurs femmes, de leurs enfans, ils n’avançaient qu’à petites journées. Au commencement du mois de mai, trente-cinq mille d’entre eux étaient réunis aux environs de Provo, sur les bords du lac Utah.
Retourné au camp américain, le gouverneur Cumming fit part au commandant de ses intentions pacifiques. Il lui annonça que, les mormons l’ayant reconnu et lui livrant sans défense l’approche de leurs établissemens, la condescendance lui paraissait préférable à la rigueur pour les ramener entièrement au devoir. Le désappointement de l’armée fut extrême : elle avait supporté avec un grand courage les privations et les ennuis des quartiers d’hiver. Elle était impatiente d’entrer en action ; de puissans renforts allaient bientôt lui venir, et d’énormes convois étaient sur le point de ramener l’abondance au camp. La différence des avis menaçait de susciter un grave conflit entre l’autorité militaire et l’autorité civile, quand l’arrivée de deux commissaires envoyés par le président Buchanan mit fin à toute indécision. Ils étaient porteurs d’une proclamation adressée par M. Buchanan aux insurgés mormons. On y rappelait toutes leurs offenses, mais, « pour empêcher l’effusion du sang et pour qu’un peuple tout entier ne fût pas puni pour des crimes dont il était probable que tous n’étaient pas coupables, » le président offrait « plein et entier pardon à tous ceux qui se soumettraient à l’autorité fédérale. »
Le 2 juin, le gouverneur Cumming partit avec les commissaires pour la vallée du grand Lac-Salé, afin de communiquer aux mormons la proclamation du président. Le maître de poste du territoire d’Utah les accompagna avec les dépêches, qui, depuis le commencement de la révolte, avaient été arrêtées ; le surintendant des affaires indiennes se joignit aussi à eux. Seuls, les juges refusèrent de suivre le gouverneur. La petite expédition arriva à la ville du grand Lac-Salé : elle était entièrement déserte ; des planches étaient soigneusement clouées sur toutes les fenêtres ; les portes étaient fermées, et la cité ressemblait à un vaste tombeau. Le gouverneur et les commissaires parvinrent cependant à ouvrir des conférences avec les principaux d’entre les mormons, campés à Provo. Brigham Young, Kimball, Wells, les douze apôtres et une trentaine d’évêques et de pontifes, toute l’aristocratie sacerdotale d’Utah y était représentée. Les conférences furent très orageuses, les mormons montraient la plus vive répugnance à voir leur peuple en contact avec les soldats de l’armée américaine ; ils craignaient également que les juges fédéraux, à défaut d’une loi formelle sur la polygamie, ne poursuivissent, sous la prévention d’adultère ou de bigamie, ceux de leur religion : c’est de cette façon que le juge Eckels avait annoncé qu’il extirperait l’institution favorite des habitans d’Utah. Les assurances que les mormons reçurent des commissaires sur ces divers points parurent ; les contenter, et ils se décidèrent à se soumettre sans conditions à l’autorité fédérale.
Pendant ce temps, l’armée quittait ses quartiers d’hiver. Le 13 juin elle s’engageait dans les pittoresques vallées qui séparent Fort-Bridger du Grand-Bassin. Trois jours auparavant, il neigeait encore, ce qui peut donner une idée du climat singulier de cette partie du continent américain. Les montagnes étaient encore couvertes çà et là de neige, les torrens étaient démesurément gonflés, et l’armée, obligée de jeter des ponts, n’avançait que très lentement à travers les montagnes, avec sa longue tramée de bagages. Elle aperçut en passant les grossières fortifications que l’année auparavant les mormons avaient élevées dans le cañon de l’Écho, et ne déboucha que le 26 juin dans la vallée du grand Lac-Salé. Elle défila à travers la ville déserte, campa sur les bords du Jourdain, et peu de jours après s’établit définitivement dans la vallée du Cèdre, qui s’ouvre, à peu près à égale distance du grand Lac-Salé et de Provo, où les mormons s’étaient réunis. Quand les fugitifs surent que les régimens américains ne prenaient pas leur campement dans la ville, ils se sentirent peu à peu rassurés. Aucune violence n’était commise contre leurs personnes ni contre leurs propriétés ; les familles retournèrent, les unes après les autres, dans les villes qu’elles avaient abandonnées. Les marchands qui suivaient l’armée entrèrent en rapports avec les mormons, leur vendirent les marchandises dont ceux-ci se trouvaient depuis si longtemps privés, et leur achetèrent en retour du blé et des bestiaux. Pour la première fois peut-être le peuple osa murmurer ouvertement contre ses chefs, quand les marchands américains refusèrent d’accepter le papier-monnaie créé par Young. Jamais situation ne fut aussi singulière ni aussi critique, l’armée se sentait humiliée de l’inaction où le gouvernement l’avait condamnée. De leur côté, les chefs mormons comprenaient que le voisinage, d’un grand nombre d’hommes qui méprisaient la religion dont ils étaient les grands-prêtres, l’établissement de rapports réguliers avec les États-Unis, la présence des autorités fédérales, minaient lentement leur autorité, jusqu’alors absolue.
Le gouverneur Cumming espérait, par son système de temporisation, user le fanatisme religieux de la secte, et mettre fin sans effusion de sang au scandaleux spectacle que le mormonisme, donnait à la confédération. Les juges fédéraux, tout pénétrés de l’esprit rigoriste que donne l’habitude de faire exécuter les lois, soutiraient impatiemment les obstacles que les apôtres mormons opposaient à l’exercice de la législation territoriale. Ils étaient irrités de ne pouvoir constituer des jurys indépendans, de voir les lois américaines violées par les dispositions particulières qu’avait adoptées Brigham Young. L’acte organique qui régit les territoires interdit par exemple à ceux qui les habitent de disposer de la propriété du sol : cela n’a pas empêché les mormons de conférer à perpétuité à leurs pontifes, et notamment à Brigham Young, la propriété d’immenses terrains, l’usage exclusif de certains cours d’eau qui descendent des monts Wahsatch et présentent de magnifiques cataractes. Les divers actes de la législation particulière des mormons sont en opposition flagrante avec les principes qui d’un bout à l’autre de l’Union servent de fondement à la législation des divers états ; ces actes sont une véritable curiosité en pareille matière. Ils investissent l’église d’une autorité absolue et perpétuelle, sanctionnent la polygamie, règlent les châtimens destinés à punir ceux qui violent les secrets de l’association mormone ; ils répartissent les impôts avec une monstrueuse inégalité et en exemptent complètement l’église et les prêtres ; ils règlent les successions de manière à y comprendre tous les enfans nés sous le régime de la polygamie, prononcent la confiscation contre toutes les personnes qui veulent quitter le territoire, permettent la violation arbitraire du domicile et de la liberté personnelle, abolissent le vote secret dans les élections, autorisent l’esclavage non-seulement des noirs, mais encore des Indiens, ce que les planteurs les plus furibonds du sud n’avaient jamais songé à demander. Cette législation horrible, barbare, est assurément le plus abominable code de tyrannie que les temps modernes aient vu fonder, et l’on conçoit aisément les sentimens de dégoût des juges fédéraux en face d’abus aussi monstrueux.
L’installation du gouverneur Cumming a mis fin à la crise dont je viens de raconter les principaux incidens ; mais elle est en même temps pour les mormons le point de départ d’une situation nouvelle qui mérite d’être étudiée. Mettre en harmonie l’organisation actuelle d’Utah avec les principes qui règlent l’organisation des États-Unis est une tâche impossible. Le gouverneur Cumming, qui a fait jusqu’à ce jour triompher sa politique de temporisation, le sait lui-même : son unique espoir est de venir à bout du mormonisme en offrant sa puissante protection à tous les malheureux qui ont été entraînés à Utah, et qui voudraient échapper au joug de Brigham Young et de ses apôtres. Si le mormonisme était l’expression d’une opposition politique, il n’y aurait à coup sûr qu’un moyen de le vaincre, la guerre ; mais c’est une religion, et toute religion se fortifie parle martyre et la persécution. Le fanatisme meurt au contraire faute d’alimens, quand on l’abandonne à lui-même ; la lutte est un tel besoin pour ceux qui en respirent l’excitante vapeur, que, faute de pouvoir se mesurer contre un ennemi commun, ils se déchirent entre eux-mêmes. C’est à cette œuvre de décomposition qu’est aujourd’hui soumise l’étrange religion qui a pris racine dans la société la plus libre de la terre. En voyant se fonder en plein XIXe siècle, à l’abri des institutions démocratiques les plus avancées, une théocratie plus grossière que l’ancienne théocratie judaïque, il ne faut point parler avec trop de fierté du progrès des lumières et de la civilisation moderne ; mais on peut au moins se consoler en pensant que la liberté est plus fatale au mensonge que ne l’était jadis la violence. Les erreurs les plus grossières jaillissent, aujourd’hui comme autrefois, du fond obscur de l’âme humaine, mais elles ne peuvent se perpétuer faute de pouvoir se traduire en tyrannie temporelle.
Le séjour déjà long des Américains au milieu des mormons, en préparant la dissolution de la secte, a eu aussi l’avantage de nous fournir des renseignemens tout à fait précis sur les établissemens qu’elle a fondés et sur la contrée qu’elle habite. La population du territoire d’Utah s’élève actuellement à 45,000 âmes ; sur ce nombre, la moitié environ se compose d’émigrans venus d’Angleterre, un cinquième de Scandinaves, Danois, Suédois et Norvégiens, le reste d’Américains principalement originaires des états du nord-ouest de l’Union. Les villages mormons sont placés au pied des monts Wahsatch, au débouché des vallées transversales de la chaîne. Le climat étant d’une extrême sécheresse, les vallées seules sont cultivées, et de grands travaux d’irrigation sont nécessaires pour les fertiliser. Les principales vallées sont celles que baignent les Roseaux, la Rivière-aux-Ours et le Jourdain, qui se jettent dans le grand Lac-Salé, le Timponaga, qui descend dans le lac Utah : cette dernière rivière a de belles chutes d’eau, et plusieurs manufactures, fabriques d’armes, distilleries, brasseries, les utilisent déjà. Vers-le sud, on trouve le Sevier, qui se jette dans le lac Nicollet, les cours d’eau qui descendent vers le lac Preuss, et le Vegas, affluent du Rio-Virgen, qui se jette lui-même dans le Rio-Colorado. La zone cultivée le long des rivières n’est généralement pas très large, et on pourrait l’étendre beaucoup par un système d’irrigation plus complet. Partout où l’on peut avoir de l’eau, la terre est d’une fertilité comparable à celle de la Californie ; elle fournit les produits les plus variés, toutes les céréales, les légumes et les fruits d’Europe ; la canne à sucre chinoise y a été essayée avec succès ; on y récolte aussi le thé et le raisin.
Comme les travaux d’irrigation nécessitent une entente continuelle, les habitans d’Utah ne vivent point disséminés dans des fermes isolées, mais dans des villages ou forts pareils à ceux du Nouveau-Mexique. Chacun de ces forts est placé sous l’autorité d’un prêtre mormon. Ce sont de grands carrés entourés de fossés et de murs élevés, bâtis en briques adobes, c’est-à-dire non cuites. Les plus petits de ces villages n’ont qu’une grande place sur laquelle s’ouvrent toutes les maisons ; les autres sont divisés par un système de rues quadrangulaires.
Toute la région du Grand-Bassin jouit d’un climat éminemment continental, c’est-à-dire que les chaleurs y sont des plus fortes pendant l’été et les froids très rigoureux pendant l’hiver, Les cimes les plus élevées des, monts Wahsatch sont pendant toute l’année couvertes de neige. Quelques-unes d’entre elles ont près de 4,000 mètres de hauteur. La sécheresse et l’absence d’arbres donnent à la région qui environne le grand Lac-Salé les caractères d’un vrai désert, sauf dans les vallées cultivées. Il n’y a aucun doute qu’en utilisant les nombreux cours d’eau qui descendent de la chaîne Wahsatch, le versant de ces montagnes pourrait nourrir une population d’un million d’habitans, comme l’avait prédit Fremont, qui le premier s’aventura sur le grand Lac-Salé et décrivit la région qui l’environne. Plus rapidement l’émigration ordinaire se portera vers les belles vallées d’Utah, plus promptement s’éteindra la religion mormone. Fondée sur une vraie tyrannie et sur les erreurs les plus grossières, elle ne pourrait se perpétuer longtemps au milieu de sectes chrétiennes et d’institutions démocratiques. Malheureusement l’émigration ne se porte point encore aujourd’hui vers la contrée qu’habitent les mormons, et on peut craindre que la secte ne disparaisse pas avant d’avoir créé de grands embarras au gouvernement fédéral. L’expédition dont j’ai raconté les péripéties n’a en réalité résolu aucune difficulté. Je suis tout disposé, pour ma part, à louer l’indulgence du gouverneur, actuel, M. Cumming ; mais il faut bien avouer que chaque acte de condescendance envers les mormons a été suivi par une violation plus audacieuse et plus flagrante des lois. Pendant la période de la persécution et plus tard même, au moment où fut passé l’acte qui organisa le territoire d’Utah, les mormons se défendaient vivement de l’accusation de polygamie qu’on portait contre eux ; aujourd’hui non-seulement ils permettent la polygamie, mais ils en proclament hardiment les avantages et la sainteté. Leurs grands-prêtres Young et Kimball ont jusqu’à quatre-vingts femmes dans leur sérail.
Les pontifes d’Utah ont parfaitement conscience de la solidarité qui unit aux États-Unis le mormonisme et l’esclavage. Comme ce dernier, pour emprunter l’expression des planteurs, est l’institution particulière du sud, la polygamie est l’institution particulière d’Utah. Des milliers de ministres de l’Évangile défendent l’esclavage dans leurs églises à grand renfort de textes tirés de l’Ancien-Testament : il n’est pas plus difficile aux grands-prêtres mormons de donner la même sanction à la polygamie. La Bible est aussi l’autorité qu’ils invoquent : ils prétendent réaliser la vie de l’ancien peuple d’Israël, ressusciter l’autorité patriarcale du chef de famille, la souveraineté des prêtres et des prophètes. Le nouveau temple dont les fondations commencent déjà à s’élever à la ville du grand Lac-Salé doit dépasser en splendeur et en magnificence l’ancien temple de Jérusalem.
Au point de vue de la morale ordinaire, le mormonisme n’a pas des traits plus horribles que l’esclavage. Les cases des nègres sont le théâtre de scènes aussi révoltantes que les harems d’Utah ; le planteur qui retient dans la servitude les enfans qu’il a d’une négresse, et trouve ainsi le moyen de satisfaire en même temps son avarice et ses brutales passions, est un monstre moral plus horrible que le pacha mormon. Le récit des souffrances endurées par les malheureux qu’opprime Brigham Young n’a jamais remué le monde comme cet éloquent cri de douleur et de réprobation qu’une femme chrétienne a fait entendre dans la Case de l’Oncle Tom. Plus on étudie les institutions et l’histoire des États-Unis, plus on peut se convaincre que la question de l’esclavage s’y mêle à toutes les autres. Tant que cette institution subsistera, et que l’obligation ou le désir de la défendre donnera aux esprits l’habitude du sophisme, des fraudes religieuses et morales, toutes les violences et tous les crimes trouveront aux États-Unis, sinon une excuse, au moins une explication naturelle. Aussi longtemps qu’une théologie littérale sanctionnera l’esclavage au nom de la Bible, et que l’esprit de l’Ancien-Testament prévaudra sur celui du Nouveau, la polygamie pourra chercher aussi sa justification dans la loi mosaïque. Tant que la démocratie américaine renoncera à posséder un idéal de justice abstraite, et ne reconnaîtra d’autre autorité que la souveraineté populaire, elle sera tenue d’en respecter tous les caprices. Les états du sud n’ont pas le droit de se montrer sévères envers les habitans d’Utah. Quant à ceux du nord, tant qu’ils n’auront pas le pouvoir de modifier ou le courage de déchirer le pacte qui les unit avec leurs confédérés, on ne voit pas pourquoi ils refuseraient aux mormons l’indulgence qu’ils ont aujourd’hui pour les maîtres d’esclaves.
AUGUSTE LAUGEL.