Une Ville industrielle alsacienne - Mulhouse

UNE VILLE INDUSTRIELLE ALSACIENNE

MULHOUSE[1]


La nature alsacienne tire sa beauté et sa richesse de sa variété : elle rassemble entre les Vosges et le Rhin tout ce qui peut émouvoir l’âme ou plaire aux yeux, la montagne et la plaine, les forêts et les prairies, les champs et les vignes, les ruisseaux, les rivières, un grand fleuve, les vallées étroites qui ne montrent qu’une bande de ciel et les immenses horizons qu’on embrasse des sommets. Cette variété distingue encore ses villes. Strasbourg est la ville intellectuelle, administrative et militaire, capitale que les successives dominations marquent, en l’agrandissant et en la transformant, de leur empreinte propre. Schlestadt, dépouillée de ses remparts, délaissée, déserte, s’endort autour de ses vieilles églises d’un sommeil qui ressemble à la mort. Colmar, calme cité de judicature et d’art, fière de son passé, garde fidèlement ce qui lui donne un visage du temps jadis. La grâce charmante de Wissembourg évoque le XVIIIe siècle, le bon roi Stanislas, la douce Marie Leczinska et Louis XV le Bien-Aimé. À Mulhouse, il reste peu de vestiges des siècles écoulés : quelques débris de remparts, quelques hôtels, la tour du Bollverk, l’hôtel de ville qui date de la Renaissance, et c’est tout ; uniquement industrielle, elle étend, sous la fumée de ses usines, résistant aux changemens de régime, aux révolutions et aux guerres, l’admirable témoignage de ce qu’ont su réaliser l’initiative, l’intelligence et le labeur alsacien.

Si curieuse que soit l’histoire des villes d’Alsace, l’histoire de Mulhouse l’emporte encore peut-être en intérêt, — si diverse dans la politique : ville libre impériale, puis petite république alliée à la Confédération suisse, puis à peu près indépendante, puis rattachée sur sa demande à la France ; — si soudaine et si magnifique dans le domaine industriel : d’abord ville agricole, ne venant à l’industrie que très tard, mais s’élevant tout de suite au premier rang des centres industriels et proposée très vite comme modèle ; — si particulière enfin avec la fondation et le rayonnement de ses grandes familles.

I

Réduits à des conjectures sur l’origine de Mulhouse, les annalistes la cherchent volontiers dans son nom même : moulin (Mühle) et maison (Haus) construits au bord de l’Ill par des ermites de l’ordre de Saint-Augustin, à une époque imprécise. De là assurément la roue de moulin rouge sur fond blanc et maintenue par deux lions, qui figure ses armoiries. Quoi qu’il en soit, une bourgade naquit, dont le nom est cité pour la première fois au VIIIe siècle, et qui faisait partie de l’Alsace, et, en Alsace, de la contrée appelée Sundgau. Tour à tour cédée, avec l’Alsace, par les partages carolingiens à l’empereur Lothaire, puis à son fils Lothaire II, puis à Louis le Germanique, elle apparaît comme ville impériale, en 1236, par acte de Frédéric II. Ces villes libres impériales, qui étaient au nombre de dix, en Alsace seule, au XIVe siècle, donnaient de l’argent aux empereurs, les servaient contre les empiétemens des grands vassaux, les recevaient avec une cérémonieuse déférence, et les empereurs, qui n’étaient pas riches et qui avaient beaucoup d’ennemis à combattre, leur reconnaissaient, — et c’était en termes propres de la reconnaissance, — des privilèges. Un préteur impérial gouverne alors Mulhouse, assisté d’un vice-préteur et de douze conseillers, dont huit choisis parmi les familles nobles de la Haute-Alsace, seigneurs de Zu-Rhein, de Dornach, de Ferrette, de Gliers, entre autres, qui habitaient en grand nombre dans des hôtels, appelés cours, telles que la Cour de Lorraine, la Cour des Trois-Rois, la Cour du Chapitre, et quatre dans les familles bourgeoises notables, qui formèrent plus tard une véritable classe patricienne.

Elle n’était pas encore ville libre : elle le devint quand en 1293 l’empereur Adolphe de Nassau ordonna de prendre désormais le préteur impérial parmi les bourgeois. En même temps, une véritable charte énonça les privilèges accordés à ces derniers. Tout bourgeois, par exemple, libre de sa personne et capable de gouverner, ne pouvait, en vertu d’aucune réclamation, être appelé devant un tribunal étranger, ni inquiété de manière quelconque, ni puni dans la ville même à moins d’un jugement régulier. Son domicile était sacré et inviolable : il ne pouvait y être appréhendé ou fait prisonnier, de jour ou de nuit : sur sa demande, un tribunal s’établissait devant sa fenêtre, et le bourgeois répondait de sa fenêtre aux questions. Apte à être investi de toute espèce de fiefs et à en jouir suivant le droit féodal, dispensé de tout duel avec un campagnard, exempt des droits de péage dans toutes les villes impériales, il pouvait posséder des armoiries et participer à des tournois.

Les bourgeois se constituèrent alors en tribus ou corporations dont les chefs étaient, de droit, membres du conseil de la cité. Il y en eut six, celle des tailleurs, où entraient les drapiers, les tisserands, les armuriers, les passementiers, les apothicaires, les relieurs ; celle des vignerons où entraient les hommes lettrés, les maîtres d’école, les ecclésiastiques et les habitans non bourgeois ; celle des bouchers où entraient les tanneurs, cordonniers et selliers ; celle des boulangers où entraient les menuisiers, les aubergistes, les cordiers ; celle des forgerons où entraient les maçons, les charpentiers, les peintres ; enfin celle des laboureurs. Les deux tribus les plus considérables étaient celles des vignerons et des laboureurs.

À l’ordinaire, quand une ville impériale avait conquis ses privilèges, elle ne cherchait plus qu’à rompre les liens qui l’attachaient à l’Empire, ou du moins à s’administrer d’une façon tout à fait indépendante, en ne faisant valoir ses liens avec l’Empire qu’en cas de péril. Mulhouse patiemment tendit vers sa liberté complète. En 1347, elle obtient le droit d’élire un bourgmestre, fonction qui diminue le rôle du préteur impérial, et en 1397 la charge de préteur est abolie. Les empereurs continuaient cependant à percevoir quelques revenus ; la ville les rachète en 1457. Dès lors commence la vie autonome de Mulhouse, État bien petit, sans doute, à peine grand de deux à trois lieues carrées, mais maître de lui-même. Trois bourgmestres exercent le pouvoir exécutif, chacun présidant alternativement durant six mois, et aidé par les douze maîtres des tribus, neuf conseillers ou échevins et un syndic, toutes fonctions conférées par voie d’élection.

Cette constitution ne changera qu’au XVIIIe siècle, où le conseil, augmenté par de nouveaux élus, sera divisé en deux, le petit qui jugera souverainement les matières criminelles et en premier ressort les affaires civiles, le grand qui gouvernera, édictera les lois, contractera les alliances, réglera les affaires de religion, jugera en appel. Chaque année, après la Saint-Jean, bourgmestres, grand et petit conseil, chefs des corporations, corps de la bourgeoisie, se réunissaient le matin, à l’église Saint-Étienne, et là le syndic, après avoir expliqué les actes accomplis et exposé les projets, lisait la formule du serment que les autorités prêtaient à la commune et la commune aux autorités. Chacun se levait à son tour et jurait. Il n’y a plus seulement la ville, mais la république de Mulhouse[2]. Et république, Mulhouse ne l’est pas seulement de nom et de fait, elle l’est tout autant de sentimens. Elle est née républicaine, et elle le demeurera à travers les vicissitudes de son histoire, si l’on entend par là avoir la passion de l’indépendance, la volonté de se gouverner soi-même, l’instinct de la solidarité collective. Nulle localité en Alsace n’a possédé autant de libertés ; de là son importance, car au moyen âge l’importance d’une ville s’estimait moins par son étendue que par les franchises dont elle jouissait.

On devine aisément que l’existence de Mulhouse ne se déroula pas dans le calme absolu. Ces petites républiques reflètent l’histoire générale de leur temps ; elles subissent les effets de tout ce qui se passe en Europe. La ville, travailleuse, aisée, proie tentante, eut tout de suite des ennemis acharnés. Les évêques de Strasbourg d’abord, et les seigneurs féodaux, puis les routiers des Grandes Compagnies, les Armagnacs, Charles le Téméraire. Elle rendait les coups, et elle y avait du mérite, car, bien qu’elle fît partie de la Décapole d’Alsace, elle se trouvait presque toujours réduite à ses seules forces, les autres villes devant, elles aussi, livrer sans cesse des combats pour leur propre sûreté.

La guerre civile ne l’épargnait pas non plus : car les sentimens et les intérêts des nobles s’opposaient constamment aux sentimens et aux intérêts des bourgeois. Aussi lorsque Bâle chassa de son territoire toutes les familles nobles, Mulhouse, imitant son exemple, bannit les siennes pour toujours, et même quelques familles patriciennes avec « toutes leurs nichées, » de celles qu’on appelait Achtbürger. Les bourgeois, certes, y gagnèrent de remplacer les patriciens, mais la ville fut affaiblie pour de longues années, car cette expulsion la privait de ses plus riches familles et transformait celles-ci, réfugiées aux environs, en ennemis toujours prêts à fomenter des troubles. Aussi, après une dernière guerre, la plus cruelle, la guerre dite des six deniers (la cause prochaine en fut la réclamation de six deniers présentée en 1465 par un garçon meunier étranger que soutenaient les seigneurs chassés), les Mulhousiens s’allièrent aux cantons suisses de Berne et de Soleure, alliance renouvelée en 1515, mais à perpétuité et avec les treize cantons.

Mulhouse se détachait ainsi de l’Alsace et entrait dans la Confédération helvétique. Elle n’entreprendrait aucun service étranger sans le consentement des cantons, et suivrait, dans toutes les circonstances graves, les conseils de la Confédération ; de part et d’autre on se prêterait, au premier appel, assistance réciproque de corps et de biens. Naturellement, lorsqu’un an plus tard François Ier conclut avec la Suisse la paix perpétuelle, Mulhouse, signataire de ce traité, dut fournir au roi des soldats. Ce furent ses premiers liens avec la France ; détournés de l’Allemagne, ses regards s’en allèrent désormais vers notre pays qui fut, jusqu’à la réunion finale, toujours attentif à l’honorer et à la protéger.

Ce qui caractérise Mulhouse, on le voit, c’est tout de suite qu’elle veut être et demeurer uniquement Mulhouse. Alsacienne, elle a d’abord obtenu ses libertés de l’Empire et profité de la faiblesse de l’Empire pour s’instituer petit État indépendant. Quand elle comprend qu’elle ne peut, au milieu de tant d’ennemis, garder toute seule cette précieuse indépendance, elle s’unit à la Suisse, parce que la forme politique de la Suisse lui permet d’entrer dans la Confédération, sans s’y fondre, en conservant son autonomie, et que de plus elle trouve chez ses voisins des lois, des mœurs, des usages pareils aux siens. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé des bourgeois aussi violemment attachés à leur petite ville : Mulhouse, pour eux, c’est tout l’univers ; ils ne désirent qu’être Mulhousiens et ils ne s’efforcent qu’à cela. Et ce caractère persiste encore aujourd’hui. La Réforme religieuse pourra apporter dans la cité une guerre civile sanglante, les exils, les délations, les supplices, la rupture avec les cantons suisses catholiques, et pousser la maison d’Autriche à tenter de l’assujettir de nouveau : dans ce terrible désarroi, les Mulhousiens n’oublieront pas un moment de préserver leur indépendance. Quelle habileté et quelle énergie ils durent y employer ! La France d’ailleurs les y aida ; et quand, après les horreurs de la guerre de Trente ans, l’Alsace lui fut cédée, non seulement elle reconnut Mulhouse État libre et partie intégrante de la Confédération helvétique, mais elle s’attacha à lui témoigner une continuelle bienveillance. Si le Roi venait en Alsace, il recevait avec les plus grands égards les députés de Mulhouse ; si les députés de Mulhouse pour quelque occasion solennelle venaient à Paris, ils étaient entourés d’honneurs. Fidèles au traité, les Mulhousiens, participant aux guerres du royaume, versaient généreusement leur sang pour la France. Ainsi le présent préparait l’avenir.

Ce serait ignorer le naturel alsacien que d’imaginer qu’en des temps si bouleversés la vie fut cependant misérable. Comme les Mulhousiens habitaient une terre féconde, ils aimaient tout ce qu’elle produisait d’excellent. À Mulhouse, on vivait bien[3]. Et tout d’abord, la cuisine y était en grand honneur. Montaigne, qui traversa Mulhouse, écrit que les Mulhousiens ont plus de soucis de leurs dîners que de tout le reste et qu’ils sont excellens cuisiniers, notamment de poissons. Les moindres repas duraient trois ou quatre heures avec six ou sept changemens de plats. Quand les arquebusiers et les arbalétriers de la milice se réunissaient pour l’exercice, ils le cessaient à cinq heures, pour manger un repas composé d’une soupe à l’orge, de bœuf bouilli, d’un rôti, d’un pâté, et boire sérieusement, chaque compagnie vidant à la fin encore, à la ronde et d’un trait, un gobelet d’étain fort d’une chopine de vin blanc. Quand en février, chaque année, les tribus procédaient à la reddition des comptes, il y avait trois jours de repas fraternel et, tout le temps des opérations, l’on envoyait des pâtisseries aux femmes des dignitaires, afin qu’elles prissent patience. La pâtisserie était d’ailleurs le triomphe de la cuisinière mulhousienne, dont l’imagination, en ce domaine, n’avait pas de limites. Ne croyez point que seuls les gens du peuple ou le commun des bourgeois aimassent s’attarder si longuement à table. Le menu du dîner qu’offrirent le 19 novembre 1705, à l’Hôtel de Ville, à l’élite de la cité trente bourgeois nouvellement admis, montre quel appétit possédaient les plus hauts personnages.

Premier service : soupe garnie d’une poule, bœuf bouilli, pâté de jeunes coqs, un dindon, un plat de légumes, un plat de choux-fleurs. Deuxième service : rôti de veau avec son rognon, rôti de lièvre, filet de chevreuil, chapons, pigeons, bécasses et alouettes, oies et canards, compotes de poires et de prunes. Troisième service : deux plats de beignets, tartes et gâteaux feuilletés, confitures, gaufres et oublies, pâtisseries.

On s’étonne cependant de n’y point trouver de ces cochons de lait, pour lesquels les Mulhousiens avaient un goût si vif et qui ornaient à l’ordinaire tous les repas officiels et privés, ni de ces fameuses écrevisses farcies de pâte d’écrevisses pilées et qui, mises au petit four, avaient mijoté dans une sauce épaisse où entraient du veau haché, des morilles, du bouillon, de la noix muscade, du jus de citron et des jaunes d’œufs. Et sans doute cela allait un peu loin, car en 1571 la municipalité limita à quatre-vingts convives le nombre des invités pour les noces les plus opulentes, et au XVIIIe siècle à soixante, en supprimant le festin traditionnel du lendemain. Des lois somptuaires ordonnèrent que les mets fussent apprêtés modestement, sans raffinement ni superfluité. Au XVIIIe siècle, quand l’industrie fut née, d’autres lois visèrent non seulement la table, mais encore la toilette des femmes. Les femmes n’avaient pas le droit de porter à l’église des robes en soie ou de couleur, et devaient remplir leurs devoirs religieux en robes noires très simples, sans parures de bijoux. Une bourgeoise fut punie pour s’être rendue à l’église avec une petite chaîne d’or au cou. Mais si l’on excepte le luxe de la table et ces coquetteries féminines, modestes en comparaison de l’élégance moderne, il semble bien que les mœurs étaient plutôt austères. Si les patriciennes sortaient le jour en carrosse avec des laquais sur le siège, elles travaillaient le soir à la chandelle avec les servantes. Jusqu’aux dernières années du XIXe siècle, tous les vendredis, les amies travaillaient ensemble pour les pauvres. Les jeunes filles formaient leur cercle à leur sortie de pension, fidèles, toute leur vie, chacune à son vendredi. Même aujourd’hui où la charité sociale revêt d’autres formes, il y a encore quelques réunions du vendredi.

Amour de la bonne chère dont profitait au reste tout étranger de distinction qui passait à Mulhouse. Il était sûr d’y recevoir une hospitalité généreuse, et quand il partait, ses hôtes, une fois qu’il était monté à cheval, buvaient avec lui, devant la foule accourue, dans une coupe de vermeil ou un hanap d’argent, le coup de la Saint-Jean, ou coup de l’étrier ; et non pas du vin du pays, communément appelé gratte-gosier, parce que, méchante piquette, il fait grimacer et pleurer, mais du meilleur vin doré d’Alsace, ou du vin du Rhin, ou plus tard vers 1750, après la prospérité duc à l’industrie, du vin de France.

II

La jouissance de privilèges si particuliers et d’une indépendance si fière, et les continuels efforts soit d’habileté, soit de courage, nécessaires pour les conserver, n’ont pas peu contribué à exciter et à développer chez les membres de la petite république les rares qualités d’initiative et d’énergie qui assurent les fortes races. Le droit de bourgeoisie mulhousienne était si recherché que les familles nobles les plus considérables de la région le sollicitaient, mais bien peu l’obtenaient. Quand on considère les portraits de ces grands bourgeois[4], ce qui frappe, c’est l’intelligence, la ténacité, et aussi la finesse et la dignité de ces visages. Ces hommes ne sont pas des rêveurs et ils savent ce qu’ils valent. Pour les femmes, elles ont toutes, outre l’honnêteté de l’expression, de la grâce et de la malice, même celles qui ne sont pas belles, — et il y en a de charmantes. Chez tous il y a de l’affinement dû peut-être à la culture française qu’ils prisaient si fort. On ne s’étonne point que de tels hommes et leurs descendans aient créé, de toutes pièces pour ainsi dire, et poussé à un si haut point l’industrie mulhousienne.

Mulhouse n’était guère qu’une cité agricole, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Les habitans s’occupaient surtout de cultiver leurs champs et leurs vignes ; de là l’importance des tribus que formaient les vignerons et les laboureurs. Il existait bien quelques petites fabriques de drap, mais ces fabriques ne produisaient, par le travail sur deux métiers, que des draps de qualité médiocre, achetés par les paysans des environs. La production totale pouvait s’élever de 50 à 80 000 aunes. Or un Mulhousien, Jacques Schmalzer, travaillant à Bâle dans une maison de commerce, s’était rendu compte par lui-même des bénéfices que procurait la fabrication des toiles peintes, déjà assez florissante en Suisse, à Genève, à Neuchâtel et à Bâle. Ce Schmalzer, dont la grosse figure ne manque pas d’ironie sous la coiffure à marteau, chercha, rentré à Mulhouse, à fonder une fabrique d’indiennes. Il lui fallait un dessinateur et des fonds.

Le dessinateur, Schmalzer le trouva dans la personne de Jean-Henri Dollfus, peintre de talent. La famille Dollfus était établie à Mulhouse depuis le XVIe siècle. La légende, — car ces grandes familles bourgeoises ont leur légende, — lui prête un ancêtre maure, un Adolfos ou Dolfos, au temps de la domination sarrasine en Espagne. De là sans doute, sur le cimier qui domine les armoiries, l’homme brun de l’écusson, vêtu d’azur au col d’or et chargé de la croix d’argent. La vérité est qu’elle se rattache à une famille patricienne de Westphalie, dont on a pu repérer le long du Rhin les successives migrations vers le Sud, Trarbach près de Coblence, Mayence, Strasbourg et Rheinfelden. C’est Rheinfelden qu’habitait Gaspard Dollfus, de la religion réformée, forgeron et coutelier, père du premier Dollfus qui se fixa à Mulhouse en 1553, comme maréchal ferrant, profession importante à l’époque, et fut reçu à la tribu des tailleurs. Son petit-fils. Jean, chef de la tribu des maréchaux, puis sénateur, avait acquis le droit de bourgeoisie et par son mariage était entré dans le groupe des vieilles familles patriciennes : sa fortune atteignait déjà 1 250 000 francs. Après lui la situation des Dollfus avait continuellement grandi. Gaspard, fils de Jean, commençait en 1618 la longue liste des bourgmestres issus de la famille et par ses trois mariages et ses spéculations sur les terrains développait encore sa maison. Jean Gaspard, fils de Gaspard, vingt-cinq ans bourgmestre et sénateur, faisait en 1663 partie de la délégation d’honneur envoyée à Louis XIV pour le renouvellement de l’alliance entre la Confédération suisse et la France. Les descendans des branches cadettes montraient la même énergie et la même intelligence, particulièrement ceux de Jean Dollfus, bourgmestre de 1710 à 1716, et qui se divisent eux-mêmes en trois branches, dites, d’après les hôtels qu’ils habitaient, de la Cour de Lorraine, de la Cour des Trois-Rois, de la Cour du Chapitre. Chefs de tribus, sénateurs, bourgmestres, ils jouent un rôle considérable dans l’histoire quotidienne comme dans les fastes de la république, mêlés à tous les événemens de politique intérieure et extérieure, toujours représentés dans les députations qui vont saluer le roi, les dauphines, les commandans d’armée. Le duc Philippe-Ferdinand de Schleswig-Holstein conférera en 1776 à l’un d’eux le titre de Volckersberg, en considération des charges remplies à Mulhouse par ses ascendans, et de la qualité de patricien d’une ville libre équivalente à la noblesse de l’Empire. Le peintre Jean-Henri, auquel s’adressait Schmalzer, était justement le chef de la branche dite de la Cour de Lorraine : il accepta les propositions de son concitoyen.

Les fonds, Schmalzer les demanda à Samuel Kœchlin, rentier et négociant. Un ancien portrait nous garde les traits inoubliables du père de ce Samuel, appelé lui aussi Samuel. Coiffée d’un bonnet en velours broché, la tête est durement découpée, comme dans du bois, avec un menton osseux, des joues creuses, une grande bouche ; les épaules sont couvertes d’un manteau de velours, les yeux expriment une volonté impérieuse et pleine d’orgueil : on dirait un vieux chef de tribu orientale. Et c’est bien un chef en effet, le chef de cette dynastie des Kœchlin, dont les descendans atteignaient en 1881 le chiffre prodigieux de 2 250. Le nom de Kœchlin était apparu de bonne heure à Zurich, vers 1320, ensuite à Mulhouse au début du XVe. Après une assez longue interruption, on le retrouve aux XVe, XVIe, XVIIe siècles, à Zurich, à Berne, à Lucerne, à Schaffouse. Les Kœchlin de Mulhouse venaient de ceux de Zurich, qui prétendaient se rattacher à la maison noble de Singenberg, de Saint-Gall. Un d’eux, établi définitivement à Mulhouse en 1596, y avait été reçu bourgeois ; mais, au contraire des Dollfus, leur participation au gouvernement de l’ancienne république ne fut qu’accidentelle.

L’association était donc formée. Cette industrie se présentait dans des conditions très bonnes. Nouvelle, elle ne tombait pas sous le coup des règlemens minutieux qui chargeaient les anciennes industries et ne gênait aucune des professions traditionnelles ; une petite rivière fournissait de l’eau excellente pour la fabrication. La ville avait liberté entière de commerce avec la Suisse, l’Allemagne et l’Alsace ; en France même, elle ne rencontrait d’autre concurrence que celle de la Compagnie des Indes orientales, et, bien que ses produits fussent frappés de droits, elle vendait à meilleur compte, parce qu’elle était tout près, et qu’elle avait à bon marché sa main-d’œuvre. Tout d’abord, il est vrai, il y eut un peu de découragement. La force motrice était alors fournie par une roue d’eau, si l’on disposait d’une chute, ou par un manège que mettait en mouvement un cheval aveugle ou un bœuf maigre, dont on utilisait la bouse pour la teinture et qu’on revendait avec un gain l’année suivante après l’avoir engraissé. On se contentait d’appliquer des dessins sur des toiles achetées en Suisse, et le coloris se bornait au rouge et au noir qu’on appliquait avec une combinaison de vernis ; quelques parties réussirent mal. Mais un coloriste de Hambourg, que le hasard amena aux associés, leur apprit le secret d’employer le rouge de garance en différentes nuances et d’enluminer les feuillages ; d’autres couleurs parurent successivement[5]. Les résultats furent splendides, et après quelques années, la manufacture primitive ne put suffire au travail. Les associés, se séparant, formèrent chacun une maison. Celle de Jean-Henri Dollfus fut la première et la plus considérable du temps pour la perfection de ses produits et la beauté de ses dessins.

L’activité s’accrut considérablement. En 1772, on comptait quinze fabriques. Des orfèvres, des médecins, des boulangers devenaient fabricans d’indiennes ; les artisans de la ville et des campagnes voisines quittaient leurs métiers ou leurs champs pour les ateliers ; le Conseil admit les étrangers mariés à s’établir dans la commune : la population augmenta dans de grandes proportions. Bientôt les manufactures, excitées par la concurrence, recherchèrent les dessinateurs et les coloristes habiles, et produisirent surtout de belles marchandises. Les fortunes rapides entraînaient au goût du luxe, des belles habitations, des beaux meubles, des belles toilettes. Un hôtel comme celui de la Cour de Lorraine, recevait tous les étrangers de distinction ; Jean-Henri Dollfus y vivait avec beaucoup de faste, si rigide sur la question de l’étiquette qu’il obligeait ses enfans et ses petits-enfans à se présenter devant lui, les jours de fête, en habit de cérémonie. Trente ans après l’association de Dollfus, Kœchlin et Schmalzer, Mulhouse, jusqu’alors ville agricole, n’était plus qu’une ville d’usines où les intérêts industriels l’emportaient sur tous les autres.

Or cette prospérité, Mulhouse la devait principalement au marché français. Si jamais se fermait ce marché, où elle ne rencontrait, pour ainsi dire, pas de concurrence et qui achetait ses meilleurs produits, c’était la ruine. Une ordonnance royale justement créa une seconde Compagnie des Indes orientales en 1785, et une autre interdit, au profit de la Compagnie, toute importation de toiles de coton étrangères. Mulhouse envoya aussitôt à Paris une députation que présidait le syndic, Josué Hofer, un de ses plus éminens citoyens. Lui voyait clair ; d’une part, il voulait que sa ville restât indépendante ; de l’autre, il voulait qu’elle conservât sa prospérité. Pour lui garder les ressources de l’industrie, il tâcha d’obtenir du gouvernement français les facilités de commerce nécessaires ; pour lui garder sa liberté, il s’efforça de renouer avec toute la Confédération suisse, les cantons catholiques comme les cantons protestans, une alliance qui n’existait plus qu’avec les cantons protestans. Il réussit, après de patiens efforts, à unir de nouveau Mulhouse aux cantons catholiques ; mais, du côté français, il échoua. Le gouvernement français lui fit comprendre que, si Mulhouse désirait un traitement pareil à celui de l’Alsace, elle devait se ranger sous la protection du Roi ; en même temps, un règlement éleva les droits qui frappaient les toiles mulhousiennes. La Révolution aggrava encore la situation. En détruisant les anciennes divisions provinciales, en portant jusqu’au Rhin la ligne de douane qui s’arrêtait auparavant à la Lorraine, elle enclava si bien Mulhouse, que, pour commercer avec la Suisse et l’Allemagne, Mulhouse devait passer par le territoire français. Plusieurs maisons tombèrent, entre autres celle de Jean-Henri Dollfus. La petite République dépêcha à Paris une députation composée de Josué Hofer, Nicolas Thierry, Hartmann-Kœchlin et Jacques Dollfus pour la défendre à l’Assemblée Nationale. Mais les autorités départementales du Haut-Rhin et les fabricans de l’intérieur émettaient des avis défavorables à tout arrangement et conseillaient d’affamer la ville, pour la contraindre de se donner au Roi. Cependant l’Assemblée consentit aux Mulhousiens un traité de commerce avantageux. La Législative devait ratifier ce traité, puisque l’Assemblée Nationale touchait à son terme. Les fabricans de l’intérieur, dans l’intervalle, redoublèrent les démarches, offrant cent mille francs au gouvernement pour dresser et entretenir des barrières autour de Mulhouse. La royauté s’écroula, le traité ne fut même pas discuté, et onze bureaux de douanes barrèrent les onze routes qui aboutissaient à Mulhouse. « Les denrées ne pénétraient plus que par contrebande la nuit et à des prix excessifs ; les foires, les marchés furent désertés. Le bois même ayant été refusé, les forêts communales durent être successivement abattues[6]. » En quelques années, la population diminua d’un sixième. Les négociations cependant recommençaient ; on obtenait des accommodemens ; par exemple, la ville était autorisée à acheter du blé, et alors Jean Dollfus, délégué de la Société d’approvisionnement, se rendait en Souabe pour acheter le blé et le transporter ; ou bien le Comité de Salut public tolérait pour une année, puis pour quinze mois, le transit pour les toiles brutes de l’extérieur et pour l’exportation des tissus façonnés, et permettait de tirer de France un peu de bois, de houille et de sel ; mais en même temps il laissait entendre qu’il ne regardait pas la République de Mulhouse comme faisant effectivement partie de la Confédération suisse. Enfin, lassé, le gouvernement français montrait sans hypocrisie aux délégués tous les avantages de l’annexion. Il y avait deux partis à Mulhouse, le parti proprement mulhousien qui acceptait tous les sacrifices plutôt que la perte de l’indépendance, et le parti français qui ne s’en tenait plus aux sentimens républicains un peu étroits des anciens Mulhousiens, mais qui, séduits par les idées françaises de justice, d’humanité, de progrès, cédait aux sentimens plus larges, plus généreux, plus débordans de cette nouvelle et grande République. À la fin, les raisons de l’intérêt convainquirent les plus intransigeans. Résister plus longtemps à une nation qui venait de signer la paix de Campo-Formio, ce serait la mort de Mulhouse. Le syndic Josué Hofer et le bourgmestre Jean Hofer, tous deux Mulhousiens passionnés, rédigèrent un rapport sur la nécessité de s’unir à la France.

Le 3 janvier 1798, le grand Conseil et les Quarante, institués en septembre 1790 pour donner leur opinion dans les affaires concernant la France, en entendirent la lecture en assemblée. Quatre-vingt-dix-sept voix contre cinq adoptèrent les conclusions, et le lendemain les bourgeois, au nombre de 666, appelés à voter à l’église Saint-Étienne, confirmèrent presque à l’unanimité le vote des magistrats. Le 18 janvier le sieur Metzger, commissaire français, arriva à Mulhouse pour régler les détails du traité dont Nicolas Thierry, député à Paris, avait jeté les bases, et, le 15 mars, une fête célébra cette réunion. Vieille de six cents ans, la République de Mulhouse cessait d’exister, et désormais, ainsi que le porte un lambrequin tricolore de l’époque conservé au Musée historique, elle repose dans le sein de la République française.

Lutte singulièrement émouvante que cette lutte entre un si petit État et une aussi grande nation, en train de bouleverser le monde. Depuis près de deux siècles que Mulhouse a signé, comme membre de la Confédération helvétique, la paix perpétuelle avec la France, elle a éprouvé tout à la fois la puissance et le charme de sa royale voisine, et maintenant que la République victorieuse proclame à travers le monde la liberté et la fraternité, elle subit, malgré les excès de la Révolution, l’attrait de ces principes qui, sur un territoire infiniment plus petit, ont toujours été les siens. Mais il y a son indépendance qu’elle voudrait conserver… Mais il y a la prospérité de la cité qu’il faut sauver. Terrible dilemme ; que faire ? Ce ne fut point, on le pense bien, sans tristesse, que les vieux bourgeois de Mulhouse abdiquèrent cette liberté dont ils étaient justement si fiers. Si les jeunes, pleins de confiance, saluaient avec joie le traité de réunion, d’autres pleuraient. Le docteur J.-J. Kœchlin, célèbre par la pipe énorme qui ne quittait jamais ses lèvres et qu’il cassa le matin même de sa mort, poussa le plus, parmi les négociateurs, à la réunion avec la France ; mais Jean-Henri Dollfus, de Volckersberg, dernier bourgmestre de la ville, s’y opposait de toutes ses forces, et Jean Dollfus, dernier bourgmestre lui aussi, en ressentait une telle peine qu’il refusait d’assister à la fête qui la glorifiait. Français, ils gardèrent tous le fervent amour de Mulhouse, et les qualités d’initiative alliée à la prudence, d’ardeur et de persévérance, et ce goût réfléchi de la liberté qu’ils devaient à tant de siècles de constitution républicaine et autonome. Français, toute leur énergie tendit à continuer non seulement la prospérité de Mulhouse, mais à lui conserver, autant que cela était possible dans les formes nouvelles, sa personnalité. Français au reste, ils le furent de cœur tout de suite, nouvel et admirable exemple de la facilité avec laquelle la France sait se faire aimer, — si passionnément Français qu’en 1887, lors des fameuses perquisitions allemandes, plusieurs des notables durent s’enfuir, ou, prisonniers, furent internés dans des forteresses ; — si passionnément Français qu’un dicton alsacien affirme ceci : « Quand l’empereur Guillaume II viendra à Mulhouse, l’Alsace sera germanisée ; » et l’Empereur ne s’y est encore pas rendu.

Tout ce que Mulhouse comptait d’hommes actifs et intelligens se consacra dès lors à l’industrie. Les vastes conquêtes de l’Empire lui ouvrirent un marché immense dont le blocus éloigna la concurrence anglaise, la seule qu’elle redoutât. Aux manufactures d’indiennes s’ajoutaient les tissages et les filatures pour le coton et la laine, et des ateliers de constructions, autour desquels se groupaient de petites industries accessoires. Les étoffes perses des Indes ne purent plus rivaliser avec celles de l’Alsace, tant pour le goût des dessins que pour la beauté des couleurs, et aussi à cause de la différence des prix. Ce fut un essor magnifique qu’activa la Restauration et que développa la création des chemins de fer, joignant à l’industrie des moteurs et des machines la construction des locomotives.

III

Les Mulhousiens n’étaient pas hommes à s’endormir sur les résultats conquis : ils visaient toujours au mieux. Pour assurer et pour étendre encore cette merveilleuse expansion, vingt-deux jeunes industriels résolurent de créer un centre scientifique et technique, où l’on pût travailler constamment au progrès de l’industrie. Telle fut l’origine de la célèbre Société industrielle de Mulhouse, fondée en 1826 et reconnue d’utilité publique en 1832. Toutes les vertus, qui avaient constitué durant de longs siècles la petite république, s’y rassemblèrent, et tout d’abord, pour bien prouver qu’elle était vraiment mulhousienne, elle refusa tous subsides, aussi bien subsides de l’État que subsides du département et même de la ville, ne voulant rien devoir à personne.

D’après ses statuts, la Société a pour but « l’avancement et l’extension de l’industrie par la réunion, sur un point central, d’un grand nombre d’élémens d’instruction ; par la communication des découvertes et des faits remarquables, ainsi que des observations qu’ils auront fait naître, et par tous les moyens que suggéreront les membres de l’association, pour en assurer le succès. En outre, elle étudie les grandes questions d’économie sociale et politique, préoccupation de notre époque ; elle s’attache particulièrement à tout ce qui peut contribuer à l’amélioration physique et morale de la classe ouvrière, et encourage le développement de toute pensée utile, de toute conception ou entreprise d’intérêt public, aussi bien que le progrès des sciences et des arts, du commerce, de l’industrie et de l’agriculture. Elle met, à cet effet, annuellement, au concours, depuis sa fondation, une série de prix dont le programme embrasse toutes les questions se rattachant à l’ordre d’idées énoncé plus haut[7]. »

Forte aujourd’hui de 750 membres, et dirigée par un Conseil d’administration, elle comprit d’abord trois comités : le comité de chimie, le comité de mécanique et le comité de commerce, puis quatre autres, le comité d’histoire et de statistique, le comité d’histoire naturelle, le comité des beaux-arts et le comité d’utilité publique. Elle contenait ainsi en elle tout ce qui avait une relation directe ou indirecte avec l’industrie. Ce fut une œuvre à laquelle chacun se dévoua, enfant chéri que chacun se plut à entourer de ses soins. À côté des ressources que lui fournissent les cotisations de ses membres (35 000 fr.), les loyers de ses immeubles (12 500 francs), les recettes de la salle de la Bourse (7 500 francs), elle possède une somme de 1 250 000 francs constituée par des dons et legs divers. Nicolas Kœchlin lui donne un hôtel ; M. Armand Weiss lui laisse sa belle collection de livres et d’estampes et Mme Daniel Dollfus sa collection d’objets d’art, de dentelles, d’étoffes, de broderies, de bijoux, de costumes et ses tableaux, M. Engel-Dollfus la pourvoit d’un musée archéologique, la famille Kœchlin lui offre sa collection géologique, M. Théodore Schlumberger un immeuble, — et parmi tant de legs et de dons, je ne peux en citer que quelques-uns. Il n’est pas un industriel de Mulhouse qui, au cours du XIXe siècle, de son vivant ou à sa mort, l’ait oubliée dans la répartition de sa fortune. Ainsi, elle peut fonder, avec tant de concours et si empressés, des écoles, écoles de dessin, de chimie, de tissage, d’art professionnel, de filature, des musées, musées d’histoire naturelle, ethnographique, de dessin industriel, des beaux-arts, des tissus anciens, zoologique, technologique, — ce dernier véritable histoire des matières premières, des divers minerais et cristaux, des matières textiles, de celles qui servent à la fabrication des porcelaines, des faïences, des cristaux présentés dans leurs états successifs de fabrication depuis les produits naturels employés jusqu’aux produits terminés les plus perfectionnés. Mulhouse enfin lui doit presque tous les établissemens qui ont fait sa gloire.

Et parmi tous ces industriels, quel labeur, quelle initiative, quelle intelligence ! Quand on visite ces fabriques d’indiennes, de papiers peints et de draps, ces filatures, ces tissages, ces blanchisseries, cette fabrique de fil à coudre dont on a pu dire que, si au centre de l’Afrique un nègre coud, il coud avec du fil de la marque célèbre D. M. C. ; cette fonderie, ces fabriques de machines, qui toutes ont essaimé dans les vallées voisines, à Guebwiller, à Thann, à Wesserling, à Masevaux et jusque dans le pays de Bade, et qui après la guerre ont répandu en France des maisons sœurs ; la pensée émerveillée s’en va instinctivement vers ces grands bourgeois qui ont créé un des plus admirables centres où l’activité humaine se soit déployée. Charles-Émile Dollfus, maire et député, introduit, dans la maison Dollfus, Mieg et Cie, la fabrication du fil à coudre, embellit, assainit la ville, la protège contre les brusques débordemens de l’Ill, préside à vingt-neuf ans la Société industrielle. Ce sont les Dollfus qui utilisent la gravure en taille-douce ou à la planche plate, pour l’impression des calicots, essaient les premiers l’impression sur laine et le fixage des couleurs par la vapeur, emploient le premier moteur à vapeur. M. Frédéric Engel, adjoint à la fabrication du fil la fabrication du coton à broder, implante dans le monde entier des produits dont le monopole semblait acquis à l’Angleterre, réunit dans un grand musée commun toutes les collections de la Société industrielle. Josué Heilmann invente des métiers à tisser, à auner, à plier, à broder. Samuel Kœchlin, un des trois fondateurs de l’industrie, avait eu dix-sept enfans ; son fils Jean en a vingt, dont onze fils qui, tous remarquables, sont appelés les grands Kœchlin. À partir de la réunion avec la France, le rôle industriel des Kœchlin, continuellement alliés par des mariages aux Dollfus, se double d’un rôle politique : ils se partagent avec les Dollfus les charges de la cité. Parmi ces onze fils, Jean-Jacques est député sous la Restauration et maire de Mulhouse ; Daniel, chimiste éminent, découvre l’emploi du chrome, qui fournit le jaune, l’orange et le vert, et obtient le premier le rouge d’Andrinople pour l’impression ; Ferdinand établit des succursales et des dépôts en France, en Europe, en Amérique, aux Antilles, en Perse ; Nicolas, l’aîné, n’a pas vingt ans, quand, sans autre avance que son courage, il jette les bases de la maison, à laquelle il associera successivement son père, ses frères, ses neveux. Un moment arrêté dans son essor par l’invasion de 1814, durant laquelle, après avoir prêté 200 000 francs pour l’approvisionnement de Huningue, il seconda le grand quartier général, puis par l’invasion de 1815 où il mena la guerre de partisans dans les Vosges, il consacre tous ses efforts, après la chute de l’Empire, à remédier à la crise économique qui frappait Mulhouse, agrandit la ville de tout un nouveau quartier, fonde la Société industrielle, est enfin le promoteur des constructions de chemins de fer. Seule la petite ligne de Lyon à Saint-Étienne existait en France, quand il demanda en 1838, pour parer aux inconvéniens qu’amènerait une ligne de Mayence à la Suisse projetée par les États allemands du Rhin, la concession d’une voie ferrée entre Strasbourg et Bâle. Il avait déjà l’année précédente construit la ligue de Mulhouse à Thann où roulaient les locomotives sorties de ses ateliers. On se figure mal les difficultés qu’il eut à vaincre, mais il triompha de tout ce qui contrariait ses desseins, et, avant le délai fixé par la loi, la première locomotive arrivait de Mulhouse à Strasbourg. Un autre Kœchlin, André, était, celui-là, le petit-fils de Jean-Henri Dollfus le peintre, qui, associé de Schmalzer et de Dollfus, s’était ruiné sous la Révolution. Ses parens, raconte-t-on, considéraient le chapeau comme un luxe inutile, et il n’y en avait qu’un pour tous leurs fils, porté de droit toute la journée par le plus matinal. André le portait presque tous les jours. Doué d’une prodigieuse facilité de travail et d’un don unique d’assimilation, il dirigea d’abord la maison Dollfus Mieg, puis entreprit de fonder un vaste établissement de constructions. Son établissement, devenu aujourd’hui la Société alsacienne, eut bientôt une réputation universelle. Un ministre de l’Intérieur disait de lui : « S’il y avait en France plusieurs maires de Mulhouse, il ne me resterait qu’à démissionner. »

La Société industrielle cependant ne bornait pas son activité aux seuls progrès de l’industrie ; elle s’occupa avec la même ardeur intelligente de tout ce qui touchait à la vie même des travailleurs, et l’on ne sait où elle a montré le plus d’initiative originale, si c’est dans le domaine purement industriel ou dans le domaine social. Par un phénomène qui a presque la rigueur d’une loi, à Mulhouse, comme ailleurs, à mesure que se multipliait le nombre des manufactures, la misère se multipliait parmi les ouvriers. Située à l’extrême-frontière, Mulhouse recevait un continuel afflux de Suisses et d’Allemands qui augmentait la population sans cesse déjà grandissante. Des milliers d’ouvriers logeaient dans les villages voisins, obligés de parcourir deux lieues le matin, par tous les temps, pour venir à un travail qui commençait à cinq heures, et deux lieues le soir, pour s’en retourner chez eux, quand le travail était fini, à huit heures. Les autres, voulant reposer davantage, s’entassaient, en ville même, dans de misérables logemens, où deux familles couchaient dans la même pièce, sur de la paille que deux planches retenaient sur le carreau. La nourriture se composait de pommes de terre, d’un peu de mauvais lait, de mauvaises pâtes et de pain[8]. La journée de travail durait treize ou quatorze heures, et les enfans, dont beaucoup ne comptaient pas sept ans, étaient astreints au même régime que les hommes faits. La vie moyenne pour les fileurs ne dépassait pas dix-sept ou dix-huit ans, alors qu’elle était plus du double pour les autres habitans. La main-d’œuvre, vers 1830, était de 8 500 000 francs partagés entre 18 000 ouvriers des deux sexes, ce qui fait, en moyenne, pour 300 journées de travail dans l’année, 1 fr. 75 par journée. On devine ce que pouvait être la situation morale.

Les Mulhousiens s’étaient appliqués très tôt à lutter contre la misère ouvrière, mais toutes les tentatives de la charité privée avaient été inutiles ; bien plus, elles alimentaient une misère volontaire. Il fallait découvrir le moyen efficace de combattre cette misère. Réduire les heures de travail, élever le taux des salaires n’était possible que par l’accord de tous les fabricans du monde ; sinon, c’était ruiner ceux qui y auraient consenti et leurs ouvriers, et enrichir les autres. Pourtant, dès 1828, la Société émettait une proposition tendant à fixer l’âge et à diminuer les heures de travail des jeunes ouvriers et tâchait plus tard que l’État proscrivît le travail de nuit pour les femmes et les jeunes gens au-dessous de dix-huit ans. Elle comprit tout de suite qu’il fallait intervenir dans l’existence de l’ouvrier, sans que cette intervention se traduisît par des dons. Soit qu’elle groupât une association pour prévenir les accidens du travail, soit qu’elle soumît à un contrôle périodique et sévère les appareils à vapeur, soit qu’elle constituât des pensions de retraite, soit qu’elle inspirât une association qui faisait visiter par des sages-femmes les nouvelles accouchées et leur payait avec les layettes et le lait leur salaire entier jusqu’à leur complet rétablissement, elle devança sur presque tous les points son temps. Et il faut ajouter, soit qu’elle les organisât elle-même, soit qu’elle encourageât l’initiative privée, l’Institut des pauvres, chargé d’accorder des secours en alimens, en combustibles, en argent, des asiles de vieillards, des hospices, des ouvroirs, des jardins d’enfans, des orphelinats, des patronages de quartier dirigés par des dames patronnesses, des sociétés de secours mutuels, des caisses d’épargne et de prêt, des associations corporatives, enfin tout ce que l’assistance sociale peut imaginer. D’autre part, elle luttait contre l’ignorance par la création de ses écoles, de ses musées et de ses bibliothèques.

Un des premières questions à résoudre, et la plus importante peut-être, avait été la question des logemens : c’est à sa solution qu’est attaché principalement le nom de Jean Dollfus.

Jean Dollfus était le petit-neveu du peintre Jean-Henri. Il apprit la mort de son père, Daniel, comme il accomplissait son apprentissage commercial à Bruxelles, et, rappelé à Mulhouse, dirigea dès lors la maison paternelle. On retrouve dans son visage ce qui caractérise physiquement le bourgeois de Mulhouse, cette volonté unie à la bonté, et cette intelligence où il y a tant de finesse. Tout de suite il se distingua par une grande sûreté de vue, un sens des affaires extraordinairement clair, une énergie inlassable, et il donna à sa maison un tel essor qu’en 1851 elle exportait annuellement pour 25 millions de produits. Pénétré de l’idée qu’il fallait toujours marcher avec le progrès, il établit la première filature à métiers automatiques, et importa d’Angleterre la première machine à imprimer à huit couleurs. Préoccupe de conquérir les marchés extérieurs, il plaida aux Tuileries la cause du libre-échange contre Pouyer-Quertier, le filateur normand, et prit ainsi une grande part à la conclusion du traité de commerce avec l’Angleterre.

En 1851, un membre de la Société industrielle, M. Jean Zuber, communiquant une note sur les habitations des ouvriers anglais, avait demandé qu’on rédigeât un projet de logemens salubres pour les travailleurs de Mulhouse. M. André Kœchlin déjà, auparavant, pour trente-six ménages d’ouvriers de ses ateliers, avait fait bâtir des logemens que composaient deux chambres, une cuisine, un grenier, une cave, avec un potager, le tout pour 12 francs par mois. M. Jean Dollfus fit aussitôt construire à Dornach, près de la ville, quatre bâtimens différens avec jardins, et choisissant, après enquête, les deux types qui semblaient les meilleurs[9], créa en 1853 la société des cités ouvrières, au capital de 300 000 francs, la première de ce genre. Tout un quartier s’éleva qui couvre aujourd’hui trente-deux hectares et compte 1 243 maisons devenues, en grande partie, la propriété de ménages ouvriers. Le principe de cette fondation était de fournir à l’ouvrier une habitation salubre lui permettant, moyennant un loyer de 25, 30 ou 35 francs par mois, payé pendant vingt ans, de posséder en toute propriété son logement au bout de ces vingt ans. Les ventes, exécutées approximativement au prix de revient, seulement majoré des contributions et des frais d’actes notariés, ont toujours suivi d’assez près la construction des maisons, et ce qui montre l’attrait puissant et légitime de la propriété pour provoquer l’épargne, le payement des loyers s’est accompli si régulièrement que la Société a pu rentrer très promptement dans son capital[10]. Pour compléter son œuvre, Jean Dollfus y ajouta successivement une bibliothèque, des bains, un lavoir, une boulangerie, un restaurant économique, des magasins d’épicerie et de confection, des fourneaux économiques. Il ne s’en tint pas là. Songeant aux ouvriers sans travail et sans refuge, il fonda en 1859 l’asile de voyageurs indigens, dans lequel quarante hommes trouvaient un asile de nuit, avec la soupe et le pain, une caisse de secours en 1864 pour les ouvrières dans les premières semaines qui suivent l’accouchement, réduisit spontanément en 1867 la durée du travail de douze à onze heures, installa à Cannes, en 1881, un hospice pour les enfans scrofuleux, et, en 1882, à l’occasion de ses noces de diamant, un asile pour vieillards dans sa propriété de Gaïsbühl ; grand industriel, grand philanthrope, grand patriote enfin, qui en 1870 avait jeté, par un mouvement indigné, sa décoration de l’Aigle Noir au visage du général badois décidé à bombarder les quartiers ouvriers, et qui jusqu’à sa mort garda au-dessus de son lit, pour abriter son sommeil, un drapeau français.

En perdant Mulhouse, la France n’a pas seulement perdu une cité industrielle de premier ordre, elle a perdu encore, — ce qui est plus grave, — des hommes véritablement dignes de ce nom, car on n’en voit guère qui aient porté à un si haut degré ces rares qualités de labeur opiniâtre, d’intelligence entreprenante, d’initiative originale. Je crois bien qu’en eux se rassemblaient, par la position même de leur ville, toutes les vertus des trois races, l’allemande, la suisse et la française, qui constituaient ainsi ce caractère si spécial, le caractère mulhousien. La défaite, d’ailleurs, qui nous arrachait Mulhouse, détermina chez elle une crise qui n’est pas encore terminée. D’une part, en effet, les jeunes gens émigrèrent pour ne pas servir dans l’armée allemande, et déracinés, ne donnèrent pas au delà des Vosges ce qu’ils auraient donné, s’ils avaient continué, sur leur terre natale et sous le régime français, l’œuvre de leurs pères ; à la mort des parens, les grandes industries privées de chefs appelèrent des étrangers. D’autre part, ceux qui restaient pliaient avec peine leur patriotisme à fréquenter, même dans l’intérêt des affaires, les Allemands victorieux, et quelques-uns se confinaient même dans un farouche isolement. Mais l’histoire de Mulhouse est trop belle pour que les années qui viennent n’y ajoutent pas encore de belles pages, et surtout les âmes de ses citoyens sont trop ardentes pour ne pas lutter et ne pas triompher. « Vous trouverez légitime, disait M. Auguste Dollfus au cinquantième anniversaire de la Société industrielle qu’il présidait ; vous trouverez légitime qu’à l’aspiration vers le progrès, qu’à la devise : « en avant, » que nous recommandait Daniel Dollfus, nous en adjoignions une autre non moins nécessaire : « nous maintiendrons. » Tout l’avenir de Mulhouse est dans ces mots qui, loin de s’opposer, se complètent : « En avant, et maintenir. »

Paul Acker.
  1. Qu’il me soit permis d’adresser ici mes plus vifs remerciemens à la Société industrielle de Mulhouse et en particulier à MM. Alfred Favre, Camille de Lacroix, Lalance, Ernest Meininger, Max Dollfus, qui, par leurs bons offices, m’ont donné les moyens d’écrire cette étude.
  2. Cf. Histoire de la ville de Mulhouse, par Ch. de Lasablière, 1856, passim. — La République de Mulhouse, par Albert Metzger. Bâle, Henri Georg éditeur, passim.
  3. Le vieux Mulhouse à table. Imprimerie Bader, 1875, par Auguste Klenek.
  4. Cf. les livres de M. Camille Schlumberger et de M. Max Dollfus.
  5. Relation historique des progrès de l’industrie commerciale de Mulhausen et ses environs, 1823, par Mathieu Mieg l’aîné.
  6. Histoire de la ville de Mulhouse, par Ch. de Lasablière, 1856.
  7. Société industrielle de Mulhouse, aperçu historique. Mulhouse, 1911.
  8. Les Institutions ouvrières de Mulhouse et des environs, par Erg. Veron. Hachette, éd. 1860.
  9. Les Grands industriels de Mulhouse, par Mosmann. Paris. 1879.
  10. Société industrielle de Mulhouse ; aperçu historique. Mulhouse, 1911.