Une théorie d’Hippolyte Taine sur la Révolution française

UNE THÉORIE
D'HIPPOLYTE TAINE
SUR
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Les événemens de 1870 inspirèrent à Renan sa Réforme intellectuelle et morale, tandis que Taine entreprenait dans le même esprit ses Origines de la France contemporaine. La victoire, cette fois promise à notre bon droit, écartera-t-elle de notre esprit des préoccupations analogues, lorsque sera clos le tragique et glorieux chapitre de nos annales dont le mois d’août 1914 a marqué le début ? Nous ne le pensons pas pour notre part. Nous croyons que la France devra faire effort pour voir plus clair dans son passé de fraîche date, afin d’orienter d’une main désormais plus ferme son prochain avenir. Ces pages voudraient être un jalon posé sur le terrain de sa marche future, afin qu’avec une plus entière connaissance de cause elle puisse en fixer le sens et en déterminer le but. Aussi bien la récente révolution de Russie donnerait-elle au besoin à nos suggestions le mérite de l’actualité et le caractère d’un avertissement.

Taine a résumé lui-même l’inspiration de son grand travail d’âge mûr en ces termes, dans une lettre de 1881 : « La France a été démolie et rebâtie (à la fin du xviiie siècle) d’après un principe faux, dans un esprit étroit et superficiel qui est l’esprit classique ; et, depuis la première phrase jusqu’à la dernière de mon livre, cet esprit est mon unique objet en principal. » Ainsi l’esprit jacobin, qui a continué si évidemment d’influer sur nos destinées nationales depuis plus d’un siècle, procéderait de l’esprit classique et ne serait même, à le bien prendre, que l’esprit classique parvenu à son aboutissement, à son terme logique. Cette formule de Taine, une des plus retentissantes et des plus influentes qui soient sorties de ce cerveau si puissamment synthétique, fera l’objet de notre examen critique. Nous lui opposerons une proposition presque directement antagoniste : à notre avis, la véritable source de l’esprit jacobin, qui affirma récemment sous nos yeux sa vitalité par de si patentes manifestations, c’est ce mysticisme chrétien émancipé de ses cadres rationnels et traditionnels que Rousseau a su traduire en paroles plus éloquentes, formuler en phrases plus persuasives qu’aucun de ses contemporains, et qui, depuis lors, sous les figures diverses du romantisme, a influencé la pensée européenne dans la plupart de ses décisions théoriques ou pratiques.

Si d’ailleurs nous nous engageons dans cette discussion de principe, ce n’est certes pas pour diminuer la haute figure morale d’Hippolyte Taine. Nul plus que nous ne conserve de respect à sa mémoire, attaché que nous lui fûmes par les liens de la parenté, de l’amitié et de la sympathie intellectuelle : nous imitons simplement en ceci sa scrupuleuse bonne foi dans la recherche du vrai. Son maître Vacherot avait remarqué, dès sa jeunesse, qu’il formulait trop vite, qu’il aimait les définitions au point de leur sacrifier parfois la réalité. Et, d’autre part, le progrès des sciences historiques ou psychologiques permet nécessairement des synthèses plus amples après un demi-siècle écoulé. C’est pourquoi nous sommes assuré qu’il aurait lui-même encouragé notre tentative, ce grand serviteur de la vérité qui réclamait avant tout de ses amis la critique et qui, au lendemain d’une déception académique, écrivait ces belles paroles : « Je donnerais toutes les satisfactions d’amour-propre pour avoir une idée de plus ou pour bien prouver une idée que j’ai ! »


I

Examinons donc sous quelles influences se forma dans l’esprit de Taine sa conception de l’esprit classique, et, avant tout, rappelons les difficultés de nature spéciale qu’il rencontra dans la vie tout d’abord. Lorsqu’il aborda, peu après sa sortie de l’École Normale, le concours de l’agrégation philosophique dans lequel ses camarades s’apprêtaient à lui céder presque sans compétition la première place, il subit un échec total : une leçon publique sur la morale de Spinoza lui avait valu ce déboire. Exilé dans des postes inférieurs en raison de ses opinions supposées, le jeune professeur souffrit grandement de son isolement moral : il devait donner peu après, dans ses Philosophes français, une explication piquante de l’ostracisme qu’il sentait peser sur sa tête à cette heure de sa carrière : « Si vous avez une théorie métaphysique, écrit-il, c’est une arme et les passans s’en effarouchent vite. Cachez-la sous triple serrure, sinon vous êtes un homme dangereux, c’est-à-dire un homme en danger ! » On le lui fit bien voir. Averti, déplacé de Nevers à Poitiers, puis de Poitiers à Besançon, maintenu dans une situation de toutes manières inférieure à ses dons éminens, il se fait mettre en congé. L’agrégation avait été supprimée sur ces entrefaites : il se tourne vers le doctorat, et, sous l’empire de ses préoccupations dominantes, propose à la Faculté de Paris une thèse sur la sensation et la perception extérieure ; le sujet est jugé dangereux : il doit se rabattre sur La Fontaine, un thème qui ne saurait inquiéter ses juges, et il rédige alors sans plaisir, comme un pensum d’écolier, ce livre charmant qui sera son premier succès devant le public. C’est à peu près dans la même disposition d’esprit qu’il entreprend l’Éloge de Tite-Live, mis au concours par l’Académie française. Tite-Live est un auteur qu’il n’aime pas, écrit-il nettement à l’un de ses correspondans ; mais une récompense académique le ferait connaître, et il a cru devoir entrer dans la lice. Le prix lui est d’abord refusé ; il ne l’obtiendra qu’après une année d’attente, après avoir consenti quelques sacrifices aux timidités de ses juges.

Voilà une série de mécomptes très capables d’aigrir un débutant qui se sentait digne d’un tout différent accueil à son entrée dans la vie littéraire ! Notons ici qu’à l’Académie française, c’était Victor Cousin qui avait fait condamner son Tite-Live en première instance : « M. Cousin, écrit-il à ce propos, a pris la parole avec sa passion ordinaire et a demandé lecture… Le passage sur Montesquieu a fait pousser des cris, etc. » Aussi la victime de cette manifestation oratoire indiquait-elle peu après à Guillaume Guizot que M. Cousin « ferait mieux de ne pas se poser en gendarme intellectuel ; » puis, s’élevant presque aussitôt de cette question de personne à la question de principe, dénonçait avec une certaine amertume toutes les philosophies qui « s’érigent en gardiennes de l’ordre public ! » De cet état d’âme naquit le livre qui lui donna décidément la célébrité : Les Philosophes français.

On y constate que la persécution a quelque peu troublé son clair regard, puisqu’il voit en ce temps tous les classiques grecs, latins ou français à peu près du même œil qu’il regarde Cousin, leur commentateur attitré. Il prête à ce dernier pour faculté dominante la raison oratoire. Dans le vaste champ de la philosophie, dit-il, Cousin laisse de côté tout ce qui est scientifique pour développer uniquement ce qui « prête aux effets de tribune ; » s’il donne à l’art pour fonction d’exprimer la beauté morale, c’est afin de le mettre au service de l’éloquence. En un mot, dans l’éclectisme cousinien, le besoin oratoire de prêcher la morale explique tout. Or Tite-Live et bientôt Racine seront expliqués par lui au moyen de la même formule, et l’on objecterait volontiers qu’il est permis de croire à l’utilité de la morale traditionnelle et d’en appuyer les maximes indépendamment de toute préoccupation oratoire. Plus généralement, la théorie de Taine sur la « faculté dominante » est à nos yeux la théorie d’un artiste qui se sent assez sûr de ses dons pour faire accepter, grâce à un développement littéraire prestigieux, les formules les plus hasardées de son choix. C’est pour lui une question de clarté. « Supposons, a-t-il écrit, qu’un historien accepte cette idée générale : la raison oratoire est la faculté dominante du xviie siècle français, ou toute autre, et la développe… Il laissera dans l’esprit du lecteur une idée nette de notre xviie siècle. » Oui, nette, à coup sûr, répondrait-on, mais peut-être incomplète et, si le théoricien n’a pas été entièrement heureux dans son choix, fallacieuse. Aussi bien l’explication par la tendance oratoire de toute la conception rationnelle de la morale et de la vie humaine était-elle une gageure de jeunesse que l’auteur de l’Idéal dans l’Art devait laisser de côté par la suite. Mais, en modifiant quelque peu son vocabulaire, il continuera de suspecter la raison classique ; il en voudra tirer la religion jacobine, et, trop longtemps attardé dans cette gageure nouvelle, il ne trouvera plus en lui la fraîcheur d’esprit nécessaire pour apporter les corrections désirables à sa dernière tentative de synthèse.

Vers 1855, les patrons invoqués par Cousin, les écrivains de notre grand siècle, subissent en sa compagnie la mauvaise humeur du normalien de la veille. Vis-à-vis de son maître Hatzfeld, par exemple, il s’exprime en toute franchise sur les impressions de lecture que lui fournissent à ce moment nos classiques. Lorsqu’il prend en mains Corneille ou Racine, écrit-il, il ne lui arrive jamais d’oublier son livre et de croire qu’il a près de lui des hommes en danger, saisis de douleurs poignantes, agités de passions vraies ; or, cela lui arrive à chaque instant tout au contraire, lorsque le volume porte les noms de Shakspeare, de Gœthe, de Byron, de Stendhal, de Balzac ou de Musset !…

Dans Corneille, insistera l’auteur de La Fontaine et ses fables, le personnage disparait pour laisser place à une idée abstraite et morte, sans âme ni figure d’homme ! « Tout le monde sait, reprendra-t-il à propos de Saint-Simon, que le défaut de nos poètes classiques est de mettre en scène non des hommes, mais des idées générales. Leurs personnages sont des passions abstraites qui marchent et qui dissertent. Vous diriez des vices et des vertus échappées de l’Éthique d’Aristote, habillés d’une robe grecque ou romaine et occupés à s’analyser ou à se réfuter ! » — Enfin, dans les Philosophes français, on pourra lire en toutes lettres que si Corneille et Racine ont fait d’admirables discours, en revanche, ils n’ont pas créé un seul personnage vivant ! Shakspeare, au contraire, n’a pas fait un seul discours éloquent, mais a doté toutes ses figures du relief de la vie réelle !


II

Un tel paradoxe, survivance du plus fanatique romantisme, ne pouvait être longtemps défendu par un esprit aussi droit, aussi parfaitement sincère avec lui-même. Fruit d’une sombre humeur amplement justifiée par les circonstances, il s’atténuera, puis s’évanouira en même temps que cette humeur. Dans l’essai sur Saint-Simon où nous venons d’en retrouver quelques échos, on rencontre une définition déjà bien autrement exacte de l’esprit classique français. « Sur le devant du théâtre, écrit le jeune commentateur des immortels Mémoires, Bossuet, Boileau, Racine, tout le chœur des grands écrivains jouait la pièce officielle et majestueuse. L’illusion était parfaite : nous apercevions un monde sublime et pur ; les choses basses ou excessives avaient disparu de la vie humaine. Les passions étaient contenues sous la discipline du devoir. Jusque dans ses momens extrêmes, la nature, désespérée, subissait l’empire de la raison et des convenances !  » Puis, tout aussitôt, le critique nous rappelle que les coulisses du théâtre offraient un autre spectacle, que la nature humaine y trouvait sa revanche et que Saint-Simon est le peintre incomparable de ces coulisses ! — Soit, mais l’inspiration essentielle de l’art et de la littérature classiques n’en était donc pas moins le culte de la discipline, du devoir, de l’empire sur soi-même, des convenances et de la raison, nous venons de l’entendre dire. Or, expliquer une telle inspiration par la tendance à l’abstraction ou par les dispositions oratoires du tempérament, c’est là, on en conviendra, une entreprise qu’il est difficile de mener à bon terme, le talent d’exposition le plus brillant y fût-il constamment employé.

Six mois encore, et Mme de La Fayette allait fournir à l’auteur des Essais de critique et d’histoire l’occasion de définir involontairement l’esprit classique par la conception moralement aristocratique de la vie et non plus seulement par les attitudes physiquement ou tout au plus intellectuellement aristocratiques des habitués de salon, comme il a si souvent tenté de le faire. Que nous montre-t-il en effet dans les romans de cette femme distinguée par l’esprit et par le cœur ? Des princes et des princesses d’âme grande autant que de majestueuse contenance. L’amour, la jalousie atroce, les angoisses suprêmes du corps brisé par la maladie de l’âme, tout s’adoucit, tout s’estompe, dit-il, en cette atmosphère de paisible fiction. Mme de La Fayette ne s’abandonne pas comme une artiste ou comme une actrice aux flots orageux de l’affectivité déchaînée ; elle se contient comme une grande dame et comme une femme du monde, — nous dirions comme une chrétienne avant tout. — Les personnages qu’elle crée entrevoient les tempêtes et les transports possibles de la passion qui les agite ; mais, au même moment, ils en détournent les yeux parce qu’ils entendent rester maîtres d’eux-mêmes !

Considérons plutôt Mme de Clèves en particulier, poursuivi Taine ; elle est sans cesse en garde contre les impulsions de son tempérament émotif : elle se reproche comme un crime les impressions les plus fugitives et les moins volontaires. Impossible de rêver une probité plus haute, une plus scrupuleuse droiture ! On sent une âme qui, élevée par les plus nobles conseils et les plus saints exemples, les yeux sans cesse attachés sur l’image divine de la vertu, a conçu pour cette image non seulement de la vénération, mais de la tendresse ; une âme qui respecte l’honneur, non seulement comme une loi inviolable, mais comme la plus chère et la plus précieuse beauté de la vie humaine. C’est là ce que résume son admirable confidence à son époux : « Je vous demande mille pardons : si j’ai des sentimens qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions ! » Remarquons que tel est aussi le langage de Pauline dans Polyeucte et concluons qu’en des âmes ainsi façonnées par une forte discipline morale préalable, l’image ne se transforme plus nécessairement en geste comme il arrive pour le primitif et pour l’enfant, comme Taine l’admire à cette époque de sa vie dans les personnages de Shakspeare ou dans ceux de Stendhal. Et voilà précisément ce qui, dans la littérature des siècles d’équilibre et de puissance raisonnée, — surtout depuis l’avènement du christianisme, — est éducateur ou classique, au sens vrai de ce dernier mot.

Pendant sa première jeunesse, Taine inclina quelque temps à penser que la psychologie classique était bonne en effet pour des écoliers, tandis que celle qui convient aux hommes mûrs se trouverait dans Shakspeare, Stendhal, Balzac et George Sand. En présence de Mme de Clèves, il consent d’admirer, comme on vient de le voir, mais à la condition qu’on ne demande pas à notre temps d’imiter : ce serait, dit-il, impossible : nous devons faire autrement que nos ancêtres, tout en estimant ce que nos ancêtres ont fait ! — Aphorisme qui peut être accepté sur le terrain de l’art, mais qui doit nécessairement étonner les moralistes. Pourquoi faire autrement qu’une personne qui fait bien ? Il faut faire mieux dans le même sens, si l’on peut : c’est le conseil de la sagesse sociale. On sait que Taine reviendra, sans trop de délai, à cette sagesse-là pour sa part.

Aussi bien l’amertume de ses premières expériences littéraires était-elle seule capable de le faire un instant si sévère à certains de nos classiques, en particulier à nos deux grands tragiques. Il sentait trop en artiste pour n’être pas racinien dans le fond de son cœur : il vivait trop la règle stoïque pour ne pas se retrouver cornélien quelque jour. Déjà, dans le premier des articles critiques qui soient sortis de sa plume (un essai sur La Bruyère), il avait parlé du rôle divin de Monime et célébré l’émotion contenue, délicate, profonde, que ce rôle dégage comme une musique touchante qui ravit lorsqu’on l’écoute et qui, lorsqu’on ne l’entend plus, fait rêver. — Racine aurait-il donc créé parfois des hommes, non des abstractions ou des harangues ? — Mais la réparation sera bien autrement complète dans les trois feuilletons consacrés en 1858 par le jeune collaborateur du Journal des Débats au créateur de Monime, feuilletons qui ont été recueillis dans ses Nouveaux Essais. Il y tient désormais la balance égale entre Racine et Shakspeare qu’il plaçait, peu de temps auparavant, si loin l’un de l’autre. Certes, concède-t-il alors, il est bon de connaîtra l’homme et c’est le lot du poète anglais, mais il est également beau de l’embellir, et c’est le mérite du dramaturge français. De ces deux voies ouvertes devant l’artiste, l’une vaut l’autre, car il y a tout autant de gloire à épurer qu’à créer. Si Shakspeare nous repose parfois de Racine, Racine ne nous repose pas moins de Shakspeare. Monime, Junie, Andromaque sont des êtres divins dont la perfection est d’un genre unique, car on trouve en elles non plus seulement des enfans frêles, tendres et touchans comme Imogène ou comme Ophélie, mais des femmes réfléchies, d’esprit cultivé, de ferme caractère. On les voit sans cesse maîtresses d’elles-mêmes, capables de discerner, à travers les obscurités de la mêlée sociale, l’utile et l’honnête, de l’atteindre malgré les tentations ou les erreurs, de résister aux autres et à soi ! Compagnes vraiment égales de l’homme désormais, parce que leur vertu comme la sienne est fondée sur la raison ! « Si j’avais, écrit le correspondant de Hatzfeld après quatre ans de réflexion continuée sur le spectacle du monde, si j’avais le pouvoir de ranimer les êtres, ce n’est pas Desdémone que j’évoquerais, elle est trop petite fille : ni Hamlet, j’aurais mal aux nerfs. C’est Monime que je voudrais voir !… Nous ne devons pas juger un monde aristocratique et oratoire (il faudrait dire, selon nous, rationnel et chrétien) d’après nos cris de poètes lyriques et nos habitudes de plébéiens… Il y a là une nuance de beauté que nul peintre n’avait encore saisie, la délicatesse de l’honnêteté et le tact de la vertu. Cette beauté se soutient devant l’humeur exaltée qu’a peinte Calderon et devant les effusions naïves qu’a représentées Shakspeare. Les femmes de Calderon sont des héros, celles de Shakspeare sont des enfans, celles de Racine sont des femmes ! » Sainte-Beuve avait marqué, vingt ans plus tôt, d’analogues repentirs après de moins sévères objections.

Puis, dans la Philosophie de l’art, viendra la réparation à Corneille qui se verratraiter de Michel-Ange français pour avoir exprimé, sur le mode le plus grandiose, la force morale et l’héroïsme du caractère. Il en trouvait autour de lui les modèles, ajoutera Taine, dans les vigoureuses passions, dans le fier sentiment de l’honneur et du devoir qui anime des âmes encore féodales. Et nous ajouterions chrétiennes, en constatant donc avec satisfaction que les salons seuls, que l’habitude « d’aller en visite dans l’après-midi et en soirée le soir » n’ont pas fait la clémence d’Auguste et la vertu de Pauline.


III

Dans sa monumentale Histoire de la Littérature anglaise, Taine rencontre de nouveau le classique, et, par malheur, le contemple en assez fâcheuse posture sous les derniers rois Stuarts. Après Shakspeare et après Milton, voici que les écrivains d’outre-Manche se mettent à l’école de nos grands hommes ; ils prennent pour modèles Boileau, Molière, Racine, mais ne leur empruntent que la forme et laissent là l’esprit de leurs œuvres : ce que Taine n’a pas assez mis en relief, quoiqu’il l’ait certainement aperçu. Dans la littérature anglaise soumise à l’influence classique française, dit-il, on ne trouve plus ni création ni inspiration, mais de l’ordre et de la méthode, plus de sentiment des ensembles, mais la soigneuse observation des parties, la clarté, la commodité, l’agrément, un réseau de routes carrossables pour la pensée. Chez nos voisins britanniques, la conversation devient aussi la première affaire de la vie : on disserte et on dispute : on voit les gentilshommes assis sur des fauteuils dorés, diserts, élégans, curieux, en gants fins, en chapeaux emplumés, le jarret prêt à la révérence et le gosier fait au compliment.

Remarquons-le pourtant, sur le sol anglais ces emprunts n’engendrent qu’une littérature de patente décadence, si on la mesure à l’art exquis de l’époque antérieure. Wycherley, Congreve, Farqhar font négliger Marlowe, Fletcher, Ben Johnson et Shakspeare. L’homme naturel, quand il se retrouve encore dans cette littérature n’est plus qu’un échappé d’écurie ou de chenil : l’homme cultivé, quand il s’y fait voir, a les traits d’un « roué » cynique et brutal. Recueillons plutôt cette appréciation de Taine sur le théâtre anglais de la Restauration. On y présente, écrit-il, le ménage comme une prison, le mariage comme une guerre, la femme comme une révoltée, l’adultère comme une issue, le désordre comme un droit et l’extravagance comme un plaisir. Or tout cela, remarquons-le, c’est exactement l’inspiration morale du romantisme français de 1830. Comment une certaine confusion ne serait-elle pas sortie, pour l’esprit du puissant évocateur, de ces patentes insuffisances du vocabulaire historique, hérité d’un temps moins clairvoyant que le nôtre ? Par une nouvelle péripétie de sa destinée intellectuelle, Taine revint donc de sa géniale excursion outre-Manche avec quelques préventions rajeunies contre l’esprit classique !

Les derniers chapitres de son grand ouvrage de jeunesse l’ont pourtant mis en face de ce prestigieux Rousseau dont la prédication mystique a changé soudain la face de l’Europe morale, et voici comment il explique cette puissante influence. La vie mondaine et artificielle que Louis XIV avait mise à la mode commençait, dit-il, à excéder les classes cultivées. Un plébéien genevois parut à ce moment pour formuler tout haut le secret du public et l’on jugea, de façon unanime, qu’il avait découvert ou retrouvé la campagne, la conscience, la religion, les droits de l’homme et les sentimens naturels. On vit alors un nouveau personnage faire, sous les auspices de Jean-Jacques, ses premiers pas dans le monde : c’est l’homme sensible, qui, par son caractère sérieux et son goût pour la nature forme un parfait contraste avec l’homme de cour. Sans doute, ce personnage se sent des lieux qu’il a fréquentés : il est raffiné et fade : il s’attendrit à l’aspect des jeunes agneaux qui broutent l’herbe naissante et bénit les petits oiseaux qui célèbrent leur bonheur par des concerts. Il est emphatique et phraseur, compose des tirades sur le sentiment, invective contre le siècle, apostrophe la Vertu, la Raison, la Vérité et les autres divinités abstraites qu’on grave en taille-douce sur les frontispices. Tout cela parce qu’en dépit de lui-même, il reste homme de salon et d’académie ; après avoir dit des douceurs aux dames, il en dit à la Nature et déclame, en périodes limées, à propos de Dieu.

Il fallait citer cette première psychologie du mouvement rousseauiste sous la plume de Taine pour en faire toucher du doigt les lacunes. Est-ce donc par la fréquentation des salons qu’on est conduit à faire des agneaux ses frères, à restaurer la conscience et la religion, — si tant est que Rousseau ait efficacement travaillé à de telles restaurations ? — François d’Assise fut-il donc un lauréat d’académies ? Non, un ressort plus puissant mille fois dans l’âme humaine, l’appétit mystique au service de quelque volonté de puissance, se révèle au xviiie siècle comme au xiiie à la source du Naturisme réveillé. Le dogme qui caractérise l’hérésie rousseauiste, l’affirmation de la bonté naturelle tend à proclamer de façon indirecte l’alliance de la Divinité avec l’homme du peuple sans culture. Or ce dogme-là, Taine n’hésite pas à l’expliquer également par l’influence des salons classiques, dans son Histoire de la littérature anglaise : « Cent cinquante ans de politesse et d’idées générales, écrit-il en propres termes, ont persuadé aux Français d’avoir confiance dans la bonté naturelle !  » Mais les salons brillent-ils donc par la bonté, d’ordinaire ? Célébrant ailleurs la perfection du dialogue, sous ces lambris dorés, Taine y entendait s’échanger de ces adjectifs « à deux tranchans qui égorgent un adversaire ! » Il ajoute que les classiques n’ont jamais conçu l’espèce humaine que comme cultivée ; c’est pourquoi l’enfant, l’artiste, le barbare, l’inspiré leur échappent. Peut-être, encore qu’à notre avis ils négligent plutôt ces catégories humaines comme peu dignes de leur intérêt parce qu’elles demeurent esclaves de leur affectivité débridée. Mais encore, les classiques, tout au moins les classiques chrétiens, savent-ils fort bien que la culture, et surtout la culture morale, ne fleurit pas aux origines : il a fallu des chrétiens hérétiques, qui n’avaient plus guère de classique que le masque, pour émettre et faire accepter du xviiie siècle cette idée de bonté ou même simplement de raison naturelles.

Avant de quitter l’Histoire de la littérature anglaise, empruntons-lui quelques-unes des affirmations décisives qui, plus de dix ans avant les Origines de la France contemporaine, annoncent l’inspiration dominante de cet ouvrage où nous les retrouverons à peu près sans retouches : réponse péremptoire d’ailleurs à ceux qui ont voulu faire naître uniquement des événemens de 1871 les doctrines de la maturité de Taine. Au vrai, ces doctrines naquirent de son expérience vitale et de sa réflexion continuée sur le spectacle du monde moderne. — Comme il l’a fait lorsqu’il a maintenu au théâtre anglais de la Restauration le nom usurpé de classique, Taine apprécie l’œuvre de Rousseau par sa forme plutôt que par son contenu. Ses périodes ont été, dix-huit heures durant, tournées, polies, balancées dans sa tête, écrit-il : et quant aux notions si profondément novatrices que ces périodes revêtent, il faudrait en demander le secret à l’esprit de société qui conduit à la chasse aux idées et qui, de la pensée, mais surtout de la pensée rapide, fait une fête pour le penseur. Car l’élan de l’imagination cesse alors d’être contenu, rectifié par le sens pratique : on pense uniquement pour penser : on plane au-dessus de l’observation, dans la raison oratoire et dans la rhétorique. Par-là s’expliquerait le succès de Rousseau.

Jugeant ainsi de l’inspiration du xviiie siècle, Taine est amené à voir en ce siècle le continuateur sans lacune et sans transition du xviie… On avait, dit-il, étudié d’abord l’homme en soi : on étudie maintenant l’homme abstrait. Les écrivains religieux et monarchiques sont, sur ce point, les devanciers des écrivains impies et révolutionnaires. Boileau conduit à Rousseau, comme Racine à Robespierre ! La raison oratoire avait formé le théâtre régulier de Corneille, puis la prédication classique de Bossuet ; la raison oratoire produit encore le Contrat social et la Déclaration des Droits. Dans l’un comme dans l’autre cas, on s’est fabriqué une certaine idée de l’homme, de ses penchans, de ses facultés, de ses devoirs : idée mutilée, mais d’autant plus nette qu’elle est plus réduite. Or cette idée, d’abord strictement aristocratique, va devenir rapidement populaire : au lieu d’être un amusement, elle sera désormais une foi ! Mais, interromprons-nous ici, comment expliquer une si radicale métamorphose, si ce n’est par l’entrée en scène d’un mysticisme conquérant, émancipé des disciplines rationnelles dont l’encadra l’Eglise romaine ? Taine se restreint à écrire que des mains délicates et sceptiques la psychologie classique, cette idée « mutilée » de l’homme, passe aux mains grossières et enthousiastes qui d’un lustre de salon vont faire une torche incendiaire. Et la métaphore a de l’éclat, mais elle n’est pourtant à nos yeux qu’une métaphore. Visant à traduire la réalité des faits, elle la défigure : elle donne l’accessoire pour l’essentiel dans ce grand mouvement des esprits qui remplit le xviiie siècle, et qu’on peut assimiler à une deuxième réforme religieuse superposée à celle du xvie siècle. La Révolution a été une guerre de religion comme la Ligue, remarquait vers ce temps Gustave Flaubert, préparant les matériaux historiques de son Éducation sentimentale


IV

Sa monumentale construction théorique à propos de la littérature anglaise n’avait pu grandement éclairer Taine sur les véritables ressorts de la Révolution et sur les origines de la France contemporaine, car les témoins anglo-saxons de cette Révolution, fort clairvoyans sur son avenir, le sont peu sur ses sources. Ce qu’un Burke reproche à la France de 1793, c’est l’athéisme autant que l’anti-traditionalisme : il ne va donc jamais au fond des choses, il n’entrevoit pas que l’hérésie mystique de Rousseau sut fournir à l’impérialisme plébéien des alliés métaphysiques pour appuyer sa cause. Taine n’a pu trouver chez ces polémistes étroits le trait de lumière qui lui aurait montré sous un jour plus vrai les origines jacobines. — Voyons jusqu’à quel point le spectacle et la méditation des événemens de 1870-1871 ont éclairé sa philosophie de notre histoire nationale et préparé les retentissantes conclusions de son dernier ouvrage…

À la veille de la guerre franco-prussienne, il était sur le point d’entreprendre une histoire de la littérature allemande depuis l’Aufklaerung : au lendemain de nos désastres, il se décide, par sentiment de son devoir patriotique, à scruter plutôt les Origines de la France contemporaine. Mais il ne semble pas que l’esprit classique vienne tout aussitôt se présenter à sa pensée comme l’auteur responsable du système social des Jacobins. On dirait même qu’il cherche plutôt dans le domaine du mysticisme la raison d’être de cette grande convulsion morale. Le 19 décembre 1872, il écrit en effet au directeur du Journal des Débats que l’esprit révolutionnaire et l’esprit clérical ont des ressorts presque semblables, à savoir : le goût des principes admis d’avance, l’aversion pour l’expérience, l’ignorance de l’histoire, l’obéissance aux phrases toutes faites, l’instinct de la tyrannie et l’aptitude à l’esclavage : il en conclut qu’on ne peut combattre l’un par l’autre, mais qu’il faut les combattre tous les deux. Il y a certainement là un commencement de clairvoyance sur la racine mystique de l’esprit jacobin, quoique les caractères présentés comme essentiels à cet esprit soient superficiellement choisis et, en réalité, secondaires : car le fond, comme celui de tout mysticisme, en est à notre avis dans un effort de conquête appuyé de quelque alliance métaphysique. Si d’ailleurs le cléricalisme, qui est la religion chrétienne réduite à l’état d’instrument politique, ne peut pas grand’chose en effet contre ce mysticisme façonné à l’exacte mesure des appétits démagogiques qui est la doctrine de Rousseau dans sa ramification sociale, il n’est pas exact, selon nous, que la morale chrétienne rationnel le soit sans efficacité contre cette maladie de l’esprit moderne. Elle en est certainement l’un des remèdes.

Six mois encore, et le 12 juillet 1873, l’historien des Origines renseignera Guizot, ce patriarche, de la philosophie de l’histoire, sur les résultats préliminaires de la vaste enquête entamée par lui deux années auparavant. — L’idée qu’on s’est faite de l’homme et de la société au xviiie siècle, était, dit-il, d’une fausseté prodigieuse et, de plus, en parfait désaccord avec ce qu’enseignaient les premiers esprits de ce temps, un Voltaire, un Montesquieu, un Buffon. — Et certes, remarquerons-nous de notre côté, ces trois penseurs, restés suffisamment rationnels en leur conception de la vie, se sont peu écartés de la psychologie classique en un siècle qui lui a si rapidement tourné le dos dans sa seconde partie. Encore Buffon, venu le dernier des trois, a-t-il fait quelques concessions à la psychologie de son temps. Mais Taine ne mentionne pas ici Rousseau ! Or, la venue de ce prophète lui eut facilement expliqué le « désaccord » qu’il constate entre l’opinion moyenne et les grands esprits de l’époque ; elle lui eût conseillé au surplus d’opposer entre eux, bien loin de les identifier, l’esprit classique quelque peu survivant dans les publicistes réfléchis qu’il vient de nommer et l’esprit jacobin issu de la prédication de Jean-Jacques. Avec le xixe siècle presque tout entier, il a continué d’envisager Voltaire, Montesquieu et Rousseau comme ayant travaillé de concert aux événemens de la fin du xviiie siècle au lieu de montrer Rousseau travaillant à peu près directement contre les suggestions politiques de Montesquieu et de Voltaire.

Ce n’est pas que la vie ne l’ait fait de plus en plus clairvoyant à l’erreur fondamentale de la psychologie de Rousseau. Sauf au temps de ses débuts littéraires (dans ses Jeunes gens de Platon) il n’a jamais cru à la bonté naturelle de l’homme, et son Graindorge renferme une page bien frappante de psychologie « impérialiste » véridique ; c’est l’exhortation de l’américain self made man à son jeune parent : « Mon enfant, tu as les joues roses et tu entres dans la vie comme dans une salle à manger pour te mettre à table, etc. » En 1873, il n’ignore pas qu’on l’accuse pourtant de continuer, par son déterminisme théorique, la philosophie du xviiie siècle, et il croit devoir protester contre une telle interprétation de sa pensée vis-à-vis de Guizot, l’un de ses plus anciens protecteurs et son patron désigné pour sa prochaine candidature à l’Académie française. Il va donner la main aux croyans du « péché originel, » en proclamant une fois de plus que la volonté de puissance est fondamentale en tout ce qui vit. « Le xviiie siècle, écrit-il, admet que l’homme en soi, l’homme abstrait, l’homme primitif et naturel est essentiellement bon et surtout raisonnable. En général, cette conclusion passe pour être une conséquence rigoureuse de la philosophie du xviiie siècle. Tout ce que je puis dire, c’est que la raison, même laïque, ne l’accepte pas. Du moins la science, dès qu’elle est précise et solide, cesse d’être révolutionnaire et même devient anti-révolutionnaire. La zoologie nous montre que l’homme a des canines : prenons garde d’éveiller en lui l’instinct carnassier et féroce. La psychologie nous montre que la raison dans l’homme a pour supports les mots et les images : prenons garde de provoquer en lui l’halluciné et le fou… L’histoire montre que les États, les gouvernemens, les religions, les églises, toutes les grandes institutions sont les seuls moyens par lesquels l’homme, animal et sauvage, acquiert sa petite part de raison et de justice. Bref, il me semble que la science laïque conduit à l’esprit de prudence et de conservation. »

Mais un an se passe, et le voilà de nouveau tourné vers l’esprit classique pour en faire le bouc émissaire des péchés jacobins, car le 31 juillet 1874, il expose à Boutmyson intention de revenir à la thèse jadis posée par lui dans sa Littérature anglaise : il montrera, dit-il, dans Boileau, Descartes, Sacy, Corneille, Racine ou Fléchier les ancêtres directs de Saint-Just et de Robespierre. Et Descartes seul, pour avoir concouru à l’idée de raison naturelle nous paraît avoir sa place légitime dans cet arbre généalogique hasardeux.


V

À la fin de 1875 paraît le premier volume des Origines, celui qui est consacré à l’Ancien régime On n’a pas oublié la vigoureuse allégorie par laquelle l’auteur cherche à traduire aux yeux du lecteur son impression sur la France révolutionnaire. Lorsque, dit-il, on voit un homme de constitution un peu faible, mais d’apparence saine et d’habitudes paisibles, boire avidement une liqueur nouvelle, puis, tout à coup, tomber à terre, l’écume à la bouche, délirer et se débattre dans des convulsions violentes, on devine aisément que le breuvage agréable contenait en solution quelque substance toxique. Or, tel est le spectacle qu’offre la France après s’être désaltérée à la coupe que lui tendit le xviiie siècle philosophique. Il y avait donc un poison dans cette philosophie et c’est la nature de ce poison qu’il s’agit de déceler.

Selon Taine, ce poison-là est d’une essence bien étrange. À l’analyse, il le trouve composé de deux ingrédiens qui, séparés, ont sur l’organisme social une action salutaire, tandis que combinés entre eux, ils se montrent délétères au point que nous venons de dire ! Ce sont d’une part l’acquis scientifique déjà fort imposant du siècle : d’autre part l’esprit classique hérité par lui de son prédécesseur immédiat. — Pour nous, on le sait, notre solution est plus simple : elle a l’avantage de ne présenter rien « d’étrange » ni « de nouveau, » car le poison dont nous constatons les effets nous est dès longtemps connu par ses résultats psychiques et même physiologiques. Les prophètes camisards et les convulsionnaires jansénistes venaient d’en présenter aux yeux les symptômes : c’est le mysticisme dans ses formes extrêmes : en ce cas, un mysticisme chrétien hérétique dont Rousseau s’est révélé le plus persuasif interprète après l’avoir trouvé à peu près mûr déjà dans l’atmosphère morale de son temps.

Mais revenons au commentaire de Taine sur les deux composans qu’il y a cru discerner. Le premier, l’acquis scientifique, est selon lui excellent de tous points et bienfaisant par sa nature même : il constate en particulier le progrès du savoir sur un terrain qui lui est particulièrement cher, celui de la psychologie théorique ; il dit les mérites de Locke et de Condillac. Puis il emprunte à Voltaire, principalement à l’Essai sur les mœurs, une sociologie assez rationnelle et scientifique en effet. Mais il s’abstient, une fois de plus, de noter l’influence de Rousseau sur l’opinion en matière de psychologie et de sociologie : et, se retournant vers le xviie siècle, il expose que la religion chrétienne ayant alors fourni une théorie achevée du monde moral, on y décrivit l’homme d’après cette norme fixe (selon nous c’est la norme expérimentale et rationnelle tout simplement) et l’on s’efforça d’y accommoder toutes les observations du réel. Il ajoute que le xviiie siècle étant au contraire parti de l’homme observable, son étude aboutit à des résultats plus sérieux. Il conclut que la psychologie dominante a été fallacieuse en notre siècle classique, plus exacte déjà pendant le siècle suivant. Or nous pensons tout autrement de ces deux âges conduits l’un par Corneille et Bossuet, l’autre par Diderot et Rousseau (car la « philosophie » de Voltaire s’est de plus en plus réduite avec les années à un antichristianisme implacable : celle de Montesquieu et de Buffon a été ou écartée, ou largement modifiée dans le sens des suggestions de Jean-Jacques après 1760.) Et faire de Jean-Jacques un psychologue en progrès sur Bossuet est sans doute un paradoxe que nul ne s’aviserait aujourd’hui de soutenir !

Si pourtant l’appréciation de Taine était justifiée, si l’acquis scientifique avait procuré une psychologie plus légitime que jamais aux hommes du xviiie siècle finissant, d’où viendraient donc leurs redoutables erreurs et l’accès épileptiforme dont ils ont donné le spectacle ? — Taine va nous l’expliquer au moyen d’une allégorie nouvelle. Les progrès réalisés par l’observation méthodique permettaient, dit-il, de contempler alors de plus haut le monde : mais il reste à examiner l’état des yeux de l’observateur : or cet état était mauvais parce que sur ces yeux s’étaient posés, comme une paire de fâcheuses besicles, les verres déformans de l’esprit classique. Et l’historien de reprendre la démonstration jadis esquissée dans sa Littérature anglaise : à dater du règne des Précieuses, les salons, la conversation polie forment chez nous le style oratoire : l’ordonnance parfaite, les transitions ménagées, l’art de démontrer, d’expliquer, de persuader deviennent les fruits de cette éducation en serre chaude : la langue française se fait de plus en plus l’organe d’une certaine raison, la raison oratoire ou la raison raisonnante, — car c’est cette seconde épithète que Taine va désormais préférer le plus souvent à la première[1].

Qu’est-ce pourtant au juste qu’une raison raisonnante dont les solutions seront si peu raisonnables ? C’est, précise son critique, celle qui veut penser avec le moins de préparation et le plus de commodité possible, celle qui se contente de son acquis sans songer à le renouveler. Par-là, elle devient à la longue si peu capable d’enregistrer les détails fournis par l’expérience accrue de l’époque qu’elle se restreint à prendre pour matériaux de ses combinaisons favorites des lieux communs de plus en plus minces, de moins en moins colorés de nuances. Ainsi, dans un caractère vivant, on discerne deux sortes de traits ; les premiers, communs à tous les hommes ; les autres, particuliers à l’individu. Eh bien ! l’art classique, né de la raison raisonnante, ne s’occupera que des premiers ; de parti pris il effacera, négligera ou subordonnera les autres. Quant aux circonstances de temps et de lieu, il les indique à peine, parce qu’il trouve plus commode d’en faire abstraction !

Par-là, si nous en croyons Taine, cet art se serait montré tout à fait impropre à figurer la chose vivante, l’individu réel tel qu’il existe effectivement dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire comme un ensemble indéfini, comme un riche réseau de modalités diverses, comme un organisme complet. Le bel esprit du xviiie siècle admet que l’homme est partout le même parce qu’il ne veut voir dans cet homme que la raison raisonnante, la même en tous temps, la même en tous lieux. Il applaudit aux Incas de Marmontel, au Gonzalve de Florian, au Paria de Bernardin, aux (Haïtiens de Bougainville (tous écrivains pénétrés de l’influence de Rousseau, remarquons-te). Il pose en principe que, naturellement, tout esprit humain pense et parle comme un livre !

Le trait est joli. Il fut sans doute inspiré à Taine par le souvenir de Jefferson, jadis étudié dans un ouvrage de son ami de Witt. Cet homme d’Etat nord-américain disait en effet des Français dans les derniers jours de 1789 : « Ils sont versés dans la théorie et novices dans la pratique du gouvernement. Ils ne connaissent les hommes que tels qu’on les voit dans les livres, et non tels qu’ils sont dans le monde ! » Sans doute, mais Jefferson sous-entendait ici : tels qu’on les voit dans les livres de l’époque, à savoir dans ceux de Rousseau et de son école ! Tels en effet qu’on les voit dans les écrits de Thucydide, de Tacite, de Machiavel, de Hobbes, de La Rochefoucauld, ils seraient tels qu’on les doit voir pour les bien gouverner. Il n’y a donc rien de classique, quand on la regarde de près, dans l’opinion des Jacobins sur la nature humaine : c’est une opinion tirée de livres peut-être, mais de livres mystiques et déjà « romantiques, » non pas de livres rationnels.

Il est vrai que Taine continue de considérer les écrits de Rousseau comme des produits de l’inspiration classique. L’homme sensible, ce parangon de l’époque, est une fois de plus présenté par lui comme une fantaisie de la mode, issue d’une réaction contre la vie artificielle des salons. Rousseau prêche, dit-il, en périodes travaillées, le charme de la vie sauvage et dès lors les petits maîtres, entre deux madrigaux, rêvent au bonheur de coucher nus dans la forêt vierge. Aussi, quand viendra la Révolution, le rétrécissement psychologique, — nous dirions l’aberration psychologique imposée par le mysticisme de conquête, — sera parvenu à son comble : on se figurera la créature humaine comme un automate simple dont le mécanisme est connu ; — et nous dirions pour notre part, comme un inspiré du Dieu bon, un privilégié dont le geste ne saurait donc être que providentiel !

Mais Taine, après quinze ans écoulés, n’a pas renoncé à expliquer par les salons, par la conversation ou l’abstraction, la thèse de la bonté naturelle, cette assertion toute mystique qui est, au vrai, un cri conquérant de l’âme plébéienne, réclamant sa part de pouvoir social. Les écrivains du temps, explique l’historien, jugent l’homme ordinaire d’après eux-mêmes : pour eux l’esprit humain est leur esprit, l’esprit classique. Quand ils regardent autour d’eux, ils croient voir la raison régner partout dans le monde : une forme d’esprit si universelle ne peut alors manquer de leur paraître naturelle. — Et ceci est jusqu’à un certain point acceptable. — Mais encore, à cette haute idée des facultés de l’homme s’ajoute une idée non moins haute de son cœur — et c’est ici que s’arrête, selon nous, la capacité d’explication de Taine, car l’illusion mystique peut seule nous faire comprendre la foi dans la bonté naturelle. — Rousseau a déclaré qu’il se sentait bon, écrit l’auteur de l’Ancien régime, et le beau monde s’est jeté sur cette croyance avec toutes les exagérations de la mode et toute la sentimentalité des salons (?). On reste convaincu que l’homme, surtout l’homme du peuple, est naturellement sensible et affectueux. — Tout cela, c’est constater, mais non pas expliquer la contagion sentimentale qui se répandit de bas en haut bien plutôt que de haut en bas vers cette époque ; c’est assurément offrir une interprétation des faits ingénieuse, séduisante, spécieuse même, mais non point persuasive pour quiconque a personnellement réfléchi, à la lumière des plus récentes conquêtes de la psychologie ou de l’histoire, sur les ressorts profonds de l’activité humaine ; c’est trop demander à la mode ou à l’engouement, trop peu aux intérêts avides, aux passions impulsives, à cette volonté de puissance imprescriptible dans l’être et qui peut bien être adoucie, rationalisée dans ses méthodes, — telle est l’œuvre de la civilisation et de la morale, — mais non pas effacée du livre de la vie. Aussi bien la mode elle-même ne fait-elle guère que traduire sous une forme futile quelque chose de ces intérêts ou de ces passions.

Il est vrai que Taine reviendra sur l’influence de Rousseau vers la fin de son Ancien régime, lorsqu’il commencera d’étudier les prodromes immédiats de la Révolution. Il présente alors cette influence comme la troisième étape de l’esprit classique en marche pour conquérir l’opinion française : la première de ces étapes étant marquée par Voltaire et Montesquieu qui vinrent abattre la religion chrétienne et le sentiment monarchique, ces défenses extérieures de l’ancien régime ; la seconde se résumant dans l’entreprise encyclopédique, conduite par des chefs, les uns sceptiques (d’Alembert, d’Holbach) et les autres panthéistes (Diderot, Raynal), — mais ces derniers déjà rousseauisés selon nous. — Alors et en troisième lieu, indique Taine, s’avance Rousseau suivi des socialistes, ses adeptes, qui déclarent l’Eldorado tout proche et son avènement imminent. « Ôtez, clament ces guides de la dernière vague d’assaut, ôtez les digues élevées par la tyrannie ou par la routine : la nature délivrée reprendra son allure droite et saine. L’Eden nous appartient ; nous y avons droit : la Nature et la Providence nous y appellent de concert ! Seule une constitution arbitraire et néfaste nous en écarte encore et fait nos vices en même temps que nos malheurs ! Avec quel élan, avec quelle colère allons-nous jeter bas cet obstacle ! » — Tel est le ton véhément, le style amer, la sombre éloquence de la doctrine nouvelle. « La voix puissante qui s’élève alors perce au-delà des salons jusqu’à la foule souffrante et grossière, écrit Taine, parce que Rousseau qui fait entendre cette voix est un homme du peuple ! » Oui, voilà le secret de l’écho qu’elle éveille : l’esprit des salons et la raison classique n’ont qu’un rôle fort accessoire en tout ceci.

Au printemps de 1881, l’historien des Origines en arrive, dans son IIIe volume, à dessiner avec plus de soin la psychologie du Jacobin. Ce sont là des pages justement fameuses. Et toutefois le jacobin actuel put être, à notre avis, sincère lorsqu’il refusa d’y reconnaître ses précurseurs et lui-même, parce que le trait essentiel de sa physionomie, le trait mystique est absent de cette image, ou du moins n’y apparaît pas suffisamment dépouillé de son déguisement rationnel et de son masque néoclassique.

Le principe du Jacobin, selon Taine, est un axiome de géométrie politique qui porte en soi sa propre preuve, comme les axiomes de la géométrie euclidienne. Ce principe s’est formé par la combinaison de quelques idées simples et l’on admet que l’évidence s’en doit imposer du premier coup à tout esprit qui se remémore à la fois toutes les notions dont il est l’assemblage. L’homme en général, les droits de l’homme, le Contrat social, la liberté, l’égalité, la raison, la nature, le peuple, les tyrans, voilà ces notions élémentaires. — Qui n’y reconnaîtrait, interjetterons-nous ici, le vocabulaire d’un impérialisme plébéien appuyé sur un mysticisme tonique ? — Dès qu’elles se sont assemblées dans un cerveau préparé à les combiner entre elles, poursuit cependant Taine, elles deviennent pour lui un axiome qu’il s’empresse de traduire en actes : les avenues d’un tel esprit sont désormais obstruées par le principe abstrait qui les envahit, occupant toute la place à lui seul : l’expérience n’y peut plus laisser de traces ; quelque criante, quelque saignante qu’elle s’impose à lui, il l’expulse ! — Mais tout cela peut-il découler d’un axiome, objecterons-nous, et ne serait-ce pas plutôt l’effet d’une passion conquérante qui se déguise sous des sophismes adroits ? — Le contrepoids des faits manquera donc désormais dans cet esprit pour y équilibrer le poids des formules : il n’y aura dans la tête du Jacobin, comme dans ses écrits, que des généralités sans substance, une scolastique de pédant, débitée avec une emphase d’énergumène ! — Oui, mais, selon nous, c’est l’énergumène qui a fait ici le pédant, au moins dans la plupart des cas. — Par système, et pour simplifier, ils appauvrissent. — Nous dirions plutôt que, pour régner, ils se couronnent. — En cela, conclut l’historien, ils suivent le procédé du siècle et les traces de Rousseau, car leur cadre mental reste le moule classique, qui, déjà étroit chez les derniers philosophes (influencés par Rousseau), s’est encore étriqué chez eux, durci et raccorni à l’excès.

Ainsi Taine explique la psychologie du Jacobin et l’expliquera jusqu’à sa dernière heure, puisque le 19 avril 1890, au moment de laisser tomber la plume de sa main fatiguée par un surhumain labeur, il résumera une fois encore sa philosophie de l’histoire contemporaine dans une lettre à Delaire où il s’exprime à peu près en ces termes : « La Déclaration des Droits est là pour nous apprendre comment les Français de 1789 se figuraient la société humaine. Selon eux, rien n’était plus simple : avec l’idée de l’homme en général, avec la notion la plus écourtée, le plus mutilée, c’est-à-dire la plus inexacte de l’homme, ils construisaient leur édifice imaginaire. De là, leurs mécomptes. C’est l’esprit classique et simplificateur qui a fait la politique jacobine, la théorie de l’homme abstrait et du citoyen en soi, la conception anarchique et despotique à la fois du peuple souverain et de l’Etat omnipotent, le préjugé égalitaire et niveleur, les constitutions improvisées et rectilignes. » — Tel fut le dernier mot du grand penseur sur la psychologie du Jacobin.

Ajoutons que, lorsqu’il a traité de la reconstruction napoléonienne, il a jugé que notre Code civil (aujourd’hui vieilli surplus d’un point), était le chef-d’œuvre de l’esprit classique ; et, en ceci, il était beaucoup plus près de la vérité psychologique, à notre sentiment, parce que ce Code fut en effet la rationalisation, aussi entière que possible dans une atmosphère encore saturée de phantasmes mystiques, des revendications rousseauistes de 1789 et de leurs premières traductions par la Loi : rationalisation accomplie tant bien que mal par des esprits déjà quelque peu façonnés à l’école des faits après dix ans de convulsions sociales, et sous l’impulsion de Bonaparte, le plus complètement soustrait à l’influence de Rousseau parmi ces gouvernans de fortune. — Malheureusement, l’esprit jacobin, qui demeura si vivant parmi nous, s’est consacré depuis un siècle à rousseauiser de nouveau le Code civil, surtout en sapant la famille juridique, cette solide institution classique, ce legs de l’antiquité latine à la civilisation chrétienne. C’est ce que constatent, proclament et déplorent vainement tous nos juristes de sang-froid.


VII

Est-ce à dire que le puissant esprit de Taine n’ait pas entrevu parfois le véritable ressort du grand mouvement des esprits sur lequel il concentra, vingt années durant, sa méditation théorique ? Cela serait impossible à concevoir et cela n’a pas été. À plus d’une reprise, il a pressenti, suggéré ou même esquissé de son côté la solution du problème par le mysticisme conquérant : c’est ce qu’il nous reste à mettre en évidence pour achever la tâche que nous nous sommes prescrite.

Dès sa jeunesse, étudiant à propos d’un livre de Guizot les acteurs de la Révolution d’Angleterre, il avait souligné leur mysticisme ou même leur messianisme foncier : par exemple, dans ce James Nayler qui fut mis en jugement par le Parlement de Cromwell à titre d’« extrémiste » ou de « maximaliste » et que ses dévots adoraient comme un nouveau Christ. Il retrouva des figures analogues dans l’entourage de Robespierre : celle de Catherine Théot par exemple, ou encore de cette Suzette Labrousse, dont il parlera dans sa correspondance ; et, dès 1856, il les avait appréciées en ces termes : « De tels accès sont les symptômes de la grave maladie mentale qui fit et perdit la Révolution d’Angleterre. » Comment n’en vînt-il pas plus tard à discerner mieux la nature de l’épidémie jacobine ? Il se contentera de comparer souvent aux Puritains de Londres les Jacobins de Paris, mais sans chercher dans une commune inspiration mystique la raison profonde de leurs ressemblances.

Voyons-le du moins s’approcher çà et là comme à tâtons de cette solution du problème. À la fin de son Ancien régime, nous lisons qu’après la première génération du mouvement philosophique, celle des Voltaire et des Montesquieu dont l’esprit reste sain (en dépit de leur préjugé classique), il en surgit une seconde dans laquelle l’équilibre mental n’est plus intact, celle des Diderot et des Rousseau. Et c’est ici l’avènement du mysticisme naturiste et sentimental extrême au gouvernement de l’opinion qui se trouve constatée d’un trait malheureusement trop fugitif. Puis, après qu’il a rappelé la thèse de Rousseau sur la bonté naturelle, Taine ajoute qu’autour de cette idée centrale se reforma la doctrine spiritualiste. Mais pourquoi, interrogerons-nous encore une fois, sinon parce que cette idée continue la tradition mystique des hérésies chrétiennes et rallie les esprits de disposition principalement émotive ?

Dans certaines notes rédigées par le patient travailleur de Menthon-Saint-Bernard en vue des Origines et plus tard imprimées par les siens, à la fin du deuxième volume de sa Correspondance, il constate que les Conventionnels se crurent toute autorité et tous droits pour modeler la vie de leurs concitoyens selon leur propre conception du bien absolu. Quelles sont, se demande-t-il alors, les racines psychologiques d’une telle infatuation ? Il fallait répondre à notre avis par l’orgueil de la délégation divine supposée. Taine répond seulement à demi, par l’orgueil tout court, par l’amour-propre, le désir de s’admirer, de s’attribuer du génie, de se croire en possession de la vérité et, par-là, supérieur aux autres hommes ; mais il ajoute enfin à ces mobiles assez banals celui de se poser en révélateur, en sauveur du genre humain : et ce sont bien cette fois les mots qui conviennent pour caractériser les pontifes de la religion de Rousseau. « Aujourd’hui encore, dans son club ou dans sa mansarde, ajoute l’historien, tel faiseur de projets politiques est heureux de se croire en possession de la vérité suprême : la conviction d’apporter au monde quelque panacée sociale le revêt à ses propres yeux d’une importance de prophète ou d’une vocation de Messie ! » Et voilà le vocabulaire qu’il faut choisir en effet pour traduire de semblables états d’âme !

Quelques pages plus loin, Taine discerne encore très nettement que la Déclaration des Droits a pris le caractère d’un document religieux au-delà de nos frontières, qu’elle a été attaquée et défendue avec fanatisme, comme une sorte de dogme théologique. Ce qui ne le détourne d’ailleurs nullement de revenir à sa thèse favorite pour affirmer qu’à ce titre, elle est un produit de l’esprit classique et de la raison oratoire, parce que toutes les grandes révolutions naissent d’une forme d’esprit excessive et même maladive : or l’esprit classique qui, dans son genre, est analogue à la foi des quatre premiers siècles chrétiens, anime ses adeptes d’une croyance irrésistible et systématique à un état psychologique nouveau, original et complet, croyance telle qu’on en trouvait une toute semblable chez les Puritains d’Angleterre (à savoir la rénovation de l’homme par la grâce gratuite). L’esprit classique se trouve donc identifié dans ces lignes avec deux mysticismes bien authentiques l’un et l’autre, celui de la primitive Église et celui de la Réforme anglaise : il n’est plus guère ici qu’un autre nom, fort arbitrairement choisi, du mysticisme prêché par Rousseau.

Les notes dont nous venons d’utiliser quelques traits n’ont point passé dans le texte des Origines. Cet ouvrage renferme cependant de très précises affirmations sur le caractère religieux de l’esprit jacobin, car nous y lisons que, de l’acquis scientifique commenté par l’esprit classique, naquit une doctrine qui parut une révélation, et que la philosophie du xviiie siècle ressemble à une religion, particulièrement au mahométisme du viie siècle ou au Puritanisme du xviie. Même élan de foi, d’espérance et d’enthousiasme de part et d’autre : même esprit de propagande et de domination : même intolérance : même ambition de refondre l’homme et de modifier toute la vie humaine d’après un type préconçu. La doctrine nouvelle n’a-t-elle pas eu ses docteurs, son credo, son catéchisme populaire, ses fanatiques, ses inquisiteurs et ses martyrs ? — Cherchez donc là où il convient ses origines, répéterons-nous une fois de plus, car tout cela ne saurait être sorti de conversations de salons entre petits-maîtres, beaux-esprits et caillettes : il y faut une émotion puissante de tout l’être soulevé par la Volonté de puissance qui cherche dans l’au-delà son appui.

Taine croit pourtant constater une différence entre la doctrine des Jacobins et les mouvemens religieux auxquels il vient de la comparer. Cette différence consiste en ce que l’une prétend imposer au nom de la raison ce que les autres appuyaient du nom de Dieu. Mais, répondrions-nous, le nom seul est ici changé de la Divinité dont on entend monopoliser l’alliance. La raison, telle que la conçoivent les fils spirituels de Rousseau, n’a pas en effet grand’chose de commun avec la faculté que les âges classiques désignent de ce nom respecté, avec l’expérience sociale accumulée et synthétisée de l’espèce ; elle est devenue entre leurs mains un fétiche capable de patronner leurs revendications de pouvoir : elle n’est guère que leur affectivité sublimée et projetée dans les nuages après avoir été grimée tant bien que mal à la ressemblance de cette puissance psychique de bon renom qui est la Raison véritable.

De là, entre les ouragans mystiques du passé et celui de 1793, certaines divergences superficielles qui ont fait obstacle au regard, pourtant si pénétrant, de Taine, lorsqu’il a voulu scruter la mentalité jacobine. « En étudiant les Puritains de 1649, écrivait-il à Dumas fils le 21 mai 1878, j’ai pu voir l’aliénation mentale, mais accompagnée d’images et avec troubles de conscience. Ici (dans la France de 1793), la folie est sèche, abstraite, scolastique : on dirait de purs pédans infatués de théologie verbale… Ce sont les plus étonnans spécimens de délire lucide et de manie raisonnante !  » Eh ! Rousseau n’avait-il pas, objecterions-nous, ses visions chéries et la compagnie de « nos habitans, » ces fantômes fallacieux qui sans doute escortaient également ses disciples terroristes dans leurs promenades champêtres et dans leur rêve d’idylle sociale imminente ? Ces mystiques étaient certes dégagés jusqu’à un certain point du cadre des représentations chrétiennes traditionnelles, et leurs visions n’évoquaient plus des prophètes ou des saints : ils étaient malgré tout bien autre chose que des classiques poussant à son dernier terme logique la pensée d’un Bossuet ou celle d’un Boileau !


Nous arrêterons ici cette discussion qui nous a paru nécessaire parce que la retentissante assertion de Taine, soutenue par tout l’art prestigieux de son exposition énergique et brillante, n’a pas laissé de créer quelque confusion dans les esprits de bonne volonté depuis quarante ans. Un certain anti-intellectualisme d’inspiration romantique a pu s’en servir de façon plus ou moins consciente, et Taine lui-même, si attaché aux conquêtes de l’intelligence humaine, aurait protesté contre l’abus qui a été fait par là de sa pensée. Parvenu au terme de notre entreprise, nous concéderons pourtant que l’esprit classique a pu fournir une contribution à la théorie rousseauiste, — pour ne pas rappeler son rôle de costumier qui fut si grand durant la tragédie, révolutionnaire et qui a été voulu par les acteurs afin de faire illusion sur la rationalité de leurs rôles. — Cette contribution, c’est un trait des primitifs mysticismes de l’humanité qui gardait quelque crédit dans l’antiquité gréco-romaine ; c’est l’illusion de l’Age d’or. Hésiode, Platon, Théocrite, Virgile, Plutarque même, comme peintre utopique des origines sociales dans son Lycurgue ou dans son Numa, ont assurément aidé les mystiques chrétiens dévoyés de l’âge moderne, Fénelon en particulier, à préparer l’hérésie de Jean-Jacques et son incroyable fortune. Combiné avec l’âge d’or hébraïque, avec le Paradis terrestre et le Noachisme patriarchat qui suggèrent l’idée d’une révélation sociale primitive, ce pseudo-classicisme encouragea des chrétiens, dès lors peu sûrs, à rayer le péché originel des articles de leur profession de foi. Mais les grands classiques français du xviie siècle, ceux du moins qui sont restés foncièrement chrétiens, — et nous exceptons donc Descartes, La Fontaine, Molière et quelques autres. — n’eurent assurément qu’une bien faible part à l’élaboration du mysticisme nouveau. — Enfin si l’influence classique a persisté dans la littérature française depuis Ronsard jusqu’à Fontanes, comme Taine le rappelle souvent, il faut noter qu’à dater de Diderot et de Rousseau, ce ne sont plus des classiques qui mènent parmi nous l’opinion. Peut-on soutenir que Delille, Lebrun-Pindare, Picard ou Etienne aient jamais incarné l’esprit français, alors qu’à côté d’eux florissaient Bernardin, Chateaubriand, Mme de Staël ?

Quand parut le premier volume des Origines, Albert Sorel, qui en rendit compte dans la Revue historique avec son habituelle autorité, fit remarquer que l’esprit classique, l’esprit de salon, de politesse raffinée, d’abstraction habituelle, régnait à la fin du xviiie siècle dans l’Europe entière et n’avait pourtant produit qu’en France une révolution d’aspect « écumant, » — pour revenir à la frappante comparaison de Taine sur les effets spasmodiques du mysticisme à la Rousseau dans ses formes extrêmes. Sorel n’insistait pas longuement sur cette critique au surplus : il laissait volontiers à son illustre ami le loisir de compléter l’expression de sa pensée, puisque son œuvre de longue haleine en était alors à ses premiers chapitres ; mais il n’est jamais revenu depuis sur cette objection de principe, à notre connaissance, Brunetière éleva de son côté quelques doutes sur la formule de Taine, dès 1882, c’est-à-dire bien avant sa propre évolution vers le traditionalisme. Enfin, un plus récent érudit, qui put juger non seulement l’ensemble de l’ouvrage, mais son influence de plus de vingt ans, et qui prit la défense de Taine contre certaines critiques retentissantes, l’héroïque et très regretté Augustin Cochin, a écrit que l’auteur des Origines avait échoué dans son explication psychologique de la Révolution française, bien que son génie d’artiste et de poète lui eût permis de tracer un admirable tableau de cette période historique. Tel est aussi notre sentiment, mais nous avons essayé de le fonder sur un examen d’ensemble du point de vue de Taine, et nous avons indiqué en même temps, dans ses grandes lignes, la solution du problème que nous préférons à la sienne.

Nous concédons que l’esprit jacobin fut jusqu’à un certain point une hérésie de l’esprit classique rationnel, à la condition de maintenir qu’il est avant tout une hérésie du christianisme traditionnel. Adoptant de son mieux les apparences de l’une et parfois de l’autre doctrine, il a, par ambition conquérante, retourné pour ainsi dire de bout en bout leur enseignement psychologique essentiel. Il a proclamé l’homme raisonnable et même bon par nature, au lieu de le montrer, avec les classiques et avec les chrétiens, comme gouverné dès son origine par la volonté de puissance, et tout d’abord irrationnel en ses entreprises conquérantes, jusqu’à l’heure où une expérience sociale chèrement acquise aura lentement rationalisé son effort ininterrompu vers le pouvoir. Taine avait dès longtemps adhéré à cette psychologie clairvoyante. Aussi, bien qu’il ait été entraîné par les trop hâtives conclusions de sa jeunesse à surfaire le rôle de l’esprit classique dans les origines de la France contemporaine, a-t-il travaillé pour sa part à restaurer l’esprit classique par l’élimination, ou tout au moins par la plus large rationalisation du mysticisme de Rousseau qui continue de fournir leur religion à quelques démocraties contemporaines.

Ernest Seillière.
  1. Taine, qui dut beaucoup à Sainte-Beuve et qui lui en a rendu grâce en de belles pages éloquentes, avait pu lire dans les Portraits contemporains (1846) à propos de Daunou : « Je suis toujours tenté d’en vouloir, je l’avoue, à cette méthode logique, à celle de Condillac en particulier, qui faisait ainsi appareil et illusion à force de clarté devant des yeux si bien organisés d’ailleurs. On affectait d’abord de tout définir, de réduire le problème à ses termes les plus nets, les plus précis, identifiant les idées et leurs signes afin de raisonner au pied de la lettre ; on simplifiait tout pour mieux résoudre, tandis que, dans la réalité, les choses vont se grossissant, se compliquant sans cesse par suite des passions, des intérêts… La conclusion, si nettement déduite, eût été triomphante si les hommes eussent formé une classe de logique ou de géométrie… non pas un peuple… Ce défaut tient à l’abus de la méthode dite d’analyse, etc. » Mais Sainte-Beuve n’a pas donné à cette remarque toute la portée qu’elle a prise dans le système de Taine.