Une Science nouvelle - La Sémantique

Une Science nouvelle - La Sémantique
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 807-836).
UNE SCIENCE NOUVELLE
LA SÉMANTIQUE[1]


I

Les livres de linguistique se succèdent, à l’usage des étudians, à l’usage du grand public, et cependant il ne me semble pas que ce qu’on offre soit bien ce qu’il fallait donner. Pour qui sait l’interroger, le langage est plein de leçons, puisque depuis tant de siècles l’humanité y dépose les acquisitions de sa vie matérielle et morale : mais encore faut-il le prendre par le côté où il parle à l’intelligence. Si l’on se borne aux changemens des voyelles et des consonnes, on réduit cette étude aux proportions d’une branche secondaire de l’acoustique et de la physiologie ; si l’on se contente d’énumérer les pertes subies par le mécanisme grammatical, on donne l’illusion d’un édifice qui tombe en ruines; si l’on se retranche dans de vagues théories sur l’origine du langage, on ajoute, sans grand profit, un chapitre à l’histoire des systèmes. Il y a, ce me semble, autre chose à faire. Extraire de la linguistique ce qui en ressort comme aliment pour la réflexion et, — je ne crains pas de l’ajouter, — comme règle pour notre propre langage, puisque chacun de nous collabore pour sa part à l’évolution de la parole humaine, voilà ce qui mérite d’être mis en lumière, voilà ce que je voudrais essayer de faire.

Il n’y a pas encore bien longtemps, la linguistique aurait cru déroger en avouant qu’elle pouvait servir à quelque objet pratique. Elle existait, prétendait-elle, pour elle-même, et elle ne se souciait pas plus du profit que le commun des hommes en pourrait tirer, que l’astronome, en calculant l’orbite des corps célestes, ne pense à la prévision des marées. Dussent mes confrères trouver que c’est abaisser notre science, je ne crois pas que ces hautes visées soient justifiées. Elles ne conviennent pas à l’étude d’une œuvre humaine telle que le langage, d’une œuvre commencée et poursuivie en vue d’un but pratique, et d’où, par conséquent, l’idée de l’utilité ne saurait à aucun moment être absente. Bien plus, je crois que ce serait enlever à ces recherches ce qui en fait la valeur. La linguistique parle à l’homme de lui-même : elle lui montre comment il a construit, comment il a perfectionné, à travers des obstacles de toute nature et malgré d’inévitables lenteurs, malgré même des reculs momentanés, le plus nécessaire instrument de civilisation.il lui appartient de dire aussi par quels moyens cet outil qui nous est confié, et dont nous sommes responsables, se conserve ou s’altère... On doit étonner étrangement le lecteur qui pense, quand on lui dit que l’homme n’est pour rien dans le développement du langage et que les mots — forme et sens — mènent une existence qui leur est propre.

L’abus des abstractions, l’abus des métaphores, tel a été, tel est encore le péril de nos études. Nous avons vu les langues traitées d’êtres vivans ; on nous a dit que les mots naissaient, se livraient des combats, se propageaient et mouraient. Il n’y aurait aucun inconvénient à ces façons de parler s’il ne se trouvait des gens pour les prendre au sens littéral. Mais puisqu’il s’en trouve, il ne faut pas cesser de protester contre une terminologie qui, rentre autres inconvéniens, a le tort de nous dispenser de chercher les causes véritables[2].

Les langues indo-européennes sont condamnées au langage figuré. Elles ne peuvent pas plus y échapper que l’homme, selon le proverbe arabe, ne saurait sauter hors de son ombre. La structure de la phrase les y oblige : elle est une tentation perpétuelle à animer ce qui n’a pas de vie, à changer en actes ce qui est un simple état. Même la sèche grammaire ne peut s’en défendre : qu’est-ce autre chose qu’un commencement de mythe, quand nous disons que ἐνέγκω prête ses temps à φέρω, ou que clou prend un s au pluriel ? Mais les linguistes, plus que d’autres, devraient être en garde contre ce piège…

Ce n’est pas seulement l’homme primitif, l’homme de la nature, qui se prend pour mesure et pour modèle de toute chose, qui remplit le ciel et l’air d’êtres semblables à lui. La science n’est pas exempte de cette erreur. Prenez le tableau généalogique des langues, comme il est décrit et même dessiné en maints ouvrages : n’est-ce pas le produit du plus pur anthropomorphisme ? Que n’a-t-on pas écrit sur la différence des langues mères et des langues filles ? Les langues n’ont point de filles : elles ne donnent pas non plus le jour à des dialectes. Quand on parle du proto-hellénique ou du proto-aryen, ce sont des habitudes de pensée empruntées à un autre ordre d’idées, c’est la linguistique qui conforme ses hypothèses sur le modèle de la zoologie. Il en est de même pour cette langue indo-européenne proethnique que tant de linguistes ne se lassent pas de construire et de reconstruire : ainsi faisaient les Grecs quand ils imaginaient, pour rendre compte des différentes races, les ancêtres Aeolus, Dorus, Ion et Achaeus, fils ou petit-fils d’Hellen[3].

Il y a peu de livres qui, sous un mince volume, contiennent autant de paradoxes que le petit livre où Schleicher a donné ses idées sur l’origine et le développement des langues. Cet esprit habituellement si clair et si méthodique, ce botaniste, ce darwinien, y trahit des habitudes de pensée qu’on aurait plutôt attendues chez quelque disciple de l’école mystique. Ainsi l’époque de perfection des langues serait située bien loin dans le passé, antérieurement à toute histoire : aussitôt qu’un peuple entre dans l’histoire, commence à avoir une littérature, la décadence, une décadence irréparable se déclare. Le langage se développe en sens contraire des progrès de l’esprit. Exemple remarquable du pouvoir que les impressions premières, les idées reçues dans l’enfance peuvent exercer[4] ! Laissant de côté les changemens de phonétique, qui sont du ressort de la grammaire physiologique, j’étudie les causes intellectuelles qui ont présidé à la transformation de nos langues. Pour mettre de l’ordre dans cette recherche, j’ai rangé les faits sous un certain nombre de lois : on verra plus loin ce que j’entends par loi, expression qu’il ne faut pas prendre au sens impératif. Ce ne sont pas non plus de ces lois sans exception, de ces lois aveugles, comme sont, s’il faut en croire quelques-uns de nos confrères, les lois de la phonétique. J’ai pris soin, au contraire, de marquer pour chaque loi les limites où elle s’arrête. J’ai montré que l’histoire du langage, à côté de changemens poursuivis avec une rare conséquence, présente aussi quantité de tentatives ébauchées, et restées à mi-chemin.

Ce serait la première fois, dans les choses humaines, qu’on trouverait une marche en ligne droite, sans fluctuation ni détour. Les œuvres humaines, au contraire, se montrent à nous comme chose laborieuse, sans cesse traversée, soit par les survivances d’un passé qu’il est impossible d’annuler, soit par des entreprises collatérales conçues dans un autre sens, soit même par les effets inattendus des propres tentatives présentes.

Ce travail, commencé et laissé bien des fois, et dont, à titre d’essai, j’ai fait paraître à diverses reprises quelques extraits[5], je me décide aujourd’hui à le livrer au public. Que de fois, rebuté par les difficultés de mon sujet, me suis-je promis de n’y plus revenir!... Et cependant cette longue incubation ne lui aura pas été inutile. Il est certain que je vois plus clair aujourd’hui dans le développement du langage qu’il y a trente ans. Le progrès a consisté pour moi à écarter toutes les causes secondes et à m’adresser directement à la seule cause vraie, qui est l’intelligence et la volonté humaines.

Faire intervenir la volonté dans l’histoire du langage, cela ressemble presque à une hérésie, tant on a pris soin depuis cinquante ans de l’en écarter et de l’en bannir. Mais si l’on a eu raison de renoncer aux puérilités de la science d’autrefois, on s’est contenté, en se rejetant à l’extrême opposé, d’une psychologie véritablement trop simple. Entre les actes d’une volonté consciente, réfléchie, et le pur phénomène instinctif, il y a une distance qui laisse place à bien des états intermédiaires ; et nos linguistes auraient mal profité des leçons de la philosophie contemporaine s’ils continuaient à nous imposer le choix entre les deux branches de ce dilemme. Il faut fermer les yeux à l’évidence pour ne pas voir qu’une volonté obscure, mais persévérante, préside aux changemens du langage.

Comment faut-il se représenter cette volonté?

Je crois qu’il faut se la représenter sous la forme de milliers, de millions, de milliards d’essais entrepris en tâtonnant, le plus souvent malheureux, quelquefois suivis d’un quart de succès, d’un demi-succès, et qui, ainsi guidés, ainsi corrigés, ainsi perfectionnés, vinrent à se préciser dans une certaine direction. Le but, en matière de langage, c’est d’être compris. L’enfant, pendant des mois, exerce sa langue à proférer des voyelles, à articuler des consonnes : combien d’avortemens, avant de parvenir à prononcer clairement une syllabe! Les innovations grammaticales sont de la même sorte, avec cette différence que tout un peuple y collabore. Que de constructions maladroites, incorrectes, obscures, avant de trouver celle qui sera l’expression non pas adéquate (il n’en est point), mais du moins suffisante de la pensée! En ce long travail, il n’y a rien qui ne vienne de la volonté[6].

Telle est l’étude à laquelle je convie tous les lecteurs. Il ne faut pas s’attendre à y trouver des faits de nature bien compliquée. Comme partout où l’esprit populaire est en jeu, on est, au contraire, surpris de la simplicité des moyens, simplicité qui contraste avec l’étendue et l’importance des effets obtenus.

J’ai pris à dessein mes exemples dans les langues les plus généralement connues : il sera facile d’en augmenter le nombre ; il sera facile aussi d’en apporter de régions moins explorées. Les lois que j’ai essayé d’indiquer étant plutôt d’ordre psychologique, je ne doute pas qu’elles ne se vérifient hors de la famille indo-européenne. Ce que j’ai voulu faire, c’est de tracer quelques grandes lignes, de marquer quelques divisions et comme un plan provisoire sur un domaine non encore exploité, et qui réclame le travail combiné de plusieurs générations de linguistes. Je prie donc le lecteur de regarder cet essai comme une simple Introduction à la science que je propose d’appeler la Sémantique[7].


II

Nous appelons « répartition » l’ordre intentionnel par suite duquel des mots qui devraient être synonymes, et qui l’étaient en effet, ont pris cependant des sens différens et ne peuvent plus s’employer l’un pour l’autre.

Y a-t-il une répartition? — La plupart des linguistes le nient. Quand ils se trouvent en présence de faits trop visibles, ils déclarent que ces faits ne comptent pas, qu’on est en présence d’une répartition savante, nullement populaire. C’est le même défaut d’analyse psychologique que nous avons constaté en commençant : n’admettre l’intervention de la volonté humaine que s’il y a eu volonté consciente et réfléchie.

Je ferai d’abord remarquer que le peuple n’est pas de cet avis. Il admet l’existence d’une répartition : il ne croit pas qu’il y ait dans le langage des termes absolument identiques[8]. Ayant le sentiment que le langage est fait pour servir à l’échange des idées, (à l’expression des sentimens, à la discussion des intérêts, il se refuse à croire à une synonymie qui serait inutile et dangereuse. Or comme il est tout à la fois le dépositaire et l’auteur du langage, son opinion qu’il n’y a pas de synonymes fait qu’en réalité les synonymes n’existent pas longtemps : ou bien ils se différencient, ou bien l’un des deux termes disparaît.

Ce qui a jeté le discrédit sur ce chapitre, ce sont les distinctions essayées dans le silence du cabinet par de prétendus docteurs en langage, que personne n’avait conviés à cette tâche. Il n’y a de bonnes distinctions que celles qui se font sans préméditation, sous la pression des circonstances, par inspiration subite et en présence d’un réel besoin, par ceux qui ont affaire aux choses elles-mêmes. Les distinctions que fait le peuple sont les seules vraies et les seules bonnes. Au même moment où il voit les choses, il y associe les mots.

Nous allons en donner des exemples.

Toutes les fois que deux langues se trouvent en présence, ou simplement deux dialectes, il se fait un travail de classement, qui consiste à attribuer des rangs aux expressions synonymes. Selon qu’un idiome est considéré comme supérieur ou inférieur, on voit ses termes monter ou descendre en dignité. La question de linguistique est au fond une question sociale ou nationale. M. J. Gilliéron décrit les effets produits par l’invasion du français dans un patois de la Suisse<ref> Le patois de la commune de Vionnaz (Bas-Valais), dans la Bibliothèque de l’École des hautes études, 1880. </<ref>. A mesure qu’un mot français est adopté, le vocable patois, refoulé et abaissé, devient vulgaire et trivial. Autrefois la chambre s’appelait paîlé : depuis que le mot chambre est entré au village, pailé désigne un galetas. En Bretagne, dit l’abbé Rousselot, les jardins s’appelaient autrefois des courtils : maintenant que l’on connaît le mot jardin, une nuance de dédain s’est attachée à l’appellation rustique. Peu importe que les deux termes soient de même origine. Le Savoyard emploie les noms de père et de mère pour ses parens, au lieu qu’il garde pour le bétail les anciens mots de pâré et de maré. Chez les Romains, coquina signifiait « cuisine » : l’osque popina, qui est le même mot, désigna un cabaret de bas étage.

On dira peut-être que ces mots sont naturellement différenciés par les choses qu’ils désignent et qu’on ne les a jamais comparés entre eux. Ce serait soutenir que l’intelligence populaire n’est pas capable de fixer deux objets à la fois. Je crois, au contraire, qu’il y a eu comparaison, et que le terme populaire doit à cette comparaison une déchéance qui autrement ne se comprendrait pas. En matière de langage, la signification est le grand régulateur de la mémoire ; pour prendre place dans notre esprit, les mots nouveaux ont besoin d’être associés à quelque mot de sens approchant. Le peuple a donc ses synonymes, qu’il dispose et subordonne selon ses idées. A mesure qu’il apprend des mots nouveaux, il les insère parmi les mots qu’il connaît déjà. Rien d’étonnant à ce que ceux-ci subissent un déplacement, un recul. Aussi longtemps qu’il y aura des populations qui se mêleront, on aura à constater de nouveaux exemples de la répartition. Pour en arrêter les effets, il faudrait mettre des douanes au langage.

Ce que le peuple fait d’instinct, toute science qui se forme, toute analyse qui s’approfondit, toute discussion qui veut aboutir, toute opinion qui veut se reconnaître et se définir, le fait avec la même spontanéité. Platon, voulant combattre les idées de l’école ionienne, reproche à Thalès d’avoir confondu les principes ou ἀρχαί avec les élémens ou στοιχεῖα, les élémens étant l’eau, le feu, la terre, l’air, les principes étant quelque chose de plus général et d’impérissable, comme les nombres. La distinction faite ici par le penseur grec, pour être philosophique et profonde, n’en est pas moins, au point de vue de la linguistique, du même ordre que les distinctions citées plus haut. Par une aperception immédiate, les deux mots, jusque-là synonymes, ont été différenciés. Mettrons-nous les faits de ce genre en dehors de l’histoire du langage ? Nous risquerions d’en retrancher le côté le plus important. L’histoire du langage est une série de répartitions. Il ne s’est point passé autre chose à l’origine des langues. Il ne se passe point autre chose aux premiers bégaiemens de l’enfant, car c’est par répartition qu’il applique peu à peu à des objets distincts les syllabes qu’il promène d’abord indifféremment sur tous les êtres qu’il rencontre.

Voyons maintenant quelques effets de la répartition dans une période ancienne de nos langues.

La racine man semble avoir servi, dans le principe, à nommer confusément toutes les opérations de l’âme, car nous la trouvons exprimant la pensée (mens), la mémoire (memini, μέμνημαι), la passion (μένος), et même peut-être la folie (μανία). Mais une psychologie moins rudimentaire a introduit de l’ordre dans ce mélange, gardant quelques mots, en élaguant d’autres pour les remplacer par des synonymes, donnant enfin à chacun son domaine spécial. Un tel rangement ne s’est point fait au hasard : ce serait le lieu de reprendre, avec une force particulière sur ce terrain purement humain et historique, toute l’argumentation de Fénelon.

Personne aujourd’hui ne songerait à nommer du même mot deux idées aussi différentes que le plaisir des sens et le plaisir idéal causé par le sentiment tout intime de l’espérance. Cependant il y a eu un temps où la même expression servait pour les deux idées. Le grec, de cette racine, a tiré une série de mots qui expriment l’espoir : ἐλπίς, ἐλπίζω, ἔλπομαι. Le latin en a pris les mots qui marquent le plaisir : volupe, voluptas[9]. Des deux côtés, l’idée restée sans représentant a trouvé d’autres symboles : ἡδονή (de ἥδομαι, « goûter ») est devenu le nom du plaisir en grec, et spes « la respiration, le soulagement », le nom de l’espérance en latin.

C’est ainsi qu’en remontant dans le passé, on trouve sur son chemin des conglomérats sémantiques qu’il a fallu des siècles pour débrouiller. La chose n’est pas encore entièrement faite aujourd’hui. La différence entre sentir et penser est aujourd’hui marquée dans les verbes, mais elle paraît à peine dans le substantif sentiment. Aussi l’adjectif sensible, qui appartient en français à la partie affective de l’âme, a-t-il pu prendre en anglais l’acception d’« intelligent, raisonnable ». On sait qu’en latin sentio appartient plutôt à la pensée, comme on le voit par des composés tels que dissentio, consentio, et par des dérivés comme sententia.

Plus les mots sont voisins par la forme, plus ils sont une invite à la répartition. Voici une sentence, à première vue assez extraordinaire, qui nous a été conservée par Varron : Religentem esse oportet, religiosum nefas. Les deux mots religens et religiosus, étymologiquement synonymes, sont opposés entre eux. Le sens du proverbe est que la religion est une bonne chose, mais non pas la superstition. Il y a une sorte d’élégance, à laquelle le peuple n’est nullement insensible, à différencier ainsi des mots qui sonnent presque de même.

Les besoins de la pensée sont le premier agent de la répartition. C’est ainsi que le grec et l’allemand se sont rencontrés en faisant la différence de Mann et Mensch, de ἀνήρ et ἄνθρωπος.

Entre ἀνήρ et ἄνθρωπος, il n’y avait originairement aucune différence de sens : l’un signifiait « homme », l’autre « qui a visage d’homme. » Homère, parlant des Éthiopiens qui habitent à l’extrémité de la terre, les appelle ἐσχατοι ἀνδρῶν. Mais une antithèse dont l’occasion ne pouvait manquer de se présenter a fait que peu à peu ils se sont distingués l’un de l’autre et qu’ils ont été opposés l’un à l’autre. Hérodote, parlant de l’armée des Perses, dit qu’aux Thermopyles Xerxès put s’apercevoir ὅτι πολλοὶ μὲν ἄνθρωποι εἶεν, ὀλίγοι δὲ ἄνδρες. La distinction est ensuite devenue familière aux Grecs. Xénophon, traitant de l’amour de la gloire qui fait le prix de la vie, ajoute qu’à cela les hommes se reconnaissent : ἄνδρες ϰαὶ οὐϰέτι ἄνθρωποι μόνον νομιζόμενοι. Rien, ni dans le sens étymologique de ἀνήρ, ni dans celui de ἄνθρωπος, ne les prédestinait à cette opposition[10]. Quand l’esprit populaire s’est une fois avisé d’un certain genre de répartition, il a naturellement la tentation d’en compléter les séries. On sait qu’il y a des langues où les différens actes de la vie ne sont pas désignés de la même façon s’il est question d’un personnage élevé en dignité ou d’un homme ordinaire. Les Cambodgiens ne désignent pas les membres du corps, ni les opérations journalières de la vie, par les mêmes termes s’il s’agit du roi ou d’un simple particulier. Pour exprimer qu’un homme mange, on se sert du mot si; en parlant d’un chef, on dira, pisa; si on parle d’un bonze ou d’un roi, ce sera soï. En parlant à un inférieur, « moi » se dit anh; à un supérieur, knhom; à un bonze, chhan[11]. Les sectateurs de Zoroastre, qui considèrent le monde comme partagé entre deux puissances contraires, ont un double vocabulaire, suivant qu’ils parlent d’une créature d’Ormuzd ou d’une créature d’Ahriman. Ces exemples nous montrent la répartition marquant une empreinte plus ou moins profonde, comme on voit telle habitude d’esprit à peine marquée chez l’un et gouvernant toute la vie chez un autre.

Rien au fond n’est plus naturel ni plus nécessaire que la répartition, puisque notre intelligence recueille les mots de différens âges, de différens milieux, et qu’elle serait livrée à la plus absolue confusion si elle n’y mettait un certain rangement. Ce que font les recueils de synonymes, nous le faisons tous: quand on examine les termes que l’usage distingue ou subordonne, on constate que l’étymologie justifie rarement les différences que nous y mettons. Si nous prenons, par exemple, les mots de genre et d’espèce, quel motif y avait-il à donner plus de capacité au premier qu’au second? A l’embranchement qu’à la classe ? Si nous prenons les mots de division, brigade, régiment, bataillon, ces termes techniques, si exactement subordonnés les uns aux autres, n’ont cependant rien qui les désignât spécialement à telle ou telle place. Peut-être ferions-nous une constatation semblable s’il nous était possible de remonter jusqu’à l’époque où a été constituée la série des noms de nombre.

En passant des idées matérielles aux idées morales, nous verrions encore mieux les effets de la répartition. Entre l’estime, le respect, la vénération, on n’aperçoit nulle gradation imposée par l’étymologie. Il a fallu des esprits précis et clairs, une société ordonnée et soucieuse des rangs, pour établir certaines distinctions : est-ce une raison pour les mettre en dehors de l’histoire du langage ? Nous savons peu de chose sur la création du langage : mais la répartition en est le véritable démiurge. Elle a été cette seconde création, cette melior Natura dont parle Ovide en retraçant les âges successifs du monde.

Cependant la répartition, comme toutes les lois que nous passons en revue, a ses limites.

Il faut d’abord, — cela est trop clair, — qu’elle trouve une matière où se prendre. Comme elle ne crée pas, mais s’attache à ce qui est pour en tirer parti et le perfectionner, il faut que les termes à différencier existent dans la langue. Nous pourrions citer certaines confusions dont, faute d’un mot, même les idiomes les plus parfaits n’ont jamais réussi à se débarrasser.

Inversement, l’esprit ne parvient pas toujours à féconder toutes les richesses que le langage vient lui offrir. Le mécanisme grammatical, par la combinaison des élémens existans, peut produire une telle quantité de formes que l’intelligence en soit embarrassée. George Curtius a compté que le nombre des formes personnelles du verbe grec s’élève à 268, nombre considérable, quoique bien inférieur encore à celui du verbe sanscrit, qui va jusqu’à 891. Mais la répartition n’a pu tirer parti de cette abondance : c’est beaucoup déjà que le grec ait su différencier ses quatre prétérits (imparfait, aoriste, parfait, plus-que-parfait). Entre le futur premier et le futur second, entre le parfait premier et le parfait second, l’observation la plus attentive n’a pu constater aucune différence sémantique. Outre cette surproduction de temps, nous avons une surproduction de verbes. Si nous prenons, par exemple, la racine φυγ, « fuir », nous avons à côté de φεύγω un verbe φυγγάνω, qui a le même sens. À côté de φημί on a φάσϰω. À côté de πίμπλημι, on a πλήθω. Le seul verbe signifiant « étendre » est représenté par τείνω, τιταίνω et τανύω. Nous avons ϐαίνω, ϐιβημι, et ϐάσϰω, qui signifient tous trois « marcher ». L’extinction des formes inutiles vient heureusement diminuer le poids de ce capital mort.

Une autre limite au principe de répartition vient du degré plus ou moins avancé de civilisation. Il y a des nuances qui ne sont faites que pour les peuples cultivés. A la synonymie on reconnaît de quels objets la pensée d’une nation s’est surtout préoccupée. Les distinctions sont d’abord faites par quelques intelligences plus fines que les autres : puis elles deviennent le bien commun de tous. L’esprit, comme on l’a dit, consiste à voir la différence des choses semblables. Cet esprit se communique jusqu’à un certain point par le langage, car, à reconnaître les différences que les mieux doués ont été d’abord seuls à sentir, la vue de chacun devient plus perçante.

Une question qui concerne plutôt le philosophe que le linguiste serait de savoir comment cette répartition se fait en nous, ou, pour dire les choses de façon un peu grossière, mais intelligible, si nous avons dans notre tête un dictionnaire des synonymes. Je crois que chez les esprits attentifs et fermes ce dictionnaire existe, mais qu’il s’ouvre seulement en cas de besoin et sur l’appel du maître. Quelquefois le mot juste jaillit du premier coup. D’autres fois il se fait attendre : alors le dictionnaire latent entre en fonction et envoie successivement les synonymes qu’il tient en réserve, jusqu’à ce que le terme désiré se soit fait connaître.


III

De tout ce qui précède nous pouvons tirer une conclusion : il n’est pas douteux que le langage désigne les choses d’une façon incomplète et inexacte. Incomplète : car on n’a pas épuisé tout ce qui peut se dire du soleil quand on a dit qu’il est brillant, ou du cheval quand on a dit qu’il court. Inexacte : car on ne peut dire du soleil qu’il brille quand il est couché, ou du cheval qu’il court quand il est au repos, ou quand il est blessé ou mort.

Les substantifs sont des signes attachés aux choses : ils renferment tout juste la part de vérité que peut renfermer un nom, part nécessairement d’autant plus petite que l’objet a plus de réalité. Ce qu’il y a, dans nos langues, de plus adéquat à l’objet, ce sont les noms abstraits, puisqu’ils représentent une simple opération de l’esprit : quand je prends les deux mots compressibilité, immortalité, tout ce qui se trouve dans l’idée se trouve dans le mot. Mais si je prends un être réel, un objet existant dans la nature, il sera impossible au langage de faire entrer dans le mot toutes les notions que cet être ou cet objet éveille dans l’esprit. Force est au langage de choisir. Entre toutes les notions, le langage en choisit une seule : il crée ainsi un nom qui ne tarde pas à devenir un signe.

Pour que ce nom se fasse accepter, il faut sans doute qu’à l’origine il ait quelque chose de frappant et de juste : il faut que par quelque côté il satisfasse l’esprit de ceux à qui il est d’abord proposé. Mais cette condition ne s’impose qu’au début. Une fois accepté, il se vide rapidement de sa signification étymologique. Autrement celle-ci pourrait devenir un embarras et une gêne. Quantité d’objets sont inexactement dénommés, soit par ignorance des premiers auteurs, soit par quelque changement survenu qui a troublé la convenance entre le signe et la chose signifiée. Néanmoins les mots font le même usage que s’ils étaient d’une parfaite exactitude. Personne ne songe à les réviser. Ils sont acceptés grâce à un consentement tacite dont nous n’avons même pas conscience.

Le lecteur reconnaît ici une matière qui a défrayé les discussions de la Grèce et de l’Inde. Le commencement du débat se trouve pour nous dans le Cratyle de Platon. Socrate donne tour à tour raison aux deux opinions : d’abord à celle qui soutient qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui appartient par nature, puis à celle qui admet que la propriété du nom réside dans le consentement des hommes. Cette discussion a duré aussi longtemps qu’il y a eu des écoles de grammaire en Grèce et à Rome. Ce qu’on sait moins, c’est que le même débat a occupé les écoles des brahmanes. « Si l’herbe est appelée trĭna d’après sa qualité de piquer (trĭ), pourquoi ce nom ne s’applique-t-il pas à tout ce qui pique, par exemple à une aiguille ou à une lance ? Et, d’autre part, si une colonne est appelée sthūnā parce qu’elle se tient debout (sthā), pourquoi ne l’appelle-t-on pas aussi celle qui soutient ou celle qui s’emboîte[12] ? »

Soit croyance plus ou moins raisonnée à une justesse nécessaire du langage, soit respect pour la sagesse des ancêtres, on ne s’est jamais fait faute, à aucune époque ni chez aucun peuple, de prendre des consultations auprès des mots sur la nature des choses. Quelquefois ce n’était pas à la langue maternelle, trop connue et trop voisine, qu’on s’adressait, mais à quelque langue plus ancienne. Cette conviction de l’ὀρθότης ὀνομάτων est universellement répandue. Cependant un peu de réflexion aurait dû faire comprendre que, le langage étant une œuvre d’improvisation, où le plus ignorant a souvent la plus grande part, et où le hasard des événemens a mis largement sa marque, il n’est guère raisonnable de lui demander des leçons de physique ou de métaphysique. Ç’a pourtant été un travers de toutes les époques. Je ne veux rien dire des anciens, ni des savans du moyen âge : mais nous voyons encore le chef de l’école sensualiste au XVIIIe siècle, Condillac, céder à la même illusion. Il vient de raisonner sur les qualités ou apparences des corps. « Dès que les qualités, dit-il, distinguent les corps et qu’elles en sont des manières d’être, il y a dans les corps quelque chose que ces qualités modifient, qui en est le soutien ou le sujet, que nous nous représentons dessous, et que, par cette raison, nous appelons substance, de substare, être dessous. » L’ancêtre des idéologues raisonne ici comme un pur élève de la scolastique.

Comment le langage nous renseignerait-il sur la substance et la qualité ? Il ne peut nous donner que l’écho de notre propre pensée : il enregistre fidèlement nos préjugés et nos erreurs. Il peut nous étonner quelquefois, à la façon d’un enfant, par la franchise de ses réponses ou la naïveté de ses représentations : il peut nous fournir de précieux renseignemens historiques dont il est le dépositaire involontaire[13] ; mais ce serait en méconnaître le caractère que de vouloir le prendre pour instructeur et pour maître.

Les mots créés par les lettrés et les savans ont-ils plus d’exactitude ? il n’y faut pas beaucoup compter. Au XVIIe siècle, Van Helmont, d’après un souvenir plus ou moins présent du néerlandais gest « esprit », appelle gaz les corps qui ne sont ni solides ni liquides. Cela est aussi vague et aussi incomplet que spiritus en latin ou ψυχή en grec. Dans un sentiment de patriotisme, un chimiste français, ayant découvert un nouveau métal, l’appelle gallium : un savant allemand, non moins patriote, riposte par le germanium. Désignations qui nous apprennent aussi peu sur le fond des choses que les noms de Mercure ou de Jupiter donnés à des planètes, ou ceux d’ampère et de volt récemment donnés à des quantités en électricité. Tout le monde sait qu’il y a des noms savans donnés par méprise: ils font cependant le même usage que les autres. Christophe Colomb appelle Indiens les habitans du Nouveau-Monde. Un département français doit à une fausse lecture de s’appeler Calvados[14].

Nous pouvons donc nous résumer de cette façon :

Plus le mot s’est détaché de ses origines, plus il est au service de la pensée: selon les expériences que nous faisons, il se resserre ou s’étend, se spécifie ou se généralise. Il accompagne l’objet auquel il sort d’étiquette à travers les événemens de l’histoire, montant en dignité ou descendant dans l’opinion, et passant quelquefois à l’opposé de l’acception initiale : d’autant plus apte à ces différens rôles qu’il est devenu plus complètement signe. L’altération phonétique, loin de lui nuire, lui est favorable, en ce qu’elle cache les rapports qu’il avait avec d’autres mots restés aux premières étapes de la route ou partis en des directions différentes. Mais alors même que l’altération phonétique n’est pas intervenue, la valeur actuelle et présente du mot exerce un tel pouvoir sur l’esprit, qu’elle nous dérobe le sentiment de la signification étymologique. Les dérivés peuvent impunément s’éloigner de leur primitif, et, d’autre part, le primitif peut changer de signification sans que les dérivés en soient atteints. Quoique le mot latin venus, qui était primitivement du neutre, et qui signifiait « grâce, joie », eût été adopté pour désigner l’Aphrodite grecque, le verbe veneror, « rendre grâce, honorer », n’en a pas moins gardé son sens religieux et chaste.

On a soutenu que les noms propres, comme Alexandre, César, Turenne, Bonaparte, formaient une espèce à part et étaient situés en dehors de la langue. Il y a bien quelques raisons en faveur de cette opinion : nous voyons d’abord que pour cette catégorie le sens étymologique n’est d’aucune valeur; de plus, ils passent d’une langue à l’autre sans être traduits ; enfin ils suivent généralement les transformations phonétiques d’une marche plus lente. Néanmoins on peut dire qu’entre les noms propres et les noms communs il n’y a qu’une différence de degré. Ils sont, pour ainsi dire, des signes à la seconde puissance. Si le sens étymologique ne compte pour rien, nous venons de voir qu’il n’en est guère autrement des substantifs ordinaires, pour lesquels le progrès consiste précisément à s’affranchir de cette signification initiale. S’ils passent d’une langue à l’autre sans être traduits, ils ont cette particularité en commun avec beaucoup de noms de dignités, fonctions, usages, inventions, costumes, etc. S’ils participent un peu moins aux transformations phonétiques, cela tient au soin spécial avec lequel on les conserve, et ils ont encore ceci de commun avec certains mots de la langue religieuse ou administrative.

La différence avec les noms communs est une différence tout intellectuelle. Si l’on classait les noms d’après la quantité d’idées qu’ils éveillent, les noms propres devraient être en tête, car ils sont les plus significatifs de tous, étant les plus individuels. Un adjectif comme augustus, en devenant le nom d’Octave, s’est chargé d’une quantité d’idées qui lui étaient d’abord étrangères. D’autre part, il suffit de rapprocher le mot César, entendu de l’adversaire de Pompée, et le mot allemand Kaiser, qui signifie « empereur », pour voir ce qu’un nom propre perd en compréhension à devenir nom commun. D’où l’on peut conclure qu’au point de vue sémantique les noms propres sont les substantifs par excellence.


IV

S’il est vrai, comme on l’a prétendu quelquefois, que le langage soit un drame où les mots figurent comme acteurs et où l’agencement grammatical reproduit les mouvemens des personnages, il faut au moins corriger cette comparaison par une circonstance spéciale : l’imprésario intervient fréquemment dans l’action pour y mêler ses réflexions et son sentiment personnel, non pas à la façon d’Hamlet qui, bien qu’interrompant ses comédiens, reste étranger à la pièce, mais comme nous faisons nous-mêmes en rêve, quand nous sommes tout à la fois spectateur intéressé et auteur des événemens. Cette intervention, c’est ce que je propose d’appeler le côté subjectif du langage.

Ce côté subjectif est représenté : 1° par des mots ou des membres de phrase ; 2° par des formes grammaticales ; 3° par le plan général de nos langues.

Je prends pour exemple un fait divers des plus ordinaires : « Un déraillement a eu lieu hier sur la ligne de Paris au Havre, qui a interrompu la circulation pendant trois heures, mais qui n’a causé heureusement aucun accident de personne, n’II est clair que le mot imprimé en italique ne s’applique pas à l’accident, mais qu’il exprime le sentiment du narrateur. Cependant nous ne sommes nullement choqués de ce mélange, parce qu’il est absolument conforme à la nature du langage.

Une quantité d’adverbes, d’adjectifs, de membres de phrase, que nous intercalons de la même manière, sont des réflexions ou des appréciations du narrateur. Je citerai en première ligne les expressions qui marquent le plus ou moins de certitude ou de confiance de celui qui parle, comme sans doute, peut-être, probablement, sûrement, etc. Toutes les langues possèdent une provision d’adverbes de ce genre : plus nous remontons haut dans le passé, plus nous en trouvons. Le grec en est largement pourvu : je me contente de rappeler cette variété de particules dont la prose de Platon est semée, et qui servent à nuancer les impressions ou les intentions des interlocuteurs. On peut les comparer à des gestes faits en passant ou à des regards d’intelligence jetés du côté de l’auditeur.

Une véritable analyse logique, pour justifier ce nom, devrait distinguer avec soin ces deux élémens. Si je dis, en parlant d’un voyageur : « A l’heure qu’il est, il est sans doute arrivé », sans doute ne se rapporte pas au voyageur, mais à moi. L’analyse logique, comme on la pratique dans les écoles, a été quelquefois embarrassée de cet élément subjectif : elle n’a pas vu que tout récit un peu entraînant, tout discours un peu vif, peut prendre le caractère d’un dialogue avec le lecteur. Tels sont ces pronoms jetés au milieu d’un récit, où le conteur a soudainement l’air de prendre à partie son auditoire. La Fontaine les affectionnait :


Il vous, prend sa cognée : il vous tranche la tête.


On les a appelés « explétifs », et en effet ils ne font point partie de la narration, ce qui n’empêche qu’ils correspondent à l’intention première du langage.

Faute d’avoir pris en considération cet élément subjectif, certains mots des langues anciennes ont été mal compris. Un linguiste contemporain, traitant de l’adverbe latin oppido, se refuse à croire qu’il soit l’ablatif d’un adjectif signifiant « solide, ferme, sûr »[15]. Il demande comment ce sens peut se concilier avec des phrases telles que oppido interii, oppido occidimus. Mais c’est qu’il faut faire la part de l’élément subjectif. Nous disons de même : « Je suis assurément perdu », ou en allemand : « Ich bin sicherlich verloren », locutions où il y a, si l’on veut s’en tenir uniquement au texte, une sorte de contradiction dans les termes.

La même chose a eu lieu encore pour l’adverbe allemand fast, qui signifie « presque », mais qui marquait autrefois une idée de fixité ou de certitude. On disait : vaste ruofen, « appeler fort », vaste zwiveln « douter fort ». — « J’ai prié pour lui longtemps et fort. » Ich habe lange und fast für ihn gebeten (Luther). — S’il est pris au sens de « presque », c’est qu’il représente une phrase comme ich glaube fast, ich sage fast, « je crois fort ». Même chose est arrivée pour ungefähr, qui prend sa vraie signification si on le complète en : « sans crainte de me tromper. » — C’est ainsi qu’en latin pæne, ferme veulent dire « presque », quoique le premier soit un proche parent de penitus, et le second un doublet de firme; mais il faut rétablir les locutions complètes : pæne opinor, firme credam[16].

La trame du langage est continuellement brodée de ces mots. S’il m’arrive de formuler un syllogisme, les conjonctions qui marquent les différentes étapes de mon raisonnement se rapportent à la partie subjective. Elles font appel à l’entendement, elles le prennent à témoin de la vérité et de l’enchaînement des faits. Elles ne sont donc pas du même ordre que les mots qui me servent à exposer les faits eux-mêmes.

Mais nos langues ne s’en tiennent pas là. Le mélange des deux élémens est si intime, qu’une portion importante de la grammaire en tire son origine.

C’est dans le verbe que ce mélange est le plus visible. On devine que nous voulons parler des modes. Les grammairiens grecs l’avaient bien compris : ils disent que les modes servent à marquer des dispositions de l’âme, διαθέσεις ψυχῆς. En effet, une locution comme θεοὶ δοῖεν contient deux choses bien distinctes : l’idée d’un secours prêté par les dieux, et l’idée d’un désir exprimé par celui qui parle. Ces deux idées sont en quelque sorte entrées l’une dans l’autre, puisque le même mot qui marque l’action des dieux marque aussi le désir de celui qui parle. Le simple mot chez Homère : τεθναίης «utinam moriaris ! » outre qu’il exprime l’idée de mourir, exprime aussi le souhait de celui à qui échappe cette imprécation. Là est sans nul doute la signification première de l’optatif.

Mais l’optatif n’est pas le seul mode de cette sorte. Le subjonctif mêle également à l’idée de l’action un élément tiré des διαθέσεις ψυχῆς. Il est vrai qu’il côtoie de près le sens de l’optatif. D’après les recherches les plus récentes, il semble que l’optatif ait été dans les Védas le mode préféré pour certains verbes, le subjonctif pour d’autres, sans qu’il y ait une nuance bien nette qui les distingue. Cette abondance de formes montre quelle place importante le langage faisait à l’élément subjectif. Les langues qui, comme le grec, ont conservé l’un et l’autre mode, ont cherché à les différencier. Mais la plupart des idiomes, un peu encombrés de cet excès de richesse, ont fondu ensemble optatif et subjonctif.

Le futur latin est si près du subjonctif et de l’optatif, qu’il se confond avec eux à certaines personnes. Inveniam, experiar sont, ad libitum, ou des futurs ou des subjonctifs. Il y a là un juste sentiment de la nature des choses. Annoncer ce qui sera, ce n’est pas autre chose, au fond, dans la plupart des affaires humaines, qu’exprimer nos vœux ou nos doutes. On comprend qu’anciennement ces nuances se soient confondues. Les exemples abondent, qui montrent qu’entre le futur et le subjonctif il n’y avait aucune limite précise. Ainsi la différence entre les temps et les modes s’efface aux yeux de l’historien de la langue[17]. Ceux qui, de nos jours, ont émis cette idée extraordinaire que l’optatif avait été inventé pour être le mode de l’irréel (der Nichtwirklichkeit) prêtaient aux générations antiques la même force de conception qu’on admire chez les créateurs de l’algèbre. Mais le langage, en ces temps reculés, avait des aspirations moins hautes et des visées plus pratiques.

L’élément subjectif n’est pas absent de la grammaire de nos langues modernes.

Le français, pour exprimer un vœu, se sert du subjonctif : Dieu vous entende! Puissiez-vous réussir! Quelques logiciens, pour justifier l’emploi du subjonctif, ont supposé une ellipse : « Je désire que Dieu vous entende, — je souhaite que vous puissiez réussir. » Mais il n’y a pas là d’ellipse : en réalité, le français a si peu renoncé à cet élément subjectif qu’il a trouvé, pour l’exprimer, des formes nouvelles. S’il veut énoncer l’action avec une arrière-pensée de doute, il a des tours comme ceux-ci : Vous seriez d’avis que... Nous serions donc amenés à cette conclusion... Dans ces phrases, ce n’est pas une condition qu’exprime le verbe, mais un fait considéré comme incertain. Le conditionnel a donc hérité de quelques-uns des emplois les plus fins du subjonctif et de l’optatif.

Le discours indirect, avec ses règles variées et compliquées, est comme une transposition de l’action dans un autre ton. Ce que la langue écrite obtient au moyen des guillemets, la langue parlée le marquait par les formes diverses du verbe. Le subjonctif et l’optatif y avaient leur place naturelle, puisque un certain doute était nécessairement répandu sur l’ensemble du discours.

Il nous reste à parler du mode où l’élément subjectif se montre le plus fortement : l’impératif. Ce qui caractérise l’impératif, c’est d’unir à l’idée de l’action l’idée de la volonté de celui qui parle. Il est vrai qu’on chercherait vainement, à la plupart des formes de l’impératif, les syllabes qui expriment spécialement cette volonté. C’est le ton de la voix, c’est l’aspect de la physionomie, c’est l’attitude du corps qui sont chargés de l’exprimer. On ne peut faire abstraction de ces élémens qui, pour n’être pas notés par l’écriture, n’en sont pas moins partie essentielle du langage. Certaines formes de l’impératif lui sont communes, comme on sait, avec l’indicatif : il n’y a cependant aucune raison pour les regarder comme empruntées à l’indicatif. Je suis porté à croire, au contraire, que l’impératif est le premier en date, et qu’à l’inverse de ce qu’on enseigne, là où il y a identité, c’est l’indicatif qui est l’emprunteur. Peut-être ces formes si brèves, comme ἴθι. « viens » ! δός « donne », στῆτε « arrêtez » ! sont-elles ce qu’il y a de plus ancien dans la conjugaison.

Nous avons fait allusion au dédoublement de la personnalité humaine. Il y a dans la conjugaison sanscrite et zende une forme grammaticale où ce dédoublement se laisse apercevoir à découvert ; je veux parler de la première personne du singulier de l’impératif, comme bravāni « que j’invoque », stavāni « que je célèbre». Si bizarre que puisse nous paraître une forme de commandement où la personne qui parle se donne des ordres à elle-même, cela n’a rien que de conforme à la nature du langage[18]. Cette première personne dit plus brièvement ce qui est exprimé en d’autres langues d’une façon plus ou moins détournée. Le français emploie le pluriel. Les bergers de Virgile s’interpellent à la seconde personne :

Insere nunc, Melibœe, piros ; pone ordine vites !

On doit comprendre maintenant pourquoi il a toujours été si difficile de donner une définition juste et complète du verbe. Ce sont encore les anciens qui y ont le mieux réussi. Les modernes, en définissant le verbe « un mot qui exprime un état ou une action », laissent échapper une grosse partie de son contenu, — la partie la plus délicate et la plus caractéristique.

Si, des modes et des temps, nous passons aux personnes du verbe, les choses deviennent encore plus frappantes.

L’homme est si loin de considérer le monde en observateur désintéressé, qu’on peut trouver, au contraire, que la part qu’il s’est faite à lui-même dans le langage est tout à fait disproportionnée. Sur trois personnes du verbe, il y en a une qu’il se réserve absolument (celle qu’on est convenu d’appeler la première). De cette façon déjà il s’oppose à l’univers. Quant à la seconde, elle ne nous éloigne pas encore beaucoup de nous-mêmes, puisque la seconde personne n’a d’autre raison d’être que de se trouver interpellée par la première. On peut donc dire que la troisième personne seule représente la portion objective du langage.

Ici encore il est permis de supposer que l’élément subjectif est le plus ancien. Les linguistes qui ont essayé de décomposer les flexions verbales devraient s’en douter : tandis que la troisième personne se laisse assez bien expliquer, la première et la seconde personne sont celles qui opposent le plus de difficultés à l’analyse étymologique.

Une observation analogue peut être faite sur les pronoms. Il n’a pas suffi d’un pronom « moi » : il a fallu encore un pronom spécial pour indiquer que le moi prend part à une action collective. C’est le sens du pronom « nous », qui signifie moi et eux, moi et vous, etc. Mais ce n’est pas encore assez : en beaucoup de langues il a fallu un nombre exprès pour indiquer que le moi est pour moitié dans une action à deux. C’est l’origine du duel dans la conjugaison.

On doit commencer à voir à quel point de vue l’homme a agencé son langage. La parole n’a pas été faite pour la description, pour le récit, pour les considérations désintéressées. Exprimer un désir, intimer un ordre, marquer une prise de possession sur les personnes ou sur les choses — ces emplois du langage ont été les premiers. Pour beaucoup d’hommes, ils sont à peu près les seuls... Si nous descendions d’un ou plusieurs degrés, et si nous recherchions les commencemens du langage humain dans le langage des animaux, nous trouverions que chez ceux-ci l’élément subjectif règne seul, qu’il est le seul exprimé, le seul compris, qu’il épuise leur faculté d’entendement et toute la matière de leurs pensées.

Il ne s’agit donc pas d’un accessoire, d’une sorte de superfétation, mais au contraire d’une partie essentielle, et sans doute du fondement primordial auquel le reste a été successivement ajouté.


V

Il n’y a pas lieu de craindre qu’on déprécie jamais l’importance du langage dans F éducation du genre humain. Nous pouvons nous en remettre là-dessus au sentiment des mères : leur premier mouvement est de parler à l’enfant, leur première joie de l’entendre parler. Viennent ensuite les maîtres de tous les degrés, de toutes les sortes, dont l’art à chacun suppose le langage, si tant est qu’il ne s’y confonde pas entièrement. En tout pays, dans l’antiquité comme de nos jours, en Chine et dans l’Inde comme à Athènes et à Rome, la langue fournit à la fois l’instrument et la matière du premier enseignement.

Cet accord universel a sa raison d’être : on n’a pas de peine à comprendre de quelle action est sur l’esprit le langage, si l’on réfléchit que chacun de nous ne le reçoit pas en bloc et tout d’une pièce, mais est obligé de le reconstituer à nouveau. Il y a là un apprentissage qui, bien qu’échappant aux regards et inconnu de celui même qui s’y livre, n’en est pas moins une sorte de training-school de l’humanité. S’il est vrai que les meilleurs enseignemens. sont ceux qui nous donnent le plus à faire par nous-mêmes, quelle étude plus profitable peut-on concevoir pour l’enfant?

Rien que pour reconnaître le mot, que d’attention ne faut-il pas? car il s’agit de le dégager de ce qui précède et de ce qui suit; il s’agit de distinguer l’élément permanent des élémens variables, et de comprendre que l’élément permanent nous est, en quelque sorte, confié pour le manier à notre tour et pour le soumettre aux mêmes variations : en quelles occasions, en quelles rencontres, selon quels modèles? La plupart du temps, personne ne nous en avertit : à nous de le découvrir. La phrase la plus simple est une invitation à décomposer la pensée et à voir ce que chaque mot y apporte. L’adjectif, le verbe, sont les premières abstractions comprises par l’enfant. Ces pronoms moi et toi, mon et ton, qui, en changeant de bouche, se transforment de l’un à l’autre, contiennent sa première leçon de psychologie...

A mesure qu’on avance dans cet apprentissage, l’enseignement monte d’un degré.

Représentons-nous l’effort que devaient exiger les langues anciennes, même pour les parler médiocrement. Il fallait, pour les diverses déclinaisons, établir des séries où certaines flexions se correspondaient, sans se ressembler, et où d’autres, qui se ressemblaient, devaient être tenues séparées. Un classement analogue était nécessaire pour les personnes, les modes[19]. Il y a là tout un chapitre de vie intérieure qui recommençait avec chaque individu. Le peuple portait donc en lui une grammaire non écrite, dans laquelle il se glissait sans doute des erreurs et des fautes, mais qui, tout compensé, n’en avait pas moins une certaine fixité, puisque ces langues se sont transmises de génération en génération pendant des siècles.

Quand nous considérons la peine que coûtent aujourd’hui ces mêmes langues anciennes, nous sommes quelque peu surpris. Mais il faut songer que l’éducation de la langue maternelle a l’avantage de se faire à toutes les heures du jour et en tous lieux, qu’elle a le stimulant de la nécessité, qu’elle s’adresse à des intelligences fraîches et qu’enfin elle présente ce caractère unique d’associer les mots aux choses, et non les mots d’une langue aux mots d’une autre langue. Les mêmes circonstances se retrouvent pour toutes les langues maternelles; partout l’esprit de l’enfant en triomphe. Je ne veux pas dire toutefois que le cours du temps ne puisse amener de telles difficultés que les générations nouvelles n’en soient déconcertées. Mais alors, comme on l’a vu, l’intelligence populaire s’en tire de la façon la plus simple : elle fait disparaître la difficulté par voie d’analogie, d’unification, de suppression. Comme le peuple, en cette matière, est à la fois l’élève et le maître, ce qu’il change, ce qu’il unifie, ce qu’il abrège, devient la règle de l’avenir.

Nos langues modernes, moins encombrées d’appareil formel, n’en sont cependant pas affranchies. La complication s’est, en outre, portée sur un autre point. Il s’agit d’apprendre à employer des mots presque vides de sens, mots tellement abstraits et « serviles » qu’on peut toute sa vie en ignorer l’existence, tout en les mettant à la place convenable. C’est là qu’on observe une intelligence passée à l’état d’instinct, pareille à celle qui guide les doigts de l’ouvrière en dentelles, remuant, sans les regarder, ses fuseaux. S’il fallait énumérer et expliquer tous les emplois de nos prépositions, on ferait un volume. Le dictionnaire de Littré, pour le seul mot à, n’a pas moins de douze colonnes[20]. Cependant le peuple se retrouve sans difficulté dans cet apparent chaos. Ce n’est point, nous l’avons vu, grâce à une notion plus ou moins nette de la valeur du mot : pas plus que les linguistes, il n’en saurait donner une définition qui convînt à tous les emplois. C’est grâce à un certain nombre de locutions que la mémoire retient et qui servent de modèles. Ainsi se maintiennent et se propagent les tours de la langue : l’invention travaille toujours sur un fonds déjà existant.

A qui n’est-il pas arrivé d’admirer les tours imprévus de la langue populaire? Outre le plaisir qu’on a toujours en présence d’une trouvaille, ces rencontres ont encore l’avantage de laisser voir les chemins par où l’intelligence a passé. C’est surtout aux heures où quelque passion échauffe l’intelligence et en augmente la force, qu’on peut observer ces improvisations du moment.

L’intelligence humaine tire du langage, pour les opérations de tous les jours, les mêmes services que nous tirons des chiffres pour le calcul. C’est une conséquence de l’infirmité de notre entendement, infirmité bien connue de tous les philosophes, qu’il nous est plus facile d’opérer sur les signes des idées que sur les idées elles-mêmes[21]. Avant l’invention de l’écriture, les hommes comptaient au moyen de cailloux. Sans doute, il a fallu que l’idée précédât : mais cette idée est vacillante, fugitive, difficile à transmettre; une fois incorporée dans un signe, nous sommes sûrs de la posséder, de la diriger à volonté et de la communiquer à d’autres. Tel est le service rendu par le langage : il objective la pensée.

Après avoir été d’abord, et tout au commencement, associés à la conception, les mots ne tardent pas à en tenir lieu : nous comparons, nous enchaînons, nous opposons les signes, non les idées. Il est vrai que derrière ces signes subsiste un demi-souvenir, un quart de souvenir, un dixième de souvenir de l’idée qu’il représente, et nous avons intérieurement le sentiment que, si nous le voulions, nous pourrions rappeler l’idée à son ancienne netteté[22]. Mais il n’en est pas moins vrai que, pour les opérations un peu compliquées, pour les opérations à faire rapidement, les signes nous suffisent. Non seulement les mots, mais ces assemblages de mots que nous avons appelés « les groupes articulés », nous sont nécessaires. Le langage se compose de tout cela : il nous rend à la fois les idées maniables, et il fournit en même temps les formes ou les cadres du raisonnement.

Des penseurs lui en ont fait un reproche. « Chaque mot représente bien une portion de la réalité[23], mais une portion découpée grossièrement, comme si l’humanité avait taillé selon sa commodité et ses besoins, au lieu de suivre les articulations du réel. » Supposons pour un moment le reproche fondé. Comme il est peu de chose au prix de l’immense service rendu à la masse des hommes ! Tout imparfait qu’il est, le langage dépasse la plupart d’entre nous : il nous faut du temps pour le rejoindre. Combien peu seraient capables de procéder par eux-mêmes à ces découpures ! Nous avons vu d’ailleurs que les contours n’en sont pas si résistans qu’on ne puisse les plier ou les élargir pour les faire entrer en des classemens nouveaux. Une langue philosophique, au contraire, une langue sortie d’un système, où chaque mot resterait à jamais délimité par sa définition, et où l’affinité des mots serait calquée sur l’enchaînement vrai ou supposé des idées, comme le plan en a été dressé à différentes reprises, une telle langue peut bien convenir pour quelques sciences spéciales, comme la chimie, mais appliquée à la pensée humaine, en sa variété et sa complexité, avec ses fluctuations et ses progrès, elle ne manquerait pas de devenir, au bout de quelque temps, une entrave et une camisole de force. À mesure que l’expérience du genre humain augmente, le langage, grâce à son élasticité, se remplit d’un sens nouveau.

S’il fallait dire où réside la supériorité des langues indo-européennes, je ne la chercherais pas dans le mécanisme grammatical, ni dans les composés, ni même dans la syntaxe : je crois qu’elle est ailleurs. Elle est dans la facilité qu’ont ces langues, et depuis les temps les plus anciens que nous connaissions, à créer des noms abstraits. Qu’on examine les suffixes qui servent à cet usage : on sera surpris de leur nombre et de leur variété. Ils ne sont point particuliers à telle ou telle langue, mais on les retrouve pareillement en latin, en grec, en sanscrit, en zend, dans tous les idiomes de la famille. Ils sont donc antérieurs : si bien, qu’empruntant les dénominations d’une autre science, qui marque les époques par les monumens qu’on en a gardés, nous pourrions parler d’une période des suffixes, période qui suppose de toute nécessité une certaine force d’abstraction et de réflexion. C’est la présence de ces noms en grand nombre, ainsi que la possibilité d’en faire d’autres sur le même type, qui a rendu les langues indo-européennes si propres à toutes les opérations de la pensée[24]. Encore aujourd’hui nous nous servons des mêmes moyens, auxquels les âges postérieurs ont à peine ajouté quelque chose. Si nous voulions scruter les procédés dont use la littérature la plus moderne pour renouveler les ressources et les couleurs de son style, nous constaterions qu’elle recourt à ces mêmes abstractions dont les premiers spécimens sont contemporains des Védas et d’Homère.

Il n’est pas nécessaire pour cela d’imaginer des intelligences transcendantes. On peut distinguer divers degrés dans l’abstraction. Celle dont il est ici question tient plus de la mythologie que de la métaphysique. Elle est de même espèce que quand le peuple parle d’ « une maladie qui règne » ou de l’électricité « qui court le long d’un fil. « Les abstractions créées par la pensée populaire prennent pour elle une sorte d’existence. Le monde a été rempli de ces entités. La forme de la phrase, où tous les sujets sont représentés comme agissans, est un témoin encore subsistant de cet état d’esprit. Le langage et la mythologie sont sortis d’une seule et même conception. Ainsi, pour le dire en passant, s’explique ce fait que la plupart des noms abstraits sont du féminin : ils sont du même sexe que ces innombrables divinités qui peuplaient le ciel, la terre et l’eau. Encore aujourd’hui, — tant les choses ont de continuité, — ceux qui raisonnent sur la matière, la force, la substance, perpétuent plus ou moins cet antique état d’esprit.

Habitués comme nous sommes au langage, nous ne nous figurons pas aisément l’accumulation de travail intellectuel qu’il représente. Mais, pour s’en convaincre, il suffit de prendre une page d’un livre quelconque, et d’en retrancher tous les mots qui — ne correspondant à aucune réalité objective — résument une opération de l’esprit. De la page ainsi raturée il ne restera à peu près rien. Le paysan qui parle du temps ou des saisons, le marchand qui vante son assortiment de denrées, l’enfant qui apporte ses notes de conduite ou de progrès se meuvent dans un monde d’abstractions. Les mots nombre, forme, distance, situation, sont autant de concepts de l’esprit. Le langage est une traduction de la réalité, une transposition où les objets figurent déjà généralisés et classifiés par le travail de la pensée.

Y a-t-il en Europe des langues qui soient plus favorables que d’autres au progrès intellectuel? A de légères différences près, on peut répondre que non. Elles sont toutes (ou presque toutes) issues de la même origine, bâties sur le même plan, puisant aux mêmes sources. Elles ont été plus ou moins nourries des mêmes modèles, perfectionnées par la même éducation. Elles sont donc capables d’exprimer les mêmes choses, quoique déjà dans les limites de cette étroite parenté il soit possible d’observer des aptitudes spéciales. Mais si l’on voulait sentir l’aide que le langage prête à l’intelligence et le tour particulier qu’il lui impose, il faudrait comparer quelque idiome de l’Afrique centrale ou quelque dialecte indigène de l’Amérique. En brésilien, le seul mot tuba signifie : 1° son père; 2° il a un père; 3" il est père. En réalité, tuba veut dire « lui père ». C’est le parler d’un enfant. En chinois, cette phrase: sín hï thiēn peut se traduire: 1er le saint aspire au ciel; 2° il est saint d’aspirer au ciel; 3° celui-là est saint qui aspire au ciel. Le chinois dit simplement : saint aspirer ciel[25]. Le service que nous rendent nos langues, c’est de nous imposer une forme qui nous contraigne à la précision.


VI

Nous sommes arrivés au terme de ce travail. En jetant un coup d’œil sur le chemin parcouru, nous apercevons clairement les procédés de l’intelligence populaire. Certaines modifications de la pensée, exprimées d’abord par tous les mots de même sorte, sont peu à peu réservées pour un petit nombre de mois, et même pour un seul : c’est ce que nous avons appelé « la loi de spécialité. » Les formes qui, par suite d’un changement survenu dans la langue, deviennent trop difficiles à comprendre ou à retenir, sont remaniées sur le modèle courant : c’est « la loi de l’analogie. » En des syllabes de sens vague et flottant l’esprit fait entrer une signification précise : c’est ce que nous proposons d’appeler « l’irradiation. » Entre les mots de la phrase, qui, à l’origine, figuraient chacun pour son compte, l’intelligence conçoit un lien qui les assemble et les subordonne les uns aux autres. De là l’idée d’une « force transitive » que nous croyons sentir dans certains mots... Tout le développement du langage est contenu en ces faits si simples, qui nous montrent une intelligence attentive à mettre en valeur ce qui lui a été transmis et à n’en rien laisser perdre.

On a appelé le langage un organisme, mot creux, mot trompeur, mot prodigué aujourd’hui, et employé toutes les fois qu’on veut se dispenser de chercher les vraies causes. Puisque d’illustres philologues ont déclaré que l’homme n’était pour rien dans l’évolution du langage, qu’il n’était capable d’y rien modifier, d’y rien ajouter, et qu’on pourrait aussi bien essayer de changer les lois de la circulation du sang ; puisque d’autres ont comparé cette évolution à la courbe des obus ou à l’orbite des planètes; puisque aujourd’hui c’est devenu une vérité courante et transmise de livre en livre, il m’a paru utile d’avoir enfin raison de ces affirmations et d’en finir avec cette fantasmagorie.

Nos pères de l’école de Condillac — ces idéologues qui ont servi de cible, pendant cinquante ans, à une certaine critique — étaient plus près de la vérité quand ils disaient, selon leur manière simple et honnête, que les mots sont des signes. Où ils avaient tort, c’est quand ils rapportaient tout à la raison raisonnante, et quand ils prenaient le latin pour type de tout langage. Les mots sont des signes : ils n’ont pas plus d’existence que les gestes du télégraphe aérien ou que les points et les traits (. —) du télégraphe Morse. Dire que le langage est un organisme, c’est obscurcir les choses et jeter dans les esprits une semence d’erreur. On pourrait dire aussi bien que l’écriture, elle aussi, est un organisme, car nous voyons l’écriture se modifier à travers les âges, sans qu’aucun de nous en particulier ait une action bien sensible sur son développement. On pourrait dire que le chant, la religion, que le droit, que tout ce qui compose la vie humaine forme autant d’organismes.

Si l’on prend la nature dans le sens le plus large, elle comprend évidemment l’homme et les productions de l’homme. L’histoire des mœurs, des usages, de l’habitation, du costume, des arts, l’histoire sociale aussi et l’histoire politique, feront partie, ainsi que le langage, de l’histoire naturelle. Mais si l’on admet une différence entre les sciences naturelles et les sciences historiques, si l’on considère l’homme comme fournissant un chapitre à part dans notre étude de l’univers, le langage, qui est l’œuvre de l’homme, ne pourra pas rester sur l’autre bord, et la linguistique, par une conséquence nécessaire, fera partie des sciences historiques. Que si, à cause de la phonétique, qui étudie les sons de la langue, lesquels sont produits par le larynx et la bouche, il fallait reporter la linguistique aux sciences naturelles, rien ne pourrait empêcher d’y mettre aussi tout le reste, car les productions humaines, quelles qu’elles soient, viennent en dernière analyse des organes de l’homme et s’adressent à ses organes.

A plus forte raison la sémantique appartiendra-t-elle à l’ordre des recherches historiques. Il n’y a pas un seul changement de sens, une seule modification de la grammaire, une seule particularité de syntaxe qui ne doive être comptée comme un petit événement de l’histoire. Dira-t-on que la liberté est absente de ce domaine, parce que je ne suis pas libre de changer le sens des mots, ni de construire une phrase selon une grammaire qui me serait propre ? Nous avons montré que cette limitation de la liberté tient au besoin d’être compris, c’est-à-dire qu’elle est de même sorte que les autres lois qui régissent notre vie sociale. C’est vouloir tout confondre que de parler ici de loi naturelle... Averti par l’exemple, j’ai évité les comparaisons tirées de la botanique, de la physiologie, de la géologie, avec le même soin que d’autres les recherchaient. Mon exposition en est plus abstraite, mais je crois pouvoir dire qu’elle est plus vraie.

Je ne veux pas être injuste pour la théorie qui, non sans éclat, avait classé la linguistique au rang des sciences de la nature. En un temps où ces sciences jouissent à bon droit de la faveur du public, c’était un acte d’habile politique. C’était aussi faire un devoir aux linguistes d’apporter à leurs observations un redoublement d’exactitude. Enfin cette idée contenait précisément la somme de paradoxe nécessaire pour frapper la curiosité. Si l’on avait dit : développement régulier, marche constante, personne ne s’en serait soucié. Mais lois aveugles, précision astronomique — l’attente générale était mise en éveil.

Je ne crois pas cependant me tromper en disant que l’histoire du langage, ramenée à des lois intellectuelles, est non seulement plus vraie, mais plus intéressante : il ne peut être indifférent pour nous de voir, au-dessus du hasard apparent qui règne sur la destinée des mots et des formes du langage, se montrer des lois correspondant chacune à un progrès de l’esprit. Pour le philosophe, pour l’historien, pour tout homme attentif à la marche de l’humanité, il y a plaisir à constater cette montée d’intelligence qui se fait sentir dans le lent renouvellement des langues.


MICHEL BREAL.

  1. Le morceau qu’on va lire fait partie d’un livre qui doit paraître prochainement sous le titre d’Essai de Sémantique à la librairie Hachette.
  2. En écrivant ceci, je pense à toute une série de livres et d’articles tant étrangers que français. Le lecteur français se souviendra surtout du petit livre d’Arsène Darmesteter : la Vie des mots. Il est certain que l’auteur a trop prolongé, trop poussé à fond la comparaison, de telle sorte que par momens il a l’air de croire à ses métaphores, défaut pardonnable si l’on pense à l’entraînement de la rédaction. J’ai été l’ami, leur vie durant, des deux Darmesteter, ces Açvins de la philologie française ; j’ai rendu hommage à leur mémoire; et je serais désolé de rien dire qui pût l’offenser.
  3. Je signale à l’attention de mes lecteurs le récent travail de M. Victor Henry, qui, d’un point de vue différent, combat la même erreur : Antinomies linguistiques.
  4. Schleicher avait d’abord été destiné à l’état ecclésiastique. Il avait ensuite été hégélien.
  5. Dans mes Mélanges de mythologie et de linguistique, dans l’Annuaire de l’Association des études grecques, dans les Mémoires de la Société de linguistique, dans le Journal des savans, etc.
  6. « Un souffle, s’écrie quelque part Herder, devient la peinture du monde, le tableau de nos idées et de nos sentimens ! » C’est présenter les choses en philosophe épris du mystère. Il y avait plus de vérité dans le tableau tracé par Lucrèce. Il a fallu des siècles et combien d’efforts pour que ce souffle apportât une pensée clairement formulée.
  7. Σημαντικὴ τέχνη, la science des significations, du verbe σημαίνω « signifier », par opposition à la Phonétique, la science des sons.
  8. De là la question qu’on entend si fréquemment : Quelle différence y a-t-il ?…
  9. Le verbe ἔλπω commençait par υ ou un ϝ, comme on le voit par le parfait ἔολπα (pour ϝέϝολπα).
  10. C’est l’adjectif (ἄνθρωπος, ayant d’abord été adjectif) qui prend la signification la plus générale. Il en est de même pour Mann et Mensch. Il en est de même aussi, en français, pour les hommes et les humains.
  11. Nous avons en français quelque chose de semblable, mais seulement à l’état rudimentaire. Pour marquer la différence entre l’homme et les animaux on a poitrine et poitrail, narines et naseaux, etc. Il va sans dire que l’étymologie n’y est pour rien.
  12. Jàska, Nirukta, au début.
  13. Quand tous les monumens de la céramique et de la sculpture auraient péri, les mots effigies, figura, fingere, nous diraient que les Romains n’ont pas été étrangers aux arts plastiques. Le seul substantif invidia nous apprendrait que la superstition de la jettatura existait à Rome. Telle est la nature des renseignemens que nous fournit le langage.
  14. On sait que Calvados est pour Salvador. L’erreur est venue d’une carte du diocèse de Bayeux, de 1650, qui porte ces mots : Rocher du Salvador. Sans la faute de lecture, le rocher n’aurait jamais eu pareille fortune.
  15. Cf. le grec ἔμπεδος, « solide ».
  16. Sur pæne, voir Mémoires de la Société de Linguistique, V, p. 433.
  17. Οὐϰ ἔσσεται, οὐδὲ γέηται. — Οὔ πω ἴδον, οὐδὲ ἴδωμαι. Εἰ δέ ϰε μὴ δώωσιν ἐγὼ δέ ϰεν αὐτὸς ἒλωμαι, etc. Cf. Tobler, Uebergang zwischen Tempus und Modus, dans la Zeitschrift für Völkerpsychologie, II, p. 32.
  18. On s’est demandé si cette première personne en ni est ancienne ou si elle est une acquisition relativement récente. Sa présence en zend, où elle a, au moyen, une forme correspondante en , peut faire croire qu’elle est ancienne. Nous aurions ici un débris archaïque qui, ne se rattachant plus à rien, a disparu de l’usage.
  19. H. Paul, Principien der Sprachgeschichte, 2e édition, p. 24. V. aussi les Recherches de Steinthal et de Lazarus, dans leur Journal.
  20. « La malechance de l’ordre alphabétique voulut que, pour mon début, j’eusse à traiter la préposition à, mot laborieux entre tous et dont je ne me tirai pas à ma satisfaction. » Littré, Comment j’ai fait mon Dictionnaire.
  21. On demande pourquoi l’intelligence des animaux reste stationnaire : il n’en faut pas chercher ailleurs la raison. Ils ne sont pas arrivés jusqu’à ce point d’incorporer volontairement leur pensée dans un signe : tout leur développement ultérieur est dès lors resté arrêté aux premiers pas. L’enfant idiot ne parle point : ce n’est pas que les organes de la parole lui manquent ; c’est pour une raison analogue : le travail intérieur d’observation et de classement qui permet d’attacher l’idée au signe s’est trouvé au-dessus de ses forces.
  22. Taine, De l’Intelligence, livre I, chap. III.
  23. Bergson.
  24. On devine de quelle utilité ces suffixes ont été pour la langue philosophique. Le grec, en combinant les deux pronoms ποσός et ποῖος avec un suffixe abstrait, fait ποσότης, « la quantité », ποιότης « la qualité ». De même, en latin, qualitas, quantitas. En sanscrit, le pronom tat « ceci», donne, en se combinant avec le suffixe abstrait tvam, le substantif tattvam « la réalité ».
  25. Misteli, dans le Journal de Techmer, tome II.