Une Prusse dans l’antiquité - La Macédoine

Une Prusse dans l’antiquité - La Macédoine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 405-428).
UNE PRUSSE
DANS L'ANTIQUITE

Le monde moral a ses lois comme le monde physique ; c’est ce. que démontrent la constitution et le développement des sociétés. Les événemens historiques, n’étant que le résultat de l’action combinée des unes et des autres, doivent donc être également soumis à des lois dont la connaissance exacte permettrait de les prédire, et fournirait les moyens d’en détourner les effets. Par malheur, les élémens qui entrent dans la production de ces événemens sont si nombreux et si complexes, l’observation en est si incertaine et si difficile, que l’on ne réussira jamais à calculer à l’avance les révolutions politiques comme on calcule les mouvemens célestes. . Sans doute, s’il s’agit d’un événement simple sur lequel on obtient des données positives et susceptibles d’être rigoureusement appréciées, on peut avec une assez grande approximation en indiquer la marche et en prévoir l’issue ; mais quand le problème historique s’étend et se complique, notre jugement s’embarrasse, notre vue se trouble, nous ne savons comment comparer et mesurer des forces contraires et d’ordres différens. On est alors, pour ainsi dire, en face d’une équation transcendante pour la résolution de laquelle il n’y a ni une méthode régulière, ni un nombre suffisant de quantités connues. Faute de mieux, il faut recourir dans ce cas à un procédé purement empirique, chercher dans le passé si des conditions analogues à celles qu’offre le présent ne se sont pas déjà réunies, et, quand on est parvenu à les découvrir, en étudier les conséquences, induisant de la révolution jadis accomplie la nature de celle qui se prépare ou qui est déjà commencée. Cette méthode est sans contredit fort imparfaite, parce qu’il est rare que les nations, que les sociétés, ainsi comparées à plusieurs siècles d’intervalle, se trouvent placées dans des milieux identiques, dans des circonstances morales et matérielles semblables. Toutefois les chances d’erreur seront d’autant moindres qu’on aura su rencontrer des conditions plus comparables et des coïncidences plus frappantes. Si l’on ne déchire pas de cette façon le voile qui dérobe l’avenir, on peut entrevoir du moins les diverses possibilités entre lesquelles oscillent nos destinées, et recueillir des enseignemens dont la sagesse fait son profit.

C’est surtout quand une société vient à être jetée par quelque catastrophe hors de ses voies régulières qu’il importe de recourir à un tel procédé, car l’expérience qu’ont pu donner les faits contemporains demeure insuffisante pour l’appréciation des choses étrangères à ce qu’ils nous ont présenté. L’histoire est alors plus que jamais la conseillère de la politique, qui ne saurait se laisser égarer par des théories purement spéculatives. La France est aujourd’hui dans une de ces crises terribles. Il est donc indispensable de remonter le cours des âges pour s’assurer si des faits sinon identiques, du moins analogues à ceux qui se passent sur notre sol, autour de nous, n’ont pas déjà produit de pareilles complications. J’ai feuilleté les annales de l’antiquité, et je suis tombé sur une époque qui me paraît fournir des lumières propres à éclairer les ténèbres douloureuses dont nous sommes enveloppés.


I

Vers le dernier tiers du Ve siècle avant Jésus-Christ, Athènes était arrivée au plus haut degré de grandeur et de prospérité. Le gouvernement de Périclès marqua cette époque glorieuse. L’Attique était la plus éclatante expression du génie hellénique, le foyer des lumières et des arts. Sa capitale surpassait en magnificence et en richesses les autres cités grecques ; elle était le rendez-vous des lettrés, l’école de la politesse et du goût. En même temps qu’elle régnait sur les intelligences, elle dominait dans la politique. Lacédémone lui disputait sans doute encore l’hégémonie ; mais cette république avait momentanément perdu une influence et une supériorité militaire qu’elle devait reprendre plus tard. Sauf la ville de Lycurgue, aucun état de la Grèce n’était en mesure de balancer la prépondérance athénienne. Les tentatives d’indépendance des alliés d’Athènes, loin de l’affaiblir, avaient été pour cette cité la cause qui affermit sa domination. Ces résistances locales ne furent pour les Athéniens que des occasions de triomphes. Leurs victoires se succédèrent presque sans interruption sur terre et sur mer pendant un quart de siècle. Périclès établit leur empire dans la Chersonèse de Thrace, désola les villes maritimes du Péloponèse, défit près de Némée les Sicyoniens, ravagea l’Acarnanie. Les vaisseaux de l’Attique se promenèrent en maîtres sur toutes les mers helléniques, et pénétrèrent jusqu’au royaume de Pont.

Enorgueillis par tant de succès, les Athéniens formèrent le projet de plus lointaines et plus vastes conquêtes ; ils songèrent à soumettre l’Égypte, Carthage et la Sicile. Périclès eut la sagesse de retenir leur ambition. Satisfait d’avoir abaissé Sparte, comprimé le soulèvement des villes tributaires, rétabli les Phocidiens dans l’intendance du temple de Delphes, désarmé les Mégariens, forcé par une invasion l’Eubée à recevoir de nombreux colons athéniens, ce grand homme conclut en 446 avec les états de la Grèce une paix de trente années qui, en assurant à Athènes la plupart de ses conquêtes, consacrait solennellement sa prééminence. C’est alors que sa prospérité prit le plus vigoureux essor, que la ville de Minerve dépassa en splendeur et en civilisation tout ce que le monde ancien avait encore offert.

Athènes, au temps dont nous parlons, était pour l’antiquité quelque chose d’analogue à ce que fut pour l’Europe la France aux beaux jours de Louis XIV. La ressemblance du caractère des deux peuples a été bien des fois signalée. Quoique le régime monarchique de notre patrie au XVIIe siècle ne présente aucune similitude avec le gouvernement athénien, on saisit pourtant entre le fils de Xantippe et celui d’Anne d’Autriche plus d’un trait commun. L’un et l’autre imposaient au peuple par la noblesse de la physionomie et la dignité du maintien. Si l’adulation dont Louis XIV était entouré l’éleva pour ses sujets presque à la hauteur d’un demi-dieu, Périclès était comparé par ses concitoyens au maître des dieux lui-même, et dans leur admiration enthousiaste ils lui avaient décerné le surnom d’Olympien. Ce que fit le monarque français, grâce à l’autorité souveraine dont il avait hérité et qu’il agrandit encore, le fils de Xantippe l’accomplit par l’habileté de sa conduite, la puissance et la souplesse de son génie. Comme le successeur de Louis XIII, il affaiblit, ruina presque le pouvoir de l’aristocratie ; il sut enlever à l’aréopage, comme le roi de France sut ravir au parlement une partie de son influence. L’opposition tracassière et imprévoyante de la faction de Cimon n’est pas sans une lointaine ressemblance avec la fronde : de même que les grands s’efforçaient sous Mazarin de gagner le peuple à leur cause en se faisant populaires, parfois populaciers, le parti à la tête duquel s’était placé le fils de Miltiade avait su momentanément capter la faveur de l’inconstant démos athénien. Périclès se l’attacha d’une façon plus durable en servant plus efficacement ses intérêts, flattant ses inclinations et jusqu’à ses faiblesses, loin de lui proposer, ainsi que l’avait fait Cimon, l’austère et orgueilleuse Sparte pour modèle. Il protégea la philosophie, les lettres et les arts. Élève de Zenon d’Élée et d’Anaxagore, des musiciens Pythoclides et Damon, il avait le goût de tout ce qui est grand et beau. Il patronnait Phidias, dont il fut l’ami et l’inspirateur, causait métaphysique et éloquence avec Protagoras, poésie avec Sophocle et Euripide, puis se reposait dans le commerce plein de séduction et d’aimable liberté d’Aspasie. Tout cela nous fait penser à Louis XIV appelant près de lui Puget, Lebrun et Mansard, conversant avec Racine, protégeant Molière, écoutant Bossuet, et préférant la douce société de Mme de Maintenon aux frivolités bruyantes qui l’avaient d’abord charmé.

Aimant le faste et la magnificence plus pour sa ville que pour lui-même, Périclès consacra, comme le grand roi, des sommes énormes à la construction d’édifices somptueux sans négliger les créations utiles. Il développa le commerce et l’industrie, et contribua ainsi à répandre dans le peuple l’aisance et le bien-être, qui avaient été longtemps le privilège de l’aristocratie. Il attira les étrangers, ouvrit à la marine athénienne de nombreux débouchés par la fondation de colonies où allait se déverser le trop-plein de la population. S’il dépensa beaucoup et pressura souvent les alliés, il apporta du moins dans la gestion des deniers publics une probité que ne s’étaient imposée ni Thémistocle ni Cimon.

L’immense popularité que s’acquit Périclès par une administration qui fut un véritable règne tendait cependant à décliner, quand la mort vint le frapper après l’avoir privé de tout ce qui lui était le plus cher. La démocratie athénienne était ingrate comme toutes les démocraties. L’envie, les ambitions impatientes, finissaient par y ruiner les réputations les mieux établies, par faire oublier les services les plus signalés. D’ailleurs, quand la malignité populaire s’attache à mettre en relief chez les gouvernans les moindres fautes et les moindres faiblesses, quel est l’homme politique qui peut échapper aux sévérités de l’opinion ? Quelque système de gouvernement, quelque ligne de conduite qu’on adopte, on a toujours ses côtés faibles et ses défaillances, qui conduisent forcément à l’impopularité. Périclès, en exaltant la grandeur d’Athènes, lui avait attiré des jaloux, des ennemis ; ayant, comme Louis XIV, ramené à sa seule personne le gouvernement d’un peuple d’où l’élément aristocratique était évincé, il avait affaibli l’énergie et l’initiative individuelle des citoyens. L’édifice que Périclès avait élevé était plus magnifique que solide, et quand sa main puissante ne fut plus là pour le soutenir, les esprits pénétrans durent en reconnaître la fragilité. S’ils portaient alors leurs regards à l’horizon pour chercher de quel côté s’annonçait le danger, ils apercevaient Lacédémone, la constante adversaire de leur patrie, toute prête à ressaisir l’hégémonie ; ils ne perdaient pas non plus de vue la Perse, qui jadis avait failli asservir la Grèce entière, et qui, bien que refoulée dans ses possessions d’Asie, pouvait par un retour de fortune tenter une nouvelle invasion. Ils ne prenaient vraisemblablement pas garde aux Thébains, qui, soixante ans après, devaient, grâce au génie d’un Pélopidas et d’un Epaminondas, s’ériger en arbitres des cités helléniques et dominer par les armes ceux qui jusqu’alors s’étaient fait une habitude de vaincre. Assurément ces esprits attentifs à interroger l’avenir ne pensaient pas à un petit royaume situé au nord-est fort loin d’Athènes, et qu’on appelait la Macédoine. La population en était à peine civilisée, elle ne pesait alors d’aucun poids dans la balance des destinées de la Grèce. Périclès, Cimon, quand ils réglaient les intérêts extérieurs de leurs compatriotes et concluaient des traités et des alliances, ne considéraient certainement pas plus la Macédoine que Louis XIV ne considérait l’électeur de Brandebourg, lorsque en 1672 celui-ci venait prêter son faible appui aux Hollandais accablés par nos victoires. Certes si l’on eût dit au grand roi que deux siècles plus tard un descendant de ce prince allemand, grâce à l’imprévoyance d’un gouvernement aveugle, disperserait en moins de trois mois les forces militaires de là France et tiendrait Paris étroitement assiégé, il eût accueilli cette prédiction avec un incrédule dédain. C’est que les états de Frédéric-Guillaume n’étaient guère plus au XVIIe siècle pour l’Europe que ce que la Macédoine était pour la Grèce au Ve siècle avant notre ère. Ce n’est pas que les Macédoniens fussent, au temps de Périclès, dépourvus de bravoure et privés de certains avantages. Si la civilisation n’avait que faiblement pénétré chez ces rudes peuplades, en revanche elles n’avaient pas subi l’influence énervante d’une société blasée ; leur vie était simple, leurs mœurs étaient pures. La femme macédonienne devait à sa chasteté un respect et une influence analogues à ceux dont jouissaient, suivant Tacite, les épouses germaines. Le courage était chez eux une vertu si générale que, dans plusieurs tribus de la Macédoine, l’homme qui n’avait pas tué un ennemi était noté d’une sorte d’infamie ; mais les ressources faisaient alors défaut à cette contrée septentrionale, le sol y était pauvre, le commerce peu développé, les communications y étaient difficiles, les villes sans importance. La capitale primitive de la Macédoine, Egées, n’était qu’un gros bourg ; Pella, qui prit sa place à dater du règne d’Amyntas, ne fut jamais à comparer avec Athènes, Argos, Corinthe, Thèbes, Samos, Rhodes et bien d’autres cités grecques.

Toutefois ce pays avait déjà fait de notables progrès. Si on le compare à la Prusse, ce ne peut être qu’à la Prusse de Frédéric Ier ou de son fils. Des conquêtes, des annexions dues à la force ou à la ruse, en avaient incessamment agrandi le territoire. Les rois macédoniens étaient arrivés à dominer jusqu’à l’Axius et à occuper au-delà de ce fleuve de fortes positions. Ils avaient imposé leur suzeraineté aux chefs de populations barbares voisines. Vers la mer, ils possédaient la côte de Pierie jusqu’aux bouches de l’Haliacmon ; mais plus loin, les établissemens helléniques leur fermaient le passage. A moitié grecque et à moitié barbare, la Macédoine mit à profit cette situation ambiguë pour son propre accroissement, et, comme l’observe judicieusement un des meilleurs historiens de la Grèce, M. V. Duruy, elle grandit par l’amitié des Perses et grandit par leur défaite. On en peut dire autant de la Prusse à l’égard de diverses puissances.

A la faveur des victoires d’Athènes, Alexandre Ier et Perdiccas II accrurent leurs domaines. Tout le pays entre l’Axius et le Strymon était devenu macédonien. Jusqu’alors aucun antagonisme bien prononcé ne s’était produit entre Athènes et la Macédoine ; mais à partir du second Perdiccas, l’opposition de vues et d’intérêts s’accusa de plus en plus. Une haine réciproque couva au fond des cœurs de l’un et de l’autre pays, et si un rapprochement momentané en dissimulait l’existence, elle n’en demeurait pas moins persistante et vivace. Perdiccas II avait un frère, nommé Philippe, qui possédait quelques cantons dans l’intérieur du royaume. Les deux frères étaient ennemis. Athènes se mit du côté du plus faible. De ce jour, Perdiccas devint un des adversaires les plus actifs de la république athénienne. Il ourdit contre elle mille trames, s’unit à Corinthe, soutint la rébellion de Potidée ; il poussa les Lacédémoniens à envahir l’Attique, et fomenta une révolte dans la Chalcidice. Athènes se défendit par une politique non moins déloyale. Elle favorisa l’invasion du roi des Odryses, Sitalcès, qui mit le roi macédonien à deux doigts de sa perte. Malgré leur bravoure, les Macédoniens n’étaient pas alors en état de tenir contre une attaque impétueuse bien dirigée. Ils cédèrent devant les irruptions furieuses de la cavalerie thrace, qui protégée par de puissantes cuirasses, enveloppait de ses escadrons la pesante infanterie macédonienne et la contraignait à mettre bas les armes. Dès cette époque, la cour de Pella laissait percer sous les dehors d’une rudesse presque barbare un esprit d’ambition et d’artifice, une persévérance opiniâtre et une habileté dont la frivole Athènes ne calculait pas les effets ; c’était, vingt siècles à l’avance, la politique de la maison de Hohenzollern. Perdiccas II ne fut pas plus que le grand Frédéric un allié constant et sûr. Sa règle de conduite était de ne pas se lier par des amitiés durables. Il fit servir tour à tour Athènes et Sparte à l’agrandissement de sa puissance, comme le monarque prussien en agit à l’égard de la France et de l’Angleterre dans la guerre de la succession d’Autriche et dans celle de sept ans. Adroit et hardi, mais astucieux et sans foi, Perdiccas continuait les erremens d’Alexandre Ier, son père, qui trahissait les Perses au profit des Athéniens, et trouvait cependant moyen après sa trahison de se faire donner par Mardonius une partie de la Thrace, que du reste il ne sut pas garder.

Si Perdiccas II peut être comparé au grand Frédéric sous le rapport de la politique, il est loin d’avoir eu son génie et ses brillans succès militaires. Il ne dut qu’à ses alliés le peu d’avantages qu’il obtint dans la guerre. Quand il mourut, Athènes, qui avait perdu depuis quinze ans Périclès, et à laquelle la paix de Nicias avait un moment promis le retour d’une tranquillité nécessaire à sa prospérité, se lançait, poussée par un ambitieux brouillon, Alcibiade, dans de nouvelles luttes dont elle ne savait ni voir les dangers, ni mesurer la portée. Dans une démocratie turbulente comme celle d’Athènes, chez une population mobile et impressionnable comme celle de l’Attique, les résolutions extrêmes trouvaient plus faveur que les conseils de la modération et de la prudence : c’est Démosthène qui le remarque. Aussi les hommes sages, désireux qu’on observât la paix de Nicias, sorte de traité d’Aix-la-Chapelle de ces temps qui, comme celui-ci, avait remis les choses à peu près en l’état où elles étaient avant la guerre, furent-ils froidement accueillis. Alcibiade ne laissa pas d’ailleurs à ses concitoyens le temps de la réflexion, il les pressa d’envoyer du secours aux ennemis de Sparte, dont il faisait chasser les ambassadeurs. Les Athéniens payèrent chèrement l’étourderie du fils de Clinias, qui avait cherché dans cette guerre mal préparée un lustre et un crédit dont il comptait profiter pour prendre la place laissée vacante par la mort de Périclès. Ils partagèrent à Mantinée la défaite de leurs alliés les Argiens.

Le peuple d’Athènes était de tous ceux de la Grèce le moins fait pour se résigner aux conséquences d’une grande bataille perdue. Attribuant à l’impéritie ou à la trahison de leurs chefs des désastres qui étaient le résultat de leur commune imprévoyance et de leur indiscipline, les Athéniens n’avaient pas été plus tôt contraints par un traité à céder de leurs conquêtes qu’ils méditaient déjà une revanche. Au lieu de revenir au traité de Nicias après la bataille de Mantinée, ils s’engagèrent dans de nouvelles luttes. Parmi les états qu’ils eurent à combattre, ils rencontrèrent de nouveau la Macédoine, sans que rien leur annonçât cependant encore qu’elle leur deviendrait une rivale plus redoutable que Sparte même.

Ce pays allait pourtant bientôt apparaître aux Grecs tout autre qu’ils l’avaient connu au temps de Perdiccas II. Le nouveau roi, Archélaüs Ier, avait profité du repos que lui laissèrent les républiques helléniques, occupées à la guerre du Péloponèse, pour donner à ses états une organisation et une assiette qui leur permissent de résister aux plus puissans ennemis. Il avait complètement réformé le système de ses armées. Au lieu de n’entretenir à sa solde, comme son prédécesseur, que des mercenaires, la plupart Illyriens, il voulut que ses troupes se recrutassent surtout dans la population propre de la Macédoine. Cette armée nationale, composée d’infanterie et de cavalerie, fut bien approvisionnée. Il mit à sa tête des chefs tirés de l’aristocratie macédonienne, contre l’esprit d’indépendance de laquelle il avait eu d’abord à lutter, et introduisit chez elle une discipline plus réglée, une tactique plus intelligente. Archélaüs fortifia plusieurs de ses villes, ouvrit des routes. Il ne se borna pas à augmenter ses forces militaires, il s’efforça d’accroître ses ressources, il encouragea l’agriculture, fonda la ville de Dion, où il appela la civilisation et les arts de la Grèce ; il réunit à sa cour des artistes de ce pays : Zeuxis exécuta dans son palais des peintures qu’il paya libéralement. Il institua des jeux destinés dans sa pensée à rivaliser avec ceux d’Olympie, et ne favorisant pas moins la culture de l’intelligence que les exercices du corps, il attira dans ses états les plus illustres poètes athéniens ; Agathon résida quelque temps près de lui, ainsi que le musicien Timothée, et Euripide vint finir ses jours en Macédoine. Il tenta même de s’attacher Socrate, qui repoussa ses avances, plus sage et plus patriote que ne le fut au siècle dernier Voltaire, gagné par les cajoleries de l’Archélaüs prussien. La conduite du roi de Macédoine et celle du grand Frédéric offrent en effet une curieuse ressemblance. La Macédoine se forma, comme la Prusse, à l’école de la nation dont elle devait être par la suite la plus implacable ennemie. La reconnaissance est rarement la vertu des ambitieux, et les nations qui cherchent à s’agrandir ne font pas preuve de moins d’ingratitude que les individus qui veulent arriver. Athènes vit ses bienfaits payés par les Macédoniens de la même monnaie dont la Prusse a payé l’éducation que nous lui avons donnée.

Une suite d’agitations et de révolutions suspendit pendant près d’un demi-siècle les progrès de la Macédoine. Durant cette période, elle eut quelquefois besoin de l’amitié d’Athènes, et le retour passager de relations pacifiques ferma les yeux de celle-ci sur les projets de domination qui se préparaient à la cour de Pella. L’influence qu’avait encore leur république sur les affaires de la Macédoine était d’ailleurs bien faite pour donner le change aux Athéniens. Un instant même ils exercèrent sur ce royaume un véritable protectorat ; mais Perdiccas III, délivré de la tutelle de Ptolémée, réussit à s’en affranchir, et, tout en entretenant avec les plus beaux esprits de la Grèce des relations qui devaient contribuer à l’émancipation intellectuelle de ses sujets, il reprit le système d’agrandissemens qui allait compromettre sérieusement la puissance athénienne, menacée d’autre part par l’élévation de Thèbes.

Amphipolis avait déjà plusieurs fois réussi à secouer le joug de la mère-patrie. Les Athéniens, qui attachaient le plus grand prix à la conservation de cette riche colonie, s’efforçaient de la faire rentrer sous leur obéissance ; repoussés à diverses reprises, ils la serraient enfin de près. Perdiccas, sous prétexte de secourir la ville assiégée, y mit garnison. L’occupation de cette place maritime n’importait pas moins à la Macédoine qu’aux Athéniens ; elle ouvrait au premier pays la mer Egée, elle servait de rempart à la république d’Athènes contre toute tentative faite pour lui enlever l’empire de cette mer. Aussi tous les efforts des Athéniens, une fois qu’ils l’eurent vue tomber aux mains des Macédoniens, tendirent-ils à la reprendre. Pour dominer la Grèce, la Macédoine avait besoin de devenir une puissance maritime. La possession d’Amphipolis fut donc pour ce royaume un objectif du même ordre que de nos jours, pour la Prusse, la possession du Holstein et du Slesvig ; comme ces provinces, Amphipolis vit jaillir de son sein l’étincelle qui allait allumer l’incendie.

Philippe se chargea d’accomplir l’œuvre que Perdiccas III n’avait qu’ébauchée. Il ne suffisait pas à la Macédoine, pour arriver à dominer la Grèce, de pouvoir opposer un jour une flotte à la sienne, il fallait par une organisation militaire plus parfaite, par une habile et vigilante administration, se mettre en mesure de lutter avec les immenses ressources dont avaient disposé jusqu’alors les villes helléniques. Les circonstances permirent à Philippe de se livrer tout entier à cette tâche préparatoire, deux guerres ayant occupé pendant treize années les forces des Athéniens et des principaux états de la Grèce.


II

La bataille d’Ægos-Potamos, où Lysandre anéantit la flotte athénienne, fut un véritable Trafalgar pour la marine de l’Attique, et la campagne qu’ouvrit cette grande victoire de Lacédémone fut pour sa rivale quelque chose d’analogue à ce qu’ont été pour nous 1813 et 1814. Athènes en l’an 404 avant Jésus-Christ, comme la France lors de la dernière campagne d’Allemagne, se vit abandonnée de tous ses alliés. Envahie comme l’a été Paris en 1814, elle trouva chez les Spartiates, après ses malheurs, la même modération que notre capitale rencontra chez les puissances coalisées. Les vainqueurs ne s’attachèrent qu’à mettre les Athéniens dans l’impuissance de reprendre une hégémonie qui alarmait l’indépendance des autres cités helléniques et humiliait leur orgueil. Athènes avait été redoutable, elle avait fait la loi à la Grèce quand son gouvernement était entre les mains habiles et fortes d’hommes qui représentaient les aspirations et les besoins du peuple, et en servaient mieux les intérêts qu’il ne l’aurait fait lui-même. Sparte devait craindre de voir revenir aux affaires un émule de Thémistocle ou de Périclès ; aussi favorisa-t-elle dans Athènes l’établissement d’un gouvernement où l’autorité divisée ne permit pas ces résolutions promptes et cette unité de vues et d’action qui assurent la domination. La république athénienne fut remise à trente archontes.

Les classes aisées d’Athènes, la haute bourgeoisie, ce qu’on appelait dans l’antiquité le parti oligarchique, fatiguées d’une guerre qui avait épuisé toutes les ressources, reculant devant les horreurs du siège qui s’accroissaient de jour en jour, avaient poussé la ville à se rendre. Elles attendaient du gouvernement imposé par l’étranger les bienfaits d’une paix dont la douceur leur ferait oublier la honte. Les bourgeois athéniens avaient reçu les Lacédémoniens et leurs alliés comme des libérateurs. Parmi ceux-ci se trouvaient les bannis qui rentraient à la suite de Lysandre. On eut alors le même spectacle que donnèrent les royalistes et les émigrés lorsque les alliés, maîtres de Paris, remplacèrent le gouvernement énergique jusqu’à la tyrannie de Napoléon Ier par la royauté constitutionnelle, faible et chancelante, de Louis XVIII ; mais là s’arrête l’analogie. Autant la restauration fut tempérée dans ses mesures, modérée dans l’exercice d’un pouvoir que les partis prenaient à tâche d’avilir et de décrier, autant les trente archontes se montrèrent violens et impitoyables. Il faut bien le dire aussi, leur tâche gouvernementale était difficile, et, en présence d’une opposition ardente qui poussait follement à tenter encore la voie des armes pour repousser l’influence de l’étranger, le pouvoir avait besoin d’être singulièrement ferme. Malheureusement il avait un vice originel ; il s’appuyait sur Lacédémone. Les excès de la démagogie avaient perdu Athènes, les trente réagirent dans le sens absolutiste ; ils supprimèrent ce que nous appellerions aujourd’hui les institutions libérales, comme pouvant rouvrir la porte aux agitations. Les chefs, les fauteurs du parti démocratique furent proscrits, la liberté de la pensée et du théâtre interdite, condamnée comme un crime, l’obscurantisme préconisé.

Le malheur des pays livrés aux révolutions, c’est qu’ils sont inévitablement ballottés entre l’anarchie et le despotisme sans jamais pouvoir trouver leur assiette. Les énormités du pouvoir absolu y provoquent le réveil d’une liberté promptement poussée jusqu’à la licence, et l’horreur de la licence ramène au despotisme. Le gouvernement des trente finit par être en tout comparable à celui qu’imposa la convention à la France en 1793 et 1794. Les tyrans se proscrivirent entre eux. L’un d’eux, Théramène, paya de sa vie sa modération relative, l’opposition qu’il faisait à une mesure tendant à dépouiller les plus riches des métœques ou étrangers domiciliés. Des proscriptions nouvelles achevèrent de dépeupler Athènes, et les bannis allèrent loin de la république répandre l’aversion du gouvernement, à la tête duquel s’était placé Critias. Les excès de l’intérieur font qu’on attend du dehors la délivrance. Thrasybule, réfugié à Thèbes, y prépara l’expédition hardie destinée à mettre fin au régime sanguinaire qui, au dire de Xénophon, avait en huit mois enlevé à la république plus de citoyens que tous les combats de la guerre du Péloponèse.

Ces terribles événemens furent le prélude du déclin définitif de la puissance athénienne. Le rétablissement du gouvernement démocratique, l’amnistie promulguée par Thrasybule (402), ne rendirent que pour un temps assez court la prospérité à la ville de Minerve. Se faisant illusion sur ses forces, se croyant toujours la ville de Miltiade et de Périclès, elle aspirait pourtant à reconquérir un empire à jamais perdu. Elle entra dans la ligue que Thèbes et plusieurs autres cités helléniques formaient contre Sparte. Quelques succès lui firent croire qu’elle n’avait pas cessé d’être en Grèce la première puissance militaire. Elle ne fit que les affaires de la Perse, et par le traité d’Antalcidas elle vit tomber la barrière qui défendait contre le grand roi l’indépendance hellénique. Sparte, dont un citoyen avait préparé ce honteux traité, ne recueillit pas les fruits qu’elle attendait de sa connivence avec l’ennemi héréditaire de la Hellade ; mais pour cela l’hégémonie ne revint pas à Athènes. Thèbes un instant parut l’avoir saisie ; son règne fut plus éphémère que celui de sa rivale, et c’est dans ses murs, à l’école de son grand capitaine Épaminondas, que s’était formé Philippe quand il préparait les moyens d’asservir la Grèce.

Le roi de Macédoine avait compris par les succès des Thébains la supériorité qu’une tactique nouvelle et mieux combinée assure aux troupes qui ont su les premières en faire usage. L’armée d’Épaminondas lui suggéra l’idée de cette unité de forces puissante et auparavant inconnue qu’on appela la phalange, et qui fut le fondement de sa nouvelle organisation militaire. La phalange substituait des masses profondes aux corps éparpillés et faciles à envelopper dont se composaient auparavant les armées. Elle offrait seize files de profondeur, et opposait dès lors aux attaques même les plus impétueuses une résistance invincible. Les hommes y étaient couverts d’une forte armure défensive ; ils portaient une épée courte, un petit bouclier rond et la sarisse, longue pique de 7 mètres, tenue à deux mains, et dont la pointe acérée protégeait le soldat du premier rang à 5 mètres en avant de sa poitrine, de sorte que le soldat du second rang portait encore sa pique à k mètres en avant du premier phalangiste, celui du troisième à 3 mètres, et ainsi de suite jusqu’à l’homme de la cinquième file, dont la sarisse dépassait encore d’un mètre le front de la phalange. Les lignes postérieures soutenaient l’effort des premières en appuyant leurs armes sur l’épaule de ceux qu’elles avaient devant elles, de façon à former au-dessus de la phalange un vrai toit de lances qui arrêtait une partie des traits dirigés contre elle.

En adoptant comme unité de forces cette masse résistante, mais nécessairement un peu pesante et qui ne pouvait évoluer avec grande rapidité, les Macédoniens ne s’étaient pas pour cela privés de l’usage des troupes moins lourdes et des mouvemens accélérés. En avant de la phalange, ils lançaient des espèces de tirailleurs, des hommes armés de traits, soutenus par une infanterie légère, les hypaspistes, qui protégeaient les flancs de la phalange et couvraient ses changemens de front.

À cette excellente armée de pied, Philippe joignit une cavalerie exercée qu’il pouvait aisément recruter dans ses états, plus riches en chevaux que la Grèce ; elle constituait sa garde proprement dite, Armés d’une courte javeline et d’un sabre, ces hétaïres ou compagnons, comme on les appelait, comptaient dans leurs rangs : la jeune aristocratie macédonienne. Il y avait de plus un corps spécial d’éclaireurs, les sarissophores, genre de soldats peu usités à Athènes et à Sparte.

Philippe sut imposer à cette armée, si bien entendue et si bien distribuée, une discipline sévère. Les moindres infractions à la consigne et aux ordres étaient punies avec une rigueur qui allait jusqu’à la cruauté. Les soldats furent habitués aux fatigues et aux plus rudes travaux. On faisait faire aux troupes, avec armes et bagages, des marches de 300 stades par jour (55 kilom.). L’usage des voitures était absolument interdit aux soldats comme aux officiers ; on ne tolérait aux cavaliers qu’un valet par homme, et aux fantassins qu’un valet pour dix. Philippe ne se contenta pas d’avoir des troupes braves et endurcies aux exercices de la guerre, il voulut encore que son état-major eût une instruction qui achevât de lui assurer la supériorité sur les Grecs. Démosthène convenait qu’en fait de science militaire les officiers de Philippe l’emportaient sur les capitaines athéniens. Ces officiers avaient reçu en effet une instruction qui leur permettait de servir aussi bien sur les champs de bataille que dans les missions diplomatiques les plus délicates.

Des auxiliaires étrangers, surtout des archers, vinrent encore accroître les forces du roi de Macédoine ; mais ce qui lui assura peut-être davantage le succès sur les troupes grecques, restées attachées à l’ancienne tactique, ce furent les nouveaux engins dont il pourvut son corps d’attaque. Les Macédoniens passent pour avoir inventé les balistes et perfectionné les machines de guerre ; Philippe en multiplia le nombre et l’emploi, et enleva de cette façon une grande partie de ses avantages à la valeur personnelle des Hellènes.

Ainsi pourvu, le Macédonien épia la première occasion de guerre avec Athènes, ses alliés oui ses rivales ; elle ne tarda point à se présenter. La Macédoine travaillait toujours à se créer une marine. Amphipolis lui avait échappé. Philippe ressaisit habilement sa proie. C’est ainsi que la Prusse reprenait en 1864 ses projets d’occupation des duchés, qui s’étaient fait jour en 1848, et qu’elle avait ajournés jusqu’au moment où elle serait assez forte pour les poursuivre en dépit des protestations de l’Europe. L’attaque dirigée contre Amphipolis par Philippe exposait celui-ci à rencontrer la coalition d’Olynthe et d’Athènes. Olynthe, république importante, dont le port, situé au fond du golfe de Torone, était alors un des plus fréquentés de l’ancienne Thrace, avait été naguère placée à la tête de la ligue des villes chalcidiques. Avec son astuce habituelle, le roi arrêta l’alliance qu’il appréhendait en achetant la neutralité d’Olynthe par la promesse de lui. donner la ville d’Anthémus. Quant aux Athéniens, il les leurra d’un autre côté par l’assurance de prendre pour eux Amphipolis, rendue depuis un certain temps à son indépendance, pourvu qu’ils le laissassent occuper Pydna, qui, sous Amyntas, s’était séparée de la Macédoine pour entrer dans leur alliance. Athènes, tentée dans sa convoitise, se laissa facilement enjôler. Philippe pénétra dans Amphipolis, y mit garnison, puis, assiégeant Pydna, il s’en empara par trahison ; mais, quand il fut question de donner à Athènes son gage, il prétendit qu’il était fondé à le garder par droit de conquête. Dans une lettre adressée aux Athéniens, il allégua qu’un de ses ancêtres avait jadis possédé Amphipolis, et, ajoutait-il, les Athéniens reconnaissant que chacun devait conserver ce qui lui appartenait, il avait le droit de garder la ville qu’il occupait, puisqu’elle était en sa possession. Un ministre de Prusse n’aurait pas parlé autrement. Le tour était joué ; de là l’indignation de Démosthène, qui eût voulu que l’on ne s’en remît pas à Philippe du soin de prendre Amphipolis, et qui reprochait à ses concitoyens de n’avoir qu’une politique sans prévoyance et au jour le jour.

L’irritation d’Athènes ramenait la possibilité d’une coalition avec Olynthe. Le roi macédonien éloigna de nouveau une telle éventualité par la promesse faite à cette dernière ville de lui livrer Potidée qu’occupait alors une garnison athénienne, dette fois il tint parole ; mais une semblable perfidie menaçait Philippe d’amasser contre lui toutes les colères d’Athènes, dupée une seconde fois. Il fit alors patte de velours, ne se sentant pas assez prêt pour l’attaquer. Il affecta des sentimens de bienveillance à l’égard des soldats athéniens qu’il trouva dans Potidée, les traita avec courtoisie, et les renvoya dans leur pays en protestant de son désir de maintenir la paix. Les Athéniens feignirent d’ajouter foi à ces protestations.

La guerre dite sacrée ramena Philippe sur le théâtre des affaires de la Grèce, qu’il avait quitté pour poursuivre du côté des barbares quelques annexions. Le conseil amphictyonique siégeant à Delphes avait été aussi impuissant à régler les différends des états helléniques que la diète germanique à régler en 1852 ceux de l’Allemagne et du Danemark. La guerre avait éclaté entre ceux qui soutenaient le décret des amphictyons et ceux qui défendaient la cause des Phocidiens, condamnés par cette assemblée. Presque toutes les cités helléniques y prirent part. Athènes défendit avec Lacédémone ceux que le congrès sacré avait sacrifiés à l’inimitié des Thébains. Philippe prit le parti opposé, et fit l’essai de sa nouvelle marine contre celle de l’Attique, non sans quelque succès. A des victoires sur mer viennent se joindre d’heureux combats sur terre. Philippe étonne les Athéniens par la rapidité et la décision de sa marche, il continue à les jouer par l’habileté de sa politique ; des états grecs, il abuse les uns, il intimide les autres. Athènes s’aperçoit trop tard qu’elle a un ennemi qu’elle tenait à tort pour méprisable. Les patriotes poussent alors à une guerre à outrance contre celui dont l’hypocrisie leur est pleinement démontrée ; d’autres qui se font illusion, ou dont le monarque a sans doute acheté la parole, veulent encore se fier aux promesses de ce prince. Faut-il donc, s’écrie Démosthène, attendre que Philippe soit à Athènes ou au Pirée ?

Un siècle et demi auparavant, Athènes n’aurait pas hésité ; mais cette cité ne demeurait plus ce qu’elle s’était montrée au temps des guerres médiques. Sans doute elle renfermait encore des hommes braves et déterminés ; mais le bien-être amené par un accroissement extraordinaire de la richesse due aux progrès de son commerce et de son industrie[1] avait amolli les caractères et affaibli les instincts guerriers. On se reposait du soin de combattre pour la patrie sur des mercenaires, qui, faisant des armes un métier et non un devoir, enlevaient à la guerre ce que, malgré sa barbarie, elle a de noble et de propre à retremper les âmes. Les soldats n’étaient plus des citoyens, c’étaient des soudards. Et cependant les personnages influons recherchaient encore les grades ; c’était, remarque Démosthène, pour parader en costume dans les cérémonies, non pour aller se mettre à la tête des armées. Aussi y avait-il des Athéniens qui faisaient profession de mépriser la guerre, et opposaient aux velléités de combattre qu’avaient les autres les douceurs de la paix, dont ils célébraient les bienfaits et qu’ils dépeignaient comme le fruit excellent de la philosophie. Isocrate avait employé peu d’années auparavant son éloquence à exalter les avantages de la paix, appliquant à la conduite des états les grands principes d’équité que Socrate lui avait enseignés. C’était, écrivait-il, par la justice qu’Athènes devait assurer son empire, non par des conquêtes injustes et par cette domination tyrannique sur les mers à laquelle elle ferait bien de renoncer. Ces Athéniens, partisans systématiques de la paix, disaient donc qu’on ne devait pas contrarier Philippe dans la conduite de ses affaires, qu’il fallait se montrer juste à son égard, tout ennemi qu’il pût être ; mais, répondait Démosthène, j’engage ceux qui veulent que nous soyons justes envers les peuples étrangers à conseiller à ceux-ci d’être justes envers nous. L’orateur athénien repoussait en effet alors énergiquement la politique d’abstention et de non-intervention à laquelle il imputait les progrès inquiétans qu’avait faits le roi de Macédoine. Athènes, suivant lui, devait rester fidèle à sa tradition, se faire partout le champion de la démocratie, combattre les tyrans, traverser les projets des ambitieux et vouloir que tous les hommes fussent libres.

Les sentimens exclusifs de l’antique patriotisme s’étaient donc notablement attiédis. On en était arrivé à briguer les magistratures plus pour les bénéfices matériels qu’elles procuraient que pour servir la chose publique. Aussi, comme le note déjà Xénophon, c’était à qui obtiendrait les charges salariées, et celles où il n’y avait rien à gagner étaient délaissées. Tandis que des nuées de fonctionnaires se partageaient ce que nous appellerions aujourd’hui le budget, c’était à qui ne contribuerait pas à fournir aux dépenses extraordinaires ; s’agissait-il d’une guerre, les citoyens aisés se refusaient à tout sacrifice. Le petit peuple en était presque venu à demander qu’on lui garantit sa subsistance de tous les jours et à exiger sa part des sinécures. Frappé de ces abus, Démosthène s’écriait : « Je veux que dès à présent on établisse une règle commune pour tous les citoyens, et que tout homme qui recevra sa part des deniers de la république concoure avec ardeur et partout où il faudra au service public. » En attendant, une masse de gens médiocres, comme nous l’apprend le même orateur, se contentaient de faibles distributions qui ne suffisaient pas à subvenir à tous leurs besoins, mais qui leur permettaient de vivre dans l’oisiveté. La malheureuse idée de donner une indemnité de quelques oboles aux citoyens pour assister aux assemblées et remplir les fonctions de juge ou plutôt de juré avait encore augmenté ces tendances. Le peuple trouvait plus à sa convenance d’aller déclamer dans les réunions publiques et les clubs que d’exercer paisiblement une honnête industrie. On perdait dans ces assemblées un temps précieux à écouter, — c’est encore Démosthène qui le dit, — des orateurs qui s’attaquaient et s’injuriaient les uns les autres, car jamais la république n’avait été plus divisée par les factions.

Quand la patrie était en danger, quand Philippe menaçait la Grèce et faisait avancer ses troupes, au lieu de courir à l’ennemi, on prononçait force discours, on prodiguait au roi de Macédoine les invectives, les insultes, on se laissait aller à une jactance ridicule ; on affirmait que Philippe, effrayé, assuré d’être défait, n’osait s’avancer, on préconisait des plans de campagne impossibles, on accusait les généraux d’incapacité ou de trahison. Comme le remarque également Démosthène, on parlait sans doute mieux à Athènes qu’en Macédoine, mais en revanche les Macédoniens agissaient plus efficacement ; on demandait des armées, et personne ne se présentait pour y servir. Chacun, continue-t-il, se flatte que, tandis qu’il ne fera rien, son voisin fera tout.

Dans ces assemblées, les démagogues excitaient les passions de la multitude par des harangues déclamatoires et malignes qui n’aboutissaient qu’à entraver les résolutions sensées. Ils adressaient à cette foule ignorante et désœuvrée les flatteries les plus ridicules, l’amusaient de ces fausses nouvelles que colportaient les nouvellistes, autour desquels on s’empressait plus qu’aux registres d’enrôlement. Ces démagogues faisaient à la populace mille promesses irréalisables, et lui promettaient en particulier la distribution des biens des riches, car alors déjà la propriété était l’objet de vives attaques de la part de ceux qui y aspiraient, parce qu’ils n’avaient pas su l’acquérir par leur travail, ou qu’ils l’avaient perdue : par leur inconduite. Démosthène fait à l’existence de ces partageux d’Athènes plusieurs allusions ; il recommande aux pauvres de respecter le droit de propriété des riches. Aristote nous apprend que les choses se passaient de la même manière en d’autres démocraties de la Grèce. Ceux qui attaquaient les riches étaient toujours assurés de la faveur populaire, et ils se faisaient ainsi des électeurs pour être nommés aux magistratures. D’ailleurs le luxe, la prodigalité, la vie facile des classes aisées, excitaient l’envie chez les classes indigentes, et l’accroissement des besoins factices exposait aux séductions corruptrices la probité des magistrats et des agens de l’état. Les exemples de concussion, de malversation, se multipliaient à la ville comme à l’armée. On voyait un général, Charès, voler une partie des fonds qu’il aurait dû verser au trésor, et acheter l’impunité en prenant les principaux orateurs à sa solde. Les triérarques, qui recevaient de l’état une certaine somme d’argent pour équiper des vaisseaux, vendaient au rabais l’entreprise à des aventuriers. « Nous ne fûmes jamais plus puissans que nous ne le sommes aujourd’hui, dit Démosthène dans une de ses Philippiques : troupes, vaisseaux, finances, ressources diverses pour la guerre, soutiens et forces d’un état, rien ne nous manque ; mais tout cela devient inutile et de nul secours : , grâce à la vénalité de nos traîtres. » Des sommes considérables étaient dépensées pour les fêtes, les spectacles et les édifices, au détriment de la défense, car le plaisir et les belles choses étaient la passion dominante des Athéniens. « Voyez, dit ailleurs le grand orateur, voyez ceux qui ont dirigé ces ouvrages : les uns se sont bâti des maisons dont la magnificence insulte aux édifices publics, les autres ont acheté et possèdent plus de fonds de terre qu’ils n’en ont jamais espéré dans leurs vœux. » Aussi l’esprit de parti, qui se faisait une arme de tels désordres contre ceux qu’il voulait renverser, n’avait-il pas grand-peine à soulever les plaintes du peuple. Les hommes au pouvoir ou en crédit prêtaient certes le flanc aux attaques ; mais celles-ci bien souvent, au lieu d’être inspirées chez les gens qui s’en faisaient les promoteurs par un sincère désir d’arrêter le mal, n’étaient que l’expression de mesquines rancunes, que la vengeance d’amours-propres blessés. Il ne s’agissait dans bien des cas pour le contradicteur que de se faire attribuer le maniement des deniers de l’état, afin de les employer à son profit. Ceux qui gouvernaient avaient jadis, lorsqu’ils n’étaient pas encore au pouvoir et quand ils s’efforçaient d’y arriver, attaqué ces mêmes dilapidations dont ils se rendaient ensuite coupables, écoutons plutôt Démosthène dans sa belle harangue sur le gouvernement de la république. « Non, ce n’est pas en vue du bien général, mais suivant qu’ils se trouvent dans le besoin ou dans l’aisance, que les uns approuvent et que les autres condamnent l’usage des distributions. »

Ces accusations dirigées contre le gouvernement et ses délégués, quelque fondées qu’elles pussent être, ébranlaient le respect dû aux magistrats et bien tôt à la loi elle-même, dont ceux-ci étaient l’incarnation. L’insubordination, l’aversion de toute hiérarchie, éclataient au sein des classes populaires. Un esprit d’égalité jalouse et dénigrante rendait presque toute discipline impossible. C’était là du reste tramai déjà très ancien à Athènes ; il n’avait fait que grandir, le menu peuple y ayant depuis longtemps été plus favorisé que partout ailleurs. « Je dis, écrit Xénophon, que c’est une justice chez les Athéniens de donner l’avantage aux pauvres et au peuple sur les nobles et sur les riches, parce que c’est le peuple qui fait la marine et qui constitue la force de la république… Cela étant, on trouve juste qu’ils participent tous indistinctement aux charges qui dépendent du sort et de l’élection, et que qui veut, parmi les citoyens, ait le droit de parler. » Et plus loin : « A Athènes, on accorde aux esclaves et aux métœques une liberté incroyable ; il n’est pas permis de les battre ; un esclave ne se dérange pas pour vous… L’habillement des citoyens n’est pas autre que celui des esclaves et des métœques, et pour l’extérieur ils se valent. » Xénophon, dans ce curieux tableau de la société athénienne de son temps, nous représente les esclaves eux-mêmes vivant dans le luxe et la fainéantise, et à la différence de ce qu’on observait à Lacédémone n’ayant aucun respect pour l’homme libre, le peuple trouvant naturel que les riches paient ses amusemens et ses plaisirs et bravant la justice.

On ne s’étonnera donc pas que ce peuple d’Athènes, plus maître qu’aucun autre, fût plein d’orgueil, de présomption et de forfanterie. Lui qui détestait tous les tyrans, il entendait cependant, nous dit Aristote, être flatté comme eux. Malheur, remarque l’auteur de la Cyropédie, à celui qui se serait permis de l’attaquer sur la scène, car on n’aurait jamais toléré une telle liberté, tandis que ce même peuple trouvait bon qu’au théâtre on déversât l’insulte et le ridicule sur les riches et les hommes en réputation. Ce caractère frondeur et cet instinct égalitaire rendaient à Athènes l’exercice de l’autorité faible et difficile. Le gouvernement y manquait de décision et d’esprit de suite. Les délibérations y étaient lentes ; les affaires y traînaient en longueur, et cela se compliquait de la vénalité des hommes, sur laquelle insiste le même écrivain. La nation se trouvait donc imparfaitement protégée contre un ennemi tel que Philippe. le mal qui travaillait la société athénienne pouvait se cacher à des yeux peu clairvoyans ; mais, lorsque la guerre avec la Macédoine vint ébranler cet édifice si fortement lézardé, il se laissa voir dans toute sa profondeur.

L’état que présentait Athènes quand les intentions de Philippe devinrent manifestes rendait naturellement bien incertain le succès d’une défense mal préparée et mal conçue. Il y avait encore des entêtés qui, se bouchant les yeux, voulaient s’en remettre à la générosité du Macédonien. L’expédition de Phocion en Eubée, qui fut une heureuse inspiration, trouva des critiques obstinés. On refusait de lever des forces suffisantes, de donner l’argent nécessaire ; on jugeait inutile de réunir tant de troupes à l’avance, on attendait pour se préparer qu’il ne fût plus possible de le faire. Rien n’avait été réglé et organisé pour la guerre. Voilà ce que Démosthène reprochait justement à son pays : certaines gens s’imaginaient qu’il suffirait pour arrêter l’invasion de faire au dernier moment une levée en masse. Le grand orateur leur répétait : « Vous ne ferez jamais rien à propos avec des milices levées à la hâte ; il faut avoir une armée sur pied, lui fournir des vivres et une caisse militaire, prendre des mesures pour que cette caisse militaire soit bien régie. »

Démosthène et son parti triomphèrent trop tardivement de ces résistances aveugles ou intéressées. Athènes se ligua avec tous les états auxquels Philippe faisait la guerre. Elle envoya des ambassadeurs aux diverses cités de la Grèce. On rendit une loi sévère contre tout citoyen qui proposerait de se soumettre à l’autorité d’un prince étranger. Si l’union avait été complète et sincère, si, oubliant leurs rivalités, les villes helléniques avaient concerté leurs efforts, le succès était possible ; mais Thèbes trahit les intérêts de la grande patrie en sollicitant l’alliance du Macédonien contre les Phocidiens. La guerre sacrée, qu’on aurait dû appeler, la guerre impie, n’est pas suspendue ; la lutte intestine se prolonge, et Philippe a intérêt à l’entretenir. Athènes, un instant pleine d’enthousiasme et d’ardeur patriotiques, se fatigue. Le Macédonien semble se radoucir et prêter l’oreille à un accommodement. Il reçoit avec affabilité des citoyens d’Athènes qui sont venus lui porter une réclamation. Il n’a, prétend-il, jamais fait la guerre aux Athéniens que malgré lui, et il voudrait bien la voir finir. Ces paroles sont rapportées, commentées à Athènes. On espère une solution acceptable. Il est décidé qu’on enverra au roi des ambassadeurs pour lui présenter des propositions de paix. Les députés de la république sont l’objet des prévenances de Philippe ; les négociations s’entament, l’ambassade revient avec d’heureuses assurances. Le peuple croit, déjà le traité conclu, et l’on propose de voter à ses mandataires des couronnes et des actions de grâces. Les conditions de paix sont débattues dans l’assemblée. On perd du temps ; Eschine, l’un des ambassadeurs qui s’étaient rendus en Macédoine, tergiverse et hésite, il ouvre divers avis. Démosthène, qui s’aperçoit que Philippe veut gagner du temps pour poursuivre plus sûrement ses conquêtes, presse. Enfin les bases du traité sont votées ; une nouvelle ambassade est envoyée à Philippe ; les deux grands orateurs en font partie, mais Eschine est gagné par les présens et les cajoleries du prince ; ces députés athéniens n’arrivent à Pella que fort tard, et ils signent un traité qui sacrifie les alliés d’Athènes. Le loup est entré dans la bergerie, dont le pasteur lui a ouvert la porte : Philippe s’est fait reconnaître membre de la diète amphictyonique ; il a obtenu dans ce conseil les deux voix des Phocidiens, dont la nationalité est anéantie, les villes ruinées, la population expulsée de ses demeures. Le peuple athénien reconnaît qu’il a été encore joué, mais le mal est irréparable, et la vénalité, la trahison de plusieurs de ses orateurs, rendent inutile une dernière tentative diplomatique pour revenir sur les faits accomplis. Philippe tient désormais la Grèce sous sa main. Il s’assure du passage des Thermopyles ; il brise en quatre tronçons la nation thessalienne pour la mettre dans l’impossibilité de lui barrer la route qui conduit à Athènes et dans le Péloponèse ; puis, rentré dans ses états, il complète par de nouvelles annexions, par des conquêtes en Illyrie, en Thrace, en Dardanie, l’œuvre d’agrandissement qui le mettra en mesure d’attaquer la Grèce au cœur même de son existence politique.

Athènes, qui auparavant avait tant compté sur ses forces et sur celles de ses alliés, ne se sentait plus capable de vaincre avec eux un si redoutable adversaire ; elle en était réduite à tourner ses regards vers ce monarque asiatique qui avait été longtemps pour elle un objet d’aversion, car il avait failli asservir la patrie hellénique, un monarque dont la défaite demeurait le plus beau titre de gloire des armes athéniennes. Dans son isolement politique, Athènes n’espérait plus en effet que du roi de Perse ; elle comptait que, quoique allié jadis de la Macédoine, il finirait par s’en détacher. Aussi parlait-on de lui envoyer des députés ayant pour mission d’éveiller ses méfiances à l’égard de Philippe, et Démosthène, rompant avec ce qu’il appelait le vieux préjugé, proposait de solliciter le secours de cet autocrate en faveur de sa chère démocratie.

Tandis que cet espoir et d’autres encore calmaient par momens les appréhensions, le danger extérieur devenait chaque jour plus menaçant. Partagé entre deux avis contraires, le gouvernement athénien hésitait et ne faisait un pas en avant que pour en faire ensuite un en arrière. Démosthène tonnait du haut du Pnyx pour la guerre, sans être en état de la diriger : Phocion plaidait pour la paix, quoiqu’il commandât et triomphât toujours pendant la guerre. Le peuple ne sut s’arrêter franchement à aucun parti ; il décida la guerre, mais la fit avec mollesse et sans suite.

Philippe se porta vers l’Hellespont, battit près de Cardie le général athénien Diopithès, et près de Chalcédoine la flotte de Charès. Phocion répara un instant ces revers ; mais une nouvelle guerre sacrée se rallume, qui rouvre au Macédonien l’entrée de la Béotie et de l’Attique. Sous prétexte d’exécuter sur les Locriens d’Amphissa la sentence rendue contre eux par le conseil amphictyonique, il pénètre au-delà des Thermopyles, prend et démantèle les villes locriennes, met garnison dans Élatée. La Phocide et la Béotie sont en son pouvoir. Le patriotisme athénien reparait avec son antique énergie dans ce moment suprême. Tous les travaux publics sont suspendus ; on prend les armes, on envoie demander aux Béotiens leur concours. Thèbes est encore plus menacée que sa rivale, et elle oublie sa vieille querelle ; elle avait d’ailleurs bien des griefs contre Philippe. La confiance des Grecs contraste avec la faiblesse de leurs forces ; quelques engagemens heureux l’affermissent encore ; mais une bataille décisive est livrée. L’armée hellénique n’a que des généraux médiocres à sa tête, Charès et Lysiclès. Les Athéniens donnent avec cette fougue qui leur est propre. Philippe les laisse se débander à la poursuite de l’ennemi ; il fond alors sur eux. Le jeune Alexandre, prince royal de la Macédoine, écrase les Thébains, qui se font tuer héroïquement. Cette terrible défaite de Chéronée fut pour les Athéniens un Waterloo, Des milliers de braves y périrent, et longtemps le Grec attristé contempla près du champ de bataille, comme le voyageur à Mont-Saint-Jean, le lion qu’on avait sculpté en mémoire et pour symbole de tant de courage. Ainsi se termina cette guerre imprudente où les Athéniens crurent prendre leur revanche sur un adversaire qui avait abusé leur crédulité en amorçant leur ambition, — cette guerre qui, suivant la belle expression de Démosthène, ayant commencé pour Athènes par le désir de se venger, avait fini par le besoin de se défendre,


III

Une mort violente empêcha Philippe de poursuivre d’autres conquêtes ; mais la ruine de la prépondérance athénienne était consommée et sa puissance politique mortellement atteinte. Le roi de Macédoine usa sans doute avec retenue de la victoire ; toutefois il n’en fut pas moins le plus perfide ennemi de la Grèce. Ce n’est pas en traitant avec humanité les prisonniers, en accordant d’honorables funérailles à ceux qu’on a immolés sur le champ de bataille, que l’on fait preuve de modération envers la nation vaincue ; c’est en respectant ce qu’elle a de plus cher, son unité et son indépendance. Mise dans l’impossibilité d’arrêter les progrès de la Macédoine, de redevenir l’arbitre de la Grèce et d’y exercer l’hégémonie, la ville de Miltiade et d’Aristide put certainement avoir encore des jours heureux ; son commerce reprit quelque activité, ses écoles furent toujours fréquentées, on continua à y cultiver les arts et l’éloquence ; une ombre d’indépendance locale lui fut même laissée ; cette cité n’en tomba pas moins graduellement dans une médiocrité qui eut ses douceurs et ses avantages, que le sage prêterait au tumulte des armes, aux embarras de la politique, mais qui excluait la grandeur. Humiliée, devenue une sorte de vassale de la Macédoine, Athènes ne se résigna pas facilement à une condition si dure pour son orgueil national. Bien des années encore ses patriotes nourrirent l’espérance de rétablir la cité dans sa pleine indépendance, comme après le partage de la Pologne les enfans de ce pays espérèrent longtemps secouer le joug de la Russie. Hélas ! à Athènes comme en Pologne, les insurrections contre la domination de l’étranger n’aboutirent qu’à river davantage la chaîne. Ces tentatives furent héroïques, mais imprudentes, et les divisions intestines leur enlevèrent le peu de chance qu’elles avaient de succès. Tel fut le cas pour le mouvement provoqué à Athènes et ailleurs par la nouvelle de la mort de Philippe, pour cette ligue que Démosthène essaya de nouer entre Thèbes et sa patrie, et dans laquelle Lacédémone était prête à entrer. Alexandre avec son armée arrêta sans peine ces soulèvemens mal dirigés. La guerre lamiaque fut une tentative plus sérieuse de la Grèce pour échapper au joug macédonien. Athènes se flattait de reprendre sa puissance déchue. Les Grecs s’imaginaient que la mort du roi qui avait étonné le monde par son génie et la rapidité de ses conquêtes allait enfin briser leurs entraves. Il n’en fut rien, et la ville de Minerve s’estima heureuse de conserver sous le gouvernement de Phocion, avec des institutions aristocratiques modérées, un reste d’autonomie. Démosthène ne voulut pas survivre à la ruine du parti dont il avait été l’âme, et il échappa par le poison au triste sort qu’il redoutait.

Associée durant l’époque suivante aux destinées de la Macédoine, mêlée à ses dissensions, disputée par les chefs militaires qui s’arrachaient la succession d’Alexandre, Athènes n’avait pourtant pas profité des rudes leçons de l’adversité. Incorrigible dans ses instincts révolutionnaires, elle demeurait le jouet des intrigans, l’asile des brouillons et des mécontens. Ce n’était plus, comme aux temps anciens, par des succès militaires qu’on se frayait un chemin au pouvoir ; mais, suivant la remarque que faisait plusieurs années auparavant Aristote dans sa Politique, il suffisait d’y bien parler pour arriver à être chef. Dans ses murs se retrouvait la même population inconstante et frivole qui brisait en un lendemain de délire les idoles qu’elle avait élevées la veille. Quand, pour gagner ses habitans, Démétrius et Antigone rendirent à Athènes un semblant de régime démocratique, le peuple reçut ce bienfait comme s’il lui fût venu de deux divinités, et il renversa les trois cent soixante statues qu’il avait décernées à Démétrius de Phalère, dont le gouvernement sage et intelligent, sous la protection du roi de Macédoine Cassandre, avait jeté quelque lustre. Cette république démocratique octroyée ne fut qu’une pâle et passagère imitation de celle dont Athènes avait jadis tiré sa force et son éclat.

La Macédoine, qui avait si profondément abaissé la ville de Thésée et de Solon, qui semblait du vivant d’Alexandre assurée pour des siècles de l’empire du monde grec, vit rapidement commencer pour elle la décadence. Ce fut le colosse aux pieds d’argile. Le fils de Philippe avait atteint au plus haut qu’il soit donné à la puissance de parvenir. On eût dit qu’il allait consommer l’unité des contrées helléniques sous son épée victorieuse jusque dans la Perse et dans l’Inde. A sa mort, ce gigantesque empire se partagea en états différens et ennemis, mais qui gardaient pourtant l’empreinte de la main qui les avait un moment soudés. L’esprit séparatiste se réveilla en Grèce ; l’agrégation se rompit. Un autre Philippe, après plus d’un siècle de luttes et de déchiremens, essaya de reconstituer la grande monarchie macédonienne et d’asseoir sa pleine autorité sur la Grèce entière, dont plusieurs peuples avaient fréquemment secoué le joug des héritiers d’Alexandre. Alors la Macédoine rencontra un maître qui la soumit par les mêmes moyens à l’aide desquels elle avait asservi les Hellènes. Rome, par une supériorité militaire dont elle avait puisé les élémens dans l’organisation de l’armée macédonienne, en usant de cette politique persévérante et artificieuse dans le réseau de laquelle Athènes s’était laissé prendre, prépara la ruine de Philippe et de son fils Persée. La victoire de Pydna non-seulement livra les états de ce prince au peuple-roi, elle abattit encore la nationalité macédonienne. La Macédoine fut partagée en quatre districts par le vainqueur, qui interdisait toute communication entre la population d’un district à l’autre, tant il redoutait les soulèvemens. Désormais le royaume de Philippe ne sera plus qu’un canton de la Grèce conquise. La Macédoine expiait ainsi son ambition et ses iniquités passées. Athènes donna les mains, avec Sparte, l’Étolie et d’autres contrées helléniques, à cette intrusion des Romains dans les affaires de la Grèce qui devait perdre la monarchie de Persée ; mais elle travailla pour de nouveaux dominateurs. Leurrée comme ses sœurs de la Hellade et du Péloponèse par les menteuses déclarations de Flamininus, elle n’obtint que cette sorte d’indépendance municipale que Rome concédait aisément, parce qu’il n’y avait rien à en redouter pour son autorité. Plus heureuse que Pella, que les villes de Macédoine, qui disparurent alors à peu près de l’histoire, Athènes poursuivit une existence pâle sans doute, mais belle encore par les souvenirs, et que le temps n’a pu effacer. L’éclat dont cette république avait rayonné illuminait quelque peu sa vieillesse. Elle était toujours la patrie des arts et des lettres ; elle continuait de vivre par ses monumens, ses écoles, ses pompes, ses fêtes religieuses. Quand Sylla vint l’attaquer pour l’enlever à la domination d’un nouveau maître, Mithridate, qui faisait luire aux yeux des Grecs un espoir de liberté, afin de s’en faire dis alliés contre Rome, elle était encore une des grandes cités helléniques. Elle se défendit vigoureusement et endura les horreurs du siège avec une fermeté digne de ses jours les plus héroïques. Tout cela montre qu’il restait bien de la sève dans ce corps que des excès précoces avaient dévasté, que sa virilité était appelée à durer davantage ; mais le perspicace Macédonien avait deviné le mal sous le somptueux vêtement qui en dissimulait les signes, et, pour mieux assurer sa victoire, il avait élargi les plaies par l’influence malfaisante de ses agens et de ses émissaires.

Si Athènes avait su discerner toute l’étendue des dangers extérieurs et intérieurs et réunir ses forces et celles de ses alliées pour repousser à temps les attaques de son mortel ennemi, si, au lieu de chercher dans l’appui de l’étranger le salut qu’elle ne devait demander qu’à elle-même, elle avait sérieusement travaillé à guérir ses blessures, si, au lieu de poursuivre dans des agitations stériles des changemens qui ne faisaient que substituer des abus à des abus, elle avait opéré de réelles réformes, le triomphe de Philippe n’eût été que passager, la défaite de Chéronée n’aurait été qu’une épreuve, et même après Alexandre elle- eût compté des siècles de prospérité et de grandeur.

Voilà ce que nous dit la philosophie de l’histoire. Profitons de ses enseignemens. Nous avons longtemps agi comme les Athéniens ; mais les époques ne se correspondent jamais dans tout leur développement, toutes leurs formes. Si dans le tableau du passé et dans celui du présent on aperçoit des lignes, des figures, des parties entières qui semblent calquées les unes sur les autres, les coïncidences ne sauraient se continuer partout et toujours ; la courbe des faits anciens et celle des faits nouveaux, après s’être confondues pour un certain nombre de points, finissent par diverger et s’étendre en des régions opposées. Une fatalité ne nous condamne donc pas aux destinées dernières d’Athènes ; mais celles-ci doivent nous éclairer et nous rendre attentifs. Ce péril auquel Athènes a succombé, certes il faut nous en garantir. Tenons les yeux constamment fixés sur cette moderne Macédoine qu’on appelle la Prusse, et sachons nous convaincre que nous ne pourrons efficacement repousser son agression qu’en faisant preuve d’une moralité et d’une sagesse, d’un esprit de concorde, de détachement et de discipline, qui manquaient aux Athéniens du IVe siècle avant notre ère, et dont l’absence amena leur décadence politique.


ALFRED MAURY.

  1. « Qu’on jette les jeux sur Athènes tout entière : il y a presque autant d’argent dans cette seule ville que dans toutes celles de la Grèce prises ensemble. » Démosthène, Harangue sur les symmories.