Une Première sous les Gothas

Une Première sous les Gothas
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 696-699).
UNE
PREMIÈRE SOUS LES GOTHAS


Leur troupeau lourd et rapide.
Volant dans l’espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.

V. H.


Les Gothas nous font des représentations de théâtre qui ne sont pas ordinaires. On a, en plein Paris, des impressions de théâtre aux armées. En entrant dans la salle, on se demande : Viendront-ils ?

Ils ne sont pas venus pour Lucrèce Borgia. Dispensons-nous donc d’insister sur l’entrée de ce vieux mélo à la Comédie-Française. La cause du théâtre de Victor Hugo est jugée depuis longtemps. Dans les drames en vers, la beauté de la forme couvre tout de son manteau magnifique. Donc que la Comédie-Française joue, le plus souvent qu’elle pourra, Hernani et Ruy Blas ! Qu’elle joue même Marion Delorme pour les vers d’amour de Didier, et même le Roi s’amuse pour les imprécations de Saint-Vallier ! Qu’elle donne les Burgraves, non comme une pièce de théâtre, mais comme une récitation épique ! Mais qu’elle laisse de côté toutes les pièces en prose de Victor Hugo : qu’elle les ignore ! Nous réclamons pour ces méchantes pièces l’oubli auquel elles ont droit, et qui est la seule forme de la piété envers le génie du poète que nous admirons.

Dans la même quinzaine où elle avait monté Lucrèce Borgia avec un luxe inutile, la Comédie-Française nous conviait à entendre les Noces Corinthiennes. Donc, le lundi soir 11 mars, nous écoutions l’œuvre harmonieuse et violente où M. Anatole France dit son fait au Dieu des chrétiens. Une fois de plus les merveilleuses qualités de l’artiste, les grâces de son style et la perfection de ses vers nous plongeaient dans un ravissement, auquel se mêlait à peine quelque irritation pour la logique hasardeuse du philosophe : je prends le terme au sens où l’employait le XVIIIe siècle, car les Noces Corinthiennes seraient de Voltaire, si elles n’étaient de M. France. Le philosophe veut montrer que le monde a possédé, une fois, la vraie science de la vie et que ce fut dans l’antiquité païenne. Le paganisme a, été la seule religion conforme à la nature, une religion de lumière et de beauté qui divinisait la vie et la joie de vivre : le christianisme est venu tout gâter. Religion de laideur et de tristesse, il a divinisé la souffrance et la mort ; et depuis, le monde porte le deuil des divinités perdues... A l’appui de cette thèse, le poète nous conte la déplorable aventure d’une jeune fille que sa mère fait entrer au couvent malgré elle. La jeune Daphné est fiancée au bel Hippias, elle chrétienne à lui païen. Pour son malheur, sa mère, Kallista, est une de ces dévotes dont la foi se concilie avec un égoïsme forcené et qui d’instinct confondent leur intérêt propre avec l’intérêt sacré. Malade, elle fait vœu, pour prix de sa guérison, de consacrer sa fille à Dieu. Et, victime de ce pieux marché, la triste Daphné se lamente parce qu’elle ne goûtera pas les joies de l’hyménée.

Or ces lamentations, nous les avons déjà entendues. « Hélas, infortunée ! un époux bien-aimé ne déliera pas ta ceinture, et tu ne verras pas des enfans grandir dans ta claire demeure ! » ainsi gémit une jeune fille que nous connaissons bien, pour l’avoir rencontrée, où cela ? dans le théâtre antique, qu’elle fait retentir de ses plaintes : car ce n’est pas au Dieu des chrétiens qu’Iphigénie fut immolée en Aulide. Daphné est une petite sœur d’Iphigénie. Mais celle -ci, plus malheureuse, avait teint de son sang les autels païens : ce qui est tout de même plus radical que d’être mise au couvent. Le théâtre antique tout entier, à le prendre par ce biais, est une longue protestation contre la méchanceté de ces Dieux, qu’on nous représente dans les Noces Corinthiennes comme si indulgens, si bons, si humains !

Le premier acte venait d’être joué et il avait été fort applaudi. Le rideau s’était relevé sur le second tableau qui s’encadre dans la maison d’Hermas, père de Daphné. C’est le temps de la vendange. Hermas, tout de rouge vêtu, est tout à la joie ; il rit, il chante, il imite le geste des vendangeurs qui pressent le raisin dans la cuve : l’odeur du vin nouveau lui est un peu montée à la tête. C’est l’excellent Silvain qui joue le rôle : il fait mille folies... Soudain, nous le voyons s’interrompre pour faire une annonce : : « On nous avertit qu’il y a une alerte... Les caves du théâtre sont à la disposition de ceux qui voudraient s’y abriter... La représentation continue... » Cela dit, et dit comme la chose du monde la plus naturelle, la représentation a continué sans encombre. Ni un manque de mémoire, ni une hésitation dans la voix n’a trahi aucune émotion chez les artistes. Silvain a continué d’être jovial, Madeleine Roch fanatique, Albert Lambert courroucé, Fenoux paterne et Mlle Piérat de nous faire admirer sa grâce exquise de fine Tanagra. Ainsi tous ont donné l’exemple du devoir professionnel simplement accompli.

Cependant, de notre place, nous percevions le bruit du canon, auquel se joignait bientôt l’éclatement des bombes. Et c’était aux vers du poète un accompagnement anachronique et imprévu, quelque chose comme une sinistre musique de scène qui parfois couvrait celle du compositeur. A partir de ce moment, nous avons assisté à deux pièces : celle qui se jouait sur la scène et celle qui se jouait au dehors. Et celle-ci faisait à celle-là une curieuse contre-partie.

Car nous étions sensibles, ainsi qu’il convient, au désespoir d’Hippias qui se voit refuser celle qu’il aime, et nous nous attendrissions, comme il est juste, sur la vocation forcée de Daphné. Mais nous songions aussi qu’il y a de plus grands malheurs, inquiets, à cette minute même, pour les êtres chers que nous avions laissés dans la ville bombardée. Combien les Gothas feraient-ils, cette fois, de victimes ? Ce qui était certain, c’est qu’il y aurait des morts et des blessés. Et la pensée de ces souffrances réelles ne laissait pas de nuire à l’effet des vaines lamentations de l’imaginaire Daphné.

Sur la scène on continuait à traiter sévèrement le Christ, qualifié de Dieu sombre et sans pitié, Dieu qui rend les hommes cruels, Dieu ennemi de la joie. Dieu de la mort,


Mauvais démon armé contre le genre humain
Qui fais traîner le chant des pleurs sur ton chemin...


Et comme, lui aussi, le bombardement continuait, nous réfléchissions que cette abominable tuerie ne se faisait pourtant pas au nom du Dieu de l’évangile, car il a dit : « Tu ne tueras pas. » Mais il est un autre Dieu qui, paraît-il, autorise la trahison, le pillage et l’assassinat. C’est celui-là que nous avons vu, il y a quatre ans, s’armer contre le genre humain ; c’est lui qui fait traîner sur son chemin un si universel chant de pleurs qu’il n’est aujourd’hui presque pas une famille française, anglaise, italienne, où l’on ne soit en deuil. Ce vieux Dieu allemand est vieux comme la Barbarie qu’il symbolise et contre laquelle se sont élevées tour à tour les deux civilisations païenne et chrétienne, héritières l’une de l’autre et toutes deux nées du même besoin de défendre l’humanité contre le même farouche ennemi.

Et il va sans dire que M. Anatole France ne pouvait prévoir que, le soir où la Comédie s’annexerait sa pièce, quelqu’un troublerait la fête... La représentation terminée, Silvain s’avança devant le trou du souffleur et renouvela au public l’offre d’une hospitalité sûre et confortable dans les caves du théâtre. Beaucoup préférèrent faire les cent pas sous le péristyle. Enfin la berloque se fit entendre. Et nous repartîmes par les rues pleines de ténèbres et de voix. Nous cheminions dans une ombre épaisse et mouvante, d’où soudain émergeaient des grappes humaines. Toute la nuit, des groupes sillonnèrent Paris en quête des « points de chute » et curieux de constater les dégâts.

Voilà donc la question de l’ouverture ou de la fermeture des théâtres bruyamment posée . La solution à laquelle on s’est arrêté est excellente. Les théâtres continueront de jouer en soirée aussi bien qu’en matinée ; en cas d’alerte, la représentation sera interrompue et le public acheminé vers des abris préalablement aménagés. Par là tous les intérêts seront conciliés. Acteurs et spectateurs ont prouvé que les bombes n’étaient pas pour les effrayer : il reste qu’un projectile tombant sur une salle de spectacle y ferait d’effroyables ravages. Mais à aucun prix il ne faut fermer les théâtres. Il ne faut pas les fermer parce que Paris sans ses théâtres n’est plus tout à fait Paris et parce que nos théâtres nous aident à traverser l’épreuve ; et puis, il ne faut pas faire ce plaisir au kaiser. Enfin il ne faut pas les fermer parce que ce serait mettre sur le pavé des milliers et des milliers de braves gens. Le personnel des théâtres a été très éprouvé par la guerre ; il n’a pas vu, lui, ses salaires augmenter et ses gains monter scandaleusement. Il y a dans ses rangs beaucoup et de cruelles misères : il lutte pour le pain quotidien. Il lutte courageusement, car ce dont j’ai été le témoin l’autre soir à la Comédie-Française s’est aussi bien passé dans tous les autres théâtres : depuis les artistes jusqu’aux machinistes et aux ouvreuses, tous ont montré le même sang-froid... Et j’ai écrit ces lignes pour rendre hommage aux acteurs de Paris et leur envoyer un cordial bravo, qui cette fois s’adresse non pas seulement à leur talent, mais à leur personne.


RENE DOUMIC.