Une Pompéi antéhistorique en Grèce
Les découvertes récentes de la géologie établissent d’une façon incontestable la haute antiquité de l’espèce humaine. À l’époque la plus reculée dont les traditions historiques fassent mention, nous trouvons l’homme déjà parvenu à un certain développement intellectuel et moral ; mais, avant d’en venir là, il avait traversé durant de longs siècles une série d’états intermédiaires entre l’animalité pure et le premier degré de la civilisation. L’histoire étant muette sur cette période, dont nous ne pouvons, même approximativement, calculer la durée immense, c’est à la géologie qu’il appartient de nous en découvrir les principaux secrets. Tout document relatif à ces débuts obscurs de la vie de l’humanité sollicite l’attention de quiconque se préoccupe du grand problème de notre origine et des lois qui ont présidé à l’évolution de notre espèce à la surface du globe. Une découverte récente va nous permettre d’ajouter quelques traits à ce qu’on sait déjà sur les habitudes et les mœurs des hommes primitifs. Il s’agit de constructions élevées par eux, et qui, vers la fin des temps antéhistoriques, disparurent sous les projections d’un volcan. La catastrophe fut subite. Comme dans l’éruption qui ensevelit sous les cendres du Vésuve les villes de Pompéi, d’Herculanum et de Stabies, les habitans du village dont je viens d’exhumer les restes furent surpris au milieu de leurs occupations familières. Leurs outils, leurs vases, leurs ustensiles domestiques, sont restés pendant plusieurs milliers d’années à la place même où le propriétaire les avait déposés. Recouverts par une épaisse couche de pierres ponces, ces antiques documens des premières annales de l’humanité ont attendu intacts qu’un heureux hasard permît à la science de les consulter. Quelques-unes des constructions de ce village, contemporain de l’âge de la pierre, ont seules été déblayées. Un grand nombre d’autres, dont on peut déjà déterminer l’emplacement, sont encore cachées sous les ponces, et promettent au chercheur qui voudra fouiller dans ces décombres une riche moisson de renseignemens curieux ; ceux qui ont été recueillis jusqu’à présent offrent déjà le plus haut intérêt.
C’est à Therasia, île voisine de Santorin, que les premières découvertes ont été opérées ; d’autres trouvailles semblables ont été faites peu après dans l’île de Santorin elle-même. Pour l’intelligence des descriptions qui vont suivre, nous avons besoin de rappeler au lecteur la constitution de ce groupe volcanique. Santorin, Therasia et Aspronisi forment une ceinture d’îles autour d’une baie circulaire d’environ 10 kilomètres de diamètre. Aspronisi est fort petite et constituée entièrement de matériaux légers et peu cohérens ; elle diminue chaque année d’étendue par l’action des eaux de la mer. Les deux autres îles, bien plus grandes que celle-ci, ont toutes les deux la forme d’un fer à cheval dont la concavité est tournée vers l’intérieur de l’enceinte maritime qu’elles circonscrivent. De ce côté, les rivages en sont abrupts et presque partout inaccessibles. Ils se présentent sous la forme de falaises verticales dont la hauteur en certains points atteint 400 mètres, et que des rampes étroites construites à grands frais permettent seules d’escalader. Des bancs de lave horizontaux d’un noir foncé, des couches de scories rougeâtres, des nappes de cendres d’un gris violacé, sont inégalement distribués dans la composition de ces murailles à pic. Une bande de pierre ponce d’une blancheur éclatante recouvre le tout, et ne fait que rendre plus étrange le lugubre assemblage des couleurs foncées qui s’étalent au-dessous. Quelques bancs de marbre et de schiste se montrent par place, et semblent là seulement pour attester la nature sédimentaire du sol primordial sur lequel sont venus s’épancher les produits volcaniques les plus variés. Ceux-ci constituent la matière principale du sol des trois îles, et démontrent qu’elles doivent presque entièrement leur origine à l’action du feu. On peut du reste observer le long des escarpemens dénudés des falaises de Santorin et de Therasia, sous la forme de longs rubans noirâtres à peu près verticaux, la trace des conduits, aujourd’hui engorgés, par lesquels la matière ignée sortant des profondeurs du sol est venue s’épancher au dehors.
Sur le revers extérieur, du côté de la pleine mer, les trois îles offrent un coup d’œil tout différent. Elles s’inclinent en pentes douces et sont revêtues d’un manteau uniforme de tuf ponceux qui en certaines parties n’a pas moins de 30 et 40 mètres d’épaisseur. Des villages populeux apparaissent çà et là, et, tout autour des habitations, des vignes tressées en corbeilles revêtent le terrain d’une riche verdure. Il n’y a là pourtant d’autre terre végétale qu’une pierre ponce friable, dont les fragmens légers sont déplacés par le moindre vent, et transportés en tourbillons à de grandes distances par les ouragans des équinoxes.
À Santorin et à Therasia, les couches de tuf ponceux sont exploitées de temps immémorial pour la construction des maisons. La matière qui les constitue, délayée en proportions convenables avec de la chaux, forme un ciment doué de propriétés très remarquables : après dessiccation, il acquiert une telle dureté qu’on peut en faire de hautes maçonneries, des voûtes à grande portée qui résistent aux secousses de tremblemens de terre, si fréquens dans le pays. En même temps la grande résistance qu’il oppose aux agens atmosphériques et à l’action de l’eau de la mer a fait rechercher depuis quelques années ce ciment pour l’édification des môles et d’autres constructions maritimes dans toute l’étendue du bassin de la Méditerranée. Les travaux de l’isthme de Suez et ceux des ports de l’Égypte ont amené un redoublement d’activité dans l’extraction de cette matière ponceuse. Des déblais considérables ont été effectués ; ils ont découvert certaines parties du sol sous-jacent et mis au jour les débris de l’industrie humaine primitive.
L’exploitation du tuf ne s’est jamais opérée à Santorin que du côté interne de la baie et dans la partie méridionale de l’île. À Therasia, elle se fait sur une plus grande étendue relativement au développement des côtes, et a lieu non-seulement du côté de la baie, mais encore sur la falaise méridionale qui fait face à l’îlot d’Aspronisi. De ce côté, à peu près au milieu de l’espace compris entre les deux caps qui terminent l’île, il existe de vastes carrières à ciel ouvert, se faisant suite les unes aux autres et appartenant à plusieurs propriétaires. La matière qu’on y exploite est abattue sur le bord de la falaise et précipitée d’une hauteur d’environ 150 mètres au bas de l’escarpement. Des glissières habilement ménagées la dirigent dans sa chute et l’amènent au fond des bateaux qui l’attendent. Jusqu’à ce jour, on se contentait le plus souvent d’entailler les parties moyenne et supérieure de la couche ponceuse, qui étaient parfaitement homogènes, et l’on négligeait la partie la plus basse, qui paraissait mélangée de masses pierreuses. L’extraction s’arrêtait à un niveau inférieur dont la limite était marquée par de nombreux blocs compacts qui gênaient le travail et diminuaient la valeur vénale de la matière exploitée. Or ces blocs formant des files régulières et serrées n’étaient autre chose que des crêtes de murs. Les ouvriers et les propriétaires du terrain connaissaient ce fait depuis longtemps, et pensaient bien que c’étaient là d’anciennes habitations ; mais on rencontre si fréquemment des débris antiques à Santorin et à Therasia, que la chose n’était pour eux d’aucun intérêt. L’attention du monde savant a été appelée pour la première fois sur ces constructions de Therasia par M. Christomanos, professeur de chimie à l’université d’Athènes, qui les avait visitées accidentellement. Les fouilles opérées successivement à la suite de cette indication ont eu pour but principal de rechercher si ces constructions qui se montraient à la base du tuf avaient été réellement édifiées avant que ce dernier ne recouvrît le sol. On pouvait croire en effet au premier abord que ce lieu était un champ de sépulture, et que l’on avait affaire à des tombeaux creusés dans la masse ponceuse longtemps après la formation de ce dépôt. Notons en passant que des monumens funèbres d’époque hellénique ont été trouvés plusieurs fois dans une semblable position, soit à Santorin, soit à Therasia ; l’un de ces tombeaux sous-jacens à la couche tufacée de Santorin a même été vu et décrit en 1829 par Bory de Saint-Vincent, chef de l’expédition scientifique de Morée. On pouvait être tombé sur un cas semblable, qui dès lors n’eût offert qu’un médiocre intérêt. Il était donc fort important de constater positivement si ces débris de murailles appartenaient à des caveaux funéraires ou à des habitations.
En supposant cette première question résolue, en admettant comme démontré que ces constructions avaient été élevées à l’air libre pour servir de demeures, il restait à examiner si le tuf sous lequel on les trouve ensevelies n’aurait point été entraîné sur les habitations soit par l’action des eaux torrentielles, soit par des éboulemens. Les travaux de recherche effectués jusqu’à présent ont été entrepris sur le terrain appartenant à un seul des propriétaires du pays ; une seule des nombreuses constructions dont on voit les affleuremens sur le sol des carrières a été à peu près complètement mise à découvert, et cependant déjà l’on possède des données plus que suffisantes pour résoudre ces deux questions. Ces constructions ont été réellement bâties à l’air libre, le tuf qui les remplit a bien été projeté sur elles par l’éruption d’un volcan, et n’a pas bougé depuis cette époque.
Le bâtiment principal mis à découvert par les fouilles se compose de six pièces d’inégale grandeur, dont la plus vaste a 6 mètres de long sur 5 de large, et dont la plus petite, qui est carrée, n’a que 2m 50 de côté. L’un des murs de l’habitation se prolonge et se retourne sur lui-même de façon à circonscrire une sorte de cour de 8 mètres de longueur munie d’une seule ouverture d’entrée. À l’un des angles de cette enceinte, on observe une maçonnerie cylindrique creusée d’une étroite cavité intérieure et élevée de 1 mètre environ au-dessus du sol. Près du bâtiment principal, un autre plus petit est composé d’une seule pièce, et au-delà on a pu suivre un mur qui s’enfonce sous le tuf ponceux du côté opposé à la mer. Enfin, plus à l’est, de nombreuses crêtes de murs appartiennent à des bâtimens qui n’ont pas été déblayés.
Le mode de construction des murailles est entièrement différent du genre de maçonnerie exclusivement usité aujourd’hui à Santorin et à Therasia. La pouzzolane n’y entre pour rien ; la chaux, soit pure, soit mélangée, y manque complètement. Les parois sont formées par une série de blocs de lave irréguliers, superposés sans ordre, non taillés, dont les interstices sont remplis par une cendre volcanique rougeâtre dépourvue de cohésion. Entre les pierres s’étendent dans tous les sens de longues et tortueuses branches d’olivier encore revêtues de leur écorce et arrivées à un état avancé de décomposition. Le bois en est d’un brun presque noir, comme carbonisé ; il se réduit le plus souvent en poussière au moindre contact. Il n’est pas rare néanmoins d’en trouver quelques morceaux moins profondément altérés, qui présentent seulement une couleur plus foncée et une densité plus grande que le bois d’olivier intact. À l’intérieur des chambres, nul enduit calcaire, tout au plus un badigeonnage grossier avec la même matière terreuse rouge interposée entre les pierres de la maçonnerie. À l’angle extérieur de l’un des murs, on observe des blocs taillés, la plupart volumineux, disposés en assises horizontales. Le bloc le plus élevé présente même sur la face supérieure une excavation cylindrique parfaitement taillée d’environ 5 centimètres de profondeur, et sur l’un des pans des traits creusés avec un instrument aigu et contondant.
La façade nord est percée de deux fenêtres ; une troisième fenêtre et une porte ont été reconnues sur les autres côtés. Enfin entre les différentes chambres on distingue les traces de plusieurs ouvertures pratiquées dans l’épaisseur des murs. Les portes et les fenêtres étaient surmontées de pièces de bois semblables à celles qu’on a trouvées dans la maçonnerie ; elles se sont de même décomposées avec le temps, ce qui a déterminé l’éboulement des blocs de pierre qu’elles soutenaient, de sorte que la situation des ouvertures n’est sauvent reconnaissable qu’au désordre plus grand qui règne dans la portion correspondante des murailles et à la présence de quelques pierres grossièrement taillées.
Partout le toit était effondré ; les débris en étaient entassés dans l’intérieur des pièces pêle-mêle avec du tuf ponceux fortement aggloméré. Au lieu d’être fait de béton, comme le sont aujourd’hui les toitures des maisons en terrasse de Santorin et de Therasia, il était formé d’une couche de pierres et de terreau volcanique d’environ trente centimètres d’épaisseur soutenue par de nombreuses traverses de bois implantées latéralement dans les murs et disposées de manière à recouvrir chaque pièce d’un plafond incliné. Seule, la plus grande chambre, bien que bâtie avec les mêmes matériaux, offrait une disposition différente. On a trouvé au milieu un bloc de pierre cylindrique enfoncé dans le sol et destiné à supporter un poteau de bois sur lequel venaient s’appuyer en rayonnant de tous côtés les pièces de la toiture. Un autre compartiment de la construction, le seul qui présentât cette particularité, était divisé à mi-hauteur par un plancher, comme on a pu le conclure de la présence de fragmens de bois implantés normalement dans les murs à une hauteur uniforme. Enfin les fouilles ont mis à découvert non loin de là une vaste galerie entourée de murs et un gros tronçon de colonne prismatique à section carrée composé de deux blocs de 1 mètre de hauteur, de 50 centimètres de diamètre, parfaitement taillés et superposés très régulièrement.
On peut immédiatement déduire certaines conclusions des données qui viennent d’être exposées. D’abord les fenêtres et les portes dont l’existence a été constatée dans les murs extérieurs montrent que ce bâtiment était une habitation et non un lieu de sépulture. De plus il a été édifié alors que le tuf n’existait pas encore à la surface de l’île. Les fondations reposent partout immédiatement sur un banc de lave scoriacée sous-jacent au tuf, et celui-ci ne figure aucunement dans la maçonnerie ; les fenêtres principales sont en outre dirigées du côté opposé à la mer, vers le centre de la montagne, c’est-à-dire vers le point le plus épais de l’accumulation des ponces. En supposant que cette habitation eût été construite au pied d’un escarpement ponceux sur le bord de la falaise, on ne comprendrait pas que les fenêtres en eussent été ouvertes précisément du côté de l’escarpement immédiatement adossé. On comprendrait encore moins le choix d’un emplacement aussi dangereux, au pied d’un amas surplombant de ponces sans cohésion. Il est impossible d’ailleurs de supposer que, bâtie postérieurement au dépôt des ponces dans un endroit dangereusement placé, cette construction ait été ensevelie sous des éboulemens ou recouverte par des alluvions. Le terrain n’a subi aucun déplacement, et le tuf n’y a été ni entraîné ni roulé par les eaux depuis l’époque du premier dépôt. À l’intérieur des chambres, la ponce entassée était partout en fragmens anguleux à arêtes vives comme au jour où elle est sortie des entrailles du sol. Dans le voisinage, on ne constate pas non plus le plus petit dérangement dans les lignes de stratification, qui sont sensiblement horizontales ou légèrement inclinées comme le terrain recouvert. On peut les suivre sur une grande longueur le long de la falaise ; elles passent au-dessus ou au milieu des constructions sans se déprimer, et ne présentent aucune de ces irrégularités si communes dans les masses stratifiées qui ont subi des éboulemens. D’ailleurs, à Santorin aussi bien qu’à Therasia, on retrouve partout au-dessous du tuf ponceux cette couche rougeâtre, mélange de cendre volcanique, de lave décomposée et de matière organique qui semble y représenter une couche de terre végétale uniformément répandue, et y témoigner le développement d’une végétation qui, pour se produire, a dû exiger de longues années de tranquillité avant le moment où s’est opérée la projection des ponces.
Tout porte donc à penser qu’alors la configuration du sol de Therasia était entièrement différente de ce qu’elle est aujourd’hui ; le revêtement uniforme du sol par le tuf ponceux n’y existait pas encore ; l’île était couverte de couches de laves et de cendres volcaniques, et des fenêtres de l’habitation la vue pouvait s’étendre au loin librement sur les pentes. En d’autres termes, le bâtiment, qui n’a été remis au jour qu’après l’enlèvement d’une épaisseur de 20 mètres de tuf, a été édifié à la surface du sol sur un banc de lave, et les seuls élémens qui sont entrés dans la construction sont la lave, la cendre volcanique et le bois d’olivier, à l’exclusion complète des élémens ponceux, qui depuis l’antiquité la plus reculée jouent un rôle si important dans toutes les constructions de la contrée.
Les objets qui ont été trouvés dans l’intérieur de ce bâtiment sont aussi nombreux que variés. Ce sont surtout des vases, les uns en terre cuite, les autres en lave, puis des graines, de la paille, des ossemens d’animaux, des outils de silex, de lave, enfin un squelette humain. Il est à remarquer qu’au milieu de tout cela on n’a trouvé aucun objet en fer ou en bronze, pas même la trace d’un clou dans les nombreux morceaux de bois provenant des débris de la toiture. L’absence des métaux est complète et caractéristique.
Les vases de terre cuite sont tous faits au tour. Les plus communs sont de grands récipiens jaunâtres, à parois épaisses, dont quelques-uns n’ont pas moins de 100 litres de capacité. Munis d’un lourd rebord, ils présentent au-dessus du col une sorte de cordon marqué de dépressions rapprochées produites par l’application du doigt avant la cuisson. Ils contenaient de l’orge, des semences d’ombellifères, probablement de coriandre et d’anis, des pois chiches et d’autres substances dont on n’a pu déterminer la nature. Ils sont identiques de forme, de matière, de volume, aux vases dont on s’est servi en Grèce pendant toute l’antiquité pour conserver les céréales. On a aussi découvert dans plusieurs chambres des amas d’orge disposés en tas au pied des cloisons. D’autres vases, plus petits et constituant des poteries beaucoup plus fines, sont de couleur claire et ornés de bandes circulaires séparées par des traits verticaux ou légèrement inclinés, espacés régulièrement. La matière colorante, d’un rouge plus ou moins foncé, y a été appliqué, à l’état d’une pâte très peu consistante ; elle était sûrement formée à l’aide d’une argile ferrugineuse délayée dans l’eau. Les dessins qu’elle figure sont peu variés, et représentent toujours des cercles ou des lignes droites artistement mélangées. Ces vases ne ressemblent en rien à ceux que nous ont légués les différens peuples de l’antiquité et qui sont si communs dans nos musées. Ils ne peuvent être confondus ni avec les vases grecs, ni avec les vases étrusques, ni avec ceux de l’Égypte. Nous ne possédons en France que deux restes de poterie offrant une ressemblance certaine avec eux. L’un d’eux provient du désert de Syrie et est déposé au musée du Louvre ; l’autre, trouvé sur le sol français même, aux environs d’Autun, appartient au musée gaulois de Saint-Germain. Les conditions particulières de gisement des vases de l’archipel de Santorin nous fourniront une hypothèse probable sur l’origine de ces fragmens presque identiques trouvés en des points aussi éloignés et dans des pays aussi différens que le désert moabite et le bassin de la Saône.
Les plus singuliers et les plus rares en même temps de tous les vases découverts dans l’édifice antéhistorique de Therasia sont pétris avec une terre assez fine, d’un jaune clair, et couverts de figures d’un genre entièrement distinct de celui qui caractérise l’ornementation des précédens. Ces figures sont composées de points et de lignes courbes entremêlés avec un goût parfait ; quelquefois même elles représentent des guirlandes de feuillage, et indiquent une grande habileté de la part de l’ouvrier, on est presque tenté de dire de l’artiste, qui a décoré ces vases.
D’autres poteries plus grossières, fabriquées à l’aide d’une terre rouge ferrugineuse et toujours sans ornemens à la surface, ont été aussi rencontrées en grande quantité dans les fouilles de Therasia. Ce sont des écuelles évasées avec une petite anse près du bord, plus fréquemment encore de petites coupes peu profondes, dépourvues d’appendices. Dans quelques-uns de ces vases, les plus grands, on a trouvé de la paille réduite en menus morceaux, et destinée probablement à la nourriture des animaux domestiques. Des augets en lave paraissent avoir été employés pour présenter aux animaux l’eau et les alimens. Ces vases sont fort massifs, la plupart sont creusés d’une cavité rectangulaire peu profonde. Ils ont été trouvés le plus souvent enfoncés dans le sol comme s’ils y étaient à poste fixe, les uns au dehors du bâtiment, à l’entrée de la cour, d’autres à l’intérieur et précisément dans celle des chambres où l’on a rencontré des ossemens de mouton. Un autre vase de même matière était très probablement un pressoir à huile. Il est creusé d’une cavité arrondie qui se rétrécit vers le fond, et présente un trou latéral destiné à l’écoulement du liquide. La partie intérieure est usée et presque polie par un frottement énergique. Dans certaines îles de l’archipel où l’industrie est peu avancée, les pressoirs à huile reproduisent cette disposition primitive.
La lave a fourni aussi la matière de plusieurs ustensiles non moins curieux, retrouvés avec les précédens dans les fouilles de Therasia. Nous citerons, par exemple, des meules à main dont on a recueilli plusieurs paires. Ce sont des blocs de lave hémisphériques que l’on a rencontrés presque toujours associés deux à deux. Les faces planes entre lesquelles avait lieu le broiement du grain sont usées, tandis que la surface convexe a conservé en partie ses rugosités. Ces petites meules n’ont guère plus de 20 centimètres de diamètre. Elles se manœuvrent facilement, et aujourd’hui encore, dans certains villages de l’île de Santorin, on se sert, pour la réduction du blé en farine, de meules qui ne diffèrent de celles-ci que par l’addition d’une poignée de bois enfoncée dans la meule supérieure, pour rendre la trituration plus facile.
D’autres objets en lave m’ont fort étonné lorsqu’ils ont été déterrés sous mes yeux, et peut-être l’usage auquel ils étaient destinés me fût-il resté inconnu, si les terrassiers qui travaillaient sous ma direction ne m’en eussent indiqué l’emploi, et si l’on ne m’eût montré à Santorin même des objets identiques. Ce sont des disques arrondis percés au centre d’un trou de la grosseur du doigt par lequel devait passer un lien flexible. Le lien a tracé en des points correspondans sur chacune des deux faces du disque une rainure déterminée par la position que prend le centre de gravité de l’objet quand il est ainsi suspendu. Des disques de pierre de même forme servent aux tisserands de l’archipel pour tendre sur le métier la trame de leurs tissus. Il est donc à peu près certain que tel était aussi l’emploi ordinaire des disques retrouvés dans les fouilles. On a rencontré en outre de nombreux blocs de lave irréguliers, mais dont les poids offraient des rapports simples. Ces blocs servaient évidemment aux pesées. Deux instrumens entièrement différens des précédens ont aussi été retrouvés avec eux ; ce sont deux outils en silex dont la forme est identique à celle de certains objets de même matière appartenant à l’âge de la pierre taillée et assez communs dans les collections archéologiques. L’un est une pointe de lance ou de flèche de forme triangulaire, l’autre est une petite scie ou grattoir dentelé dont les dents sont très régulières.
Des ossemens d’animaux passablement conservés gisaient dans une des pièces ; ils appartiennent à trois individus différens, trois ruminans (chèvre ou mouton). Enfin dans la plus grande des chambres, un squelette humain, en grande partie broyé par la chute du toit, a été retiré avec si peu de précautions que presque tous les os qui le composaient ont été détruits ou perdus. Cependant on a pu s’assurer de la position qu’il occupait. Il était dans un coin, replié sur lui-même, la tête rapprochée des pieds. L’une des jambes était étendue, l’autre croisée sur celle-ci. Cette posture suffirait seule pour montrer que l’édifice souterrain de Therasia n’était pas une sépulture. L’individu dont ce sont là les restes paraît avoir succombé subitement. Il a vraisemblablement été renversé et écrasé par l’effondrement de la toiture. Les pièces du squelette qui ont été conservées, la mâchoire inférieure et quelques os du bassin, indiquent un homme de moyenne taille, assez avancé en âge, car les os du bassin sont fortement soudés et les dents de la mâchoire sont usées par une longue mastication. Ces ossemens paraissent présenter les mêmes caractères ethnographiques que ceux des races qui habitent les îles de l’archipel.
La construction cylindrique, haute à peine de 1 mètre, qui se dresse à l’extrémité de la cour a donné lieu à bien des controverses. On a voulu y voir la margelle d’un puits ou d’une citerne ; mais la cavité interne semble s’arrêter à quelques décimètres de l’orifice supérieur, les fondations mises à nu extérieurement ont paru reposer sur un banc de lave continu, et enfin, en supposant ce banc de lave traversé par un étroit conduit qu’on n’aurait pas aperçu, on ne trouve au-dessous qu’une nappe de conglomérats incapable de retenir l’eau. Il faut donc renoncer à voir là l’orifice d’un réservoir d’eau souterrain. Maintenant était-ce la base d’un autel ou d’une construction d’un caractère religieux élevée à l’air libre ? C’est au moins ce que l’on peut supposer sans trop de hardiesse, si l’on considère la forme, les dimensions de ce petit monument précédé de deux marches, ainsi que la position particulière qu’il occupe à la partie la plus élevée du terrain dans un angle du mur qui se dévie tout exprès pour le contourner.
Les découvertes opérées à Therasia en ont amené d’autres du même genre à Santorin. La partie méridionale de cette île offre aux environs du village d’Acrotiri de profonds ravins creusés par les eaux pluviales ; or, dans l’un de ces ravins, sous une épaisseur de 3 à 4 mètres de cailloux roulés et d’alluvions terreuses, se trouve une couche d’environ 30 centimètres presque entièrement composée de poteries identiques pour la matière, la forme et le mode d’ornementation à celles qui ont été recueillies dans les fouilles de Therasia. Quelques heures de travail ont suffi pour permettre de retirer de cette couche un certain nombre de vases entiers et une quantité considérable de fragmens, dont quelques-uns ont pu être rapprochés, réunis et reconnus comme les parties d’un même objet. Tous les genres de poteries exhumés à Therasia ont été retrouvés dans le ravin d’Acrotiri. Ces poteries y ont été déposées à une époque évidemment postérieure à l’éruption qui a recouvert le sol de l’île, puisqu’elles se trouvent au-dessus du tuf ponceux vomi par le volcan. Quelques formes assez étranges dont on n’a rencontré que de rares débris à Therasia ont été ici retrouvées complètes. L’une des plus curieuses, dont deux exemplaires sont déposés à la collection de céramique du Conservatoire des arts et métiers, est une imitation singulière de la pose et de la conformation de la femme, ainsi que de ses ornemens habituels. Ces vases présentent en effet une partie antérieure renflée, une sorte de ventre surmonté d’un goulot étroit renversé en arrière. Le renflement antérieur porte en avant deux mamelons en saillie colorés en brun, entourés d’un cercle de points de même couleur. Deux cercles de points bruns entourent le goulot, et y représentent un double collier, et plus haut, de chaque côté, des pendans d’oreilles sont figurés par des bandes elliptiques concentriques colorées comme le reste de l’ornementation. Ces vases sont hauts de 18 à 25 centimètres. Un seul exemplaire en avait été trouvé à Therasia, et encore dans un état très imparfait de conservation. Enfin, dans le ravin d’Acrotiri, on a recueilli trois échantillons d’un ustensile en terre qui n’a pas été signalé dans l’autre gisement. Ce sont des entonnoirs très allongés, à parois épaisses, munis d’une petite anse et d’un rebord légèrement en saillie. Le ravin dans lequel ces trouvailles ont été faites offre des pans de murs qui pénètrent profondément dans le tuf ponceux, et qui, pour le mode de construction, paraissent ressembler beaucoup à ceux de Therasia.
Dans un autre ravin voisin du précédent, le tuf ponceux est tranché jusqu’à la base. Au-dessous de celui-ci, on distingue alors une couche très mince continue formée par de la cendre volcanique rougeâtre mélangée de débris végétaux carbonisés par un long enfouissement. Cette couche est identique à celle sur laquelle repose le tuf ponceux de Therasia. La position stratigraphique en est la même dans les deux îles, et l’on doit voir ici les restes de la terre végétale qui couvrait le sol avant le dépôt des ponces. On a recueilli dans cette couche plusieurs fragmens de vases, des instrumens en obsidienne et deux petits anneaux d’or. Les instrumens en obsidienne sont tous taillés par éclats et non polis. Ils sont de deux sortes : les uns, de forme triangulaire, étaient vraisemblablement des pointes de flèches, les autres figurent de petits couteaux ou plutôt des grattoirs destinés vraisemblablement au nettoyage des peaux. Ces grattoirs en obsidienne paraissent avoir été communs à toutes les périodes de l’âge de la pierre chez les peuples habitant des régions volcaniques ; l’usage s’en est perpétué même après la découverte des métaux, et l’on m’a assuré qu’au Pérou les dames s’en servent encore en guise de ciseaux. Ces instrumens ne sont donc pas propres à l’âge de la pierre, encore moins caractérisent-ils telle ou telle partie de cette longue période de la vie de l’humanité. Toutefois ils étaient certainement bien plus communs avant la découverte des métaux usuels qu’ils ne l’ont été depuis, et en Grèce particulièrement l’usage des armes et des outils en pierre a dû cesser promptement après la découverte du cuivre. Tout porte donc à penser que ces instrumens en obsidienne ont été fabriqués à une époque où la pierre était encore la matière vulgairement employée à la confection des ustensiles nécessaires à l’homme. Ajoutons enfin que dans la couche qui les contenait on n’a pas rencontré, pas plus qu’à Therasia, le moindre objet de fer ou de bronze.
Les deux petits anneaux d’or sont extrêmement remarquables. Ils pourraient à peine laisser passer le petit doigt d’un enfant : ce sont les chaînons d’un collier. Aux deux extrémités d’un même diamètre, ils présentent deux trous de la grosseur d’une aiguille à coudre. Cette disposition montre que très probablement ils étaient enfilés à la suite les uns des autres dans un même fil et non entrelacés comme les anneaux successifs d’une chaîne. Ils sont creux à l’intérieur et fendus circulairement. Aucun indice de soudure ne s’y laisse apercevoir. L’or qui les constitue n’est allié en proportions notables à aucun métal étranger. On peut conclure de là qu’ils ont été fabriqués avec une pépite d’or natif qui aura été aplatie par un martelage, réduite ainsi à l’état de feuille mince circulaire, percée d’un trou, puis repliée sur elle-même par une opération analogue à celle qui est connue dans l’industrie sous le nom de repoussage. Les deux bords de la lamelle ont été rapprochés du côté interne de l’anneau, de manière à être ramenés presque jusqu’au contact.
Après avoir retracé l’ensemble des recherches archéologiques opérées dans les deux îles principales de l’archipel santoriniote, nous pouvons, en nous appuyant d’autre part sur les observations géologiques qui y ont été effectuées, recomposer le récit de l’événement terrible qui s’y est passé, et dont l’homme a été le témoin et la victime à une époque où il n’y avait pas encore d’histoire. Au commencement de la période que les géologues désignent sous le nom de période tertiaire, la Grèce, réunie à l’Afrique, paraît avoir fait partie d’un vaste continent marécageux qui s’étendait sur l’emplacement où roulent aujourd’hui les flots de la Méditerranée. Il était habité par ces grands mammifères dont les ossemens ont été trouvés en si grande quantité dans certains gisemens de l’Attique. Vers la fin de l’époque tertiaire, un mouvement considérable d’affaissement du sol a déterminé la séparation de l’Europe et de l’Afrique, et donné aux contours de la Méditerranée à peu près la configuration qu’ils présentent aujourd’hui. Un second mouvement en sens inverse du premier, mais moins important, est venu plus tard relever une portion du terrain qui avait été recouvert ainsi par la mer, et a fait émerger des dépôts formés au sein de l’eau, occasionnant certains changemens dans la forme des côtes et dans l’étendue des îles. On comprend que de telles oscillations de la croûte terrestre n’aient pu avoir lieu sans y amener des ruptures et des bouleversemens profonds. Il s’est produit des fentes, et par les ouvertures engendrées de la sorte la matière ignée sous-jacente a pu s’épancher au dehors. Des torrens de lave se sont déversés et ont donné naissance aux diverses roches volcaniques qui constituent certaines parties du sol de la Grèce continentale et des îles voisines. C’est à cette époque qu’un volcan s’est ouvert pour la première fois au milieu de l’emplacement actuel de la baie de Santorin. Les premières éruptions y ont été faibles ; probablement le volcan était d’abord sous-marin. Les gaz et les vapeurs qu’il exhalait se dissolvaient en grande partie dans les flots de la mer, mais n’empêchaient pas les polypiers et les mollusques d’y vivre au milieu des déjections ponceuses et des scories qui venaient se déposer en couches au fond de l’eau. Le mont Saint-Élie, dont le sommet, haut de 800 mètres, représente aujourd’hui le point culminant de l’île de Santorin, formait déjà un îlot composé de schistes et de marbres. Près de là, le sol était étoilé par des fentes nombreuses dont chacune a donné issue à des épanchemens énormes de laves et à d’abondantes projections de cendres. La matière ignée, refroidie après la sortie d’abord par le contact de l’eau de la mer et plus tard par le rayonnement dans l’atmosphère, s’est solidifiée chaque fois assez rapidement, et a bientôt constitué un amas considérable autour de la bouche principale du volcan. Il en est résulté la formation d’une île volcanique qui s’est soudée à l’îlot du mont Saint-Élie, et le tout réuni a composé une grande île circulaire occupant l’espace que couvrent maintenant Santorin, Therasia, Aspronisi et la baie qu’elles enserrent. Cette île offrait deux cimes : d’un côté celle du Saint-Élie, de l’autre, plus au nord, celle du grand cône volcanique central, qui n’avait pas moins de 1,000 mètres d’élévation. L’intervalle entre les deux cimes était en partie comblé par des couches de cendres et de lapilli. Enfin des éruptions qui se sont faites par des crevasses ouvertes latéralement sur les flancs du cône central, principalement au nord-est et au sud-ouest, y ont donné naissance à des cônes parasites incomplets, de hauteur moindre. La région centrale de l’île était donc hérissée de sommets escarpés, tandis que la zone du pourtour s’inclinait doucement de tous côtés vers la mer.
La période tertiaire pliocène et la période quaternaire représentent une série de milliers d’années pendant lesquelles la grande île que nous venons de décrire s’accrut continuellement à la suite des éruptions multiples dont elle était le siège pendant ce temps, et se trouva complétée par la superposition répétée de couches nouvelles de laves, de scories et de cendres. Cependant l’espèce de dôme qui en occupait la partie centrale, établi sur une déchirure souterraine, se trouvait miné dans ses profondeurs, et devait bientôt s’engloutir dans les abîmes creusés sous ses fondemens.
Les volcans sont des points faibles de l’écorce terrestre ; aussi, lorsque le liquide embrasé contenu dans les entrailles du sol éprouve accidentellement des mouvemens brusques de poussée ou de retrait, c’est là que les effets les plus violens se font sentir. Il n’est pas de volcan en activité qui ne présente ainsi une série alternative de périodes d’accroissement et d’effondrement dus à cette cause. Chaque volcan central augmente de volume et de hauteur pendant un certain temps. Par l’effet des éruptions qui s’y produisent, le cône qui en forme la cime s’élève graduellement, et le cratère terminal dont il est creusé se trouve peu à peu obstrué par les laves ; mais bientôt un enfoncement subit vient détruire le sommet du cône et y creuser un nouveau cratère, quelquefois plus profond et plus large que le premier. Depuis le commencement de l’époque historique, on a pu ainsi observer et décrire plusieurs fois des bouleversemens considérables arrivés dans certaines régions volcaniques ; mais aucun de ces événemens n’égale en importance le gigantesque effondrement qui a formé la baie de Santorin.
Toute la partie centrale de la grande île qui en occupait l’emplacement s’est détachée et engouffrée subitement, laissant un vide d’une étendue superficielle comparable à celle de l’enceinte fortifiée de Paris. Il n’est resté de l’ancien sol qu’une étroite bordure, représentée aujourd’hui par les trois îles de Santorin, de Therasia et d’Aspronisi. Encore cette ceinture a-t-elle été, dès le moment de la formation, entaillée du côté septentrional par une profonde découpure au travers de laquelle l’eau de la mer se précipita pour remplir l’abîme qui venait de se creuser. Au lieu d’une montagne d’au moins 1,000 mètres d’élévation, on a donc eu une baie entourée de rochers à pic et possédant partout une énorme profondeur. Dans la partie centrale de cette baie, le fond de la mer est à plus de 400 mètres au-dessous du niveau de l’eau, et près des rivages la profondeur est encore tellement considérable que l’on n’y peut jeter l’ancre. Les navires qui veulent y stationner n’ont maintenant pour s’y fixer que la crête d’un cône volcanique sous-marin d’origine récente dont le sommet fort étroit se trouve à quelques brasses au-dessous de la surface de la mer.
Le terrible écroulement de la partie centrale de la grande île avait été immédiatement précédé de l’émission d’une quantité prodigieuse de pierres ponces de toute forme et de toute grosseur. L’île tout entière en avait été recouverte sur une grande épaisseur, car les parties périphériques, les seules qui subsistent encore, présentent souvent ce dépôt blanchâtre en couches de 20 et 30 mètres, malgré les dénudations considérables opérées postérieurement par l’action des pluies. Le Saint-Élie, bien que fort élevé au-dessus du niveau de la mer et éloigné de plusieurs kilomètres de la bouche du volcan, n’avait pas même été à l’abri de ces projections de pierres ponces, qu’on retrouve de nos jours jusque sur les points culminans de cette montagne.
Ce violent cataclysme, l’un des plus effrayans dont les annales de la géologie fassent mention, a eu lieu à une époque où l’homme habitait la grande île, comme le démontrent les constructions trouvées sous le tuf ponceux de Therasia et les divers produits de l’industrie humaine qui ont été découverts à Santorin, dans la zone de terre végétale sous-jacente au tuf. L’événement a été brusque, puisque la population qui en a été victime n’a pas eu le temps d’émigrer, et que rien ne semble avoir été emporté ni déplacé de l’intérieur des habitations. L’éruption des ponces a précédé l’effondrement du centre de l’île, car le tuf qui couvre les falaises de Santorin et de Therasia est coupé à pic comme les laves sous-jacentes, ce qui ne peut s’expliquer qu’en supposant qu’il a été entaillé par l’effondrement tout comme le reste ; mais il est très probable que ces deux faits, entre lesquels on ne trouve aucun autre événement géologique, se sont suivis à court intervalle. Il serait difficile, sinon impossible, de concevoir l’indépendance de deux phénomènes aussi considérables ayant eu leur siège au même point. Quant à l’éruption ponceuse elle-même, elle ne semble pas avoir été précédée, comme on aurait pu le penser, par aucune secousse violente de tremblement de terre, car dans ce cas l’habitation de Therasia eût été certainement renversée, et on n’aurait trouvé debout aucune des murailles. Ce fait est d’autant plus remarquable que le mode de construction des bâtimens nouvellement découverts prouve que le sol de l’île était déjà sujet aux tremblemens de terre ; les pièces de bois interposées dans l’épaisseur des murs n’ont pas d’autre emploi que d’empêcher les effets désastreux des secousses du sol. Cet usage est encore en vigueur, et précisément pour cette cause, dans toutes les îles de l’archipel. S’il y a eu des ébranlemens considérables pendant l’éruption, ils n’ont dû se produire que lorsque les maisons de Therasia étaient déjà remplies par la pierre ponce, et les habitans écrasés sous les ruines de leurs demeures.
Avant l’effondrement, l’île était très boisée, comme on peut le présumer d’après l’abondance des pièces de charpente employées dans les constructions. L’olivier était très répandu, l’orge la céréale la plus commune. Le climat devait donc être peu différent de ce qu’il est aujourd’hui. La vigne n’y était pas, comme elle l’est de nos jours à Santorin, à peu près la seule plante cultivée, et même il n’existe pas de preuves bien certaines que la culture en fût connue. La population était agricole : elle connaissait les céréales, la réduction de l’orge en farine à l’aide de meules, et probablement par suite la fabrication du pain ; elle savait extraire l’huile des olives, se livrait à l’élevage du bétail, tissait et confectionnait des étoffes. Pourtant l’abondance des ustensiles de lave, d’obsidienne, de silex, l’absence d’instrumens formés de métaux usuels, montrent qu’on était encore en plein âge de la pierre. Les deux petits anneaux d’or trouvés à Acrotiri sont les seuls objets métalliques de cette époque déterrés jusqu’à présent dans les îles du pourtour de la baie de Santorin, et le mode de fabrication, ainsi que la pureté de l’or qui les forme, prouve qu’alors la métallurgie n’existait réellement pas. Cependant la délicatesse des instrumens de pierre montre déjà une adresse singulière chez les individus qui les façonnaient. Les pierres taillées qui se voient aux angles de la grande construction de Therasia et les blocs de la colonne prismatique voisine indiquent aussi une certaine habileté chez les ouvriers qui ont élevé ce bâtiment, surtout quand on pense à la nature des outils qu’ils employaient ; les vases de terre cuite façonnés au tour comme nos poteries modernes, et si remarquables par la beauté de la forme et de la décoration, attestent une finesse de goût extraordinaire.
La plupart de ces vases n’ont pas été fabriqués sur le sol où ils ont été retrouvés ; ils ont été apportés du dehors, car à Santorin pas plus qu’à Therasia on n’aperçoit aucune substance argileuse. La cendre volcanique qui y abonde n’est point plastique, et la composition chimique en est d’ailleurs assez différente de celle de la matière des vases. Il faut nécessairement admettre que les poteries trouvées si abondamment sous le tuf ponceux de Santorin et de Therasia provenaient en grande partie de l’extérieur. On pourrait tout au plus regarder les plus communes d’entre elles comme fabriquées avec un mélange de cendre volcanique prise sur place avec de l’argile importée ; mais cette hypothèse même est peu probable, et il semble plus naturel de regarder les plus grossières comme venant de Milo, d’Anaphe et des autres îles voisines où l’on en fait encore de pareilles, sinon comme forme, au moins comme matière. Quant aux poteries fines, il faut leur attribuer une origine plus lointaine. Nous avons déjà dit qu’elles ne ressemblaient en rien aux poteries grecques, étrusques et égyptiennes. Au contraire nous leur avons trouvé une grande analogie de décoration avec des fragmens de terre cuite venus du désert de Syrie. Si l’on s’en rapporte à cette indication, on doit conclure que ces vases ont été fabriqués en Orient, ce qui pourrait faire penser qu’à l’âge de pierre il existait une navigation avancée et un commerce étendu dans cette partie du bassin de la Méditerranée. Les fragmens semblables trouvés près d’Autun, tout à fait exceptionnels en Gaule, y auraient été apportés de la même source, soit à cette époque, soit plus tard, par l’intermédiaire de la colonie phénicienne de Marseille. Les deux petits anneaux d’or prouvent encore des relations avec le dehors, mais peut-être seulement avec les continens voisins et particulièrement avec l’Asie-Mineure, dont certains fleuves ont été célèbres dans l’antiquité par la quantité d’or qu’ils charriaient. Il est certain dans tous les cas que l’or n’a jamais été trouvé ni à Santorin, ni dans aucune des îles volcaniques du voisinage.
Pour les instrumens en silex et en obsidienne, il est assez difficile d’admettre qu’ils ont été fabriqués dans la grande île antérieure à l’effondrement. Il est bien vrai qu’on trouve près du village d’Acrotiri des meulières et des concrétions siliceuses, et que les laves de Santorin et de Therasia ont une tendance à prendre l’apparence vitreuse qui caractérise l’obsidienne ; mais la meulière de Santorin, toujours fort imparfaite, n’a pu fournir la matière jaunâtre, homogène, translucide, des instrumens en silex découverts à Therasia. D’un autre côté, la lave de Santorin, même lorsqu’elle prend l’apparence vitreuse, n’acquiert jamais une translucidité comparable à celle de la véritable obsidienne, et elle est ordinairement émaillée de petits cristaux blancs de feldspath qu’on n’observe pas dans la matière des instrumens provenant des fouilles. Il faut aller à Milo pour trouver une roche volcanique qui puisse avoir fourni l’obsidienne des couteaux et des pointes de flèche d’Acrotiri.
L’examen des instrumens en pierre prouve donc aussi bien que celui des vases et des anneaux d’or l’existence d’un commerce maritime contemporain de l’âge de la pierre. L’abondance des poids recueillis dans l’habitation de Therasia vient appuyer cette idée. Enfin les caractères de la nouvelle colonisation qui est venue repeupler les restes de l’île effondrée sont la preuve la plus éclatante des relations fréquentes qui existaient déjà entre ces habitans et ceux des continens voisins. En effet, la population contemporaine de l’effondrement a dû être anéantie dès le début de la catastrophe sous l’énorme masse de ponces projetée par le volcan. Les îles n’ont été repeuplées plus tard que par des étrangers. Or les nouveau-venus avaient la même civilisation et les mêmes relations extérieures que leurs prédécesseurs, conclusion à laquelle on arrive forcément quand on remarque l’identité des vases trouvés à Acrotiri, sur le tuf ponceux, avec ceux qu’on trouve au-dessous à Therasia. Nos métaux communs leur étaient encore inconnus. Ils se servaient de vases de même forme, de même matière et de même ornementation que ceux qui avaient été en usage dans les mêmes lieux avant la formation de la baie, et par conséquent ils les tiraient de la même provenance. La fabrication de ces vases n’avait donc éprouvé aucune modification essentielle entre le cataclysme de la grande île de Santorin et l’émigration qui la repeupla. L’atelier d’où sortaient ces objets était ainsi à l’étranger, et vraisemblablement en Orient. C’est de là qu’ils étaient apportés par mer et distribués le long des rivages de la Méditerranée.
En résumé, sur l’emplacement actuel de la baie de Santorin, nous constatons qu’il a existé une grande île habitée par une population agricole, industrielle et commerçante. Les documens géologiques nous permettent, pour ainsi dire, d’assister à sa ruine et de nous représenter le spectacle de ses habitans écrasés sous les ponces ou engloutis dans les abîmes du volcan ; les fouilles récemment effectuées nous montrent une nouvelle race peu différente de la première, qui, oubliant ou ignorant les malheurs de celle-ci, est venue habiter et cultiver la zone de tuf sous laquelle sont encore ensevelies les victimes de la grande éruption qui a creusé la baie.
Reste maintenant la question difficile de la date précise de l’effondrement. Dans les problèmes qui sont purement du domaine de la géologie, une pareille question ne se pose même pas, car les phénomènes qui sont du ressort de cette science ont demandé pour se produire de si longs intervalles de temps, par suite les erreurs numériques peuvent être tellement fortes que les évaluations de ce genre ne possèdent aucune valeur. Cependant, comme ici nous touchons à l’histoire proprement dite, nous devons chercher à préciser la solution du problème plus que ne le font d’ordinaire les géologues.
La formation de la partie volcanique de la grande île n’a guère commencé qu’à la fin du dépôt de l’un des étages du terrain tertiaire, l’étage pliocène. On a une donnée pour évaluer le temps pendant lequel elle s’est accrue, c’est l’inspection des puissantes assises de lave dont on voit la coupe le long des falaises de Santorin. Cette période a dû embrasser toute la durée des âges quaternaires. On arrive donc à penser que l’effondrement, dans la manière de compter le temps usitée parmi les géologues, est un phénomène moderne ; mais la période dite moderne correspond encore à des milliers d’années : est-ce au commencement, est-ce vers le milieu de cette longue série de siècles que se place la catastrophe de Santorin ? On peut répondre hardiment qu’elle a dû survenir à une époque relativement récente : c’est ce que démontre surabondamment le haut degré de civilisation auquel était parvenue la population qui a été détruite par le volcan. Que l’on ne se méprenne pas cependant sur cette expression de « récente » ; nous l’employons ici dans le sens géologique. Si l’on veut essayer de pousser la précision plus loin, et de fixer même approximativement combien de milliers d’années se sont écoulés entre le moment de la grande éruption ponceuse de Santorin et l’établissement de l’ère chrétienne, alors on n’arrive plus qu’à des données bien vagues, et qui laissent un large champ aux hypothèses.
Les premières considérations ont pour base l’observation des phénomènes géologiques qui ont eu lieu à Santorin à la suite de l’effondrement. Après cette violente catastrophe, il y a eu pour ainsi dire une période d’assoupissement des forces souterraines. C’est seulement 196 ans avant Jésus-Christ qu’une éruption nouvelle a produit au centre de la baie l’îlot nommé Palæa Kameni. Des éruptions fréquentes s’y sont produites plus tard pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, et n’ont guère fait qu’agrandir cet îlot. Le moyen âge présente une nouvelle période de calme relatif ; puis les éruptions recommencent au XVe siècle, et depuis lors, à intervalles plus ou moins rapprochés, elles engendrent des récifs en dedans ou au dehors de la baie. La seconde période de calme ayant eu une durée de dix siècles environ, on peut sans témérité attribuer à la première une durée au moins double de celle-ci, surtout quand on compare l’intensité si différente des phénomènes volcaniques auxquels elle a succédé. D’après cette considération, la formation de la baie remonterait au moins à deux mille ans avant Jésus-Christ. Si l’on admettait avec certains géologues que les périodes de repos d’un volcan sont proportionnelles à l’énergie des manifestations qui les ont précédées, il faudrait faire remonter bien plus loin la date de l’événement qui nous occupe. Toutefois cette proposition semble si souvent démentie par les faits observés que la généralité en est fort discutable.
Les données historiques fournissent des renseignemens plus positifs. Elles nous permettent d’abord d’affirmer avec certitude que la formation de la baie est antérieure au XVe siècle avant notre ère. On sait que c’est à cette époque que les îles de l’archipel grec furent envahies par les Phéniciens. Ces peuples occupèrent Therasia et Santorin, comme le témoignent les nombreux monumens qu’ils y ont élevés, et dont on retrouve des ruines nombreuses. Or tous ces monumens ont été édifiés à la surface du tuf ponceux. La formation du tuf a donc précédé l’invasion phénicienne, et par conséquent elle est antérieure au XVe siècle avant l’ère chrétienne ; mais la date de cette catastrophe doit encore être plus reculée, car entre le moment de l’effondrement de la grande île et l’occupation par les Phéniciens il y avait eu dans ces mêmes lieux une colonisation entièrement différente de celle qu’ils y apportèrent. Il existe une foule de dissemblances entre leur civilisation et celle de la population qui la première est venue occuper Santorin et Therasia après la formation de la baie. Les Phéniciens connaissaient le bronze et en faisaient grand usage, tandis que les nouveaux colons de Santorin étaient encore en plein âge de la pierre. Les vases en terre cuite des deux peuples ne se ressemblaient ni par la forme, ni par l’ornementation, ni par le gisement. En un mot, après que ces îles ont eu pris la configuration qu’elles possèdent encore à peu près aujourd’hui, elles ont été habitées par une population riche, industrieuse, agricole, munie d’armes et d’instrumens exclusivement en pierre, essentiellement distincte aussi de la nation phénicienne.
L’établissement de ces colons, le degré de prospérité qu’ils paraissent avoir atteint, montrent qu’ils ont occupé l’archipel de Santorin et y ont vécu en paix pendant un laps de temps considérable, et cela non-seulement avant l’invasion phénicienne, mais encore avant que le bronze fût connu chez les peuples des rivages de la Méditerranée, avec lesquels ils étaient en relations suivies. De plus l’anéantissement de cette antique civilisation, qui n’était pas propre aux colons de Santorin, mais qui devait être répandue au moins dans une grande partie de l’archipel, n’a probablement pas été l’œuvre des Phéniciens, peuple plutôt commerçant et navigateur que guerrier. Il est donc probable qu’entre le moment où ceux-ci occupaient Santorin et l’époque où l’île avait été repeuplée par les colons venus après l’effondrement de la baie, il s’était passé dans ces parages des révolutions et des luttes sanglantes, dont la trace nous échappe, mais qui supposent encore un long intervalle. Ajoutons que quelques-uns des monumens phéniciens de Therasia semblent, par les conditions particulières qu’en présente l’emplacement, justifier cette manière de voir. Nous les trouvons bâtis sur des couches épaisses de galets et de coquilles marines qui reposent elles-mêmes sur le tuf ponceux. Au moment de la projection des ponces par le volcan, le lieu qu’elles occupent était au-dessous du niveau de la mer, puisqu’il a reçu un dépôt côtier. Depuis lors il s’est élevé lentement, et les points ainsi soulevés se sont trouvés portés à des hauteurs de 15 et 20 mètres. C’est alors que les monumens phéniciens y ont été bâtis plusieurs siècles avant notre ère. Pour ceux qui connaissent la lenteur habituelle de ces mouvemens du sol, un exhaussement de 20 mètres correspond à une durée de bien des siècles. De toutes ces raisons, on peut donc conclure que la grande éruption ponceuse de Santorin est bien antérieure au XVe siècle avant l’ère chrétienne.
Cet événement doit-il être regardé comme ayant eu lieu avant les premières lueurs de la civilisation égyptienne, que certains critiques historiques ne craignent pas de faire remonter à quatre ou cinq mille ans ? C’est ce qu’on serait volontiers tenté de penser quand on voit les populations primitives de Santorin, aussi bien après l’effondrement qu’auparavant, ignorer l’usage des métaux employés en Égypte, et ne présenter aucune trace de l’influence de cette grande civilisation, si voisine pourtant, avec laquelle un commerce maritime important aurait dû les mettre en relations fréquentes. Des recherches ultérieures peuvent seules cependant trancher la question. Un problème scientifique intéressant à résoudre, une abondante récolte de vases et d’instrumens curieux à opérer, la certitude d’un travail fructueux, sont autant de motifs qui nous font espérer que d’autres nous succèderont dans ce travail, et fouilleront sérieusement le sol que nous n’avons fait qu’effleurer.