Une Page de la vie de Hoche - La Capitulation de Quiberon

Une Page de la vie de Hoche - La Capitulation de Quiberon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 890-915).
UNE PAGE
DE LA
VIE DE HOCHE

LA CAPITULATION DE QUIBERON, A PROPOS D’UN LIVRE RECENT.


I.

S’il est vrai que ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux, peu d’hommes ont été plus favorisés que Hoche.

Saisi dans le plein de sa gloire et dans toute la fraîcheur de sa renommée par un mal soudain, dont le mystère augmente encore la tragique horreur, il succombe à vingt-neuf ans, au terme même de la grande épopée républicaine. Sa fin n’est pas une mort, c’est une apothéose. De son camp de Wetzlar à Petersberg, suivez le char où il dort son dernier sommeil et derrière lequel, comme une théorie, se déroule un cortège superbe de généraux, d’officiers et de détachemens de toutes armes. En tête, le brave Lefebvre, son plus vieil ami, et son ancien camarade aux gardes françaises ; Championnet, son meilleur divisionnaire, un des héros de Fleurus ; Chérin, son fidèle chef d’état-major; Grenier, d’Hautpoul, Soult, Ney, quels hommes! Un peu plus loin, après l’armée, une foule de paysans venus de vingt lieues à la ronde pour voir passer cette chose extraordinaire : l’armée de Sambre-et-Meuse en pleurs. Sur les côtés, à droite et à gauche du char, six grandes enseignes à la romaine, surmontées de couronnes de chêne et de laurier, portées par les aides-de-camp et sur lesquelles on lit :


GÉNÉRAL EN CHEF À VINGT-QUATRE ANS,
IL DÉBLOQUA LANDAU,
IL PACIFIA LA VENDÉE,
IL VAINQUIT À NEUWIED,
IL CHASSA LES FRIPONS DE L’ARMÉE,
IL DÉJOUA LES CONSPIRATEURS.


Que de choses dans ces six lignes et combien éloquentes ! Allez encore : voici Coblentz, le canon tonne, pas le français, l’autrichien ; la garnison est sous les armes et fait la haie. Le gouverneur, les magistrats, les principaux de la ville attendent à la porte ; les rues, sur tout le parcours du cortège, sont éclairées de torches funèbres et tendues de noir, comme pour un archiduc. Bientôt la voix des cloches, succédant à celle du canon, jette à travers l’espace une pluie de notes qui s’entre-choquent avec un bruit de combat : on dirait par instans qu’elles sonnent la charge et que le héros va se lever. Quelles funérailles, ou plutôt quelle triomphale entrée dans l’immortalité !

Les plus grands génies ont été contestés ; Hoche lui-même, de son vivant, avait trouvé bien des détracteurs et connu l’envie. Mort, il se fit sur sa tombe et sur sa mémoire un concert inouï d’éloges. Tels ces enfans ravis au printemps de la vie et que la tendresse d’une mère se plaît à revêtir de tous les dons. La France l’adopta comme son fils de prédilection et le mit, sans compter, dans le panthéon de ses gloires, au-dessus des plus illustres, immédiatement au-dessous du plus grand de ses grands hommes. L’histoire, ainsi qu’il arrive souvent, n’a guère fait jusqu’ici que ratifier ce jugement de la première heure. Elle l’a reçu tout libellé pour ainsi dire et l’a transmis, comme elle l’avait reçu, sans trop l’analyser, sans se demander s’il n’entrait pas dans les élémens dont il se compose un peu de sensibilité. Bref, au rebours de beaucoup d’autres sur qui la critique a promené son impitoyable scalpel, la figure du vainqueur de Wissembourg n’a rien perdu de sa pureté primitive ; elle a conservé une fleur de jeunesse mélancolique et d’austère beauté qui ne se retrouve au même degré chez aucun de ses émules. Il est demeuré tout entier et tout debout, dans sa fière allure, entouré de tous les attributs du génie : courage, honneur, vertu, modération, talens de premier ordre et dans tous les genres, en politique aussi bien que sur le champ de bataille, en diplomatie comme en administration.

L’histoire à venir ou plutôt à faire, celle qui s’écrit aujourd’hui sur pièces et documens, n’apportera-t-elle pas quelques retouches à des traits d’une si rare perfection? C’est infiniment probable. L’ouverture des Archives de la guerre, pour la période de la révolution, permettra certainement un jour à quelque travailleur de présenter au public un Hoche d’après nature, j’entends d’après sa correspondance non expurgée et qui pourrait bien sur plus d’un point différer du Hoche consacré.

Elle est singulièrement instructive, en effet, cette correspondance, et si l’homme qu’elle nous montre n’est pas aussi accompli que celui de Victoires et Conquêtes, il est bien autrement intéressant et vivant avec ses impatiences, ses amertumes, sa misanthropie[1], ses défiances qui touchent parfois à la manie[2], sa dureté pour les vaincus, sa hauteur dans ses rapports hiérarchiques, son ambition sans scrupules, insatiable[3], et son mépris de la légalité.

Dans les derniers mois surtout, ces dispositions naturelles s’accusent singulièrement chez Hoche : le ton de ses lettres trahit une irritation qui ne demande qu’à éclater et qui ne se contient qu’en attendant une occasion. Manifestement le dictateur est prêt. Déjà il est venu s’offrir à Paris pour le coup qui se machine ; il a vu Barras, le roi des pourris; il a mis sa main dans la main de ce cynique, accepté de lui le ministère de la guerre, bien qu’il n’ait pas encore l’âge fixé par la constitution, et consenti, pour appuyer l’entreprise contre la majorité des conseils, à diriger une partie de son armée vers l’ouest. Le pacte est conçu, signé ; la France peut dormir ; le héros de Sambre-et-Meuse et le patron des fournisseurs véreux veillent ensemble au salut de l’empire. Soudain la scène change, la mèche est éventée ; les conseils s’inquiètent et Carnot se fâche. Soit malentendu, soit imprudence, un détachement a franchi la limite constitutionnelle. De là grand émoi dans Paris. Hoche est appelé par le directoire, malmené par Carnot, désavoué ou plutôt non avoué par Barras, qui garde le silence. L’affaire est manquée, pour le moment. Il rend son portefeuille, que prend Scherer, et repart pour son camp. Mais quelle amertume il emporte et quel frémissement intérieur l’agite! Tout d’abord, dans son dépit, et par une manœuvre imitée de Bonaparte[4], il donne sa démission de général en chef (28 juillet 1797) en la déclarant irrévocable. En même temps, il refuse d’aller prendre le commandement des troupes destinées à une nouvelle expédition d’Irlande. Quelques jours après, le 4 août, il revient à la charge. « C’est sans doute par dérision, écrit-il au ministre de la guerre, qu’on me propose de m’embarquer. Que ne m’ordonne-ton de descendre en Angleterre avec mes aides-de-camp ? Eh! je connais certaines gens qui ne seraient pas fâchés de me voir entre les mains de M. Pitt. » Le surlendemain (6 août), dans une lettre encore plus raide et hautaine, que ne termine aucune formule de politesse même banale, il insiste de nouveau sur les persécutions auxquelles il est en butte, sur les ennemis acharnés qui ont juré sa perte : « Je vous réitère que je n’irai ni à Brest, ni à Rennes, ni à Avranches... Au surplus, je me bornerai désormais à défendre la république de toute invasion et n’irai plus faire le don Quichotte sur les mers, pour le plaisir de quelques hommes qui voudraient me savoir au fond. »

C’est qu’en effet il a mieux à faire qu’à se battre contre des moulins. Voici le 10 août : bonne occasion pour s’assurer des troupes, — il a déjà tous les chefs, — et pousser à l’adresse des conseils et de ceux des membres du gouvernement qui marchent avec eux, son Quonsque tandem. « Dans cette circonstance, dit son biographe Rousselin.[5], il ne négligea aucune des dispositions qui pouvaient rendre cette journée brillante; l’appareil qu’il donna à sa célébration était un heureux moyen d’électriser les esprits. » Écoutez-le parler: malgré la fièvre qui déjà le mine, sa voix sonne comme un cuivre et part comme un trait. Au commencement, il ne s’écarte pas trop de son sujet; il peint le 10 août, ses causes, sa légitimité; il rappelle les noirs desseins d’une cour « dissolue, adroite et conspiratrice, » ses menées souterraines, ses intrigues, sa duplicité. Il raconte comment, « pour sortir de ce chaos affreux, quelques amis des principes se réunirent, » et comment, guidés par eux, le peuple se leva pour mettre fin au règne des rois. Vient ensuite une allusion aux immortels travaux accomplis par la France républicaine et à la paix qui ne tardera pas à les couronner. Puis, ce finale étonnant : « Cependant, amis, je ne dois pas vous le dissimuler, vous ne devez pas encore vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant de fois fixé la victoire. Avant de le faire, peut-être aurons-nous à assurer la tranquillité intérieure que des fanatiques et des rebelles aux lois républicaines essaient de troubler. »

A bon entendeur salut! La menace est claire : le soir, au banquet, par où se termine la journée, elle se précise encore et s’aggrave de la bruyante complicité de tous les officiers-généraux présens. On buvait sec à l’armée de Sambre-et-Meuse, et quand on avait bu, dame! on n’y mâchait pas les mots. Hoche, le premier, lève son verre et porte un toast à « l’anéantissement des factions, » puis se rassied. Mais patience, voici le commentaire. « A la haine des ennemis de la république ! s’écrie Lefebvre. Feu de file sur les coquins qui souillent le sol de la liberté! » — « A l’armée d’Italie! reprend Championnet. Nous vous avons entendus, braves camarades, et nous marcherons avec vous! » — « Au maintien de la république! ajoute Ney. Grands politiciens de Clichy, ne nous forcez pas à faire sonner la charge! » — « A Buon aparté! fait un quatrième, Puisse-t-il!.. » — « A Buonaparte tout court, interrompt vivement Hoche; son nom dit tout. » Et, sur ce mot, on se sépare.

Quatre jours après, le directoire recevait par un courrier extraordinaire le procès-verbal de la fête accompagné de cette aimable épître : « Prenez-y bien garde, citoyens directeurs, l’indignation est à son comble[6]. Elle est telle ici que souvent je suis obligé de lui opposer une barrière... Toutes les troupes sont animées du même sentiment que ne fera pas changer le vain clabaudage de quelques êtres méprisables et méprisés. Je tempérerai le zèle ardent des amis de la liberté autant qu’il sera en moi, mais il pourrait arriver un terme auquel je ne pourrai plus rien. » (12 août 1797.)

n n’y avait plus, après cela, qu’à passer le Rubicon, et, très certainement, Hoche était prêt à monter à cheval au premier appel de Barras. On sait le reste : le temps pressait. Les clichyens se remuaient fort. Le retour offensif de Hoche à Paris eût été pour eux un avertissement, qui sait? peut-être le signal de l’appel aux armes. Il fallait éviter que Pichegru prît les devans. On avait d’ailleurs un excellent instrument sous la main, Augereau, qui ne demandait qu’à marcher et qui n’était pas homme, une fois dans la place, à la garder. Avec lui, du moins, quelles que fussent ses prétentions, on n’avait pas à craindre un maître. La tête était trop faible, et l’on pouvait être sûr que la besogne serait bien faite, car il n’avait pas dans toute l’armée son pareil pour un coup de main. A tous ces titres, on le prit, et l’ouvrage, en effet, ne laissa rien à désirer.

Lorsque la nouvelle du 18 fructidor parvint à Hoche, il n’eut, a-t-on dit (Rousselin), qu’une pensée, qu’un regret : celui de n’avoir pas concouru de sa personne à cette victoire de la liberté. J’imagine qu’il s’en serait assez vite consolé s’il eût vécu. L’honneur était grand sans doute d’avoir contribué par son attitude et ses discours à soutenir la fortune chancelante de Barras; mais cette satisfaction toute platonique eût-elle suffi longtemps à l’impatiente ambition du jeune général ? La guerre était finie : il n’y avait plus rien de grand à tenter du côté de l’Allemagne, et c’était le moment que le directoire, épuré, choisissait pour réunir à son commandement celui de l’armée du Rhin. En vérité, l’avantage était mince : on le traitait comme un simple Augereau ; après l’avoir compromis, on le tenait à distance, et on lui marchandait un rôle à sa taille. Il est permis de supposer que ces pensées et d’autres du même ordre durent singulièrement agiter une âme déjà prédisposée par elle-même à l’inquiétude et à l’amertume. « Est-ce que tout est fini? Que va-t-on faire? » C’est son premier mot : « Marquez-nous le but que nous devons atteindre et nous y voilons (sic). (Lettre au directoire du 8 septembre, 22 fructidor). » « Barras, écrit-il d’autre part, m’a donné en quatre lignes d’excellens détails. Il y avait dans sa lettre une liste d’hommes arrêtés, au nombre de seize... Mais quels sont-ils ?.. Quels sont les hommes destinés à remplacer les directeurs? En politique, ainsi qu’en guerre, c’est peu de gagner une bataille, il faut en assurer le succès par sa conduite ultérieure... Qu’a fait vendémiaire à la république? Si, après cette affaire, on avait cassé les élections chouannes, nous n’aurions pas vécu deux années dans l’anxiété la plus cruelle. C’est dans ce sens que vous devez agir... Demandez de suite un travail pour les armées. Faites qu’on épure les officiers-généraux. Beaucoup tenaient à la faction... Qu’est devenu Mathieu Dumas? Je gage que cet intrigant fameux surnagera. Carnot nous a envoyé mille espions ; ils pullulent sous toutes les formes. »

Ils ne pullulèrent pas longtemps : dès le 27 fructidor, l’épuration de l’armée de Sambre-et-Meuse était achevée. Joignant l’exemple aux conseils, et sans attendre les ordres du directoire. Hoche faisait son petit coup d’état particulier pour appuyer celui du gouvernement. Durement, sur de simples apparences et sans se laisser arrêter par les plus brillans états de service, il frappait plusieurs officiers-généraux, ses anciens camarades, Ferino, Souham, Colaud, etc. destituant ou mettant en état d’arrestation les uns, envoyant les autres à Paris pour y rendre compte de leur conduite, rouvrant ainsi sans l’excuse du salut public, en plein succès, l’ère des proscriptions. Et comme si ce n’était pas assez de ces violences, par une aberration qu’on voudrait pouvoir attribuer à un état délirant, ne pouvant l’atteindre autrement, il portait contre l’héroïque Kléber lui-même cette dénonciation inouïe : « Mon devoir enfin me prescrit de vous parler d’un des ennemis les plus redoutables du directoire et qui est près de lui. Kléber est parvenu à entraîner dans le parti de Pichegru, son ami intime, beaucoup d’hommes qui avaient été les admirateurs de ses talens. J’ai malheureusement la preuve qu’il a séduit, par ses affreux propos et par ses offres, plusieurs officiers, au nombre desquels je compte Richepanse, Damas, Sahuc, colonel au 1er régiment, et d’autres. Je pense bien que le directoire ne souffrira pas plus longtemps cet homme à ses côtés et mettra par sa fermeté un terme aux divagations de quelques hommes immoraux qu’un mot peut faire rentrer dans la poussière.»

Cette lettre est du 13 septembre; quinze jours après, la main déjà défaillante de celui qui l’avait écrite était glacée. Le fait est à noter : non qu’il soit de nature à décharger complètement la mémoire de Hoche, — il ne faut pas transporter dans l’histoire les audacieuses fantaisies de la médecine aliéniste, — mais parce qu’il n’est que juste, quand on juge un acte, de tenir compte des circonstances qui l’ont accompagné. Or, à l’époque où se place cette triste page de sa vie, Hoche traversait, au moral aussi bien qu’au physique, une de ces crises pénibles auxquelles les âmes les mieux trempées ne résistent pas toujours. Affaibli par la maladie, déçu dans son ambition, il était encore sous le coup d’une grave accusation de concussion portée contre lui[7] en plein corps législatif, et son irritation, ses défiances s’expliquent à la rigueur. Peut-être Kléber, qui, de son côté, le détestait cordialement et qui ne tenait pas facilement sa langue, l’avait-il offensé par quelque mauvais propos. N’exagérons rien pourtant : toutes les circonstances atténuantes du monde n’empêchent pas une vilenie d’être une vilenie; car on ne tombe jamais que du côté où l’on penche, et quand un homme finit par la délation, il est presque certain qu’il avait commencé par l’envie.

Quoi qu’il en soit, il y a loin de ces défaillances à l’idéale et sur- humaine pureté dont la plupart des historiens se i<ont plu jusqu’à ce jour à parer Hoche. Bon gré, mal gré, il va falloir en rabattre et renoncer à la puérile satisfaction d’opposer à tous les méfaits de « l’homme de brumaire » la haute vertu, le désintéressement et l’abnégation d’un héros immaculé. Longtemps ce parallèle a été fort à la mode : il flattait de certaines rancunes, et des esprits, du reste, très distingués lui trouvaient une saveur particulière : « Ah! si Hoche avait vécu! » soupirait-on le plus sérieusement du monde. S’il eût vécu, — la chose, ô douleur! est bien claire, — il eût continué de déblatérer contre Kléber et de déclamer « contre un siècle de boue où ceux qui paient trouvent seuls des défenseurs (29 août 1797), » jusqu’au jour où, pour fuir une terre dégénérée, il eût sollicité l’honneur d’accompagner Bonaparte en Égypte. Puis, de deux choses l’une, après brumaire : ou son humeur chagrine eût pris le dessus et il eût boudé, comme Moreau, ou bien il eût été subjugué, séduit et se fût laissé, comme tant d’autres, affubler d’un titre et passer sous le bras un bâton de maréchal de France. En quoi j’estime qu’il n’eût fait que suivre sa voie naturelle et rester conséquent avec lui-même. Servir Bonaparte, c’était encore servir la force. Or, je vous prie, qu’avait-il fait d’autre jusque-là? où était-il au 14 juillet? au 5 octobre? au 18 fructidor? Où, quand avait-il montré le souci du droit, de la discipline? Sergent aux gardes françaises, il avait débuté dans la carrière en passant à l’émeute et figuré dans les rangs des vainqueurs de la Bastille; général en chef, il avait accepté la mission de jeter la représentation nationale par les fenêtres. D’ailleurs, où était le droit? Qui le savait encore après tant d’outrages et qui s’en souciait? Après cinq années de succès prodigieux, d’efforts surhumains, de misère et, il faut bien le dire, de la plus effrénée licence, en fait de droit, l’armée ne connaissait plus que le sien : celui qu’elle avait acquis de jouir en paix de ses succès sous un maître à elle, en attendant qu’elle pût retourner à la victoire et au butin. La pente était fatale et, tout comme un autre, passionné comme il était pour la gloire. Hoche s’y fût très vraisemblablement abandonné. Les Cincinnatus sont rares en temps de révolution, et, pas plus que Bonaparte, il n’était du bois dont on les fait.

Au surplus, le mal n’est pas si grand. Si le point de vue change, s’il faut renoncer à Cincinnatus et si, vu de plus près, le héros qui cachait l’homme et ses faiblesses perd un peu de sa perfection légendaire, Dieu merci, les morceaux en sont bons, et l’on taillerait encore dedans plus d’une statue de bronze aujourd’hui. Hoche avait été trop exalté, c’est certain. Son caractère, son rôle en Vendée, ses talens militaires eux-mêmes n’ont pas encore été jugés avec assez de désintéressement et de liberté. Il importait à la vérité de le ramener à ses justes proportions ; — c’est un peu ce qu’on s’est proposé dans l’esquisse qui précède. — Mais il faudrait bien se garder de tomber, à son égard, dans l’injustice et le dénigrement. Si l’histoire a des droits, le patriotisme a pareillement ses devoirs, et lorsqu’on se trouve en face d’un homme qui compte parmi ses états de service la belle campagne de 1793, sans cacher ses erreurs, il semble qu’on soit tenu, plus qu’envers tout autre, à beaucoup de prudence. Il conviendrait surtout, — et j’aborde ici le point particulier de cette étude, — de ne porter contre de telles personnalités des accusations touchant non plus seulement au caractère ou au talent, mais à l’honneur, qu’armé des témoignages les plus irréfragables. J’ai souvent agité ces réflexions dans les dernières années, en parcourant certains travaux historiques où l’induction passe vraiment toute limite; elles me sont revenues tout récemment encore, à la lecture d’un livre sur les émigrés pendant la révolution. Dans le chapitre qu’il consacre à l’expédition de Quiberon, l’auteur de ce livre, M. Forneron, accuse positivement Hoche d’une action scélérate. Je voudrais, sur ce point, défendre une mémoire dont il est bien permis, en tant qu’historien, de ne pas pousser l’admiration jusqu’au fétichisme, mais pour laquelle, en tant que Français, il est bien difficile de ne se point sentir une grande tendresse.


II.

C’était le 21 juillet 1795, à l’extrémité de la presqu’île de Quiberon, entre la mer furieuse et les canons du fort Penthièvre. Sur cette pointe de terre désolée, cernés de tous côtés, acculés, forcés, plusieurs milliers d’hommes et de femmes se pressent, s’agitent, courant dans tous les sens et cherchant une issue. Vain espoir : partout l’eau ou les bleus ; partout la mort, sous une forme ou sous une autre. Un amas confus, désordonné, de soldats sans fusil, d’officiers ayant perdu la tête et jeté leur épée, de chouans traînant avec eux leurs femmes, leurs enfans, leurs pauvres meubles et quelque bétail, une cohue sans nom de gens affolés, des pleurs, des cris, des menaces, une malédiction, voilà tout ce qu’il reste de la brillante expédition débarquée moins d’un mois auparavant par la flotte anglaise à Carnac. De ses deux chefs l’un, d’Hervilly, se meurt; l’autre, Puisaye, prudemment, a pris le large,.. pour sauver ses papiers. Bien d’autres ont péri par les balles ou la mitraille : Tinténiac, Talhouet, La Peyrouse, ou sont blessés, comme Lamoignon. Beaucoup se sont noyés en cherchant à gagner à la nage les embarcations anglaises que le gros temps empêche d’accoster, ou se sont laissés couler de désespoir. Parmi les survivans, le plus grand nombre, profitant de la marée basse, se sont avancés aussi loin qu’ils ont pu sans perdre pied et sont parvenus à se hisser sur quelque pointe en attendant un secours qui ne vient pas. Ils sont là, luttant contre la vague, agriffés à leur rocher, serrés les uns contre les autres comme des moutons dans une tourmente de neige ; de temps en temps, de ces grappes humaines, quelque chose de noir se détache ; c’est un malheureux épuisé que ses forces trahissent et qui s’abandonne. Sur la plage une horreur : des blessés qui se sont traînés jusque-là et qui agonisent, de pauvres diables agitant leur mouchoir comme des naufragés, des mères éperdues qui soulèvent leurs enfans dans leurs bras, des vieillards tremblans et de jeunes gars tout nus prêts à se jeter à l’eau ; à quelque distance de là, sur la mer toujours aussi démontée, de rares canots s’efforçant d’arriver jusqu’à cette détresse à travers des débris d’embarcations, des ballots, des sacs et des cadavres affreusement secoués; enfin, un peu plus loin dans la baie, tirant à toutes volées, la corvette anglaise le Lark.

Seul à cette heure suprême et dans le commun désastre, le corps de Sombreuil fait encore quelque contenance. Chassé depuis le matin de position en position par les troupes d’Humbert, qui le poussent devant elles avec la tranquille assurance de la force, il s’est adossé dans une attitude expectante à Port-Aliguen, un vieux fort protégé seulement du côté de la terre par des murs en pierre sèche. Mais, arrivé là. que faire? D’un côté, pas de canon, peu ou point de munitions, des compagnies de quelques hommes, des régimens entiers décimés, comme Loyal-Émigrant, une grande prostration, et, pour toute défense, quelques mauvais galets; de l’autre, la supériorité du nombre, l’enivrement de la victoire, des troupes pleines d’entrain, conduites par des généraux de premier ordre et suivies d’une formidable artillerie. Manifestement, la position n’est pas tenable, et la seule chance qui reste encore à ces malheureux, ce serait de se jeter sur l’ennemi, baïonnettes en avant, et de le rompre par un effort désespéré. Sombreuil hésite: s’il était seul, ah! ce ne serait pas long! Mais il a charge d’âmes, et cette responsabilité l’effraie. D’ailleurs, combien seraient-ils à le suivre? Déjà plus d’un transfuge l’a quitté; déjà, dans la troupe, on murmure et l’on prête l’oreille à je ne sais quelle rumeur de capitulation apportée par le vent. Les soldats de la première division, qui sont les plus rapprochés de l’ennemi, ont, paraît-il, entendu malgré la distance, des voix républicaines leur crier : « Rendez-vous: nous vous promettons la vie sauve. » Est-ce bien vrai? Et puis, quelle valeur à cette promesse? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’elle a bien vite fait son chemin dans les rangs. On croit facilement ce que l’on espère, et quand les bleus, resserrant lentement leur traque, arrivent en plein découvert à la hauteur de Port-Aliguen, ils ne trouvent plus en face d’eux, au lieu de gens résolus à vendre chèrement leur vie, qu’une masse inerte et sans âme.

Que se passa-t-il alors? Les historiens royalistes ont tous affirmé, sur la foi de quelques revenans de Quiberon, qu’une capitulation avait eu lieu et que Sombreuil, se dévouant de sa personne, avait obtenu des généraux républicains la promesse de la vie sauve et de la liberté pour ses compagnons. « Peu d’événemens, répète après eux M. Forneron, sont aussi clairs. Il y a sur une pointe de terre, à demi-portée de canon, quelques centaines d’hommes qui se voient, qui se parlent... Un général républicain s’avance; c’est probablement Hambert. Il dit : « Si vous vous rendez, vous serez traités comme prisonniers de guerre. — Même les émigrés? crie Sombreuil. — Même les émigrés; mais, pour vous, monsieur, je ne puis rien promettre. — Moi, je veux mourir. »

Cependant la tempête continue, et c’est sous le feu redoublé du Lark, tirant dans le tas, qu’a lieu cet héroïque dialogue. Comment faire taire l’Anglais? — le général républicain l’exige. — Un jeune officier, Joseph de Gesril du Papeu, se met à la nage et parvient à gagner la corvette. Il l’informe de la capitulation qui vient d’être conclue, puis, au lieu de rester à bord, risquant de nouveau sa vie pour aller reprendre sa place parmi ses camarades, tranquillement, il se rejette à la mer.

La scène est belle et d’un grand effet. Esthétiquement, rien de mieux trouvé. Mais, à l’étudier d’un peu près, il est difficile de n’être point frappé de son peu de vraisemblance et de précision. Ces gens qui trouvent le moyen, sans porte-voix, de se parler à demi-portée de canon, c’est-à-dire à trois ou quatre cents mètres, pendant une tempête, ce général qui s’avance et dont on ne sait pas le nom, ce dialogue que personne n’a entendu et qu’on croirait tiré d’une pièce de Ponsard, tout cela n’est pas déjà si clair et voudrait être expliqué. M. Forneron se contente de nous renvoyer, dans une note, aux sources royalistes. Elles sont précieuses, assurément, et l’on se formerait difficilement une idée juste du désastre de Quiberon sans les avoir conseillées. Mais encore faut-il distinguer et n’accepter les invraisemblances ou les exagérations qui s’y rencontrent que sous bénéfice d’inventaire. En histoire comme en justice, dans les causes du présent comme dans celles du passé, les dépositions les plus véridiques et les plus désintéressées ne sont pas toujours celles des témoins oculaires ou des acteurs. Lorsqu’un homme a été mêlé à quelque événement tragique, il est bien rare qu’il résiste à la tentation d’y ajouter quelques traits qui l’assombrissent encore. C’est une façon de vanité comme une autre. Il semble qu’on se hausse soi-même en grossissant les choses. Peut-être aussi s’en exagère-t-on les couleurs ou les proportions, par cela seul qu’on les a vues de près. En 1870, lors de la retraite de Wœrth, — qu’on me pardonne ce souvenir personnel, — je rencontrai de fort braves gens, d’ordinaire très calmes et très mesurés, qui étaient devenus tout à coup extravagans et qui de très bonne foi vous débitaient des contes à dormir debout. Leur compagnie tout entière avait été tuée; du régiment il ne restait qu’eux (trois officiers et quinze hommes). Quant au colonel, il avait eu la tête emportée par un obus et son régiment avait continué de charger pendant un demi-kilomètre. J’étais horrifié. Trois semaines après, je retrouvai à Sedan ce même régiment, fort éprouvé, certes, mais encore assez nombreux, Dieu merci ! pour bien sabrer. Les Prussiens s’en souviennent.

Les exagérations de cette nature, bien qu’il y en ait, ne sont pas les seules que contiennent les relations royalistes ; mais elles pèchent d’une façon tout aussi grave, à ce qu’il semble, par les contradictions dont elles fourmillent. Prenez-les chacune à son tour; il n’y en a pas une qui ne diffère de la précédente et qui ne soit, sur des points importans, en désaccord avec la suivante. Toutes elles affirment et toutes elles racontent la capitulation ; mais il n’y en a pas deux qui la racontent de même. D’après celle-ci[8], Sombreuil, se voyant perdu sur son rocher, se décide à tenir un conseil de guerre, et ce conseil est d’avis d’envoyer un parlementaire au général Hoche. Celui-ci répond par la proposition d’une conférence à laquelle se rend immédiatement Sombreuil, accompagné de plusieurs officiers supérieurs. On cause, on se met d’accord, on convient des conditions suivantes : « Le général comte de Sombreuil fait le sacrifice de sa vie pour sauver celle de ses compagnons d’armes. — Tous les émigrés se rembarqueront. Les soldats seront prisonniers de guerre et pourront être incorporés dans les troupes républicaines. » Seulement, comme, de part et d’autre, on manquait des choses nécessaires pour écrire, la capitulation reste verbale et n’est garantie que « par la parole d’honneur des deux chefs. »

D’après une autre version, celle de M. d’Autrichaux (1824), ce n’est pas de Sombreuil que vient l’initiative, mais des bleus. Quelques officiers républicains se portent en avant et proposent une capitulation. Sombreuil leur déclare qu’il la refuse pour lui-même, mais qu’il veut bien l’accepter pour ses camarades, et s’avance entre les deux troupes. Hoche en fait autant. Les deux généraux s’entretiennent; pendant ce temps, M. Cesril du Papeu se dévoue, gagne le Lark, le feu cesse et Sombreuil capitule verbalement. « Il s’excepta seul du traité. — Je cite ici textuellement. — Il fut convenu que les émigrés auraient le choix de se rembarquer ou de retourner chez eux. À ces conditions, nous nous rendîmes. »

Dans le récit de M. de La Villegourie (1815), Hoche disparaît ou, du moins, n’assiste pas aux premiers pourparlers; c’est le général Humbert qui les conduit, qui convient avec Sombreuil « des articles d’un traité solennel, » et qui « jure » la capitulation. Hoche n’y intervient que pour la signer, avec Tallien, qui arrive au dernier moment.

La relation de Cazotte (1839) abonde en détails et particularités qui ne se retrouvent dans aucune autre. « C’est, dit-il, dans ces terribles momens que le comte de Sombreuil... se porte en avant, un pavillon parlementaire à la main, et se trouve bientôt en présence du général Humbert. » Ici tout un dialogue, qu’une voix d’outre-tombe, — apparemment celle du malheureux Sombreuil, — aura révélé à Cazotte, car il n’était pas à portée de l’entendre. Humbert ne se livre pas complètement tout d’abord ; il a des scrupules et ne se croit pas de pouvoirs suffisans pour traiter. Les commissaires de la convention pourraient le trouver mauvais, surtout s’il s’engageait de la moindre parole envers Sombreuil. « Qu’à cela ne tienne, répond celui-ci; mettez-moi hors de la question. » — « Et, comme Humbert hésitait, il ajouta aussitôt : « Si vous refusez, nos gens vendront chèrement leur vie; en acceptant, vous arrêtez l’effusion du sang. » — L’observation était sans réplique... Sombreuil ouvrit alors son portefeuille et il écrivit : « Les troupes sous mes ordres mettront bas les armes à la condition d’avoir la vie sauve. » Il signa, Humbert joignit sa signature à la sienne et il fut fait un double. Le général Hoche se trouvait à quelque distance, et tout était décidé quand il est arrivé. Ce n’était pas ce général qui aurait annulé la capitulation. Mais Tallien et un autre représentant ne voulurent rien entendre.

Suivant M. de Grandry[9], c’est en présence d’Humbert seul que se trouve d’abord Sombreuil, et tout ce qu’il obtient, c’est la promesse pour les émigrés qui mettront bas les armes, — toujours à l’exception de leur général, — d’être traités comme prisonniers de guerre. Hoche ne se montre au dernier moment que pour refuser le rembarquement.

Enfin, d’après une dernière relation, celle du baron Lecharron, voici comment se seraient passées les choses : « M. de Sombreuil s’était retiré dans le retranchement.,.. C’est alors que deux officiers généraux se détachèrent à cheval de la colonne ennemie pour venir à nous. Ils avaient le chapeau à la main et nous criaient de nous rendre. Les deux généraux s’étaient avancés vers un petit mur d’appui qui fermait la gorge de la batterie que nous occupions; M. de Sombreuil leur demanda quelle serait la garantie en cas de capitulation : « L’honneur et l’humanité française, » répondirent-ils. Et sur cette réponse terriblement équivoque dans la bouche de généraux ayant fait la guerre de Vendée, le naïf Sombreuil capitule.

Voilà donc six témoins également oculaires et d’égale bonne foi, — j’en demeure persuadé, — qui, sur tous les points, sauf celui de la capitulation elle-même et le sacrifice de Sombreuil, sont en complet désaccord. L’un a vu Sombreuil s’avancer tout seul au-devant des bleus; d’après un autre, il était accompagné de plusieurs officiers supérieurs ; tel le fait précéder d’un parlementaire et tel le fait sortir de Port-Aliguen, un pavillon blanc à la main. D’après celui-ci, c’est Humbert; d’après celui-là, c’est Hoche; d’après un troisième, c’est Humbert d’abord et Hoche ensuite; d’après un quatrième, c’est Humbert et Hoche ensemble qui règlent les conditions de la capitulation. D’après M. de La Roche-Barnaud, cette capitulation reste verbale parce que des deux parts on n’avait rien pour écrire; d’après Cazotte, elle aurait été écrite en double sur deux feuilles de papier, tirées du portefeuille de Sombreuil, et signée. D’après ceux-ci, Sombreuil obtient pour les émigrés, non-seulement la vie sauve, mais la permission de se rembarquer; d’après ceux-là, Hoche la leur refuse et ne consent à les recevoir à capitulation que comme prisonniers de guerre. Les uns ont vu Sombreuil aller à l’ennemi ; les autres ont vu deux généraux bleus s’avancer vers lui le chapeau à la main ; on se croirait à Fontenoy. Tantôt c’est Hoche et tantôt c’est Tallien qu’on accuse. Tantôt c’est pendant, tantôt c’est après la capitulation que M. Gesril du Papeu se jette à la nage.

Je n’en finirais pas s’il me fallait relever toutes ces divergences ; et j’ai hâte d’arriver, pour clore cette longue discussion des témoignages royalistes, au plus important de tous, à celui de Sombreuil lui-même ; car enfin, c’est bien le moins qu’ayant entendu les témoins, nous écoulions aussi le principal acteur.

Ajoutez qu’en l’espèce, la déposition de Sombreuil emprunte aux circonstances une singulière autorité. Toutes les relations qui précèdent sont de quinze ou vingt ans au moins postérieures à l’affaire de Quiberon ; elles datent en général de la restauration ; aucune d’elles ne s’est produite avant 1815. Le récit de Sombreuil est du 22 juillet 1795, c’est-à-dire du lendemain même de l’événement. Il a été écrit sous une impression encore toute chaude et à une heure où l’on ne ment guère : Sombreuil allait ou du moins croyait qu’il allait paraître devant son Dieu ; il ne pouvait soupçonner qu’on le ferait languir encore plusieurs jours. Sa lettre à sir Johns, commandant de la flotte anglaise, n’est pas un rapport ordinaire ; c’est la dernière parole d’un mourant, et d’un bout à l’autre il y règne une sincérité d’accent qui en exclut toute idée de mise en scène.

« N’ayant plus de ressources, dit-il, très sommairement, j’en vins à une capitulation pour sauver ce qui ne pouvait échapper, et le cri général de l’armée m’a répondu que tout ce qui était émigré serait prisonnier de guerre et épargné comme les autres. J’en suis seul excepté. » Un point : c’est tout. Pas d’Humbert ; pas de Hoche ; pas de Tallien ; pas de dialogue ; pas de pourparlers ; pas de signature ; pas même d’engagement verbal. « Le cri général de l’armée, » voilà maintenant toute la capitulation. Mais le sentiment de l’armée, si déclaré qu’il fût, pouvait-il tenir lieu d’une capitulation en règle ? Sans doute, Sombreuil le pensa, — on est crédule à vingt-cinq ans, et l’on prête volontiers sa générosité aux autres. — S’il eût pris des garanties, stipulé des conditions, soit avec Humbert, soit avec Hoche, il l’aurait dit ou tout au moins indiqué d’un mot, et s’il ne l’a pas fait, c’est apparemment qu’il lui était impossible de préciser[10].

Ainsi, d’une part, des témoignages absolument contradictoires, émanés de témoins oculaires, qui tous ont vu des choses différentes, de l’autre ce passage équivoque et très peu concluant de la lettre de Sombreuil à sir Johns, voilà sur quoi repose la croyance à la prétendue capitulation de Quiberon. Voilà les seules sources, — encore n’a-t-il pas cité la dernière, — auxquelles l’auteur de l’Histoire des émigrés pendant la révolution a puisé.

Il y en avait d’autres pourtant et qu’il semble difficile d’omettre: le témoignage de M. de Vauban, qui commandait le corps des chouans, celui de Hoche, ceux de Tallien et du représentant Blad en mission près l’armée des côtes de Brest.

Le récit de M. de Vauban a paru, sous l’empire, en 1806. Mais est-ce une raison pour en contester la sincérité? Il serait vraiment trop facile d’objecter que, si les relations de cette époque ne brillent pas par un excès de sympathie royaliste, celles qui furent publiées sous la restauration pèchent peut-être par l’excès contraire. Or voici ce récit : « On commençait à entendre les cris de : « Rendez-vous! bas les armes! on ne vous fera rien!.. » M. de Sombreuil voulut parler au général Humbert, mais il était impossible de l’approcher à cause du feu de la corvette. Le général républicain demanda, exigea qu’on le fît cesser. On eut beaucoup de peine à le faire; enfin, on y parvint et le feu cessa. Alors les républicains s’avancèrent. Les mêmes cris : « Rendez-vous! il faut vous rendre! » recommencèrent. On se rendit. »

De Hoche il nous reste trois versions : l’une datée du jour même de l’affaire et adressée par le général en chef à l’un de ses subordonnés, l’adjoint-général Lavalette, commandant à Lorient. On trouvera peut-être qu’elle manque de bon goût, mais en revanche, elle est d’une parfaite netteté : « N’ayant d’autre alternative que de se jeter à la mer ou d’être passés au fil de la baïonnette, la noble armée a mis bas les armes[11]. »

Le lendemain 22 juillet, dans son rapport à la convention, Hoche écrivait en termes presque identiques : « La présence de deux mille hommes dans la presqu’île a fait mettre bas les armes aux régimens d’Hervilly et d’Hector. La division du comte de Sombreuil, Loyal-Emigrant et les chouans ont fait mine de se défendre en se retirant du côté du port où ils devaient se rembarquer. Les têtes de colonnes ont été dirigées sur ces rebelles, et sept cents grenadiers, les tenant en échec, les ont contraints d’imiter leurs camarades, ce qu’ils firent, n’ayant d’autre espoir que de se jeter à la mer, ou d’être passés au fil de la baïonnette.

« Déjà les embarcations reportaient quelques chefs à bord, une vingtaine de coups de canon à mitraille les empêchèrent de revenir; et là, sur un rocher, en présence de l’escadre anglaise qui tirait sur nous, fut pris l’état-major, à la tête duquel était Sombreuil[12]. » La division du comte de Sombreuil mettant bas les armes, et Sombreuil lui-même pris sur son rocher, voilà donc, au premier moment, tout le récit de Hoche. De la capitulation, des circonstances qui l’auraient accompagnée, des conditions qui auraient été stipulées entre les deux parties, pas un mot.

Ce n’est que plus tard (le 3 août) en réponse à la lettre adressée par Sombreuil à sir Johns et pour la contredire, que le général écrira : «J’étais à la tête des sept cents grenadiers qui prirent M. de Sombreuil et sa division, aucun soldat n’a crié que les émigrés seraient traités comme prisonniers de guerre, ce que j’aurais démenti sur-le-champ[13]. » Et notez qu’ici même, non-seulement il ne s’arrête pas à discuter l’hypothèse de la capitulation, mais il nie que ses soldats se soient laissé attendrir. De la pitié pour des émigrés, allons donc! Est-ce qu’on transige avec ces gens-là? « Puisaye, mandait-il déjà quelques jours auparavant à Chérin, l’astucieux scélérat Puisaye, demande à parlementer, ce que nous ferons à coups de canon. » Comment, après cela. Hoche eût-il reçu Sombreuil à capitulation? Ni il ne s’en était réservé la faculté, ni son cœur ne l’y poussait. Il fera bien pis dans quelques jours : Sombreuil ayant attribué[14] le peu de résistance de ses troupes à leur défaut de munitions, il lui répliquera durement que, si les cartouches manquaient à ses soldats, c’est qu’ils les avaient jetées pour courir plus vite. La chose était vraie peut-être, mais était-ce bien à Hoche d’en triompher et d’en accabler un vaincu dans sa prison? Il aurait pu, ce semble, éviter d’empoisonner les derniers momens de cet infortuné Sombreuil par cette impitoyable rectification. Mais tel était l’homme : dur, sec, et n’eussions-nous de lui que ce trait qu’il suffirait à rendre bien invraisemblables les versions royalistes.

Le récit de Tallien est, sans en excepter le rapport de Hoche lui-même, le document le plus complet que nous possédions sur l’affaire de Quiberon. Est-ce le plus sincère et celui qui mérite le plus de confiance? J’avoue qu’ici tous les scrupules semblent autorisés : le ton emphatique de cette pièce, les gasconnades dont elle est pleine, les circonstances et la mise en scène ridicules qui l’accompagnèrent, tout se réunit pour en diminuer l’autorité. C’était le 9 thermidor, un an jour pour jour après la chute de Robespierre. La séance de la convention avait débuté par une pauvre déclamation de Courtois. Après avoir rappelé les méfaits du tyran, l’orateur thermidorien, dans une péroraison pathétique, venait de le représenter, mourant, dans l’antichambre du comité de salut public, « étendu sur une table, une boîte de sapin pour tout oreiller, essuyant la salive ensanglantée qui sortait de sa bouche avec l’étui d’un pistolet sur lequel était cette adresse : Au grand monarque, titre qu’avait toujours ambitionné le lâche scélérat. » À ce discours rempli de plates injures et suant encore la peur avait succédé l’hymne du 9 thermidor (paroles non moins plates[15], de Chénier), chanté par l’Institut national de musique ; après quoi, pour achever de mon- ter les esprits, par deux fois les tambours avaient sonné la charge. Soudain, un grand silence, interrompu presque immédiatement par un tonnerre d’applaudissemens : Tallien entre, encore tout couvert d’une savante poussière, et monte aussitôt à la tribune : « Représentans du peuple ! s’écrie-t-il, j’arrive des rives de l’océan joindre un chant de triomphe aux hymnes triomphales qui doivent célébrer cette grande journée. » En effet, ce n’est pas un rapport qu’il lit, c’est une espèce d’incantation lyrique, pleine d’expressions emphatiques, d’images énormes et de louanges hyperboliques à l’adresse de l’armée, et naturellement de bas outrages à l’adresse des émigrés. D’abord, c’est « l’océan qui tressaille à l’aspect de nos braves, armés par la vengeance, guidés par l’enthousiasme de la république, poursuivant au sein des flots, qui les rejettent sous le glaive de la loi, ce vil ramas de complices, de stipendiés de Pitt,.. ces modernes paladins. » Puis, c’est l’armée qui s’élance, après la prise du fort Penthièvre, sur les traces du général et des représentans du peuple et qui « parcourt en un clin d’œil cette presqu’île d’une lieue et demie de profondeur. » L’ennemi fuit de toutes parts. Un moment, quelques-uns des siens essaient de se rallier sur une hauteur; mais l’aspect de deux colonnes, qui vont les envelopper, éteint chez eux « ce léger effort de courage. » Ils reprennent leur course et se hâtent de rejoindre les compagnons « de leur honte. » Enfin, chassés « comme un vil troupeau, ils se réunissent tous sur un rocher, au bord de la mer, et c’est à ce rocher que vient se briser leur fol orgueil. C’est là que tout ce que l’île contenait d’ennemis vient se rendre à discrétion. Quel spectacle pour la France, pour l’Europe, que ces émigrés, si fiers, déposant humblement les armes entre les mains de nos volontaires ! »

Ici Tallien s’arrête un moment pour jouir de son succès; mais, presque aussitôt, levant le bras, il ajoute : « Je tiens à la main l’un des poignards dont tous ces chevaliers étaient armés, qu’ils destinaient à percer le sein des patriotes, et dont ils n’ont pas fait usage pour eux-mêmes parce qu’ils connaissaient le venin que cette arme recelait. Il faut apprendre à toutes les nations qu’un animal en ayant été frappé, il a été vérifié que la blessure en était empoisonnée. » Et, sur ce beau trait, digue couronnement de la pièce, bien digne surtout de la magnanimité républicaine, l’enthousiasme de la convention devient du délire, le succès de l’orateur atteint son paroxysme.

Il y a loin de cette parade grossière à la gravité qu’on serait en droit d’attendre d’un rapport officiel, et je ne conseillerais pas à ceux qui pourraient encore être tentés par le sujet de suivre le récit de Tallien : il rappelle trop les carmagnoles de Barère. L’homme, d’ailleurs, fleure si mauvais pour peu qu’on le fouille! Il s’en dégage une si acre fumée de vice ! Quelle confiance avoir dans le sanguinaire proconsul de Bordeaux, devenu l’impitoyable réacteur de thermidor? L’histoire a parfois une singulière morale; entre deux hommes également haïssables, elle excuse ou même absout l’un, tandis qu’elle s’acharne à l’autre. Voici Robespierre et voici Tallien, par exemple : longtemps égaux dans le crime, il semble qu’ils auraient dû rester associés dans l’exécration de la postérité. Si Tallien s’arrêta le premier, c’est que ses poches étaient pleines. Pour lui, comme pour Danton, n’ayant jamais été qu’un instrument de fortune et de jouissances, la terreur devait cesser dès lors qu’il était repu. Quels trésors d’indulgence, pourtant, n’a-t-il pas trouvés? Pour relever ce vulgaire scélérat, il a suffi du caprice d’une jolie femme et d’une heure de courage qu’elle sut lui inspirer. Sans Thérèse Cabarrus, Tallien serait resté confondu dans la foule des thermidoriens. Avec et par elle il fut, pendant deux ans, l’homme le plus en vue de la révolution, et, de nos jours encore, il semble que le souvenir de cette belle personne le protège, qu’un reflet de sa grâce soit demeuré sur tant de laideur et nous la cache. Étrange et tyrannique puissance de la femme ! que de faux jugemens, que d’erreurs et d’injustices lui reviennent ! Otez la Cabarrus à Tallien; enlevez à Camille Desmoulins sa Lucile, à Roland sa prétentieuse moitié; donnez à Robespierre, au lieu de la petite Duplay, l’amour de quelque grande dame éprise de rhétorique sentimentale et peinte à demi nue par David, immédiatement tout change. Ni peut-être Robespierre n’eût été chargé de tant de crimes; ni, sûrement, Tallien n’eût rencontré chez ses juges tant de faiblesse ; ni Lamartine n’eût chanté Camille, ni le vertueux Roland n’eût jamais passé que pour un pauvre sire.

Quoi qu’il en soit, il est fort heureux que nous ayons, pour les opposer aux nombreuses versions royalistes, d’autres témoignages que celui de Tallien. On pourrait trop facilement, et pour trop de raisons, le récuser, encore qu’il n’ait soulevé dans le moment aucune réclamation de la part des intéressés ni de leurs familles. Tallien n’était pas seul en mission auprès de l’armée des côtes de Brest : un autre membre du comité de salut public y avait été envoyé dans le même temps que lui. C’était un personnage d’assez médiocre importance, nommé Blad, connu seulement pour avoir été parmi les signataires de la protestation contre le 31 mai, et, de ce chef, incarcéré jusqu’au 9 thermidor. A l’ombre d’une individualité remuante et tapageuse comme celle de son collègue, Blad n’avait eu, pendant la durée des opérations, qu’un rôle assez effacé. Après l’affaire, il se trouva tout à coup, par suite des circonstances, investi d’un grand pouvoir. Hoche était parti, lui aussi, se dérobant à l’infamie qu’il flairait, et trop heureux de laisser à un autre la responsabilité du dénoûment.

Qu’allait faire Blad? Les lois étaient formelles. Tout émigré pris les armes à la main devait être livré à une commission militaire. Aucun moyen d’éluder ou de tourner cela. Seule la convention l’aurait pu par un décret d’amnistie. Ce décret n’ayant pas été rendu, le devoir de Blad était de procurer l’exécution de la loi. C’est ce qu’il résolut : dès le 27 juillet, une commission militaire était établie par ses soins à Auray, et, le 28, elle avait déjà jugé Sombreuil et deux autres émigrés, quand tout à coup, prise d’un scrupule de conscience, brusquement elle interrompit ses opérations. Pourquoi? Le voici : Ni Sombreuil, ni les deux premiers prisonniers jugés avec lui n’avaient parlé de la capitulation. Mais, après eux, dans leur interrogatoire, plusieurs émigrés en avaient invoqué l’existence et réclamé le bénéfice. Devant cette attitude, les membres de la commission s’étaient sentis troublés et n’avaient pas cru pouvoir aller plus loin sans en référer à Blad : « Nous ignorons si cette capitulation existe. Si elle existe, notre marche est arrêtée. Nous vous invitons, en conséquence, à nous faire connaître la vérité et à nous tracer la conduite que nous avons à tenir dans la carrière pénible que nous parcourons. Sombreuil, La Landelle et Petit-Guyot sont, il est vrai, déjà jugés. Mais Sombreuil était chef et les deux autres n’ont point parlé de capitulation. Au surplus, dans l’incertitude, il vaut mieux sans doute n’en avoir jugé que trois que de prononcer sur tous[16]. »

Le sentiment qui avait dicté cette lettre était parfaitement honorable : du moment que la question de la capitulation se posait dans la procédure, il importait qu’elle fût tranchée par une déclaration catégorique. La bonne renommée des jugemens à intervenir l’exigeait. Mais qu’importait à Blad? Avant tout, ne fallait-il pas aller vite? Au lieu de la déclaration qu’on lui demandait, pour toute réponse, il cassa la commission et en nomma d’abord une, puis cinq autres : « Nonobstant l’assurance que nous lui avions donnée qu’il n’y a eu ni pu avoir de capitulation entre des républicains et des traîtres pris les armes à la main, écrivit-il ensuite au comité du salut public, cette commission chancelait, hésitait à remplir avec fermeté la tâche qu’elle a acceptée et risquait de compromettre par des délais la tranquillité publique... je l’ai cassée[17]. » La mesure était odieuse autant qu’impolitique ; en pleine terreur, dix-huit mois auparavant, Robespierre jeune ou Saint-Just n’en auraient pas usé différemment. Mais, laissant de côté la moralité de l’incident, il est clair que deux faits importans s’en dégagent et restent acquis au débat. Le premier, c’est que ni Sombreuil, ni les deux émigrés interrogés en même temps que lui par la commission militaire n’ont argué de la capitulation. L’autre, c’est le démenti de Blad venant s’ajouter à ceux de Hoche et de Tallien. Or, comment expliquer, dans l’hypothèse de la capitulation, le silence de MM. de La Landelle et Petit-Guyot? Et comment, d’autre part, ne pas être frappé de la netteté du langage de Blad ?


III.

Au résumé, dans ce procès, des deux parties ou mieux des deux opinions en présence, l’une a pour elle un certain nombre de témoignages consignés, vingt ou trente ans après l’événement, dans des écrits souvent incohérens et contradictoires ; elle peut encore, à la rigueur, s’autoriser d’un mot équivoque de Sombreuil. Mais de preuves, d’affirmations nettes, émises sur l’heure, elle n’en produit aucune. C’est vingt ans après seulement que la légende, lentement élaborée, le soir, à la veillée, dans quelques châteaux, prend corps et se répand. Pour éclater, elle attend la restauration.

L’autre opinion, tout à l’opposé, se manifeste dès le premier jour avec une parfaite concordance dans des documens historiques qui ne trouvent longtemps aucun contradicteur sérieux. Elle a pour elle, sans compter le rapport de Tallien, l’autorité de Hoche, celle de Blad, le silence de Sombreuil et des premiers émigrés jugés, le long silence plus significatif encore des sept cents familles frappées par les commissions militaires de Vannes et d’Auray.

Maintenant, est-ce à dire que tout soit à rejeter dans les relations royalistes? Assurément non. Le sentiment, sinon le cri de l’armée, paraît bien avoir été très favorable aux émigrés, et il semble difficile de ne pas admettre qu’il y ait eu quelques signes échangés entre les grenadiers de Humbert et le corps de Sombreuil. Pareillement, quand les deux troupes se furent mêlées, que des propos imprudens aient été tenus ; qu’en mettant bas les armes les blancs aient cru sauver leur vie, rien de plus vraisemblable. Encore que très démoralisés, beaucoup d’entre eux, les chefs au moins, ne se fussent certainement pas livrés, sans tenter un dernier effort, s’ils avaient pu soupçonner le sort qui les attendait. Mais aller plus loin, prêter à des manifestations, toutes de premier mouvement et de générosité, sans aucun caractère officiel, la portée d’un engagement régulier, admettre la capitulation, la tenir pour un point acquis, démontré, ce n’est plus faire œuvre d’historien, c’est tomber dans la fantaisie pure, dans le roman.

Et pourquoi, s’il vous plaît? Serait-ce, par hasard, que le drame avait besoin d’un surcroît de noirceur, qu’il y fallût un degré d’atrocité de plus? Franchement la vérité suffisait. Cherchez dans toute la révolution : à part deux ou trois crimes plus monstrueux que les autres, comme les noyades de Nantes et les mitraillades de Lyon, vous n’y trouverez pas d’action plus sauvage, plus froidement cruelle que cette longue suite d’assassinats juridiques commis par des Français sur des Français, au nom de la nation française. Il y a près d’Auray un endroit solitaire, écarté, où les paysans bretons n’aiment pas à passer, le soir venu, et devant lequel ils se signent, où l’étranger lui-même, quand il y pénètre, se sent pris d’une angoisse : c’est le Champ des martyrs. Tel, dès le principe, l’a baptisé l’imagination populaire; tel il s’appelle encore. Là, pendant des mois, chaque matin, une fournée d’émigrés ont été conduits comme des bœufs à l’abattoir et sont tombés la poitrine trouée par des balles républicaines. Pendant des mois, cette ignoble boucherie s’est poursuivie. Comme la besogne n’allait pas assez vite, comme la terre n’avait pas le temps de boire tout ce sang. Vannes en eut aussi sa part. Comme les pelotons d’exécution n’en voulaient plus, il fallut appeler à la rescousse les volontaires parisiens. Comme enfin la population se soulevait de dégoût, on dut recourir à des précautions extraordinaires.

« J’ai pris soin, écrivait Blad au comité de salut public, d’écarter de ces exécutions toujours affreuses, lorsque le nombre des condamné? est si grand, tout ce qu’elles pouvaient avoir de révoltant pour l’humanité, de pénible pour les coupables conduits à la mort et d’inquiétant pour la tranquillité publique[18]. » Six cent quatre-vingt-une personnes[19] périrent ainsi sans que l’humanité républicaine s’en émût. Dans le nombre figuraient non seulement des vieillards hors d’âge, des domestiques qui n’avaient fait que suivre leurs maîtres, des prêtres, des journaliers, des cultivateurs; on y voyait jusqu’à des enfans de moins de seize ans, dont le seul tort était d’avoir écouté la voix de la nature ou les ordres de leurs pères. Pas de grâce, pas même pour ceux-là! Le sensible Blad, il faut le dire à sa décharge, essaya bien de les sauver; il prit même en leur faveur un arrêté de sursis. Mais le comité de salut public fut implacable. Il cassa l’arrêté de Blad et rappela sèchement son successeur à l’application rigoureuse de la loi[20]. Pas d’exceptions ! s’il y avait eu des femmes, comme en Vendée deux ans auparavant, on les eût fusillées tout de même que les mâles. Seulement, pour leur éviter de pénibles lenteurs, on eût pris soin de les expédier un peu plus vite.

Quel crime inexpiable avaient donc commis ces malheureux? De quelle scélératesse inouïe s’étaient-ils rendus coupables? En vertu de quel droit enfin les frappait-on? En vertu d’un droit, qui, comme toutes les légitimités naissantes s’était établi par la force et n’avait encore régné que par la violence. En vertu d’un droit qui était la négation de celui sous l’empire duquel ils étaient nés et avaient vécu, qu’ils avaient reçu de leurs pères et que l’honneur leur commandait de transmettre à leurs enfans. Sans doute ils avaient été pris les armes à la main, dans une entreprise contre la nation française. Mais en avaient-ils seulement conscience? La nation, pour eux, elle était avec le roi, non ailleurs, où le roi les envoyait, à l’armée de Condé, aux Pyrénées, sur la flotte anglaise. Pour la voir dans la convention, parmi les assassins de Louis XVI, et parmi leurs spoliateurs, il eût fallu qu’ils n’eussent ni cœurs, ni préjugés, ni traditions, qu’ils fussent étrangers à toutes passions, à tous sentimens humains, au plus impérieux de tous, celui de la conservation. La patrie leur avait pris tout ce qu’ils aimaient et respectaient, non-seulement leurs privilèges, qu’ils lui avaient sacrifiés, mais leurs libertés, leurs biens, leurs croyances; elle avait fait d’eux des misérables et des proscrits. Étaient-ils encore ses enfans, était-elle encore leur mère? S’il y eut dans notre histoire un moment où le devoir put sembler douteux, où ce qui était le patriotisme pour les uns eût été l’infamie pour les autres, c’est bien dans ces premières années de la révolution. En effet, considérez ceci : d’une part, une agonie, de l’autre, un enfantement; une société qui meurt, une société qui naît; une convulsion générale, un renversement complet de toutes choses, un tremblement de terre ; le haut en bas et le bas en haut; au lieu du roi le peuple souverain, le règne de la sainte canaille et du bonnet rouge, l’apothéose de Marat, la déification de Robespierre ; un seul ressort de gouvernement : la guillotine ; plus d’institutions, plus de lois, plus de garanties; la république ou la mon! Dons cette effroyable anarchie, de quel côté se tourner? Où aller? Ceux qui restèrent firent bien assurément; mais ceux qui partirent pouvaient-ils demeurer, et, une fois là-bas, à Coblentz, à Turin ou à Vérone, se croiser les bras pendant qu’on se battait en Belgique et sur le Rhin? Non, l’émigration fut parce qu’elle devait être, et dès lors qu’elle était, pour ne pas tomber dans le ridicule ou dans le mépris, dans les commérages et les intrigues de salon ou dans l’abjection des agences secrètes, pour gagner honorablement son pain au lieu de promener sa détresse et sa mendicité par toute l’Europe, il fallait bien qu’elle prît les armes. Combattre pour sa cause, mourir en la défendant, il n’y a pas de droit contre ce droit-là. Où l’honneur parle, on n’écoute plus la loi; où la conscience commande, c’est à son commandement seul qu’il faut obéir.

La convention, malheureusement, ne sentit pas cela. Ce que les grenadiers d’Humbert avaient si bien compris, d’instinct, dans l’ardeur même de la victoire, rien qu’au battement de leur poitrine, cette douceur et cette pitié qui leur étaient montées du cœur aux lèvres en voyant des malheureux, des Français, comme eux, désespérés, impuissans, réduits aux abois, cette idée si simple, enfin, l’idée de pardonner, ne lui vint pas. Ne fallait-il pas, avant tout, rassurer les acheteurs de biens nationaux, qui se fussent sentis menacés par une mesure de clémence? donner des gages à ceux qui accusaient déjà les thermidoriens de modérantisme? On a dit qu’en partant de Quiberon, la première pensée de Tallien avait été de demander à la convention la vie de Sombreuil et de ses compagnons, mais qu’arrivé à Paris, averti par sa femme de certains propos malveillans tenus contre lui, il avait craint de donner prise à des accusations plus graves en se faisant l’avocat d’une telle cause. Si l’anecdote était prouvée, elle ajouterait un trait de plus au chapitre des femmes célèbres de la révolution. Elle mettrait sur les belles mains de Thérèse Cabarrus un peu du sang de Quiberon, comme une tache de celui de septembre est demeuré sur celles de Mme Roland. Mais qu’importe ce point à l’histoire? Le ménage Tallien n’était pas, que je sache, toute la convention. Il n’y régnait pas, comme autrefois, Robespierre, par la terreur et l’échafaud; déjà les opinions étaient plus libres, la contradiction permise, l’humanité sans péril. De même, au comité de salut public, Tallien n’était pas seul : à côté de lui siégeaient des hommes auxquels il eût suffi de se souvenir et de rentrer en eux-mêmes pour être indulgens, des proscrits d’hier comme Louvet et des royalistes de demain comme Boissy d’Anglas. Est-ce qu’après le 31 mai, en pleine invasion, leurs amis[21] s’étaient fait scrupule de soulever les départemens? Est-ce que, deux ans plus tard, ils hésiteront eux-mêmes à conspirer avec Willot et Pichegru contre le directoire? Cependant, il ne se trouva pas même là, dans ces débris de la Gironde, un assez honnête homme pour s’élever contre l’horreur d’un massacre à froid, d’un égorgement après coup! Il était écrit que le parti finirait, comme il avait vécu, par un acte de pusillanimité. La condamnation de Louis XVI appelait Quiberon et l’éclairé.

Un fait non moins triste à noter dans cette sombre tragédie, c’est le silence de Hoche. Il semble que, devant l’attitude cruellement passive de la convention, il aurait pu, que c’eût été son devoir de parler. Nul plus que lui n’aurait eu d’autorité, nul certainement n’eût été plus écouté. D’un trait de plume, d’un mot parti du cœur, énergiquement ému, il eût peut-être, qui sait? sauvé la vie d’un millier de braves gens et la mémoire de la convention d’une lourde responsabilité ajoutée à tant d’autres. Hoche resta muet.

Un jour seulement, croyant qu’il allait être obligé de livrer aux commissions militaires non-seulement les émigrés, mais les simples chouans[22], une honte le prit; il eut un bon mouvement et mit dans une lettre au comité de salut public quelques mots pour ces malheureux :

« Ils sont cinq mille! Si l’humanité peut parler en faveur des coupables, c’est sans doute lorsque la politique se joint à elle pour demander que la hache terrible soit suspendue. » D’ailleurs, ajoutait-il brutalement, « cinq mille hommes de plus à nourrir sont un objet considérable. »

Le plaidoyer manquait d’élévation peut-être; on voudrait y trouver moins de sécheresse, et d’autres argumens. Toutefois l’intention était louable. A l’égard des chouans, Hoche eut du moins quelques scrupules. Plût à Dieu qu’il en eût éprouvé de semblables à l’égard des émigrés! Mais là, rien. Pas une minute d’hésitation, d’attendrissement; pas une ligne un peu chaude, un peu généreuse, ni dans son rapport à la convention, ni dans sa correspondance ! S’il intervient, ce n’est que pour achever d’accabler Sombreuil. S’il écrit, c’est pour apprendre à toute l’Europe que l’infortuné s’est laissé prendre à Port-Aliguen sans brûler une amorce. L’affaire terminée, vite il décampe. Le dénoûment, ça ne le regarde pas; c’est de la politique; lui, il s’en lave les mains; lui, il ne connaît que son devoir de soldat et la loi.

La loi ! le devoir! il s’en souciera bien au 18 fructidor. Il se gênera peut-être, lorsque ses passions et son intérêt personnel seront en jeu, pour les mettre sous ses pieds ! Il ne viendra pas à Paris cabaler contre les conseils en attendant le moment de les faire sauter ! Il hésitera dans cette circonstance à prendre couleur, à dénoncer ou à frapper ses camarades ! Non, non, il faut avoir le courage de le dire, si, du chef de la prétendue capitulation de Quiberon, l’histoire n’a rien à retenir contre Hoche, son abstention en revanche, après le combat, son inertie, si contraire à sa nature, et si choquante au regard de sa vie tout entière, son adhésion silencieuse aux massacres de Vannes et d’Auray, tout se réunit ici contre sa mémoire, et l’accuse. Soit absence de générosité naturelle, soit calcul intéressé, soit rancune de parvenu sachant mal porter sa fortune, soit pour toutes ces causes à la fois, volontairement, sciemment il laissa faire. Les précédens pourtant ne lui manquaient pas. Lors de la dernière campagne, à l’armée de Sambre-et-Meuse, Jourdan, contrairement à un décret formel de la convention, n’avait-il pas refusé de passer au fil de l’épée la garnison du Quesnoy ? Et devant ses courageuses représentations, devant l’indignation de l’armée, le comité de salut public n’avait-il pas été contraint de céder? Ailleurs, à l’armée du Nord, n’avait-on pas vu, plus d’une fois, en pleine terreur, les généraux, complices du soldat, fermer les yeux sur l’évasion de prisonniers émigrés? L’audace était grande alors et certes il n’eût pas fait bon pour eux si quelque créature de Bouchotte les eût dénoncés. En 1795, tout ce que Hoche eût risqué, c’eût été de voir son intervention déclinée. Il est fâcheux pour sa gloire qu’il n’ait pas cru devoir courir un hasard aussi peu redoutable. A sa place, plus d’un, j’imagine, aurait eu l’ambition de couronner par une bonne action un brillant fait d’armes.


ALBERT DURUY.

  1. « L’ingratitude et l’injustice des hommes m’ont rendu fort misanthrope. » (Lettre du 23 mars 1797 à Moreau.)
  2. « Nos armées sont pleines d’espions envoyés par le ministre Scherer. » (Lettre du 13 septembre 1797.) « Si le gouvernement ne s’empresse d’épurer les armées, tel qui n’est aujourd’hui qu’un mécontent modéré, sera bientôt un ennemi déclaré. Les Pichegru, les Jourdan, les Lefebvre, les Bernadotte et tous ces fermes soutiens de la patrie comptent-ils dans les rangs ennemis leurs parens, leurs amis?» (Lettre du 22 décembre 1795)
  3. « J’ai reçu, écrit Moreau à Reynier, une lettre de Bellavenne, très curieuse, sur l’ambition de Hoche, qui voulait encore tout faire. » Voici cette lettre : « Hoche n’a pas voulu être sous vos ordres. Il a fait et fait encore des efforts pour commander les deux armées. Il a prétendu commander la Belgique et le corps de l’armée du Nord. Il ne veut avoir rien de commun avec Beurnonville; il se défera des généraux qui ne lui conviendront pas... »
  4. Correspondance de Bonaparte, lettre du 30 juin.
  5. Correspondance de Bonaparte, lettre du 30 juin.
  6. Ce sont les termes mêmes dont Bonaparte s’était déjà servi, dans une de ses lettres au directoire, un mois auparavant... Seulement ici le plus modéré des deux, c’est incontestablement Bonaparte,. (Voir sa lettre à la correspondance.)
  7. Dans un rapport sur la situation du trésor public, fait au nom de la commission de la trésorerie (séance du 12 thermidor an V). L’auteur de ce rapport, Dufresne, était un des plus habiles financiers de l’époque et s’était acquis par ses lumières une grande réputation aux cinq cents. Plus tard, sous le consulat, il occupa successivement les postes de conseiller d’état, de directeur du trésor, refusa celui de ministre, et contribua puissamment à la restauration du bon ordre dans les dépenses et du crédit public. L’accusation dirigée contre Hoche par un homme de cette valeur devait avoir et eut nécessairement beaucoup d’écho. Hoche y fut très sensible et y répondit d’abord par une lettre indignée qui fut l’objet d’une lecture publique aux cinq cents et d’une discussion qui, malgré l’intervention de Jourdan, ne le déchargea pas complètement. Dufresne maintint toutes ses affirmations, et l’affaire se termina par un renvoi à la commission des finances, qui fut chargée de présenter un projet de résolution tendant à empêcher désormais les généraux de disposer des fonds appartenant à la république sans la participation des payeurs de la trésorerie. Mais, à quelque temps de là, hâtons-nous de le dire, Hoche fit paraître sous ce titre : Bulletin des opérations de l’armée de Sambre-et-Meuse, une brochure contenant les pièces justificatives de sa comptabilité. L’assesseur de la chambre des finances du landgrave de Hesse-Darmstadt l’avait déjà d’ailleurs disculpé en partie, par une attestation signée, des accusations portées contre lui. Ces deux documens, qu’on peut consulter au ministère de la guerre (4 et 13 septembre 1797), semblent bien concluans. Tout ce qu’on pourrait reprocher à Hoche, comme le fait le ministre de la guerre dans une lettre du 21 août, c’est d’avoir tardé trop longtemps à rendre ses comptes. Que ne peut-on en dire autant de tous les généraux de la république? Le nombre en est trop petit, malheureusement, de ceux sur lesquels ne pèse aucun soupçon de dilapidation. Marceau lui-même, l’héroïque Marceau, n’est pas indemne, témoin cette lettre du directoire :
    « Paris, le 4 brumaire an V.
    « Le directoire au citoyen Alexandre, commissaire du gouvernement à l’armée de Sambre-et-Meuse''.

    « Nous avons reçu, citoyen, votre lettre du 21 vendémiaire et toutes les pièces que vous avez jointes à l’appui. Le directoire, satisfait de votre courage et comptant toujours sur votre impartialité, a pris en considération les faits que vous lui dénoncez et sa justice n’a pas tardé de seconder les efforts de votre zèle pour mettre un frein au brigandage, en sévissant contre ceux qui se sont évidemment rendus coupables.
    « Les services militaires du général Marceau, et surtout sa mort glorieuse, nous imposent la loi de ne pas attaquer sa mémoire.
    « Le général Morelot est destitué...
    « Le général Dumuy l’est aussi; le ministre de la guerre a ordre de le traduire en jugement sans délai...
    « Signé : CARNOT, LA REVELLIERE et BARRAS. »

  8. Mémoires sur l’expédition de Quiberon, par Louis-Gabriel de Villeneuve-Laroche-Barnaud, chef de bataillon, un des prisonniers échappés au massacre de Quiberon (1819).
  9. Revue de Bretagne et de Vendée (1861).
  10. Dans une autre lettre du même jour (22 juillet) adressée à Hoche et qui n’existe pas aux archives de la guerre, mais que donne Savary, Sombreuil ne prononce même pas le mot : capitulation. « Toutes vos troupes, dit-il, se sont engagées envers le petit nombre qui me reste et qui aurait nécessairement succombé. Mais, monsieur, la parole de ceux qui sont venus jusque dans les rangs la leur donner doit être sacrée pour vous. »
  11. Archives de la guerre (21 juillet).
  12. Archives de la guerre (22 juillet 1795).
  13. Hoche au citoyen Fairin, rédacteur du Journal militaire des armées des côtes de Brest, de Cherbourg et de l’Ouest, à Rennes. (Archives de la guerre.)
  14. Dans sa lettre à sir Johns.
  15. Salut, neuf thermidor, jour de la délivrance !
    Tu vins purifier un sol ensanglanté;
    Pour la seconde fois tu fis luire à la France
    Les rayons de la liberté.

  16. Archives de la guerre (28 juillet 1795).
  17. Archives de la guerre (28 juillet).
  18. Archives de la guerre.
  19. D’après un registre qui existe au ministère de la guerre.
  20. Lettre du 9 août 1793 du comité de salut public au représentant Mathieu : « Notre collègue Blad avait cru devoir, entre autres objets, ordonner qu’il serait sursis au jugement des prisonniers émigrés avant l’âge de seize ans... Nous t’invitons à ordonner au général de division Lemoine, commandant à Quiberon, de faire mettre en jugement les émigrés pris les armes à la main qui étaient sortis de France avant seize ans. « Signé : Merlin (de Douai), Letourneur, Defermon, Boissy d’Anglas et J.-B. Louvet.
  21. Louvet lui-même avait essayé de soulever la Normandie.
  22. Archives de la guerre, 9 août 1795. Hoche, heureusement, ici se trompait. La loi sur les émigrés n’était pas applicable aux chouans. Les chefs et les embaucheurs seulement devaient être punis de mort aux termes de la loi du 30 prairial et le furent. Le reste fut mis en liberté.