Une Noce à Constantinople


UNE NOCE
À
CONSTANTINOPLE.


Smyrne, le 22 juin 1834.


C’était le 24 mai, au matin. Poussés de la brise du nord et portés par le courant de la mer Noire, nous entrons dans le Bosphore. Voilà l’Europe, voici l’Asie ! À leur extrémité, deux phares de grossière fabrique. Nous entrons, et à l’arrière avec eux nous laissons les Cyanées, peu dangereuses pour les argonautes modernes, jadis archipel d’écueils flottans. Est-ce donc une pure fable que cette tradition ? ou serait-ce l’indice d’une catastrophe, rendue probable par la fréquence locale des tremblemens de terre, qui aurait violemment ouvert une communication entre le Pont-Euxin et la Méditerranée, tandis peut-être que, sur les débris des colonnes d’Hercule, cette mer s’unissait à l’Océan ? Grande crise du continent européen, s’arrachant de l’Asie et de l’Afrique avec effort, comme l’enfant, couché sur le sein maternel, de la tête et des pieds frappe les deux mamelles qu’il a sucées, lorsque enfin il se sent libre et fort ! À quoi tint l’indépendance de l’Europe, en germe dans la Grèce ? N’est-ce pas à ce long fossé qui se prolonge au midi, là Salamine, ici le Bosphore ? À présent, grace à tous nos progrès, ce qui fut barrière rapproche ; l’obstacle se fait lien. Et vraiment c’est une joie, voguant dans ce canal, de se sentir vivre sur le point même où se touchent enfin deux mondes avec leurs destins divers si long-temps ennemis ; pouvoir d’un seul regard embrasser l’Asie et l’Europe est un plaisir qui émeut délicieusement.

Il y a plus d’un siècle, dit-on, qu’un sultan n’a marié une fille, et Mahmoud célèbre cet évènement. Jamais courban-bayram n’aura été plus pompeusement fêté. Le souverain veut associer son peuple aux joies de sa famille ; mais le peuple n’est point en reste de générosité, car on assure qu’à l’occasion de cette noce, Sa Hautesse a reçu en présens une valeur de vingt millions de piastres, selon l’usage antique que la réforme a respecté.

Le théâtre de la fête est Dolmabaktzé. Sur le bord même du canal, en face de la flotte, entre un nouveau palais du sultan et le bourg qui fait suite à Topana, s’étend une esplanade : derrière l’esplanade est une étroite vallée, occupée en partie par une caserne qui regarde le lieu de la scène ; sur les deux côteaux qui resserrent la vallée, à leur sommet et à leurs flancs, sont plantées des tentes, ici pour les pachas et leur suite, là, près de la caserne et du champ des morts de Péra, pour les troupes. À peu de distance de ces dernières, dans les cimetières arménien et catholique, il en est d’autres qui servent de boutiques, de cuisines, de cafés ; sur les plateaux des hauteurs voisines sont campés des régimens d’infanterie et de cavalerie. C’est vers ce centre que, du matin au soir, abondent, de toutes parts et partout, les spectateurs, dont les caïques, rangés le long du canal, augmentent le nombre. Et quelles merveilles attirent leurs empressemens ? le voulez-vous savoir ? Le jour, ce sont les tours de force d’un alcide italien sur de misérables tréteaux, ou bien des exercices de voltige franco-allemande dans un petit cirque, ou bien des ascensions d’acrobates turcs, ou bien encore les danses lascives de baladins grecs, beaux enfans sans barbe et aux longs cheveux, sorte de bayadères mâles : le soir, ce sont des feux d’artifice ; toute la nuit, des illuminations. Quoi ! rien autre chose !

Et pourtant quelle fête, lorsqu’on laisse le spectacle pour les spectateurs ! Turcs, Grecs, Arméniens, Juifs, ont abandonné le sopha, la caserne, le bureau, le comptoir, l’atelier, le bazar, pour venir vivre au grand air, en molle et quiète contemplation ou en quête de divertissemens. Voyez cette foule ; moisson mouvante diaprée des turbans verts ou blancs des fils de Mahomet, des turbans bruns et des kalpaks noirs des rayas, des bonnets rouges de Fez que la réforme a fait éclore sur les têtes des vrais croyans ou des giaours affranchis, et des chapeaux francs perdus dans cette bigarrure ; pêle-mêle de robes longues et flottantes à l’asiatique, d’habits courts et étriqués à l’européenne, de caleçons lâches et battans retenus aux reins par de larges ceintures et se collant sur la jambe qui ressort bien dessinée, quelquefois nue, de fustanelles blanches retombant de la taille serrée, en jupons plissés et amples, jusqu’aux genoux ; de pantalons à la civilisée, de vestes prenant le buste à l’étroit, tandis que le reste du corps est bravement étoffé de manteaux de toutes les couleurs. Sous ces vêtemens divers, observez les traits et les attitudes des diverses races : d’abord le Turc Ottoman, face longue et large, front qui se déroule comme une zone unie au-dessous du turban, yeux grands, nez recourbé et plein, mâchoires carrées, barbe fournie, lisse et noire ; tête énorme, reposant sur un cou fort et gros ; physionomie d’orgueil débonnaire, de force qui dort confiante en elle-même, de sens droit et impérieux ; langage harmonieux, inaccentué, grave. Puis le Turc Tartare, différant du premier par un teint plus jaune, par une tête courte, où, sous un front bas, s’enfoncent de petits yeux noirs, relevés à leur angle externe, et rentre légèrement vers sa partie moyenne un nez pincé au bout et renflé par les narines : sorte d’ébauche de figure humaine, aux lèvres tristes, au poil rude et rare, attachée à un tronc de stature décroissante. Là, le Grec, le seul des rayas qui se plaise à porter sa chevelure, chez qui le nez, droit, quelquefois se continue, selon le modèle antique, avec la ligne du front, le plus souvent forme avec cette ligne un angle obtus et s’avance par son extrémité hors du plan de la figure, d’où résulte un air remarquable d’audace et de finesse, accru par la vivacité de l’œil, tempéré par la grâce de la bouche ; et quelle volubilité dans le flux de ses paroles bruissantes, notées d’accens variés ! quelle fréquence de gestes dans son corps vigoureux et svelte ! Ici, l’Arménien, haut de taille, blanc et coloré de face, au front peu élevé, aux yeux grands et noirs à fleur de tête, au nez recourbé et long, ressemblant, par le haut de la figure, au Turc Ottoman, par le bas, plus effilé, au Persan ; comme l’un judicieux, comme l’autre pénétrant ; moins poétique que le Grec, étranger à la grace, homme d’affaires avant tout, et sérieux dans son discours habituellement emprunté à l’idiome turc. Enfin le Juif, avec un front haut et fuyant qui donne à sa coiffure une inclinaison en arrière, des yeux noirs, un nez allongé, des lèvres minces, et la barbe entière ; figure moins large que longue, désarmée de toute passion de guerre, armée de ruse et de défiance ; le Juif, déshérité même de sa langue, et réduit à un espagnol corrompu, souvenir de l’une de ces patries qui l’ont tour à tour adopté et rejeté. Parlerons-nous de l’Albanais, moitié Grec, moitié Slave, et paraissant tenir à cette double origine par ses traits et son langage ; du Kourde aux formes athlétiques, à la face régulièrement dessinée, à l’expression encore sauvage, au verbe chaldéen peut-être ; et du Persan, et des autres populations orientales affluant à Constantinople ? Passez en revue tous ces types tranchés, parce qu’ils s’allient peu entre eux, d’autant plus prononcés que les figures n’ont point modifié le trait commun par ces nuances particulières de physionomie, fruit d’une culture développée, et qu’elles semblent plutôt appartenir à une espèce qu’à des individus ; mais aussi quels types généraux fortement caractérisés, robustes, bien nourris, et combien, comparés à ces faces et à ces corps, semblent rabougris et grêles les Francs du Levant, sorte de repoussoir dans ce tableau ! Regardez cette suite interminable d’arabats, chariots à quatre roues, surmontés de tentures vertes, rouges, jaunes, et traînés par des couples de bœufs blancs, dont le front reluit de plaques d’acier, tandis que, fichées des deux côtés du joug, deux fortes baguettes se recourbent au-dessus d’eux avec des franges pendantes ; dans ces voitures, cherchez à examiner ces dames dont plusieurs, par des traits d’une pureté exquise, accusent le sang du Caucase, mais dont il faut deviner la beauté, les diamans, la parure sous le voile et sous le manteau ; enfin, cette multitude immense d’hommes et de femmes, debouts, assis, immobiles, circulant le long de l’esplanade, dans la vallée, sur le penchant des collines, à travers les tentes vertes que terminent des banderolles rouges ou de grosses boules de cuivre, se dispersant en groupes, se disposant en amphithéâtre, formant de longues files qui s’ouvrent pour les pachas à cheval ou pour une patrouille d’infanterie, allant, venant, s’étalant sous toutes les couleurs et sous toutes les formes, s’épanouissant avec délices, sous un ciel d’azur, à la lumière du soleil, au souffle tiède du midi, à la brise du nord, aux sons de la musique militaire, à la fumée odorante du tchoubony ou du narguilé ; figurez-vous cette foule, si vous le pouvez, vis-à-vis de cette riche côte d’Asie où s’étend Scutari avec ses maisons rougeâtres, entremêlées de verdure, et colorées des derniers reflets du jour, en présence du Bosphore : vaste scène dont l’horizon s’agrandit par une ouverture sur la mer de Marmara et par l’aspect lointain de l’Olympe.

Cependant l’art n’a pas partout échoué, et les localités l’ont admirablement servi. Les deux rives du canal, éclairées depuis Scutari et Stamboul, pendant plus de trois lieues de longueur, et réfléchissant dans les eaux leur lumière variée en soleils, en rosaces, en triangles, en croissans, en chiffres impériaux, en étoiles, en pièces d’artillerie, en pyramides, en arcs de triomphe, ou adaptée au dessin des édifices ; la flotte éclairée par tous ses sabords ; les collines éclairées dans tous les campemens : voilà une illumination qui n’a jamais été surpassée. Un soir, nous restâmes sur une des hauteurs pour contempler cette scène de féerie. Les feux d’artifice étaient terminés, la foule des spectateurs retirée, les tentes fermées, le bruit éteint. Alors, derrière les montagnes d’Asie, la lune se leva ; elle monta, encore inarrondie dans son orbe, et elle laissa tomber sa clarté argentée sur l’éclat doré des illuminations : il nous sembla que c’était le génie de la femme, de la femme captive encore sur cette terre et voilée, qui, à l’heure de la solitude et du silence, apparaissait mystérieusement.

Mais laissons un moment ces réjouissances, dont chaque jour est une répétition de la veille. Il ne faudrait pas moins, pour y tenir bon quinze jours de suite, que l’impassibilité du Turc ; et pour remédier à la chaleur et à la poussière, il faudrait sans cesse recourir aux marchands ambulans de cerises, d’eau fraîche, de lait caillé, de sorbets, de glaces. — D’ailleurs ces fêtes ne sont pas de celles où l’on prend un bain continuel d’émotions ; il n’en arrive à vos fibres tendues que des gouttes intermittentes, rares, plutôt propres à les agacer qu’à les rafraîchir. En pourrait-il être autrement ? Ces populations sont sans lien ; maîtres et rayas, vrais croyans et infidèles, quelle impression commune pourrait ébranler harmonieusement leur masse sans homogénéité ? La tolérance mutuelle, à laquelle les a façonnés une longue habitude, n’a point fait de tous ces anneaux une chaîne vivante ; il n’y a point là de courant électrique… Qu’y ferions-nous, à moins de nous amuser aux balançoires, aux bascules et autres jeux de gymnastique grossière, ou bien aux bateleurs avec leurs singes, leurs ours, leurs lanternes magiques, qui se trouvent là tout comme aux Champs-Élysées ou sur un boulevard de Paris ? Allons à Constantinople ; à présent elle est délaissée ; nous, allons la saluer.

La solennité actuelle n’est-elle pas comme une célébration du trois cent quatre-vingt-unième anniversaire de son occupation par les Ottomans ? Ce fut le 29 mai de l’an 1453 que le conquérant, sa hache d’armes à la main, fit bondir son cheval, de la brèche fumante des remparts à Sainte-Sophie, et y rendit grâces à Allah. Mahomet ii est un adroit politique, un soldat intrépide, un habile capitaine, prince rusé, généreux, féroce, magnanime, bref un grand homme des temps passés. À lui Constantinople ! proie superbe, que du fond de ses déserts, l’islamisme, naissant à peine, avait convoitée, et vers laquelle il se précipita à plusieurs reprises, long-temps en vain ! La fougue arabe échoua, la patience turque triompha. D’ailleurs, victime de déchiremens intérieurs et du choc de la chrétienté latine, la métropole du christianisme grec, la capitale de l’empire d’Orient, déchue de son haut rang religieux et vêtue seulement des lambeaux de la pourpre impériale, n’avait plus, après cette double dégradation, qu’à subir son arrêt ; — et voilà comment la noce d’une princesse dont les sauvages ancêtres habitaient le nord de la mer Caspienne, se célèbre aux rives du Bosphore.

Que les Ottomans soient les bien-venus ! Ne faut-il pas que l’empire d’Orient cesse ? Ruine de l’antiquité, converti, mais non régénéré par l’Évangile, cet empire avait sauvé une partie du vieux monde en le baptisant, et épaulé le nouveau monde chrétien aux débris du passé ; vivant d’une vie mixte, confuse, inféconde, il dut mourir. Constantinople eut beau vendre son droit d’aînesse à Rome, et abjurer sa foi ; l’Europe ne lui paya point le prix de son apostasie. L’Europe avait trop à faire : au dehors un continent à découvrir et à coloniser, au dedans le moyen-âge féodal et catholique à réformer ; elle était grosse de Colomb, de Luther et Charles-Quint : elle fit beau jeu aux Ottomans. Oh ! quel étrange concert de cris de terreur et d’espérance, de gémissemens étouffés et d’exclamations triomphantes à pareil jour, retentit sur ces bords ! Alors, alors aussi se célébra une noce, noce de deuil et de sang : Constantinople, veuve de ses Césars, les yeux en larmes et la face voilée, dut accepter pour époux le vainqueur, encore teint du carnage de ses fils.

Et pourtant, en dépit de toutes les jérémiades pieuses et classiques sur l’asservissement d’un peuple chrétien, l’anéantissement des beaux arts et l’invasion de la barbarie par les Ottomans, le monde marche. La victoire a brisé pour les vaincus les traditions qui les entravaient : despotisme brutal de César et du patriciat ; discussions théologiques sans bruit désormais pour l’avancement de l’intelligence ; contemplation impuissante des chefs-d’œuvre de leur antiquité, et jusqu’à l’humiliante fiction qui imposait à leur nationalité le nom de Romain. Vaincus, ils redeviennent Grecs, ils secouent le joug de leur éternel Homère et de leurs éternelles controverses ; ils sont affranchis de leur aristocratie privilégiée ; ils sont gouvernés par des chefs de leur sang, de leur choix, par leurs prêtres. Les Barbares les ont asservis ; mais ils leur laissent leurs lois et une juridiction indigène ; les Barbares détruisent leurs vieilles statues et leurs vieux temples, mais ils leur laissent leurs autels et leurs églises.

Voilà Constantinople devenue le centre radieux de cette tente immense, qui, selon un poète turc, apparut en songe à Orchan, reposant sur le Caucase, le Balkan, le Liban et le mont Atlas, arrosée par le Tigre, l’Euphrate, le Danube et le Nil. Par elle, les Ottomans couronnent l’empire colossal qu’ils ont formé, et devant cette tête imposante le califat de Bagdad fléchit, la Mecque elle-même s’est inclinée ; en elle l’islamisme a trouvé sa Rome. La veuve des Césars, par son hymen avec les sultans, jouit d’une gloire nouvelle. Merveilleuse destinée de l’antique Byzance ! Sous le nom de Constantinople, elle fut la première métropole du christianisme ; sous le nom de Stamboul, elle devient la seconde métropole de l’islamisme ; par Constantinople, l’Occident oscilla vers l’Orient de tout le poids de Constantin et d’Arius ; par Stamboul, l’Orient oscille vers l’Occident de tout le poids de Mahomet ii et de ses héritiers. À cette ville, par son balancement alternatif, appartient l’honneur de préparer l’union de l’Orient et de l’Occident. Que les Ottomans y soient donc les bien-venus, et nous aussi rendons grâces à Allah !

C’est à l’extrémité de Constantinople, à l’entrée méridionale du Bosphore, face à face de Scutari, près de Sainte-Sophie, que le conquérant fixa le siège du pouvoir dans une première enceinte successivement accrue. Qu’il est harmonieux ce groupe de dômes, recouverts d’un plomb aujourd’hui terne, autrefois doré peut-être, d’habitations aux formes carrées, de tours coiffées en pointes, de kiosques, de murailles larges et hautes, s’entremêlant d’arbres au feuillage lustré ou à la verdure plus tendre, de plus avec leur couronne au bout d’une tige nue, et de cyprès enfin érigeant en cône leurs rameaux et leur couleur sévère !

Dans ce massif on ne voit point d’édifice aux dimensions colossales, écrasant tout et réclamant pour lui seul l’admiration, de palais, de parcs, d’avenues, ordonnés avec une pompeuse symétrie ; mais un magnifique ensemble de bâtimens et de jardins se mariant sur l’éminence et la pente d’une colline qui descend par ondulations jusqu’à la mer, et offrant, dans sa diversité, la grace et la grandeur. Là fut déposé l’étendard de Mahomet, palladium de l’empire. Là furent enfermées toutes ces femmes qui composaient le faste de leurs maîtres. Là régnèrent la religion, la politique et l’amour. Là le divan tint ses conseils, et le sérail ourdit ses intrigues. Il y eut là des roses, des parfums d’aloës, de tulipes, d’oranger ; des fêtes, des chants, des baisers et du sang. Là le poison tua sans bruit, le poignard et le cimeterre firent œuvre plus hardie, le canal s’ouvrit sous un poids palpitant encore, et la Porte étala le trophée sauvage de têtes décollées. Là les sultans, tour à tour appuyés, attaqués par les ulémas et les janissaires unis et divisés, siégèrent sur un trône glissant qu’environnaient le despotisme et l’anarchie. De là partit la foudre qui dévora les janissaires et donna le signal de la réforme. Là enfin a grandi et décliné la fortune de l’empire…

Près de ce groupe de palais et de verdure, de quelque côté que vous veniez par mer à la ville, toujours vous découvrez un autre groupe noble et majestueux ; deux coupoles et dix minarets, qui, selon le point de vue, s’éclipsent réciproquement, changent de place, ou même entrent parmi les arbres du sérail. C’est Sainte-Sophie, qui, de loin, a un grandiose et une légèreté que, de près, les contreforts massifs de l’édifice dissimulent. Sainte-Sophie est si admirablement située, qu’elle apparaît tout d’abord comme un temple métropolitain ; à côté, c’est la mosquée d’Achmet : la première, accompagnée de quatre minarets à une seule galerie, et courbant gracieusement sa coupole en ellipse ; la seconde, arrondissant plus fièrement son dôme en demi-sphère, l’escortant ambitieusement de six longs minarets à deux et à trois galeries, et semblant avoir fait effort pour donner au monument mahométan la victoire sur le monument chrétien ; du reste heureusement postée sur la place de l’antique hippodrome, où, devant elle, s’abaissent des débris de colonnes et l’obélisque égyptien.

Cependant Sainte-Sophie est le type de toutes les mosquées de Stamboul. L’islamisme rencontre dans la forme architecturale inventée par le christianisme grec une expression assez vraie de sa propre foi pour l’adopter, sauf à greffer sur l’art byzantin une portion de l’art arabe. Le génie des Osmanlis s’est toujours enrichi de conquêtes ; leur langue a dépouillé les Arabes et les Persans, et leurs constructions ont pris aux Græco-Romains. Examinons ensemble leur mosquée : premièrement le corps de la mosquée est un carré long, et sur ce corps un vaste dôme surmonté du croissant ; au-dessous de la base de cette tête, et pour ainsi dire jusque sur les épaules, reposent par étages des demi-dômes, divers de proportions selon le rang qu’ils tiennent, tandis que des quatre angles montent, vers la grande coupole, des coupoles moindres, qui la flanquent respectueusement. Sur les deux faces latérales sont, de chaque côté, deux galeries superposées l’une à l’autre avec une rangée de colonnes en arcades et recouvertes dans leur longueur d’une suite de nouveaux dômes ; c’est une sorte d’appendice à la mosquée, occupant en hauteur les deux tiers du mur.

Puis à côté de cette profusion orientale de dômes, ces minarets qui s’allongent en aiguilles, en rappelant l’église occidentale, marient heureusement avec ces courbes innombrables l’élancement de leurs lignes droites ; on dirait la prière qui monte et demande tandis que l’épanouissement des coupoles attend les grâces et la rosée du ciel. Enfin, ce qui complète la mosquée, c’est l’enclos ceint de murs et de grilles, où elle est posée, comme le Musulman, en adoration sur son tapis : l’ombrage des cyprès et des platanes plantés sans art, le roucoulement des tourterelles, ou des pigeons, l’eau qui s’échappe, pour les ablutions des fidèles, soit de la base du monument par de petites fontaines placées sur les deux faces latérales, soit d’une grande fontaine occupant le centre de la cour, attestent qu’ils n’ont pas oublié que, selon le Coran, Dieu avec l’homme créa aussi le monde. Dans son intérieur, la mosquée est grave ; elle redoute l’éclat du jour, le prestige des arts, l’idolâtrie du soleil et des astres, l’idolâtrie de l’homme et des animaux. Des fenêtres de médiocre proportion, carrées, ovales, cintrées, ogivales, rondes, et séparées pour la plupart en nombreux compartimens par un épais mastic, n’y laissent pénétrer la lumière que parcimonieusement, et ce n’est qu’au ramazan, à des époques rares que l’édifice s’illumine des mille lampes suspendues à sa voûte. Par sa clarté ombreuse, par la nudité de son enceinte, où s’élèvent seulement deux grandes chaires, où l’autel n’est qu’une niche vide, indicatrice de la situation de la Mecque, où le culte n’est qu’une oraison accompagnée de gestes, sans sacrifice, la mosquée amortit, beaucoup plus qu’elle ne les exalte, les sens du croyant. Au dehors elle peut vivement l’impressionner, au dedans elle le spiritualise plutôt qu’elle ne le matérialise ; traduction fidèle du Coran, qui se montre dans un verset si complaisant pour la chair, dans un autre si sévère pour elle, destiné qu’il était à satisfaire une nation sensuelle, en corrigeant les écarts de son imagination et l’excès de ses désirs. Aussi, tandis que la mosquée étale à l’extérieur sa multiplicité superbe, à l’intérieur elle a tout sacrifié à l’adoration austère de l’unité ; et n’est-ce pas une chose remarquable que cette nouvelle conformité entre l’islamisme et le christianisme grec ? Celui-ci avait poussé la terreur et la haine de l’idolâtrie jusqu’à briser les images et même représenter la croix sans le divin crucifié, et celui-là porte au dernier degré l’intolérance des images ; sous leur domination, Constantinople ne perfectionna point la peinture et la sculpture : elle fut surtout architecte. Autre rapprochement ! Constantinople était et demeura une ville de législation, d’histoire, de gouvernement, de religion : des Tribonien et des Papinien aux Khousrec et aux Haleby se perpétua la codification de toutes les lois anciennes ; des historiens de Bysance aux historiographes de Stamboul, la rédaction de volumineuses et célèbres annales ; enfin des Césars de l’empire d’Orient aux sultans de l’empire ottoman, l’union confuse du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Chrétienne ou mahométane, Constantinople a comme une même destinée.

Poursuivons-nous notre promenade ? Peut-être êtes-vous impatient de retourner à la fête pour admirer les yeux bleus des Circassiennes et les yeux noirs des Turques ; — ou bien il vous plairait de boire un narguilé, comme on dit en ce pays, en face du canal, et là, en contemplant tour à tour ce beau spectacle et les nuages de fumée qui s’exhalent de votre bouche, de rêver, au bruissement de l’eau que soulèvent vos aspirations, puis de répéter, avec le bon Turc qui vous sert le café : Mash Allah ! — Vous voudriez prendre un repas à l’orientale chez l’un des restaurateurs nomades campés sur les tombeaux… Pour les peuples du Levant, ce n’est pas profanation : ils n’ont point planté de promenades à cause de leurs mœurs et de leurs coutumes sédentaires ; mais où ils élèvent un tombeau, ils mettent un arbre, et quand ils cherchent l’ombre, ils vont au tombeau ; le tombeau en Occident est triste ; ici, il est également sacré, et il a perdu de l’horreur de la mort : il y a, ce nous semble, quelque chose de religieux dans cette association du souvenir des morts et des joies des vivans. Vous n’êtes point tenté de ce repas ? Alors, si vous n’avez aucun droit d’assister au banquet, plus somptueux, des patriarches grec, arménien catholique, arménien schismatique, et du grand-rabbin, faisant ensemble une sorte de cène à l’invitation d’un ministre musulman, si vous n’avez aucune prétention à figurer au dîner de MM. les ambassadeurs et du corps diplomatique, continuons.

De la mosquée allons au bazar, sans crainte de mêler le profane au sacré ; entre eux, la loi de Mahomet a mis moins de distance que celle de Jésus entre le temple et les marchands : souvent même les fondateurs des mosquées, et des écoles qui sont attachées aux plus importantes d’entre elles, ont bâti à leur porte des boutiques, des magasins, des bains, dont les revenus sont affectés à l’entretien du pieux édifice. Mais à quel bazar irons-nous ? Sera-ce à celui des esclaves ? car, malgré les progrès de la civilisation ottomane, aux portes de l’Europe se fait encore la traite noire et blanche. Allons au Tcharché. Le Tcharché est une réunion de bazars, recouverts d’une voûte cintrée, se croisant dans tous les sens, offrant deux rangées de boutiques, plusieurs riches et ornées, boutiques de tapis, d’étoffes, de parfums, de joaillerie, etc., et, entre ces deux rangées, laissant un chemin, où, en plusieurs endroits, se peuvent mêler les piétons, les chevaux, les arabats : c’est comme une petite ville sous un même toit ; la lumière y descend par des ouvertures haut percées sur tout ce mouvement de populations, sur toutes ces couleurs de marchandises, de marchands, d’acheteurs… Aujourd’hui la fête lui a enlevé une partie de son éclat… Et ici, comme dans tout l’Orient, la lumière respecte l’ombre, et des fontaines ajoutent à la fraîcheur. Ces fontaines que vous voyez n’ont rien de remarquable ; mais vous connaissez celle de Sainte-Sophie ; vous en avez vu dans la cour des mosquées ; si les fontaines sont abondantes dans tout le Levant, où elles sont la plupart des fondations pieuses, les plus belles sont peut-être celles de Constantinople, où elles s’offrent en général avec une profusion d’arabesques décorant leurs faces nombreuses et le dessous de la partie saillante de leurs toitures.

Mais suivons rapidement l’aqueduc de Valens, dont la triple arcade, de loin, se dessine si heureusement à l’horizon, et sortons de la ville. Voici peut-être un des restes les plus imposans des constructions bysantines ; ce sont ces fortifications qui partent de la mer de Marmara, en s’appuyant au château des Sept-Tours, et qui se prolongent jusqu’au fond du port ; triple rangée de murailles, garnie dans ses deux pans intérieurs, de tours, la plupart octogones, et, jusqu’à cette heure, malgré sa vétusté, se maintenant ou ne s’écroulant que par lambeaux, recouverte de lierre, ombragée même d’une végétation arborescente, et montrant encore, comme une plaie qui n’a pas été fermée, la brèche où le canon fraya une route à l’islamisme. Cette ligne de remparts, aujourd’hui désarmée, et dont les fossés se changent en jardins, forme à elle seule l’un des côtés de Constantinople, et comme la base du triangle, dont les deux autres côtés regardent la mer de Marmara et le port, en se rejoignant à la pointe du sérail. À présent, dans ce vaste espace embrassons, d’un seul regard, les sept collines et autant de vallées ; ouvrons les yeux sur cette masse de maisons innombrables, variant de position selon les accidens du terrain, rouges de leur peinture et des tuiles de leurs toits, dominées par les coupoles des bains, des bazars, des mosquées, et par la troupe géante des minarets, n’offrant point de disparates désagréables à la vue, parce que la police règle l’élévation des demeures même des particuliers, peu hautes parce que chaque habitant aime à avoir sa maison à lui, et s’entre-mêlant de verdure, parce que le Turc volontiers avec lui loge quelques arbres pour ses enfans, ses femmes et lui-même ! Devant un tel panorama, on conçoit sans peine qu’un Anglais ait frété un navire pour venir uniquement jouir de ce spectacle et de celui du Bosphore ; — et qu’il soit reparti à l’instant sans mettre pied à terre, dans la crainte de gâter ses impressions, on le conçoit également. Les rues sont étroites, tortueuses, mal pavées, sales, abandonnées aux chiens errans. L’extérieur même des habitations, vue de près, n’a rien de remarquable, sinon l’avancement d’une partie des appartemens sur chacune des faces, et, par suite, une multiplicité d’angles saillans et rentrans dans la toiture. Mais, y pénétrez-vous ? c’est pour l’intérieur que le Turc a réservé tout son luxe ; avec quel art il s’entend à tous les arrangemens de la vie domestique, et sait y réunir le somptueux et le confortable ! Le Turc aime le chez-soi : il n’y a que le café qui lui ait donné la vie publique, qu’auparavant il ne trouvait qu’à la mosquée ou à l’armée ; le café, qui eut à triompher de la rigidité des muphtis ou de la prudence timorée des sultans, a créé pour lui une sorte de communion profane qui lui est devenue indispensable ; néanmoins sa maison lui est chère. C’est là qu’il règne : il y jouit du respect de ses serviteurs, de ses enfans, de ses femmes, et il les traite avec une familiarité tempérée de réserve, avec une bonté magistrale : c’est là qu’il pratique noblement l’hospitalité envers l’étranger, et qu’il exerce sa miséricorde envers le pauvre. Certes, ce n’est ni en bonne foi, ni en justice, ni en compassion pour le malheur, que vous jugerez le Turc inférieur au chrétien : dans sa politesse, il y a de moins, en grace et en amabilité, ce que donne aux Européens un commerce habituel avec les femmes ; mais il y a de plus, en simplicité et en sincérité, ce que ce même commerce donne aux Européens de grimace et de fausseté. La politesse chez ce peuple est une bienveillance affectueuse, point gênante pour celui qui en est l’objet, ni pour celui qui en fait la dépense, ayant une rare délicatesse, en ce qu’elle n’est point une tentative continuelle d’invasion chez autrui. Le Turc respecte et veut être respecté ; il a, à un haut degré, le sentiment de la dignité personnelle. Ne le croyez point servile, parce qu’il se prosterne devant son supérieur et lui baise le bas du manteau : c’est un hommage qu’il paie sans rougir plus au rang qu’à la personne, et que le supérieur lui-même reçoit sans en être ébloui, parce que l’un et l’autre savent que le dernier des Turcs — s’il plaît à Dieu — peut parvenir aux plus hautes dignités de l’empire. En un mot, les Turcs ont de hautes vertus privées, et vraiment ces barbares, comme on les appelle, ces barbares ont du bon. Mais sortons de cette maison ; traversons à la hâte ces rues informes dont la malpropreté contraste avec la propreté de la population et celle de ses demeures, ces rues, foyer de la peste. Entrons dans un caïque, jetons une dernière fois les yeux sur ce prodigieux ensemble, tout en admirant la beauté du port, si vaste, si profond, si commode, et saluons de nos adieux Constantinople, la noble capitale de l’empire d’Orient, la digne métropole de l’église d’Orient, Stamboul, l’héritière magnifique de Damas et de Bagdad.

Et cependant, pour être si superbe et si vaste, qu’est-ce que Constantinople ? Le germe d’une ville, plus vaste et plus superbe encore qui déjà s’en échappe. La cité de Constantin et de Mahomet ii était surtout une position militaire, la capitale d’un empire armé. Mais du jour où les Génois arrachèrent à la faiblesse des Césars grecs la permission de coloniser sur l’autre rive du port, en face de la ville, Galata ; du jour où les chrétiens, moyennant leurs capitulations, purent s’établir avantageusement en Turquie, Constantinople sortit de ses murailles ; elle commença à s’établir sur les bords européens du Bosphore. L’activité des négocians francs et de leur clientelle grecque, juive, arménienne, s’empara de ces positions, et bientôt Galata et Péra, à droite et à gauche, donnèrent la main à tous ces bourgs, auparavant épars, qui, aujourd’hui, se continuent dans l’intérieur du port et sur les rivages extérieurs. Sur ces rivages, soit d’Europe, soit d’Asie, les sultans eux-mêmes construisirent d’abord leurs maisons de plaisance : enfin, Mahmoud fixa la résidence impériale dans les diverses habitations dont il les a embellis, et, à cette heure, le vieux sérail, ce Louvre des empereurs ottomans, n’est plus pour lui qu’un pied-à-terre à Stamboul. Mahmoud a cassé le janissariat, et avec cette milice il a aussi cassé Stamboul. Stamboul est l’antique citadelle, la place d’armes, la forteresse : mais la ville ! elle court aujourd’hui le long du Bosphore ; déjà presque elle remonte jusqu’à Thérapia et à Buguckdéré. La ville sainte, la ville musulmane, la ville privilégiée est désertée par le commerce et par la réforme. Les comptoirs, les bazars, les palais, les casernes se transportent ailleurs ; et Stamboul est en pleine disgrâce. Il y a plaisir à observer cette transformation qui s’opère dans une capitale comme dans ses habitans, et on se laisse aisément récréer à ce spectacle d’une cité nouvelle, s’épanouissant dans l’enceinte de la vieille cité, pour prendre l’essor à travers champs et collines ; et la fête contribue à hâter cette émigration. La fête a lieu à Dolmabaktzé, sur les rives du Bosphore ; et Stamboul se voit comme exclue de cette solennité. La population la délaisse pour se transporter là où est le mouvement, le bruit, l’éclat : Stamboul, solitaire durant le jour, la nuit reste dans l’ombre ; elle ne concourt à l’illumination que par l’une des faces du sérail ; tout le reste demeure éclipsé. Et, en effet, le Bosphore est le canal, le fleuve, la rue-mère de la ville. Et ce canal, dans toute sa longueur, est une rade sûre, se repliant en ports et en anses, où presque partout les bâtimens peuvent mouiller bord à bord. Aimez-vous à rêver ? Des deux côtés du canal, construisons des quais immenses, chargés d’arsenaux, de fabriques, de magasins, de docks, de bourses, de cafés, de fontaines ; sur le penchant des collines, bâtissons des maisons avec leurs cours, leurs jardins, leurs terrasses parfumées de fleurs, d’enfans et de femmes ; disposons régulièrement les retraites silencieuses de l’étude et de la méditation, les bibliothèques, les écoles, les observatoires ; quartier paisible de la science qui repose au-dessus du vaste et bruyant quartier de l’industrie, et remonte vers les inspirations de l’art. Le jour, quelle activité, quel travail le long des quais, dans tous ces ports, parmi tous ces ateliers ! Le soir, quels plaisirs élégans, quels repos voluptueux ! Que de jets de lumières se renvoient les deux rives, capables de faire pâlir par leur splendeur accoutumée l’illumination extraordinaire du moment ! Centre immense où viendront aboutir toutes les richesses de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique pour s’échanger entre elles et se distribuer, suivant les besoins de chaque contrée, y aura-t-il pour cette nouvelle Constantinople trop de magnificence ? Est-il d’ailleurs une position plus propre à inspirer le génie des artistes ? Mais qu’il soit grand, plus grand que Michel-Ange, l’architecte qui voudra asseoir sur les deux rives du Bosphore une ville asiatico-européenne, dont la mer de Marmara et les Dardanelles, peuplées de villes, de fabriques, de femmes, seront les avenues et les faubourgs, qui devra bâtir deux grandes cités unies en un couple magnifique, dont l’une semblera tenir dans sa main le globe naissant du soleil, et l’autre le recevoir dans la sienne, déclinant et empourpré ! Et quelle fête, lorsque la grande ville voudra se réjouir, et qu’elle mettra au vent toutes ses lumières, toutes ses harmonies, toutes ses gloires, et que ses populations et ses collines, parées de mille couleurs, formeront ensemble un chœur immense, trépignant de joie et d’enthousiasme !

Retournons à la fête. Jamais peut-être il n’y eut, sur les rives du Bosphore ou à Constantinople, une réunion aussi nombreuse de femmes : les Mahométanes, voilées et enveloppées de manteaux, les Arméniennes des deux communions, voilées aussi, quoique chrétiennes ; les Juives, la tête recouverte d’une étoffe blanche, mais la face nue ; les Grecques enfin, entièrement découvertes, et se faisant de leurs longs cheveux bruns une parure mêlée à une coiffure élevée, large, transparente. Ici se rencontrent, presque à chaque pas, des traits admirables de régularité, d’élégance, de délicatesse : sans doute vous n’y trouvez point de ces tailles sveltes, de ces corsages d’abeilles, de ces tournures ravissantes qui séduisent à Paris ; le vêtement, chez la plupart d’entre elles, écrase les graces du corps ; puis l’habitude du sopha et le défaut d’exercice habituel leur nuisent ; elles ne savent pas marcher ; elles ne sont pas libres. Mais où voir des têtes plus belles de dessin et de coloris ? Ne leur demandez pas, l’expression d’une intelligence déliée et fine, ou d’un sentiment moral élevé ; de quel droit leur demander ce que leur condition ne leur permet pas d’avoir ? Regrettez seulement, regrettez, vous le devez, qu’une création aussi merveilleuse ne soit qu’ébauchée. Un autre désenchantement est celui que vous cause leur voix : elle est monotone et crue ; elle manque du charme de cet accent qui en modifie le son et en varie l’expression par une foule d’heureuses nuances ; leur voix est comme leur figure, sans physionomie ; le voile est aussi dans leur parole. C’est que toutes les femmes du Levant, quelle que soit leur communion, sont tenues dans la servitude, dans la dépendance par la jalousie des hommes : l’église grecque et arménienne, aussi bien que la mosquée, leur assigne une place à part, si ce n’est même deux chapelles distinctes qui ont chacune leur autel et leur office ; dans l’intérieur de la famille, à table, les femmes ont aussi leur service séparé. Parmi ces femmes, les plus émancipées sont les Grecques, et c’est ce qu’elles expriment par leur toilette, plus rapprochée de la toilette européenne, et par une facilité plus grande ou plus apparente de mœurs. Mais celles qui ont le plus soif de liberté, ce sont les Musulmanes : n’est-ce pas ce qu’on peut soupçonner, en voyant avec quel zèle elles mettent à profit l’autorisation que ces fêtes leur donnent de sortir, avec quelle exactitude elles reviennent tous les jours assister aux mêmes spectacles sans se lasser de la mesquinerie monotone de ces représentations ? C’est que l’air du harem leur pèse ; c’est que la solitude de la maison les ennuie. Et pourrait-il en être autrement, lorsqu’excepté les soins domestiques dont elles sont même dispensées par leurs serviteurs, elles n’ont dans leur intérieur, grâce à une complète ignorance, aucune de ces occupations que créent la lecture, l’étude, la culture des arts, ou l’éducation des enfans ? Aussi sont-elles d’une étonnante intrépidité aux fêtes. Du reste elles y jouissent des meilleures places qui leur ont été réservées, et elles sont protégées par des factionnaires contre l’insolence des curieux. Hâtons-nous, pour être juste, de déclarer que de la part des Turcs il y a en général pour elles mieux que des égards obligés, c’est l’habitude du respect ; bien entendu que leur respect pour les femmes est celui des propriétaires pour la propriété. Toutefois, elles n’ont pas la fête tout entière : tant que le soleil veille pour les maris, bien : mais quand il disparaît, la retraite bat et sonne ; adieu les feux d’artifice, adieu les illuminations ! ordre de rentrer. Pauvres femmes ! à quel régime militaire sont-elles soumises, la protection des baïonnettes et la discipline du tambour ! Mais qui sait ce qu’un tel ordre aura soulevé de murmures contre la rigidité de leur dépendance, et aiguillonné de désirs d’émancipation ? Cette fête n’aura-t-elle pas été le foyer d’une conspiration plus décidée contre tous les vieux usages maintenus par les maris ? Elles voudront aussi pour elles le bénéfice de la réforme. Patience ! déjà, à ce qu’on assure, Mahmoud permet à ses femmes, quand elles le désirent, de s’habiller à l’européenne dans le harem : Mahmoud est un homme de culte, comme Méhémet-Ali est un homme d’industrie ; il a entrepris la toilette de tout l’empire ; hommes et femmes y passeront : c’est le despote du costume. Espérons donc que bientôt le voile tombera, et ce sera bien. Le voile appliqué par la main de l’homme sur la face de la femme est un masque de plomb ; de ce voile où il l’enferme, il n’y a pas loin au sac où il la coud vivante pour la jeter au canal : le mystère, imposé à la femme par l’homme, c’est la prison ; odieux mystère ! et pourtant il y a dans ce voile dont la femme se couvre librement une grâce indéfinissable, dans ce voile qui flotte et ne pèse pas, dans ce léger nuage dont à son gré l’étoile s’enveloppe ou se dégage !… Les femmes de l’Occident aujourd’hui savent peu le mystère ; elles ont dû lutter à front découvert pour conquérir leur émancipation, et faute d’avoir encore la plénitude de leurs droits, elles n’ont pas peut-être la pudeur de leur liberté. Ici les femmes ont l’impudeur de l’esclavage ; rien n’égale l’audace de leurs yeux ; elles regardent comme si elles n’étaient pas vues. Du reste, elles témoignent quelque lassitude de leur situation ; l’adultère et la prostitution se sont glissées parmi elles ; quant au divorce, elles sont ardentes à le réclamer, et leur réclamation est admise chaque fois qu’elle est conforme aux lois. Que les femmes turques souffrent, aspirent vaguement à un autre sort, voilà ce qu’on ne peut nier, quand on les voit porter sur leur visage la trace de leurs désirs mal satisfaits. Si de profonds observateurs attribuent uniquement leur état de pâleur et de souffrance à l’abus des bains, pour nous, nous croyons qu’il tient à une crise révolutionnaire.

Nous n’avons point encore parlé des époux. Et d’abord de l’épouse que pourrions-nous dire ? Son nom, c’est la sultane Salichè. Voilà tout. Sans doute pendant la durée de ces fêtes, entourée dans le harem impérial des harems des pachas et des ministres, elle nage dans une mer de félicitations et de vœux, et respire dans une atmosphère d’encens et de parfums : sans doute elle étale, devant les yeux éblouis, le luxe de la nouvelle épouse, et elle consacre plus d’un moment à essayer les toilettes que l’on dit être venues pour elle des célèbres magasins de modes de Paris, en souriant peut-être, au milieu de ces dames, de l’art ingénieux de la civilisation européenne. Pour nous, à tant de souhaits pour son bonheur nous ajoutons les nôtres : car nous croyons que sa noce, célébrée avec tant d’éclat et de pompe, aura contribué à rehausser la dignité de tout son sexe. Quant à l’époux, qui dans un tel mariage, ne joue que le second rôle, c’est Halil-Pacha. On le dit familiarisé avec les langues et les usages de l’Europe, et d’un caractère bon et aimable. Le rang auquel il s’est élevé, de la condition d’esclave, lui ferait supposer un mérite au-dessus de la médiocrité, si l’on ne savait qu’il doit sa fortune à la faveur du séraskier-pacha, dont il est le fils d’ame. Une telle adoption, commune en Turquie, a quelquefois des causes honorables ; celle-ci a une origine moins pure. Il est de notoriété publique que Halil-Pacha, dans sa première jeunesse, a fait partie du harem mâle du séraskier-pacha. De telles mœurs n’ont rien ici que de très ordinaire, et contribuent souvent à l’avancement dans l’armée ottomane. Ces mœurs, il faut bien le dire, sont caractéristiques de tous les peuples musulmans, turcs, persans, arabes. C’est aux sages de l’époque à décider si elles sont ou non le résultat de la condition des femmes chez ces peuples.

Enfin, le 15 juin arrive. La veille on avait porté, en grande cérémonie, au palais de la princesse, ses trésors, les présens dont elle a été comblée, et tous les objets qui doivent servir à sa personne et à sa maison : trousseau, linge, toilette, ustensiles de cuisine, etc., etc. ; cent mulets, cinq équipages, vingt-cinq fourgons et trente voitures, escortés de deux escadrons de cavalerie, servaient à ce pompeux emménagement. Mais ce jour, avant midi, au milieu d’une longue haie formée près de l’esplanade et continuée sur les coteaux voisins, nous voyons sortir du palais impérial et s’avancer, d’abord tout l’état-major des troupes cantonnées sur le Bosphore, les pachas, les ministres en costume demi-européen ; les membres les plus élevés du corps des ulémas, conservateurs fidèles du costume antique ; le grand muphti, avec un turban blanc couronné d’un large bandeau d’or et un ample manteau blanc, et, à côté de lui, le grand visir, tous deux ruines vivantes de l’ancien empire ottoman ; derrière eux, comme le résumé de leur puissance, le séraskier-pacha, dans lequel est aujourd’hui tout le gouvernement, vieillard de quatre-vingts ans, face rouge, barbe blanche, vert d’énergie, court de taille, gros d’embonpoint ; puis les voitures attelées de six et quatre chevaux, voitures à l’européenne, remplies des dames de la cour, habillées et voilées comme de coutume, pendant qu’aux portières cavalcadent, en redingote à la russe, taille pincée, collet et ceintures dorés, messieurs les eunuques noirs, sainte milice qu’a respectée la réforme. Entre tous ces équipages figure une voiture étincelante d’or, comme une ancienne voiture du sacre, présent de l’empereur Nicolas à son frère l’empereur Mahmoud ; c’est sous les stores de cette voiture que passe invisible la vierge impériale, l’épouse nouvelle, image fidèle, peut-être, de la puissance ottomane près d’être aussi enfermée dans la vaste monarchie russe ; enfin, après une longue file d’arabats, soigneusement clos et également remplis de femmes, deux escadrons de lanciers ferment la marche. Ce cortège conduit la jeune sultane à son palais, sur le seuil duquel son époux l’attend ; et tout est fini.

Vers les derniers jours de ces solennités, on reparla du blocus prochain des Dardanelles par la flotte anglo-française. Que deviendra la Turquie ? Que fera l’Europe ? Voilà la question de tous les momens, ici et ailleurs. Pour nous, il nous semble que l’Occident est aujourd’hui embarrassé de l’empire ottoman comme il l’était, il y a près de quatre cents ans, de l’empire d’Orient. Le parallèle est frappant ! Il veut, à cette heure, le secourir, et il a commencé par briser lui-même ses forces. Ainsi fit l’Occident avec l’empire d’Orient. Il prétend le sauver d’un ennemi commun, et il n’apporte, dans cette protection qu’il lui accorde, qu’une sympathie indécise, sans foi dans ses propres efforts, sans foi dans les droits du protégé à son soutien. Ainsi fit l’Occident avec l’empire d’Orient. Et l’empire ottoman a beau s’abjurer pour embrasser la civilisation occidentale ; il a beau s’européaniser à la hâte pour être traité en frère par l’Europe ; lui-même doute de l’appui de l’Europe, et il subit, comme une fatalité, l’alliance menaçante de son plus terrible ennemi qui veille à ses portes. Ainsi fit l’empire d’Orient à l’égard de l’Occident, devenant latin pour n’être pas conquis ; et il ne put échapper à l’ennemi qui veillait à ses portes…

De grands évènemens approchent. — Il y a huit siècles, une race nomade accourut du fond de ses steppes devant les remparts des capitales d’Orient, échangea ses tentes contre des palais, et écrivit les noms de ses khans à côté de ceux des Cyrus, des Alexandre et des Constantin. À présent il semble que la race tartare soit en défaillance, et que de toutes parts il y ait contre elle conspiration. Elle avait, en courant, jeté ses dynasties sur les trônes de Samarcande, de Ghizné, d’Ispahan, de Bagdad, de Delhi, de Pékin, de Jérusalem, de Constantinople : des murailles de la Chine à Moscou et aux frontières de l’Allemagne, du Caire au détroit de Gibraltar, elle avait propagé sa puissance ou installé sa domination. Et la Chine s’est révolutionnée contre les maîtres qu’elle en avait reçus ; des empereurs de Delhi l’Angleterre n’a conservé que le fantôme ; l’Égypte et l’Arabie se sont émancipées par l’heureuse audace de Méhémet-Ali, qui sent que sa puissance n’est vitale qu’à la condition d’une incarnation, en lui et ses successeurs, du génie arabe. La France a dépossédé le dey d’Alger ; les deys de Tripoli et de Tunis sont sourdement menacés ; enfin, le sultan de Constantinople et le shah de Téhéran chancellent, et la Russie étend vers l’un et vers l’autre ses deux mains armées, comme si pour elle l’instant était venu de vider, avec cette race, une longue querelle, et de se venger des ravages de ses hordes en versant dans deux de ces empires subjugués les lumières de la civilisation européenne. — C’est qu’il y a des momens où les races les plus glorieuses, pour accomplir un nouveau progrès, ont besoin de l’initiation étrangère. La tente d’Orchan a déjà commencé à se replier, et la race ottomane, afin que ses élémens d’avenir se développent, doit prendre place sous une tente plus vaste…

Une noce est terminée ; il en reste une autre à célébrer, plus imposante. La veuve de Constantin et des empereurs d’Orient, après une longue union avec Mahomet ii et les princes ottomans, demande le divorce et aspire à un nouvel hymen. Dans son noble orgueil, elle se plaint que la majesté de ses sultans soit aujourd’hui plus voilée que la face de ses filles, et que sa couche soit le partage de ces eunuques de grandeur et de gloire. Le czar la courtise, une main sur son épée, et l’autre vers son empire immense ; déjà il la salue comme la reine de ses magnifiques possessions. L’Europe alarmée a beau refuser ou faire attendre son consentement : si l’on en croit tous les présages, le génie de Pierre-le-Grand s’apprête à descendre de son trône de glace pour s’asseoir sur les rives du Bosphore, et bientôt peut-être il mettra le diadème des czars au front de Constantinople, qui, revêtue d’une beauté nouvelle, présidera pacifiquement aux destinées communes de l’Occident et de l’Orient représentées dans son empire… Dieu est grand !


E. Barrault.