Une Mission en Allemagne - Le Rapatriement des prisonniers

Une Mission en Allemagne - Le Rapatriement des prisonniers
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 144-166).

UNE MISSION EN ALLEMAGNE



LE

RAPATRIEMENT DES PRISONNIERS




LA SITUATION A MON ARRIVÉE


Le 30 novembre 1918, je recevais l’ordre de partir pour Berlin, afin de procéder au rapatriement de nos prisonniers. Ma mission devait durer six semaines. Elle se prolongea, en se modifiant, pendant quatorze mois.

A mon arrivée à Berlin, le 6 décembre au soir, le représentant du gouvernement allemand me faisait un tableau assez noir de la situation de nos prisonniers, et je pouvais bientôt me convaincre qu’il n’avait rien d’exagéré. Les prisonniers avaient pris trop à la lettre la rédaction de l’article X de la convention d’armistice ainsi conçu : « Rapatriement immédiat de tous les prisonniers. » Or, depuis le 11 novembre, rien n’avait été fait. Dans toute l’Allemagne régnait une décomposition de l’autorité. À côté des anciens commandements fonctionnaient des Comités de soldats qui disposaient seuls du pouvoir. Le laissez-passer qui m’était remis, signé par un colonel directeur au ministère, était contresigné par un délégué du Comité central des ouvriers et soldats, et me recommandait aux autorités militaires et aux conseils de soldats, qui fonctionnaient parallèlement dans chaque camp. L’action du Ministère était à peu près nulle et la situation variait dans chaque cas particulier.

L’effervescence était grande dans tous les camps. Les prisonniers, exaltés par notre victoire, se soumettaient difficilement à la discipline. Des révoltes, pouvant avoir des conséquences graves, étaient à craindre. Il y en avait eu déjà des exemples à Mannheim et à Langensalza, où la répression avait amené mort d’hommes.

Les camps, répartis sur tout le territoire de l’Empire, contenaient environ le quart de l’effectif total des prisonniers. Le reste était dispersé en détachements de travailleurs agricoles ou industriels, situés quelquefois à plusieurs centaines de kilomètres du camp dont ils dépendaient, et leur nomenclature n’existait nulle part. Un jour j’apprenais, par hasard, qu’un camp avait été évacué sur l’ordre d’un soldatenrath (conseil de soldats), sans que l’autorité centrale en eût été avisée. En certains points, ces conseils expulsaient les détachements de travailleurs (Kommandos) pour faire place aux ouvriers allemands. Dans d’autres, ils les obligeaient à rester sur place, les forçant ou non au travail. Tantôt ils interdisaient aux employeurs de continuer à les nourrir, tantôt ils le leur prescrivaient, même en cas de refus de travail. Inutile d’ajouter que, dans ce dernier cas, la prescription demeurait lettre morte et que personne ne se préoccupait d’assurer son exécution.

Alors que la plupart des camps continuaient à être gardés, certains ne l’étaient plus, ou à peine. Les prisonniers pouvaient sortir, se répandre dans les localités voisines, chercher même à rejoindre la France par leurs propres moyens, ce qui n’était pas sans danger pour eux, devant le désordre général, et la crainte qu’avaient les habitants des excès de bandes indisciplinées.

Dans l’ignorance de ce qui se préparait, beaucoup d’hommes s’évadaient isolément, errant à travers l’Allemagne, se heurtant aux frontières neutres barrées ou arrivant sur le Rhin, épuisés de faim, de fatigue et de froid. Souvent, croyant être arrivés au port, ils trouvaient une barrière infranchissable. J’ai vu des soldats qui, partis de la Prusse orientale, étaient parvenus aux frontières de Suisse, et, refoulés, avaient fini par venir échouer à Berlin me demander protection, et secours. Un autre jour, le ministre me disait que 350 officiers s’étaient révoltés, avaient menacé de tout brûler dans la ville voisine de leur camp, avaient exigé un train et s’étaient fait diriger vers un port de mer. Le rapport était exagéré, mais le Ministère affolé ne savait plus que faire de ce train en détresse dans une gare de campagne, chargé d’officiers sans couvertures, sans vivres et sans argent. La situation alimentaire était lamentable. Les prisonniers n’avaient guère vécu jusqu’ici que des vivres qui leur étaient envoyés de France. Or les trains de vivres n’arrivaient plus, ou arrivaient pillés aux trois quarts.

Les prisonniers ne voulaient plus travailler, et les Kommandos refluaient sur les camps, pour ne pas être oubliés. Des installations organisées pour 4 000 hommes en voyaient arriver 15 000. On juge des conditions hygiéniques qui en résultaient. D’autant que ces camps étaient communs aux prisonniers des diverses nationalités et que les Russes les encombraient. Ces malheureux, presque sans nourriture depuis des mois, sinon des années, avaient perdu toute notion d’humanité.

Jamais je n’ai pu obtenir leur séparation, je ne dirai même pas dans des camps différents, il était trop tard pour l’essayer, mais dans chaque camp, dans une enceinte à part. Le Ministère de la Guerre en avait donné l’ordre, mais je crois qu’il n’a été exécuté nulle part. Mes officiers m’ont dit qu’il était inexécutable, les Russes n’obéissant pas et les Allemands en ayant peur. À cause de cette peur, les sentinelles avaient leur fusil chargé en permanence. Dès qu’elles entendaient du bruit, voyaient des rôdeurs, presque toujours de ces Russes en quête de pitance, elles tiraient au jugé et atteignaient souvent des nôtres. La presque totalité des meurtres vient de là. J’obtins enfin le déchargement des fusils des sentinelles.

Une grande cause de dépression était la cessation de toute correspondance. Les familles n’écrivaient plus depuis l’armistice. Les hommes étaient convaincus que les lettres qu’ils écrivaient n’arrivaient plus, et il est certain que, dans le désordre régnant, beaucoup ont été égarées ou retardées. Mais, surtout, l’absence de toute indication relative au rapatriement surexcitait les âmes, et le gouvernement allemand craignait une révolte en masse.


LES PREMIÈRES MESURES


Dès mon arrivée, avis fut donné à tous les camps de ma présence à Berlin et je prescrivis à tous de m’envoyer une députation. Tous les jours, il arrivait des bandes de ces délégués. Berlin était plein d’officiers et de soldats prisonniers qui se promenaient librement, venus de tous les points de l’Allemagne. L’ambassade de France, où j’avais installé mes bureaux, ne désemplissait pas. Bien que je ne pusse leur donner que des espoirs indéterminés et des assurances très vagues, le seul fait de ma présence, leur prouvant qu’ils n’étaient pas oubliés, était un réconfort pour eux.

Leur tenue à tous était admirable. Elle était toujours très correcte et aussi militaire que le leur permettait leur pauvre uniforme usé ou leur accoutrement parfois étrange. Des officiers même ne pouvaient ouvrir leur capote, leur pantalon étant trop à jour. Tous les prisonniers des derniers mois n’avaient rien pu recevoir de France. Dans cette masse d’isolés, je n’ai jamais vu un ivrogne ; jamais je n’ai reçu une plainte contre un excès de leur part. Pas un ne s’est mêlé aux manifestations quotidiennes, aux émeutes révolutionnaires qui étaient de tous les jours soit à Berlin, soit dans les grandes villes. Ils avaient trop souffert de ce peuple pour s’en rapprocher. Ils n’avaient qu’une idée en tête, revoir la patrie. Mal vêtus, mal couchés, plus mal nourris, peu ou à peine soignés, privés de correspondance, leur moral ne défaillait pas.

Et dans cet hommage à nos soldats, j’englobe également tous nos braves contingents coloniaux. Malgré toutes les avances qui leur avaient été faites en captivité, bien peu avaient consenti à aller servir en Turquie sous les étendards du prophète. Pas un ne se compromit dans les mois où je les vis. Cette fidélité avait surpris nos ennemis. Pour eux, le noir est une bête sans âme ni conscience. Ils l’ont bien montré dans leurs colonies. Ils nous ont toujours fait grief de leur emploi en Europe. Je dois cependant citer à ce sujet un mot qui m’a frappé. Un jour, un fonctionnaire prussien me reprochait doucement dans la conversation cette coopération de nos Africains. « Il est vrai, ajouta-t-il après un moment de silence, que vous pourrez me répondre : vous employez bien les Bavarois ! » J’avoue que je dus faire effort pour ne pas paraître interloqué.

Ma première préoccupation fut de ramener l’ordre et le bien-être. Toutes les délégations me demandaient d’avoir des officiers français dans les camps d’hommes. Le gouvernement allemand, voyant dans cet envoi une garantie de discipline, donnait son assentiment, tout en limitant beaucoup le nombre à envoyer. Je fis appel aux officiers volontaires : des milliers se présentèrent. Mais si le ministère était consentant, les résistances locales se firent sentir. Mes télégrammes ne parvenaient pas ou n’étaient pas remis par les commandants des camps d’officiers. Les groupes désignés étaient diminués, les départs retardés, les transports ralentis. Il me fallut plus de dix jours pour garnir tous les camps.

L’arrivée des officiers français dans les camps transforma la situation. Les soldats se rangèrent avec joie sous l’autorité de leurs chefs retrouvés. L’action de ceux-ci se fit aussitôt sentir, malgré toutes les résistances : amélioration des conditions hygiéniques, de l’alimentation, dont une grande partie était volée par les gardiens ou l’administration, distribution de vêtements obtenue, résistance énergique à l’arbitraire. La vie militaire renaissait. L’officier, dans son bureau improvisé, reprenait tout naturellement son autorité d’autrefois. Les sous-officiers viennent au rapport, transmettent les ordres, les soldats saluent, obéissent avec empressement, revivent. Parfois, un clairon, précieusement conservé, fait entendre les sonneries de la caserne. Des unités constituées et encadrées remplacent des foules amorphes et déprimées. Devant les officiers allemands qui rongent leur frein, devant les soldatenräthe stupéfaits de cette discipline affectueuse, la troupe a repris patience et confiance. Quand le tour de départ arrive, les fractions qui doivent s’embarquer sortent du camp en ordre, traversent la ville au pas et défilent clairons sonnants et, quelquefois, déployant des drapeaux improvisés devant le commandant français du camp qui s’est installé sur la place. Cette manifestation de discipline dont j’ai eu plusieurs exemples frappa vivement les populations par son contraste avec l’anarchie militaire allemande.

Jamais je ne pourrai suffisamment reconnaître le dévouement de ces braves officiers. Tous ont renoncé à leur tour de départ et veulent rester les derniers, comme le marin à son bord. Et ils ont dû accepter de vivre au régime de leurs soldats, logement et nourriture. Cette condition imposée et d’ailleurs inévitable m’a déterminé à ne choisir que des volontaires. Cette action bienfaisante portera ses fruits dans l’avenir. Cette marque de dévouement, ce témoignage d’affection pour les soldats, a certainement touché ceux-ci profondément, et je suis assuré que, rentrant dans la vie civile, ils ne l’oublieront pas. Contre la propagande bolchéviste que les Allemands s’efforçaient de répandre dans nos camps, contre l’excitation aux haines de classe, après le bon sens naturel de nos hommes, je ne pouvais pas trouver de meilleur antidote.

D’ailleurs, aux centaines de prisonniers ou de délégations que je recevais, je faisais ressortir que tout le retard apporté à leur rapatriement, était le fait du désordre et de la décomposition générale, de l’absence de toute autorité, du trouble des communications ferrées, télégraphiques, téléphoniques. Cette constatation, in anima vili, valait tous les discours. En certains endroits, il fallait vaincre la résistance des « soldatenräthe. » Ils avaient proposé aux prisonniers d’élire des membres pour les représenter dans ces conseils et traiter, en camarades, avec eux. Partout ce fut refusé. Les prisonniers répondirent qu’ils avaient leurs comités de secours, fonctionnant depuis longtemps, ayant fait leurs preuves et conservant toute leur confiance. Ces comités de secours, puis mes officiers, eurent au début des scrupules à entrer en relations avec les soldatenräthe. Mais comme ceux-ci représentaient généralement la seule autorité de fait, c’est à eux qu’il fallait s’adresser lorsque le commandant du camp avait abdiqué toute direction.

Je craignis un moment d’avoir obtenu trop de puissance. Beaucoup de mes braves officiers dans leur ardeur ne voulaient plus reconnaître l’autorité allemande. Je me demandais parfois s’ils n’allaient pas mobiliser leur camp et marcher sur Berlin à la tête de leurs hommes. Il ne leur aurait pas été difficile de se procurer des armes. Il y en avait partout à vendre, sinon à prendre. Je des parfois tempérer des excès d’indépendance. De grandes libertés étaient données aux prisonniers. Presque partout ils pouvaient sortir du camp pour se promener. Je n’étais pas sans crainte des suites de cette liberté subite succédant à un régime de fils de fer. Des commandants allemands de camp me faisaient dire de préciser moi-même le degré de libellé que je voulais donner.

L’attraction de la Pologne, voisine et maintenant indépendante, fit passer la frontière a beaucoup. Reçus avec enthousiasme à Posen et à Varsovie, je ne les revis plus. Ils rejoignirent la France sans traverser l’Allemagne. Un camp entier, celui de Skalmyrcyce, fut ainsi adopté par les Posnaniens soulevés. Tout contrôle de ce qu’il était devenu me fut impossible. Je ne rencontrai de difficultés sérieuses qu’en Poméranie. Dans cette province où la haine du Français fut de tout temps particulièrement forte, je dus menacer d’un débarquement de troupes françaises et de représailles sérieuses. J’obtins satisfaction.

Avant de présenter un exposé rapide des autres mesures prises et des opérations d’évacuation, je veux encore insister sur les difficultés qui provenaient de la situation politique.

Pendant toute la période du 6 décembre au 15 janvier, fin des transports de rapatriement, nous avons dû travailler au milieu de la révolution. Les émeutes se succédaient à Berlin. Le quartier de la Pariser Platz, qui est celui des ministères, était le centre des mouvements. Canons, mitrailleuses, bombes à gaz, rappelaient les journées du front. À plusieurs reprises, nous avons dû profiter d’intervalles entre deux escarmouches pour traverser l’avenue des Linden, nous rendant de l’ambassade à l’hôtel situé en face. Toujours d’ailleurs, on a facilité notre passage. J’ai dû même me défendre contre des excès de protection. Un matin, en arrivant à l’ambassade, je trouve le vestibule occupé par des hommes en armes. C’étaient des sauvegardes que chacun des deux partis avait tenu à m’envoyer. Les belligérants y faisaient trêve et échangeaient des cigarettes. Je dus expulser tout ce monde et exiger que la protection se confinât à l’extérieur. Mais les communications téléphoniques et télégraphiques étaient souvent interrompues et même détruites. Au bureau central, même lorsqu’il était aux mains des spartakistes, on a toujours fait le possible pour transmettre mes télégrammes en province, aux autorités locales ou à mes officiers des camps. Mais il fallait faire porter les dépêches au bureau par plantons, à travers la fusillade.

Au ministère de la guerre, le travail continuait en principe. Même quand l’émeute y régna, les officiers des bureaux pouvaient y venir pour travailler à la démobilisation, opération d’un intérêt général au-dessus des partis, et à l’évacuation des prisonniers. Mais quel rendement attendre de gens qui se sentaient menacés tous les jours, qui n’étaient plus payés ? Ils s’effondraient quand on les secouait. Heureusement je pouvais me passer d’eux, et je correspondais directement avec les autorités provinciales. Nous eûmes aussi deux fortes crises, l’une à Noël, au moment où commencèrent mes transports maritimes, et où je devais communiquer sans arrêt avec les ports et avec Copenhague, et l’autre, de beaucoup la plus grave, du 6 au 15 janvier, alors que mes transports par chemin de fer battaient leur plein. Et je ne parle que pour mémoire des insurrections en Bavière, en Posnanie et en bien d’autres endroits. Seuls, des officiers que j’envoyais sur place pouvaient, à force d’énergie, poursuivre notre tâche. En Bavière, ils rencontrèrent le plus complet appui du gouvernement démocratique d’Eisner. En Posnanie, ce fut naturellement le concours le plus prévenant. Autorités militaires et civiles s’empressèrent. Nous devons surtout la plus grande reconnaissance à Mgr Dalbor, l’archevêque de Posen et Gnesen, aujourd’hui cardinal, qui mobilisa tout son clergé pour la recherche de nos soldats.

Un point inquiétait beaucoup les prisonniers, c’était le paiement de l’argent qui leur était dû par leurs employeurs allemands. Grâce à la rapidité de la décision prise par le Gouvernement français de garantir le paiement des bons possédés par les hommes à leur rentrée en France, je pus tranquilliser les esprits dès le 16 décembre.

Puis il importait de faire disparaître la disette, menaçant partout. Les colis de vivres expédiés par les familles n’arrivaient plus ; les envois de la Croix-Rouge pillés en route ou retardés sans limite faisaient défaut.

La première ressource, immédiatement disponible, était constituée par les colis en souffrance dans les dépôts des camps, pour cause de destinataire introuvable. Par suite de l’organisation extraordinaire en vigueur, les prisonniers travaillant en arrière du front comptaient pour ordre dans les camps de l’intérieur, souvent très éloignés, au fond des provinces de Prusse. C’est par ces camps d’affectation que devaient passer correspondances et colis. Dans l’ignorance de l’endroit où était le destinataire, tout cela était conservé là en attente. La progression de nos armées et la libération automatique de ces travailleurs du front rendaient tous ces colis disponibles. Je donnai l’ordre de les verser à la masse. Dans certains camps, riches en détachements nominaux, il y en avait des quantités considérables, près de cent mille rien qu’à Soltau, par exemple. Je fis rayonner la distribution le plus possible. Puis, toujours pour obtenir une réalisation rapide, je demandai l’autorisation, qui me fut accordée assez rapidement, de prescrire aux Allemands des distributions de vivres supplémentaires à titre remboursable en nature.

Pour assurer l’arrivée au complet des wagons de vivres venant de Suisse, et empêcher le plus possible qu’ils ne s’égarassent ou ne traînassent trop en route, je fis organiser le convoyage de ces trains sous escorte armée.

Enfin le grand remue-ménage des évacuations se faisant presque au jour le jour, sans prévisions possibles, même approchées, comme je l’expliquerai plus loin, ne permettait pas l’envoi des wagons à destination de camps déterminés. Chaque groupe de camps fut alors rattaché à un point fixe, grande ville, centre de voies ferrées, où fut placé un représentant de la Croix-Rouge danoise, avec un ou deux officiers prisonniers adjoints. De là, on faisait rayonner dans les camps. Pour éviter les trop grands parcours à travers l’Allemagne, on limita les arrivages par la Suisse à la moitié méridionale de l’Allemagne, l’autre moitié étant approvisionnée par les ports, alimentée par la Croix-Rouge danoise, sous la direction habile de M. d’Anthouard, ancien ministre plénipotentiaire, qui m’était adjoint et disposait de larges subsides de la Croix-Rouge française. Grâce aussi au dévouement au-dessus de tout éloge des membres de la Croix-Rouge danoise, le service fonctionna si bien et si rapidement que nous eûmes peu à demander à la livraison allemande à titre remboursable. Pour la presque totalité des camps, et même je n’ai pas connu d’exception, à la fin de décembre l’abondance était revenue et l’approvisionnement du voyage assuré. J’ajouterai que la meilleure organisation des cuisines dans les camps, sous l’action de mes officiers, et le contrôle rigoureux de la distribution de tout ce qui était dû, contribuèrent très largement à passer les temps difficiles.


LES TRANSPORTS D’ÉVACUATION


L’amélioration de l’alimentation, l’arrivée des officiers, amenèrent un grand réconfort matériel et moral. Il en était besoin, car j’étais dans une situation fort critique. Tout se résumait maintenant dans la question venue de tous les points de l’Allemagne : « Quand partirons-nous ? A peu près ? Dites une date ? » Et je ne pouvais rien dire ! Ce fut la grosse difficulté de ma tâche.

J’étais parti de Paris le 30 novembre, avec le programme suivant, à l’exécution duquel j’étais rappelé encore fin décembre, alors qu’il était inexécutable : « La Bavière se videra par la Suisse. Les corps d’armée en bordure du Rhin et le XIe C. A. par la Hollande. Tout le reste, soit 14 régions de corps d’armée, plus de 150 000 hommes par les ports allemands. » C’est ce que j’annonçai à tous par ma note d’arrivée du 8 décembre. Les transports de Bavière par la Suisse, et ceux du Rhin par bateaux fluviaux sur la Hollande furent mis en train rapidement grâce au concours de nos représentants dans ces pays. Mais les évacuations par les ports allemands n’eurent pas le même succès.

A tous les délégués je disais : « A mon départ de Paris, il y avait déjà deux grands bateaux à Brest, prêts à venir vous chercher avec 8 000 places. À mon passage à Spa, les Allemands m’ont dit que le port de Hambourg est accessible. J’ai lu le 6 décembre, en effet, dans les journaux allemands, que des bateaux allemands étaient sortis pour aller chercher en Angleterre les équipages de livraison des bateaux de guerre. Donc le premier bateau va arriver, peut-être demain, peut-être aujourd’hui. Dès qu’il arrivera, je le télégraphierai partout, et, une fois commencé, cela roulera, je vous le promets. » Et les jours passaient, et rien n’arrivait, et je ne savais pas pourquoi.

J’apprenais même qu’un paquebot italien, prêt à Brest pour venir chercher des prisonniers dans les ports, était retourné en Italie ; que les bateaux français qu’on m’avait dit destinés à Hambourg étaient partis pour Rotterdam. Voyant cela et pensant que c’était la pénurie de bateaux qui causait ce retard, j’obtenais, ce que j’avais déjà trouvé amorcé au passage à Spa, la réquisition des bateaux allemands ; mais il fallait les mettre en état. Je n’ai su que plus tard pourquoi le premier vapeur français n’est arrivé à Hambourg que le 24 décembre. D’abord les Anglais n’avaient pas permis la navigation de suite. Puis la foule des prisonniers évacués par le Rhin sur la Hollande était telle qu’elle absorbait tous les bateaux disponibles.

Ma situation devenait intenable. La patience se lassait devant mon mutisme. Les Allemands me disaient que jamais ils n’avaient considéré comme sérieuse l’organisation prévue des transports fluviaux par l’Elbe, l’Oder, vers les ports de mer, qu’ils n’auraient pas un bateau pour cela, que d’ailleurs les fleuves gelaient en décembre, que les transports ne pouvaient avoir lieu que par voie ferrée, et qu’ils n’avaient pas de matériel pour les exécuter. Tout croulait.

C’est alors que je demandai l’utilisation, pour le transport des prisonniers de guerre, des wagons à livrer à l’Entente.

Mais le résultat de cette ignorance était grave. Les camps menaçaient de se vider. À la faveur du désordre régnant en Allemagne, des agences s’étaient constituées pour organiser le départ des prisonniers. Des groupes de soldats, achetant la complaisance des conducteurs de trains, faisaient ajouter, au départ de Berlin des trains vers l’Ouest, un ou deux wagons qu’ils remplissaient de prisonniers, souvent sans même leur demander une rétribution représentant le prix du voyage. C’est dans les trains pour Cologne que se passait surtout ce trafic. Tant que nous ne fûmes pas sur le Rhin, les trains arrivaient à Cologne et y débarquaient leurs prisonniers qui y attendaient tranquillement l’arrivée des alliés. Mais le plus grave, c’est qu’ils écrivaient de là, et que leurs lettres excitaient leurs camarades demeurés au camp à suivre leur exemple.

Je dus interdire le 19 décembre ces départs d’isolés, très dangereux pour eux. Vers la même époque, le Gouvernement allemand se décidait à fermer manu militari, par un véritable coup de force, l’agence la plus florissante. Les officiers continuèrent peut-être plus longtemps à partir isolément. Avec la liberté absolue dont disposaient tous les prisonniers, de se promener en Allemagne, l’évasion isolée était relativement facile. Plusieurs même, je crois, la considéraient comme un acte louable. Mes exhortations répétées à tous les délégués des camps, la fermeture de l’agence principale, l’insuccès de quelques tentatives, que je fis répandre partout, mais surtout le retour à la discipline, résultant de l’arrivée des officiers dans les camps, limitèrent considérablement les évasions là où elles ne furent pas tout à fait arrêtées.

Tous ceux de ces isolés qui parvinrent en France, étant partis au moment où la pénurie de vivres et l’absence de nouvelles sévissaient au maximum, firent une peinture de la situation d’autant plus terrifiante qu’ils devaient excuser leur désobéissance, au moins pour ceux qui étaient partis après ma défense. Des centaines de lettres que je reçus de familles affolées (me reprochant parfois de ne rien y faire) m’ont apporté le témoignage de ces peintures exagérées. Inutile d’ajouter que je comprends trop ces pauvres parents.

Cependant, désespérant de voir arriver les bateaux, je me retournais vers les chemins de fer. Malgré la résistance opiniâtre du Ministère, qui arguait sans se lasser de la pénurie de matériel, il était de fait que les progrès de l’évacuation des régions frontières du Rhin libéraient du matériel. De plus, et c’était mon meilleur appui, les Allemands désiraient autant que nous le départ des prisonniers. Le front commençait à ménager quelques ouvertures pour les trains. Voyant que leur chantage au matériel ne réussissait pas, les Allemands se décidèrent à céder.

Il était temps, et même déjà tard. J’avais en effet de grandes inquiétudes pour mes camps de l’Est. Le soulèvement polonais avait noyé certains d’entre eux. J’apprenais seulement au milieu de décembre que, dès le 17 novembre, un camp de l’extrême Pologne avait été occupé avant qu’on ait pu l’évacuer totalement. Je l’ai dit. Il importait donc de vider au plus tôt les camps de l’Est. C’est à cet objet que furent employés les premiers trains disponibles.

Mais ce n’est qu’après l’organisation des camps de passage sur le Rhin, et lorsque le retour en Allemagne des troupes du front eut libéré une grande partie du matériel, que les transports par voie ferrée prirent toute leur ampleur. Je fixai la date au 29 décembre. Or, c’est le 30 que partait de Hambourg le premier vapeur, un allemand, le Batavia, requis par moi, suivi le lendemain du premier bateau français que les troubles de Hambourg et les difficultés de déchargement dans cette semaine de fête avaient retenu depuis le 24.

Les transports baltiques avaient commencé également, et d’abord avec des bateaux allemands. Ils n’étaient peut-être pas aussi rigoureusement aménagés que ceux que Copenhague méditait de nous envoyer, mais ils avaient l’avantage d’exister. D’ailleurs, le premier transport allemand amena des critiques justifiées. Devant l’impatience, bien naturelle, des prisonniers rassemblés au port, le président de la Commission régulatrice, après autorisation du commandant du navire, fit un chargement trop fort et les hommes pris par une tempête de neige ne furent pas abrités. La Baltique fonctionna donc aussi, modestement il est vrai, car les bateaux ne devaient pas dépasser Copenhague, et la capacité de réception dans ce port ainsi que ses moyens d’écoulement étaient maigres. Disons de suite que l’effectif total évacué par les ports allemands fut de 31 126 Français au lieu de 151 000 qui avait été prévu, et les départs par mer se prolongèrent quatre jours au-delà du dernier départ par voie ferrée. Ce résultat, considérable malgré tout, était dû au zèle dévoué du capitaine de vaisseau d’Andrezel, de ma mission, et à nos attachés naval et militaire au Danemark.

Je voyais la fin, si la grève et la révolution sévissant à Berlin depuis le 24 décembre ne gagnaient pas le pays. Au 15 décembre, je ne prévoyais réellement pas quand ce serait commencé ; je n’espérais réellement pas la fin pour le 31 janvier. Quand le 19 décembre, moment le plus critique, j’annonçais la fin probable pour le 20 janvier, je le faisais pour faire prendre patience, n’osant pas espérer ce résultat. Mais le 1er janvier je pouvais annoncer la fin pour le 13 du même mois, toujours sous réserve du maintien de l’ordre relatif dans le pays.

Les événements qui se produisirent à Berlin, dès les premiers jours de janvier, me causèrent de grandes inquiétudes. J’ai dit la bataille quasi-permanente à nos portes, et l’isolement où elle nous plaçait. Je me substituai alors aux bureaux du Ministère pour envoyer des ordres directs aux organes d’exécution allemands. En particulier, le chef allemand de la Commission de chemins de fer de Francfort, M. Koch, fut d’un secours précieux. Il prit la direction du mouvement des trains dans presque toute l’Allemagne et déploya une activité des plus fécondes. Le 12 janvier, le dernier train quittait le dernier camp. Le 14 avait lieu le dernier transport sur Copenhague. Restait un seul gros départ à réaliser, 3 000 hommes. Il eut lieu le 18, de Pillau, à destination directe d’un port français.

Il reste à voir la question des malades, des retardataires et des disparus.


LES MALADES


Nous disposions heureusement d’environ 175 médecins et médecins auxiliaires encore retenus prisonniers, la plupart groupés à Graudenz. Ils furent de suite répartis dans tous les camps, et de plus, un chef de service, pris parmi les médecins des Commissions maritimes venues de France, fut installé auprès de chaque E.-M. de corps d’armée.

Il avait été établi dans la convention d’armistice, que l’évacuation des malades et des blessés serait « à effectuer en dernier lieu, après l’évacuation des prisonniers valides. » Je n’ai pas tenu compte de cette prescription qui aurait retardé beaucoup l’évacuation de ces malades, sans avancer en rien celle des prisonniers valides. Bateaux-hôpitaux et trains sanitaires fonctionnaient parallèlement aux autres. Aussi l’évacuation des malades a-t-elle été terminée huit jours après celle des valides seulement, sauf le ramassage bien entendu. Des automobiles sanitaires venues de France permirent le rassemblement de tous les malades dans les gares.

La plus grande difficulté a été celle du chauffage des trains. Les wagons sanitaires de provenance alliée ne se raccordaient pas toujours avec la tuyauterie de la machine. Aussi le chauffage n’a-t-il pas toujours été assuré. Les conditions exceptionnelles de température en décembre et en janvier ont cependant permis aux médecins de ne pas trop retarder les départs.

Le 20 janvier, il ne restait plus que 77 intransportables. Tous furent évacués dans le délai d’un mois. Vingt trains sanitaires français partis de Mayence et de Bâle sont venus en Allemagne. Ils ont parcouru près de 16 000 kilomètres et ont enlevé plus de 5 100 malades et blessés alliés, dont 3 550 Français, 1 100 Italiens, 250 Anglais, 60 Belges, 100 Serbes, 50 Roumains et 5 Portugais.

Le médecin-major Rhem, de la mission, dirigea magistralement ce service.


LES ÉGARÉS ET LES RETARDATAIRES


La cause principale des retards fut l’insurrection polonaise. Certains détachements, coupés de communication avec leur camp d’affectation, ne purent rejoindre entièrement et à temps. Il fallut faire un premier ramassage, qui eut lieu avant la fin des gros transports. Les quelques centaines d’officiers et d’hommes, partis vers Varsovie, rejoignirent généralement par Prague. Mais dès que j’arrivai et que j’eus connaissance de la situation, j’envoyai des cadres à Posen, officiers et médecins, pour y faire rassembler les hommes errant tant en Posnanie que dans la Pologne du Congrès. La liaison établie avec Varsovie permit ce rassemblement. Je pus toujours faire arriver trains et automobiles jusqu’à Posen, en les ornant de drapeaux français et les faisant accompagner par des officiers.

Plusieurs milliers d’Arabes étaient en Roumanie où les Allemands les avaient laissés en se retirant. Ils furent réunis, sur le Danube, aux éléments français de l’armée des Balkans. Pour les hommes passés en Bohême, j’entrai en relations avec Prague. Les autorités tchèques, puis les autorités françaises qui arrivèrent, assurèrent l’évacuation.

Restaient les hommes des détachements de travailleurs ayant manqué les départs soit par insouciance, soit parce qu’ils s’étaient attardés dans leurs villages pour ne pas rentrer trop tôt dans des camps encombrés et objets d’horreur pour eux. Une révision des détachements, au moins des plus importants, par les officiers et les médecins des camps, des avis dans la presse, des menaces de punition contre les employeurs qui les auraient retenus ou ne les auraient pas avertis, permirent de les rassembler. Deux camps furent désignés à cet effet, et leur expédition eut lieu le 27 janvier. Le nombre n’était que de 30 ; beaucoup avaient été rapatriés directement par Cologne.

Dans la nuit du 24 au 25, le recensement prescrit aux Allemands ne comprenait plus que les 77 malades intransportables et les restants volontaires. Ces derniers étaient au nombre de plusieurs centaines. Tous ceux que les officiers avaient pu voir au cours de leurs tournées avaient été avisés que ce refus de rentrer constituait une désertion, et cette mesure a contribué à en réduire sensiblement le nombre. Mais comme j’étais certain que tous n’avaient pas été touchés, je fis imprimer un avis que tous les hommes de cette catégorie durent me retourner après émargement. Entre temps, le gouvernement allemand m’avait remis une déclaration officielle qu’il n’y avait plus un seul prisonnier retenu en prison depuis l’armistice.

Et c’était exact. Lorsque je quittai Berlin, un an après, le 1er février 1920, pas un homme n’avait été trouvé qui eût été retenu par force. Les quelques exceptions que la presse signala dans le courant de 1919 étaient toutes le fait d’imposteurs.

Et pourtant ce n’est pas faute d’avoir cherché. Toutes les pistes qui nous ont été signalées ont été suivies. Toutes les histoires les plus extravagantes ont été écoutées et tirées au clair. Nous avons pénétré partout où nous avons voulu. Des officiers répartis sur toute l’Allemagne exploraient systématiquement partout. Ils fonctionnent encore en 1920. Leur œuvre a été féconde. Ils retrouvent des tombes, précisent des états civils, entretiennent les cimetières.

Est-ce à dire qu’il n’y a plus d’anciens prisonniers en Allemagne ? Oui, il y a encore quelques restants volontaires que l’amnistie de l’été de 1919 n’a pas décidés à rentrer. Ceux que l’on connait, on les recherche et on les catéchise. Mais il est possible qu’il y en ait encore que nous ignorons. Installés en Allemagne, retenus par des attaches qu’ils se sont créées, contumaces qui ne se sentent pas la conscience tranquille, ils n’éprouvent pas le besoin de donner signe de vie, et trouvent bon de disparaître. Mais le nombre doit en être bien minime, car il faut une complicité dont je n’ai pas connu d’exemple. Peut-être reparaîtra-t-il encore des prisonniers partis vers la Russie et pris dans la tourmente bolchéviste. C’est fort possible. Il y a eu depuis 1914 un tel brassage d’hommes d’un océan à l’autre que quelques égarés peuvent tourbillonner encore sans avoir pu reprendre pied.

Avant de conclure ce chapitre des prisonniers, je dois rendre hommage aux officiers espagnols qui se sont occupés d’eux. L’Espagne, chargée de nos intérêts pendant la guerre, avait affecté en permanence une douzaine d’officiers et de médecins à la visite des camps de nos soldats. Leur tâche n’a pas toujours été facile. L’Allemagne ne s’y prêtait pas. Je crois même que jamais il ne leur a été permis de visiter les prisonniers de la rive gauche du Rhin. Or c’étaient de beaucoup les plus misérables. J’ai vu, en décembre, refouler sur Berlin 500 hommes provenant de notre front qui présentaient le dernier degré de la misère humaine. N’ayant jamais reçu un morceau de linge, de savon, un vêtement quelconque depuis les 3, 4 ou 6 mois qu’ils avaient été pris, forcés de travailler près des premières lignes sous notre feu, presque sans nourriture, ne recevant rien, ni correspondance, ni colis, ils n’avaient plus sur leur pauvre corps amaigri que quelques lambeaux de capote à même la peau. Je ne crois pas que la cruauté envers les prisonniers ait été poussée plus loin nulle part pendant la guerre. Les Allemands de l’intérieur, qui ne voyaient que les prisonniers des camps, relativement bien abrités, nourris suffisamment grâce aux envois de France, s’étonnent parfois de nos reproches et ne veulent pas les croire fondés. C’est toujours le « Es ist nicht wahr » du manifeste des 93. Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Mais l’armistice vint avec la victoire, les officiers espagnols se sentaient plus libres et ils me rendirent de réels services avant l’arrivée de mes officiers dans les camps. Ce furent eux qui firent les enquêtes sur certaines répressions sanglantes qui eurent lieu, en particulier à Langensalza. Ils assistèrent aux débats judiciaires qui eurent lieu pour la répression des coupables, apparence de débats d’où la justice était absente. Ils osèrent prendre la parole dans le prétoire pour faire remarquer que le représentant du Ministre de la guerre avait simplement oublié de verser au dossier leur rapport écrasant pour les coupables. L’exemple de leur noble roi, auquel tant de familles françaises n’ont pas fait appel en vain pour les renseigner sur leurs parents, leur servait de modèle.


LES PRISONNIERS ALLIÉS


Le rapatriement des prisonniers des autres puissances alliées s’était poursuivi concurremment avec le nôtre. Peu après moi étaient arrivés successivement à Berlin le général anglais Ewart, le général italien Bassi et le général américain Harries. Nous nous constituâmes en commission dont ils m’élurent président, et notre action s’exerça d’accord. Ah ! les bons camarades ! Nous n’eûmes pas un nuage dans nos rapports.

Dès le début, les Belges furent traités par moi comme les Français ; tout ce qui a été dit pour ceux-ci concerne également ceux-là.

Les Italiens devaient partir par le Sud. Mais le rendement était faible, le Brenner fonctionnait mal ; les exigences des Suisses sur la fixité impossible à réaliser des horaires, sur la fermeture des gares pendant la nuit, sur le chômage des jours fériés, compliquaient singulièrement la question et ne permirent jamais d’obtenir les résultats escomptés de ce côté. Aussi je dus entreprendre l’organisation de l’exode des Italiens tant sur les camps du Rhin que par mer. Non seulement le dernier Italien partit avec le dernier Français, mais les évacuations se poursuivirent parallèlement, tant pour les malades que pour les valides. Le général italien m’en exprima personnellement toute sa satisfaction.

Le général Ewart avait la mer et des bateaux à profusion. Il disposait d’une organisation extrêmement riche que la Croix-Rouge anglaise avait installée à Berlin, dès l’armistice, et qui se mit généreusement à ma disposition dès mon arrivée. C’est grâce à elle que je pus entrer en fonctions dès le premier jour qui précédait de quarante-huit heures l’arrivée de mon personnel. Renseignements, téléphones, moyens d’impression, tout me fut fourni par elle. Jamais nous ne lui aurons trop de reconnaissance.

Le général Harries avait peu de ses nationaux prisonniers. Aussi fut-il chargé spécialement des petites nations, Serbes et Roumains, qui n’avaient pas, au début, de représentants dans notre commission. Ces pauvres gens faisaient peine. Sans ressources, sans envois de leur pays, ils étaient misérables. Les nôtres en avaient pitié et voulaient les emmener en France avec eux, quitte à voir leur propre départ retardé de plusieurs jours. J’ai eu toutes les peines du monde à empêcher l’exode de tous ces amis vers la France, hors d’état de les recevoir. Avec la complicité des Allemands qui cherchaient à se débarrasser d’eux, quelques trains de Serbes m’échappèrent et passèrent chez nous. On finit par les évacuer par chemin de fer sur la Serbie, tout essai de rapatriement par le Danube ayant échoué.

Les Roumains retenus, contre toute loyauté, bien que la paix de Bucarest eût dû les libérer depuis longtemps, furent rapatriés par chemin de fer également. Une mission d’officiers roumains était arrivée sur ces entrefaites pour y travailler. Serbes et Roumains furent d’ailleurs nourris par nous jusqu’à leur départ.

Nous eûmes aussi à nous occuper des Grecs. Ce n’étaient pas des prisonniers proprement dits, mais bien les troupes d’un corps d’armée qui s’était rendu avec armes et bagages aux Allemands sans combattre. On les avait conduits à Görlitz où ils étaient considérés comme les invités du gouvernement allemand. Je m’employai à leur libération, mais en m’efforçant toutefois que leur départ ne commençât qu’après la mise en train du mouvement des Serbes. Le contraire eût été trop immoral, et le général Harries, chargé de l’opération, fut de mon avis.


LES PRISONNIERS RUSSES


Il ne restait plus que les Russes. Ce fut notre cauchemar.

L’état des prisonniers russes en Allemagne, qui me fut fourni en décembre 1918, évaluait leur nombre à 1 200 000. Rien que la paix de Brest-en-Lithuanie fût signée depuis près d’un an, les Allemands n’avaient rien fait pour les rendre à leur pays. La mobilisation intensive de toutes les forces du pays était grandement facilitée par la présence de ces travailleurs dont les services pouvaient être avantageusement payés par un peu de nourriture et qui, ne recevant rien de chez eux, ne pouvaient les refuser. On a pu lire dans le livre publié par Helfferich, je crois, en 1919, que l’approvisionnement par les pays neutres s’était poursuivi pendant toute la guerre avec un succès considérable malgré le blocus, dans une proportion qui dépassait largement ce que ces pays fournissaient à l’Allemagne en temps de paix. Si les neutres ont souffert de restrictions et de renchérissement, ils doivent savoir à qui s’en prendre. Aussi, bien que le rationnement fût sérieux et les privations réelles, on n’avait jamais jugé nécessaire de se débarrasser de ces rationnaires supplémentaires qu’on ne pouvait vraiment qualifier de bouches inutiles.

Aussitôt après la révolution de novembre et dès que les soldats allemands rentrant chez eux voulurent y retrouver de l’ouvrage, on songea à rapatrier les Russes et on s’y employa activement. Si on ne trouvait pas de wagons pour les nôtres et si on criait à l’anéantissement du parc de chemin de fer allemand en conséquence des exigences de l’armistice, on se procurait néanmoins des trains pour renvoyer ces prisonniers qui devenaient inquiétants sous l’effet du souffle révolutionnaire. À tous les soulèvements qui se produisirent en Allemagne fin 1918 et dans les premiers mois de 1919, les Russes prirent une large part. Ils furent d’ailleurs traités sans pitié lors des répressions, et un colonel russe m’affirma qu’en Bavière, lors de la conquête de Munich par les Prussiens en mai, près de 500 Russes furent impitoyablement passés par les armes après capture.

Devant mes protestations relativement à cet emploi du matériel vers l’Est, au détriment de nos prisonniers, il me fut répondu que l’on utilisait les trains allant chercher les troupes allemandes de Russie et qu’il valait mieux les envoyer pleins que vides. Cette raison était valable au début. Mais bientôt, par suite du reflux des troupes allemandes, les trains ne poussaient plus dans l’intérieur de la Russie jusqu’à la limite où les Allemands avaient réduit pendant la guerre les voies de l’écartement russe à l’écartement normal, limite située à plus de 300 kilomètres de la frontière de 1914. De sorte que ces pauvres Russes étaient abandonnés en plein champ, sans vivres, sans vêtements, au cœur de l’hiver, à des distances considérables de toute tête de ligne russe. Les membres des Croix-rouges neutres ont fait à ce sujet des rapports navrants sur la détresse épouvantable de ces malheureux. Je n’éprouvai plus de scrupule à faire arrêter ces transports.

De plus, les Allemands avaient transporté de force des officiers russes vers l’Est et jeté ceux-ci dans les bras des bolchévistes, qui les exécutaient sans pitié. De nombreux officiers russes vinrent me trouver pour me demander protection, et le maréchal Foch prescrivit de suspendre les transports. Il constitua également les officiers généraux alliés qui se trouvaient à ce moment à Berlin en commission pour les prisonniers russes, et nous choisîmes pour président le général anglais Ewart, qui s’était occupé de la Croix-Rouge pendant la dernière année de la guerre et qui fut bientôt remplacé par le général Malcolm, de même nationalité. À ce moment, le nombre de Russes qui nous fut donné était de 650 000.

Néanmoins, je constatais que les transports continuaient malgré la défense faite, en dépit des dénégations allemandes. Exactement huit jours après avoir reçu le renseignement donnant le nombre ci-dessus, je demandai au délégué allemand, en séance de la commission, s’il le confirmait. Il me répondit : « Non, nous avions dit environ 650 000 ; mais, en fait, nous estimons à 250 000 le nombre exact ! »

Je reconnais que, dans le désordre d’alors, nous ne pouvions exiger une grande précision ; néanmoins, l’écart était un peu fort. Les Russes, privés de travail par le retour des Allemands, avaient reflué dans les camps où ils vivaient dans une misère noire. Beaucoup ont péri alors. Quelques centaines ont été tués dans les troubles. Plusieurs milliers sont partis, qui par la Pologne où s’établit bientôt un barrage sérieux, qui par la Bohème où on les reçut tant qu’on pouvait, mais le pays en fut bientôt encombré. Cependant les transports avaient cessé, et, depuis le mois de février 1919 jusqu’à la fin de l’année, nous n’avons pas eu connaissance qu’ils aient repris.

Il s’agissait d’abord de nourrir ces 250 000 hommes, puis de les rapatrier. La première tâche fut bien remplie. Des centaines d’officiers américains, de nombreux officiers anglais, quelques officiers français furent mis à notre disposition par nos gouvernements. Américains et Anglais s’installaient près de chaque camp, qu’ils s’étaient partagés, et la nourriture, fournie par l’Amérique, payée par la France, arriva en suffisance. Les officiers français, qui parlaient tous le russe, circulaient de camp en camp. Dans chacun d’eux nous avions mis quelques officiers russes de choix pour tâcher de maintenir l’ordre et chercher à exercer quelque influence sur leurs compatriotes. Ce dernier desideratum fut rarement rempli. Le vent de folie qui ravageait la Russie soufflait aussi dans les camps. Les meneurs révolutionnaires, là comme partout, prenaient le dessus et entraînaient la masse. L’action des officiers français, à qui leur connaissance de la langue facilitait le contact, se multipliait pour exhorter au calme et à la patience. En fait, grâce à l’action de tous les officiers alliés et à l’approvisionnement régulier, nous n’eûmes de révolte nulle part et nous pûmes même éviter un exode en masse vers la Pologne que nous craignions au retour du printemps.

Mais, en revanche, nos efforts pour le rapatriement échouèrent totalement. Nous n’avons pas dû rapatrier 30 000 Russes. Personne ne voulait les laisser passer, personne ne consentait à les recevoir. La Pologne s’y refusait radicalement. Elle prétendit même nous repasser, pour que nous les évacuions par mer, les quelques dizaines de milliers de prisonniers russes qu’elle détenait chez elle, où les Allemands les avaient laissés. Nous n’avions plus à nous occuper des anciens soldats russes devenus polonais. Les prisonniers de cette catégorie avaient été rapatriés depuis longtemps, grâce à l’activité du consul général de Pologne à Berlin, qui se multiplia et, avec mon appui, avait presque complètement terminé sa tâche lorsque notre commission fut formée. La Tchéco-Slovaquie aurait bien pris des Russes, à condition d’être aidée par l’Entente et surtout de pouvoir les évacuer à mesure. Nous fîmes des études pour le transport par le Danube vers la Mer Noire. Tout était prêt comme moyen de transport et organisation du mouvement. Mais la Roumanie se refusa catégoriquement à voir ces transports transiter chez elle.

Puis, une fois sur la Mer Noire, qu’en aurait-on fait ? Les généraux russes qui combattaient le bolchévisme ne voulaient pas entendre parler de cet appoint. Ils le jugeaient trop dangereux et ils n’avaient pas tort. Ils nous demandaient de trier les bons éléments, de les organiser, de les armer et de les leur envoyer encadrés. C’était impossible, déjà par la seule raison que nous ne devions pas nous mêler de la question politique et intervenir dans les discussions intestines des partis. Qui a vu ce qu’étaient devenus les braves contingents russes employés en France, alors que la folie les eut gagnés, me comprendra sans peine.

Quelques centaines furent recrutés par des officiers russes dans les camps pour faire partie des corps de la Baltique, dont le premier fut le corps Lieven et que l’on désigna plus tard sous le nom synthétique de corps Bermont.

Dès juillet 1919, des généraux russes qualifiés pour parler, revenant de Paris, m’avaient dit : « Nous allons opérer dans les provinces baltiques vers Pétrograd. Nous recruterons des volontaires dans les camps. Les Allemands nous fourniront tout le matériel et les armes nécessaires. Ils nous fourniront également autant de soldats que nous voudrons. Ils serviront sous nos ordres comme lansquenets et nous les paierons par des concessions de terre. »

Ce fut le début de la grande entreprise allemande que dirigea von der Goltz avec l’appui enthousiaste de toute la nation et l’encouragement du gouvernement et qui fut près d’aboutir. Le rêve allemand depuis longtemps était de faire de toutes les provinces baltiques russes une terre allemande, et l’appui des puissants barons baltes de ces régions était un fort atout dans leurs mains. Ils auraient réussi, s’ils y avaient mis plus de discrétion. S’ils avaient choisi des généraux russes d’un peu de renom qu’ils auraient facilement trouvés, car l’Allemagne seule servait alors de refuge à tous les Russes que tous les pays repoussaient, même s’ils présentaient toutes les références ; s’ils avaient, derrière ce paravent, constitué les E.-M. avec leurs officiers, camouflé en Russes leurs officiers de troupe, le tour était joué. Les faibles gouvernements letton, estonien, lituanien rentraient dans le néant dont ils étaient à peine sortis, et l’Europe se réveillait avec une Allemagne s’étendant jusqu’aux portes de Pétrograd. Mais ils furent maladroits, comme il leur arrive souvent, heureusement. Ils n’acceptèrent comme chefs russes que des aventuriers. La direction fut prise ouvertement par le général von der Goltz, les corps conservant leur nom allemand, sixième corps de réserve, division de fer, détachements désignés par le nom de leur chef allemand. Et personne ne se cachait. On disait ouvertement à Berlin : Tel officier là-bas sera notre Bonaparte. Une fois le pays conquis et pacifié, il reviendra à la tête de ses légions victorieuses renverser notre gouvernement de pantins. Bien que l’esprit de tous ces corps fût nettement réactionnaire, le gouvernement soutenait le mouvement ; il y trouvait un exutoire pour tous ces cadres qu’il allait falloir réduire, pour tous ces soldats qui ne voulaient pas rentrer chez eux et il comptait bien que tous se fixeraient dans le pays.

Lorsque l’Entente s’inquiéta enfin de ce qui se passait, et que ses membres eurent réussi à se mettre d’accord, ce qui prit quelque temps, le mal était déjà grand. Le gouvernement résista tant qu’il put aux sommations de l’Entente, ouvertement d’abord, sournoisement ensuite. Il encouragea, puis toléra le refus d’obéissance de von der Goltz. Il fallut alors opérer soi-même et envoyer le général Niessel avec une mission alliée pour faire effectuer les évacuations sous ses yeux. L’opération fut dangereuse et pénible. Il fallut toute l’énergie du général et son action personnelle pour obliger les Allemands à évacuer. Mais dans quel état ils laissaient ce pauvre pays ! On vit rarement une exploitation plus complète. Les soldats isolés qui revenaient de là-bas portaient sur eux des sommes considérables, dépassant parfois 100 000 marks, qu’ils avouaient franchement avoir gagnés en faisant du commerce, en exploitant le pays, et en soulageant les habitants de leurs économies. Je ne crois pas qu’il y ait eu la moindre sanction contre ces pillards ni contre leurs chefs. Compter sur la justice allemande est un leurre. Nous avons vu le cas qu’il en fallait faire à l’occasion des jugements intentés aux tueurs des camps de prisonniers, ainsi qu’aux assassins du capitaine Fryatt, dont l’acquittement eut lieu après une parodie de débats.

Lorsque la paix fut sur le point d’être ratifiée, les Allemands reçurent la libre disposition des Russes, sous un contrôle allié dont je ne fis plus partie.


Général DUPONT.