Une Mission d’attaché militaire à Vienne pendant la guerre de Crimée

Une Mission d’attaché militaire à Vienne pendant la guerre de Crimée
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 697-708).

UNE MISSION D’ATTACHÉ MILITAIRE À VIENNE
PENDANT LA GUERRE DE CRIMÉE

Au mois de juillet 1854, le gouvernement prussien sentit le besoin de se procurer des renseignemens précis et détaillés sur l’armée autrichienne, et il dépêcha à Vienne, comme attaché militaire, un jeune lieutenant de bonne famille, le prince Kraft de Hohenlohe-Ingelfingen, qui, âgé alors de vingt-sept ans et sorti récemment de l’école de guerre, devait être un jour un excellent général d’artillerie. Le roi Frédéric-Guillaume IV, quoi qu’on en pût dire, était heureux dans ses choix. Ce fut lui qui, à l’étonnement universel, envoya comme plénipotentiaire prussien à la diète de Francfort M. de Bismarck, que tout le monde traitait de tête à l’évent, d’enfant terrible du parti conservateur. La mission plus modeste qu’il confia au prince Kraft de Hohenlohe ne pouvait être en de meilleures mains. Le jeune attaché se montra supérieur dans un métier où il était tout neuf : un piquant récit contenu dans le premier volume de ses mémoires en fait foi, on apprit par lui tout ce qu’on voulait savoir[1].

On a été souvent injuste pour le roi Frédéric-Guillaume IV ; on le représentait comme un mystique, qui ne fit jamais que de la politique de sentiment. On oubliait que les rois de Prusse les plus sentimentaux et les plus mystiques ont eu, presque tous, au suprême degré, l’instinct de la conservation et un discernement très net de leurs vrais intérêts. Le prince de Reuss adressa un jour à ses sujets une proclamation qui commençait ainsi : « Depuis vingt-cinq ans, je suis à cheval sur un principe. » Comme le prince de Reuss, tel roi de Prusse s’est targué d’être à cheval sur un principe. Mais il mettait pied à terre dès que la raison d’État le demandait. Pendant la guerre de Crimée, le monde diplomatique s’est souvent amusé des embarras de conscience de Frédéric-Guillaume, et lorsqu’il envoya à Londres et à Paris le général de Grœben pour y expliquer sa politique, on disait de lui : « Il nous envoie pour nous expliquer une chose inexplicable un homme qui ne sait pas s’expliquer. » Comme l’a remarqué fort justement M. Emile Ollivier, dans cette grave conjoncture, il ne se montra point « mobile et indécis, mais ferme, décidé, sachant ce qu’il voulait et agissant selon ce qu’il voulait. » Il blâmait l’offensive russe dans les principautés ; quand la Russie les eut évacuées, il refusa de s’associer à toute action nouvelle ; se défiant de Napoléon III et des projets des puissances occidentales, résolu à ne point se brouiller avec la Russie, s’il éprouvait une invincible répugnance à faire campagne pour le croissant contre la croix, il se demandait surtout ce qu’il y pourrait gagner, et il y a peu de gens qui puissent se vanter d’avoir croqué des marrons qu’un roi de Prusse avait tirés du feu.

Tiraillé de droite et de gauche, en butte aux obsessions des puissances qui travaillaient à le circonvenir, Frédéric-Guillaume aurait voulu que l’Autriche s’entendît avec lui, que, comme lui, elle observât une stricte neutralité et s’engageât à la faire respecter à l’est comme à l’ouest. Il s’était flatté de la convaincre, et en avril 1854, il avait signé avec elle un traité d’alliance défensive et offensive et une convention militaire, mais en stipulant expressément qu’on ne passerait à l’offensive que d’un commun accord, après entente ultérieure. L’Autriche était-elle dans cette affaire d’une parfaite bonne foi ? Les uns disaient oui et assuraient qu’on pouvait compter sur elle ; d’autres la soupçonnaient d’entretenir des intelligences secrètes avec la France et l’Angleterre ; ils prétendaient que du jour où elle serait certaine d’y trouver son profit, elle déclarerait la guerre à la Russie et exercerait une pression sur la Prusse pour l’entraîner dans sa compromettante entreprise. C’était là un gros problème qu’il importait d’éclaircir, et pour le résoudre, il fallait savoir quelle était la vraie force de l’armée autrichienne, et quels projets semblaient annoncer ses déplacemens, ses marches et ses contremarches.

L’ambassade de Prusse à Vienne ne fournissait à ce sujet aucune information précise. Jusqu’alors les attachés militaires prussiens s’étaient surtout occupés de faire figure dans les bals ; c’était leur principale affaire. Le prince Kraft de Hohenlohe était, lui aussi, un beau valseur, mais il était autre chose encore. Grand travailleur, très appliqué à sa besogne, quelle qu’elle fût, il avait profité de son séjour à l’école de guerre pour acquérir une foule de connaissances, pour étudier les mathématiques, la physique, l’histoire, la jurisprudence et jusqu’à la philosophie de Hegel : « Je ne me repentais point, dit-il, d’avoir passé par l’école de guerre ; je ressentais plus qu’auparavant la joie de vivre. Je pouvais désormais m’échauffer pour toutes les questions du jour, je voyais le monde avec d’autres yeux. Mon regard s’était étendu, je me sentais plus sûr de moi-même. Je ne puis que recommander à chacun de profiter de toute occasion de s’instruire, ne sût-il pas quel profit il en tirera. » Pour tout dire, ce jeune homme instruit avait encore un autre avantage aux yeux du maître qui désirait l’employer à Vienne. Mystiques ou non, les rois de Prusse n’ont pas d’habitude la main très donnante : on n’avait point de fonds à lui offrir. Il devait s’acquitter de sa mission à ses frais, et on n’avait trouvé dans le grand état-major aucun officier qui ne posât en principe que travailler et payer, c’est trop.

Quoique la question d’argent ne fût rien pour lui, il demanda toutefois à réfléchir. Ce lieutenant d’artillerie, qui savait à fond son métier, doutait de son aptitude à remplir une mission plus politique encore que militaire. Il s’avisa cependant que sans avoir jamais étudié la politique, il l’avait apprise sans y penser et malgré lui. Son père, qui après avoir été membre de la seconde Chambre, entra dans la Chambre des seigneurs, venait toutes les années à Berlin pour les sessions, et le prince Kraft dînait chaque jour avec lui à une table d’hôte, où il rencontrait tous les politiciens en vue : « Leurs entretiens m’avaient initié à toutes les manœuvres parlementaires. On discutait à table les discours de la veille, les votes du lendemain. J’avais pris pied dans les coulisses, et il en est de ces coulisses comme des autres : on y apprend à se défier du clinquant et on voit pâlir les auréoles. J’y appris pour ma part que les plus magnifiques discours n’étaient que des coups de théâtre, comment se mènent les négociations où les votes s’achètent, se marchandent, se brocantent, et que le régime représentatif est une comédie, qui n’en impose qu’au public, ce grand enfant. » Bref il avait appris à distinguer les apparences des réalités et à chercher en toute chose les dessous, ce qui est une bonne préparation à la diplomatie. Ayant étudié l’histoire, il ne pensait pas que les intrigues parlementaires fussent les seules qui missent en danger les grands intérêts publics, il tenait qu’avec ou sans parlement, les gouvernemens qui savent bien ce qu’ils veulent viennent à bout de leurs desseins, que ceux qui ne le savent pas restent toujours en chemin et sont soumis à toutes les fluctuations de l’opinion publique, « vain fantôme qui, comme le nuage de Hamlet, prend tour à tour la forme d’un chameau ou d’une belette. » On le voit, ce lieutenant de vingt-sept ans n’était dupe de rien, il n’avait aucun de ces préjugés qui obscurcissent parfois l’entendement du plus sagace des espions.

On lui avait donné carte blanche ; il s’embarquait sans instructions comme sans biscuit. Lorsqu’il prit congé, le roi lui dit simplement : « Adieu, amusez-vous bien à Vienne ! » À l’état-major, on lui remit un questionnaire, en lui déclarant qu’on se reposait sur lui du soin d’observer et de noter ce qui lui paraîtrait le plus intéressant. Le comte Waldersee, ministre de la guerre, lui dit en riant : « J’ai ouï dire qu’en Autriche on apprend tout en faisant la cour aux femmes. » Quant au ministre des affaires étrangères, M. de Manteuffel, il toussa, cracha et ne sonna mot : « Je savais maintenant à fond ce que j’avais à faire. Le seul qui m’eût donné une instruction était le ministre de la guerre, et cette instruction portait que je devais faire la cour aux femmes. Un homme qui comme moi avait vécu dix-huit ans sous une discipline paternelle des plus rigides, qui ensuite avait servi neuf ans comme officier dans une armée où chaque pas, chaque geste étaient réglés, devait trouver étrange de se voir soudain transporté dans une situation où il n’avait aucun ordre à recevoir, aucun conseil à demander. » Ce fut le 8 juillet qu’il lit son entrée à Vienne, où il prouva dès les premiers jours qu’il avait le génie du débrouillement. Les chapitres de ses mémoires où il a raconté les principaux épisodes de sa mission sont un instructif et agréable traité sur l’art de s’informer, et particulièrement sur l’espionnage militaire.

Le premier soin du jeune attaché fut d’étudier le questionnaire qu’on lui avait remis, et il ne tarda pas à reconnaître qu’on était à Berlin dans une grande ignorance de tout ce qui concernait l’armée autrichienne. La plupart des questions reposaient sur des prémisses fausses. « Où se trouve aujourd’hui tel régiment, qui autrefois faisait partie de la brigade X ? » Ce régiment n’existait plus depuis quatre ans, et il n’y avait jamais eu de brigade X. Si le prince Kraft s’était figuré que l’indiscrétion des officiers autrichiens lui faciliterait ses recherches, il eût été loin de compte. Ils étaient fort polis, très courtois, mais très boutonnés. L’Autriche avait depuis 1850 réorganisé toute son armée, et on n’en savait rien ni à Berlin ni ailleurs, tant le secret avait été bien gardé. Le plus obligeant, le plus expansif des généraux que le prince interrogea lui fit la grâce de lui communiquer le nouveau règlement relatif au corps sanitaire, et ce fut tout. À la vérité, on publiait sous le titre de Schematismus un annuaire donnant la liste des officiers et des garnisons, ainsi que la composition des corps et des brigades.

Mais comme les troupes changeaient de garnison tous les deux ans, la composition des brigades changeait aussi, et on avait soin de ne publier le Schematismus qu’au moment où allaient s’opérer les changemens. On apprenait en le lisant ce qui avait été, on ne se doutait pas de ce qui était. Ajoutez que les corps d’armée n’avaient pas tous le même effectif, qu’il y avait des régimens de trois, quatre, cinq ou six bataillons, des bataillons de quatre ou de six compagnies, que telle de ces compagnies était sur le pied de guerre et comptait 220 hommes, que d’autres n’en avaient que 90.

Le prince Kraft n’était pas homme à se décourager ; on ne voulait rien lui dire, il jura de tout savoir. Le premier moyen dont il s’avisa fut de se procurer les numéros de la Gazette de Vienne des six dernières semaines et d’y étudier attentivement les annonces. Un soldat était mort, et on convoquait ses héritiers ; un jugement devait se rendre, et des témoins étaient appelés à comparaître ; le conseil de guerre qui les citait ne pouvait se dispenser de donner son adresse et du même coup celle du régiment. Le prince apprit en peu de temps beaucoup de choses. La méthode qu’il avait adoptée lui semblait, à vrai dire, aussi fastidieuse que rebutante ; il ne se rebutait pas, il employait une partie de ses journées à dépouiller patiemment ses annonces, et il lui arrivait parfois d’en découvrir qui ne l’instruisaient pas, mais qui l’amusaient, celle-ci, par exemple, rédigée en français : « Une maîtresse, ferme dans le français, montre sa langue de dix heures le matin à trois heures l’après-midi. »

Au surplus, il ne se lassait pas de questionner ; on le payait de belles paroles et de propos vagues ; mais quand le questionneur est aussi intelligent qu’indiscret, les propos les plus vagues l’aident à s’orienter. Le prince n’était à Vienne que depuis quelques semaines, et grâce à ses questions et à ses annonces, il savait déjà avec certitude que six corps d’armée et un corps de cavalerie étaient en marche vers l’Est, qu’une armée d’environ 200 000 hommes se concentrait en Bukovine, que sur la frontière de la Transylvanie, du côté de la Valachie, le feld-maréchal Coronini commandait une force d’à peu près 60 000 hommes, qu’il y avait là des indications claires et nettes, que les 60 000 hommes du feld-maréchal Coronini menaçaient les derrières des Russes combattant sur le Danube, que les 200 000 de la Bukovine étaient destinés à une action en Crimée. Il en conclut que, bien que l’Autriche eût donné à la Russie et à la Prusse l’assurance formelle de ses dispositions pacifiques, elle était résolue à entrer en campagne si les Russes n’évacuaient pas les principautés, et il s’empressa d’en informer son gouvernement. Il sut plus tard qu’on l’avait traité de visionnaire, qu’on s’était diverti à ses dépens comme il s’égayait lui-même aux dépens des maîtresses qui, fermes dans le français, montrent leur langue cinq heures par jour. Mais quand la nouvelle se répandit que le 10 août le gouvernement autrichien avait signé un traité avec les puissances occidentales, on cessa de rire.

Il avait pris goût à son nouveau métier, où il se promettait de recueillir quelque gloire : « Autrefois, pensait-il, tout le long du jour, je ne faisais rien que par ordre, aujourd’hui je n’en reçois que de moi-même. Autrefois je concentrais toute mon attention sur un train d’artillerie et, par exception, sur une batterie de quatre canons ; aujourd’hui j’étudie les mouvemens d’armées de soixante mille ou de deux cent mille hommes et leur influence sur la destinée des nations. Autrefois j’aidais mon capitaine à économiser quelques pfennigs par tête de cheval sur les brides et les harnais ; aujourd’hui je fais le compte des millions que son armée coûte à l’Autriche, et je me demande combien de temps elle pourra soutenir cette dépense. »

Il s’était créé des relations dans le corps diplomatique et il choyait particulièrement les représentans des petites puissances. Il savait qu’elles sont très friandes de nouvelles, que leurs envoyés se remuent beaucoup pour s’en procurer, qu’ils sont d’ordinaire de bons tuyaux, qu’excitant moins de défiance, on leur dit quelquefois ce qu’on ne dirait pas à d’autres. La plupart ne comprenaient pas un mot aux faits de guerre dont ils avaient eu vent, et ayant reconnu que le prince Kraft était un juge fort compétent en la matière, ils venaient lui demander des éclaircissemens, et du même coup ils lui apprenaient leurs nouvelles, qu’il feignait d’avoir apprises avant eux. Donnant, donnant : il leur prodiguait les explications, poussait quelquefois l’obligeance jusqu’à leur dicter leurs rapports. Il était sûr de les rencontrer chaque soir au Casino ; lui plaisait-il de n’y pas aller, il voyait accourir chez lui Bade, la Bavière, le Hanovre, la Saxe, qui avait beaucoup d’esprit, la Hesse, qui était asthmatique, et jusqu’à la Grèce, représentée à Vienne par un homme qui ne se lavait jamais et se vantait d’avoir fait une bonne affaire en épousant une Valaque : « Mon beau-père, disait-il, a vingt mille cochons et une fille seulement. »

Le prince Kraft avait apporté de Berlin la conviction, partagée par nombre de Prussiens, qu’une entente cordiale était possible entre la Prusse et l’Autriche, et que de toutes les combinaisons, c’était la plus sûre et la plus désirable.

Ses entretiens avec les envoyés des petits États allemands lui ouvrirent les yeux, il ne tarda pas à se désabuser. Il comprit que quelque figure qu’eût faite la Prusse dans la guerre de Sept ans et dans les guerres d’indépendance, et bien que les traités de 1815 lui assurassent tous les droits d’une grande puissance, le gouvernement et les cercles autrichiens s’obstinaient à la considérer comme un État vassal, qu’elle était toujours à leurs yeux l’électorat de Brandebourg : « Concluait-on avec nous un traité tel que celui du 20 avril, on disait superbement, en nous regardant de haut en bas, que ce traité était correct, comme on dit à un bambin qu’il est gentil. Mais on ne se croyait pas tenu d’en observer toutes les clauses ; on en usait comme un père qui envoie son enfant se coucher en lui promettant un gâteau, et qui ne tiendra pas sa promesse pour peu qu’il craigne que ce gâteau ne lui cause une indigestion. Notre politique depuis 1815, l’humble déférence que nous avions témoignée à M. de Metternich, la souplesse dont nous avions fait preuve dans nos démêlés de 1850, avaient confirmé les Autrichiens dans l’idée qu’ils s’étaient faite de nous. » Désormais il ne doutait plus que, pour se faire respecter de l’Autriche, la Prusse ne dût en découdre, et il aurait voulu que son roi en fût aussi convaincu que lui.

Il remarquait tout, n’oubliait rien, et dans l’occasion il s’intriguait. Heureux les attentifs ! heureux les appliqués et les patiens ! Il leur échoit tôt ou tard quelque bonne fortune. Le prince parvint à se procurer une liste officielle, authentique de tous les régimens autrichiens, avec des indications précises sur les corps d’armée dans lesquels ils avaient été versés au commencement de l’année 1854. Une demi-heure lui suffit pour prendre copie de tous les chiffres, et après quinze nuits de travail acharné, il avait reconstitué le tableau complet de l’armée, de son ordre de bataille et de ses effectifs. Comment s’était-il procuré cette liste ? Il a été fort discret sur ce point : il se borne à dire « qu’un heureux hasard, ein glücklicher Zufall, l’avait fait tomber dans ses mains. » Je le soupçonne d’avoir aidé le hasard. Il raconte qu’un jour un conseiller de l’ambassade de Russie, le baron de Fonton, laissa échapper une bonne aubaine, manqua par sa faute « un des plus beaux coups diplomatiques. » Un secrétaire de l’empereur François-Joseph avait détourné une somme de six mille florins ; on devait avant peu vérifier sa caisse ; comment boucher le trou ? Dans son embarras, il offrît à l’ambassade russe de lui livrer, moyennant finance, une copie de toutes les dépêches qui se trouvaient sur la table de l’empereur. M. de Fonton hésita, marchanda, si bien que son homme eut le temps de se raviser, se jeta aux pieds de l’empereur, lui confessa son péché, en arrangeant les choses. L’empereur pardonna, boucha lui-même le trou, et les Russes n’entendirent plus parler de ce secrétaire qui s’était avisé que le repentir et la vertu sont quelquefois le meilleur des placemens. J’ose affirmer que le prince de Hohenlohe n’a jamais temporisé hors de propos, que jamais par ses hésitations ou ses lenteurs, il n’a manqué comme le baron de Fonton un beau coup diplomatique.

Comme tous les hommes supérieurs, qui ont le feu sacré, il n’était jamais content de lui-même, et tant qu’il restait quelque chose à faire, il pensait n’avoir rien fait. Si fier qu’il fût de son tableau de l’armée autrichienne, il craignait qu’il ne s’y fût glissé des erreurs, et il éprouvait le besoin d’en contrôler l’exactitude par d’autres documens. Il résolut cette fois de recourir aux grands moyens. « Aucune ambassade, dit-il, ne peut se passer entièrement de ce qu’on appelle le service des renseignemens indirects, et ce serait folie de les écarter quand ils viennent s’offrir, car c’est par-là qu’on peut préparer d’avance le système d’espionnage que rendra nécessaire l’état de guerre. Mais il faut prendre de grandes précautions avec ces agens véreux et se garder à carreau. Ils ne négligent aucune occasion de vous nuire pour peu qu’ils aient barre sur vous. Ruse et courage, tel est leur caractère ; sans la ruse, ils ne pourraient subsister, et comme il y a toujours dans leur passé quelque histoire ténébreuse dont on peut leur demander compte et qui a fait d’eux ce qu’ils sont, ils ont le courage que donnent le désespoir et l’habitude du danger. »

Le prince avait rencontré chez le baron de Fonton un homme étrange, qu’il ne désigne que par son prénom de Jérémie, et qui l’étonna dès l’abord par l’étendue de ses informations. Il avait tout vu, il connaissait tout le monde. Après avoir servi comme adjudant dans l’armée autrichienne et en avoir étudié tous les rouages, il s’était fait ingénieur, avait travaillé au canal de Suez. Se trouvant à Vienne en 1848, il avait offert ses secours à la révolution ; mais ayant découvert qu’elle n’avait point d’avenir, il était sorti du jeu, sans rompre toutefois ses relations avec les principaux meneurs. Lorsque, en 1849, les Russes aidèrent l’Autriche à comprimer l’insurrection hongroise, le gouvernement autrichien l’autorisa à travailler pour eux, à organiser leur service d’espionnage, ce qui ne l’empêcha pas d’être au mieux avec les insurgés. Tantôt oiseau, tantôt souris, il avait ses entrées chez Görgey, chez Haynau, chez Paskievitch, chez tous les généraux et même chez l’empereur François-Joseph. Personne ne pouvait se vanter d’avoir dans toute l’Europe de plus belles connaissances : il était reçu par l’empereur Napoléon III, il rendait visite au sultan.

Il avait eu ses hauts et ses bas ; il avait vu pousser des roses sur son fumier, il les avait cueillies, et comme l’ivrogne de Gavarni, il pouvait dire : « Nous avons eu nos beaux jours. » Mais sa fin mystérieuse paraît avoir été tragique : on finit toujours mal dans ce métier. Au printemps de 1859, quand la France eut déclaré la guerre à l’Autriche, on le trouva un matin mort dans son lit ; la veille au soir, il était en parfaite santé. La police autrichienne survint à l’improviste pour constater le décès, elle empêcha l’autopsie, hâta les obsèques, et le médecin qu’elle avait amené déclara que quoique cet homme regrettable n’eût pas le tempérament apoplectique, il avait succombé à une attaque foudroyante. Il se présentait fort bien ; il avait une superbe taille, des cheveux d’un blond clair, des prunelles d’un bleu céleste ; c’était un des plus beaux hommes qu’eût jamais vus le prince Kraft : « Ses yeux, nous dit-il, étaient si honnêtes, si affectueux et si candides que personne n’eût pu deviner en lui le plus rusé des traîtres. »

Dans leur première entrevue, le prince lui demanda s’il était vraiment de bonne foi, quelles garanties il pouvait lui fournir. Il répondit qu’il n’en avait point à offrir et qu’il ne faisait point d’affaires avec les gens qui lui en demandaient. — « À la bonne heure, repartit le prince, je me charge de me les procurer. Je suis un homme bien informé, et je sais que les nouvelles que vous me donnez touchant certains mouvemens de l’armée autrichienne sont exactes. Lisez les premières lignes du brouillon que voici, vous les y trouverez. » Jérémie lut et pâlit. Le prince ajouta que, s’il le soupçonnait jamais de le vendre au gouvernement autrichien, il prendrait les devans et le ferait pendre haut et court pour crime de haute trahison. Cette fois Jérémie ne pâlit pas ; il sourit agréablement et riposta qu’à ce compte il était sûr de vivre longtemps.

Dès ce jour, ils se virent souvent. On ne gênait pas leur commerce secret ; Jérémie avait persuadé à la police qu’il fournissait à l’attaché de l’ambassade prussienne des renseignemens sur le canal de Suez. Ils devinrent très bons amis. Le prince lui savait gré d’être une vache complaisante, qui se laissait facilement traire et dont le lait était aussi abondant que pur. Jérémie était reconnaissant au prince de ses procédés, de sa politesse, de la loi qu’il s’était faite de le traiter toujours avec une irréprochable courtoisie : Jérémie tenait aux formes, il goûtait peu les gens qui en manquaient. Quelques années plus tard, il alla voir le prince à Berlin et lui déclara que parmi ses nombreux cliens, il n’en était aucun qu’il eût servi avec plus de plaisir et dont le commerce lui eût été plus agréable. « Dès le premier jour, lui dit-il, vous m’avez fait comprendre que vous me teniez pour une canaille, mais vous ne me l’avez jamais fait sentir depuis ; les Russes ne m’ont jamais laissé ignorer ce qu’ils pensaient de moi. » Ils avaient tort : quand vous employez un drôle, libre à vous de le mépriser, mais vous avez perdu le droit de lui témoigner votre mépris, et comme le disaient Bridoison et Jérémie, ce n’est pas une petite chose que les formes.

Le prince faisait grand cas de Jérémie, mais cet excellent informateur ne pouvait résoudre tous ses doutes, satisfaire toutes ses curiosités. Le maréchal Radetsky avait rédigé jadis une sorte de manuel à l’usage des officiers attachés aux ambassades. Le vieux renard leur enseignait comment ils doivent s’y prendre pour se procurer des camaraderies dans l’armée étrangère qu’ils sont chargés d’étudier, comment, sans compromettre personne, sans même interroger personne, ils peuvent prévoir le cours des événemens en happant au vol les propos qu’un étourdi laisse échapper dans une causerie familière. Le prince Kraft ne connaissait pas ce manuel ; mais il n’avait pas eu besoin de le lire pour griller d’envie de se ménager des relations intimes dans l’armée autrichienne. Malheureusement on avait mal répondu à ses avances, et il n’était pas un seul lieutenant qui lui fit l’amitié de le traiter en camarade. Il lui semblait même que depuis quelque temps on redoublait de réserve à son égard, et il soupçonnait la police d’avoir pris copie de quelques-uns de ses rapports. Il ne se trompait pas : le chef de la chancellerie de l’ambassade prussienne à Vienne était un vétéran de la guerre d’indépendance, décoré de la croix de fer ; il sut plus tard que ce héros avait été surpris livrant des documens au gouvernement autrichien, qui lui graissait la patte.

Le jeune attaché se morfondait, se rongeait les poings, quand le hasard lui vint en aide une fois encore, et une fois encore il aida le hasard. Dans la seconde quinzaine de septembre, la célèbre ballerine berlinoise, Marie Taglioni, arriva en tournée sur les bords du Danube, où elle fit bientôt fureur. Quelqu’un qui désirait vivement lui être présenté recourut aux bons offices du prince Kraft, pour qui ce fut un trait de lumière : il jura que grâce à Marie Taglioni, il aurait avant peu un pied et même deux dans le monde fermé de la jeune aristocratie militaire de Vienne.

Il ne connaissait la Taglioni que pour l’avoir vue danser ; il n’avait jamais échangé un mot avec elle. Avant de présenter les autres, il avait besoin qu’on le présentât lui-même, il s’en chargea. Toute affaire cessante, il alla offrir à l’étoile et à sa mère la protection de l’armée prussienne, et il sut si bien s’y prendre que sa belle humeur, sa bonhomie lui gagnèrent les cœurs, et qu’une soirée lui suffit pour s’insinuer dans la confiance de toute la famille. Aussitôt installé dans la place, il en fit les honneurs à son prochain.

Marie Taglioni, qui devait épouser quelques années après le prince Joseph Windischgraetz, était fort avenante, assez rieuse, mais froide comme un glaçon. On n’avait jamais vu à Vienne de danseuse aussi réservée et aussi grande dame ; sa vertu doubla l’effet de ses charmes, et le prince Kraft vit s’accroître rapidement le nombre des lieutenans qui le sollicitaient de les introduire dans le sanctuaire. Il était sûr désormais d’en rencontrer chaque soir sept ou huit, et comme ils ne pouvaient pas tous causer avec l’étoile, ils bavardaient entre eux, et de quoi ? des affaires militaires du jour : « Ce fut ainsi que j’appris une foule de choses sans questionner personne et en feignant de ne rien entendre. Mon plan réussit à merveille. J’étais si promptement informé, qu’un soir j’eus connaissance d’un ordre secret avant qu’il eût été écrit, et par mon entremise on en reçut la nouvelle à Berlin le jour où il fut signé. » Ce n’était pas tout. Les soirs de ballet, après avoir couvert de fleurs leur divinité, ces jeunes étourdis s’en allaient souper dans un restaurant à la mode. Vienne apprit bientôt qu’un nouveau club s’était fondé, le club Taglioni, que le prince Kraft de Hohenlohe en était le président. Il y gagna en considération, « parce que, à Vienne, dit-il, on tient en grande estime l’homme admis à faire sa cour à une danseuse de grand renom. » D’autre part, on se persuada qu’il n’avait que ses amours en tête, que la politique et l’armée autrichienne lui étaient désormais fort indifférentes, et de jour en jour, ses nouveaux amis, devenus ses camarades, parlèrent plus librement ; de jour en jour, ils se défièrent moins d’une paire d’oreilles toutes grandes ouvertes, aussi attentives, aussi recueillies que peut l’être une araignée qui attend sa mouche.

Il apprit au club Taglioni qu’après avoir dissimulé ses armemens et ses préparatifs, l’Autriche en faisait grand bruit dans l’espérance d’intimider la Prusse, que d’accord avec les puissances occidentales, elle se proposait de lui forcer la main, de la contraindre à marcher avec elle contre la Russie, qu’à cet effet on rassemblait une armée en Moravie et en Bohême. Il soupçonna ses jeunes amis d’être indiscrets par ordre et de lui conter de propos délibéré des balivernes. Il s’était renseigné, il avait fait son enquête, il mit Jérémie en mouvement, et il s’assura que la formidable armée qu’on rassemblait en Bohême se réduisait à 40 000 hommes incapables d’entrer en campagne. Il écrivit son rapport, et peu après il se rendit à Berlin pour causer avec son roi ; il lui représenta qu’on se flattait de l’effrayer par de vaines démonstrations. Frédéric-Guillaume ne se laissa point intimider, et bientôt, par un habile artifice diplomatique, il réussissait à se dégager du traité d’alliance qu’il avait conclu avec l’Autriche. Le prince Kraft n’avait point perdu son temps à Vienne ; il méritait une récompense, il l’obtint. En octobre 1854, il avait été nommé capitaine-adjoint de l’état-major général ; le 8 janvier 1856, le roi l’attachait à sa personne comme aide de camp. Il avait le pied à l’étrier.

Cet homme distingué passa toujours pour avoir l’humeur chevaleresque et des principes religieux, sur lesquels il ne transigeait pas ; cependant il n’éprouva à Vienne aucun embarras de conscience. A la vérité, Jérémie lui inspirait quelque dégoût : « Il est désagréable, écrivait-il, d’entretenir des relations avec des gens de cet acabit ; mais c’est une nécessité de la vie diplomatique, et quiconque ne surmonte pas ses répugnances perdra la partie, comme le général qui se refuse à payer des espions. » Il faut une forte dose de badauderie ou de pharisaïsme pour prétendre que les mêmes règles de conduite sont applicables aux intérêts publics et aux intérêts particuliers, qu’un général, un diplomate, un homme d’État se déshonore en recourant dans l’exercice de sa profession à certaines ruses qu’il s’interdit dans la vie privée. Est-ce à dire que tout lui soit permis ? Tel artifice, tel stratagème est une manœuvre odieuse, tel autre est une belle invention ou « un idiotisme de métier. » Ces questions délicates sont une riche matière à distinguo, et le prince Kraft de Hohenlohe montra qu’il était un bon casuiste.

Il avait suivi à l’école de guerre les cours de jurisprudence militaire du conseiller Fleck, et appris de lui qu’il n’y a que les sots qui prennent au sérieux la fameuse maxime Fiat justilia, pereat mundus ! ce qui revient à dire : périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Dans le fait, la vraie justice, celle qui est une vertu et une raison, n’a jamais mis en péril ni les colonies ni les sociétés. Ce n’est pas sa faute si on invoque témérairement son nom, si sans la consulter on l’emploie à couvrir de son hermine des calculs intéressés ou des passions haineuses. Les emportés et les habiles qui, comme certain personnage d’une vieille nouvelle italienne, courent les rues, vêtus de deuil, en criant que la justice est morte, ne sont pas tous des justes.


G. VALBERT.

  1. Aus meinem Leben, Aufzeichnungen des Prinzen Kraft zu Hohenlohe-Ingelfingen. 1er vol. Berlin, 1897.