Une Manœuvre allemande - L’Autonomie de l'Alsace-Lorraine

Une manœuvre allemande – L’autonomie de l’Alsace-Lorraine
E. Wetterlé

Revue des Deux Mondes tome 41, 1917


UNE MANŒUVRE ALLEMANDE

L’AUTONOMIE
DE
L’ALSACE-LORRAINE


La nouvelle manœuvre allemande à propos de l’Alsace-Lorraine se dessine nettement. Il n’est plus possible au gouvernement impérial d’étudier le problème, qui a été posé devant le monde entier. Quelle solution s’apprête-t-il à y donner ?

Depuis plusieurs semaines une polémique préparatoire est engagée entre germanophiles et Alsaciens-Lorrains dans les journaux de la Suisse allemande. Les seconds patronnent, cela va sans dire, le retour pur et simple de leurs provinces à la France. Les premiers proposent l’autonomie complète de l’Alsace-Lorraine dans le cadre de la Constitution de l’Empire.

Nous connaissons de vieille date cette proposition. Pendant toute la période intermédiaire, ce fut la nôtre. Ne pouvant, sans nous exposer à des poursuites en haute trahison, faire une politique franchement séparatiste, nous étions devenus, par opportunisme, des autonomistes militans. Dans toutes les questions qui se posent au cours de la vie publique, il y a la thèse et l’hypothèse, le but idéal qu’on se propose d’atteindre et les réalisations successives, qui, seules, demeurent dans le domaine du possible. Pour nous, la thèse était et restait la restauration du droit, indignement violé en 1871. Quant à l’hypothèse, c’était le fait accompli, auquel nous ne pouvions rien changer et dont nous devions tenir largement compte dans nos revendications immédiates.

Si on les avait régulièrement consultés, les Alsaciens-Lorrains auraient, dans leur écrasante majorité, répondu : « Nous voulons redevenir Français. » Comme on ne leur donnait pas l’occasion d’exprimer publiquement leurs sentimens intimes, ils n’avaient plus qu’une tactique à suivre : essayer d’obtenir, non point par des reniemens collectifs ou par des abdications personnelles, mais par l’affirmation de leurs droits, le maximum de libertés que comportait la situation qu’ils n’avaient pas créée.

Voici comment les autonomistes formulaient leur programme : « L’Alsace-Lorraine a été incorporée de force à l’empire allemand. Nous n’avons plus à juger le fait historique de l’annexion. Nos premiers représentans ont fait entendre une protestation dont rien n’est venu, depuis lors, infirmer la durable valeur. Cela posé, l’Empire, qui nous a fait violence, a des devoirs vis-à-vis de notre population. Il doit lui assurer toutes les libertés, tous les privilèges dont jouissent les autres groupemens nationaux de l’Allemagne. Nous demandons donc qu’on fasse de nos provinces un État autonome, qui fera partie de la Confédération germanique au même titre que la Bavière, la Saxe, la Hesse. Nous voulons nous gouverner nous-mêmes, comme se gouvernent les Mecklembourgeois, et les habitans de la République de Hambourg. À nous de voter notre Constitution et de choisir le régime sous lequel nous vivrons. Tant que nous serons gouvernés par Berlin, nous ne serons dans l’Empire que des citoyens de seconde classe. »

Et nous ajoutions : « Tout Allemand aime d’abord et exclusivement sa petite patrie. C’est parce que le pays particulier appartient à la Confédération germanique, que, sur ce patriotisme local, s’est greffé un patriotisme collectif. Vous nous demandez au contraire, à nous autres, Allemands par contrainte. de marquer notre attachement direct, sans échelon intermédiaire, à l’Empire. Nous devons être des unmittelbare Reichsdeutsche (des impériaux immédiats), alors que tous les autres confédérés ne connaissent, à proprement parler, que leur État d’origine. Donnez-nous donc d’abord une petite patrie, qui soit bien à nous. C’est le minimum de ce que nous sommes en droit d’exiger. »

Telle était notre attitude. Elle ne comportait aucune renonciation à nos légitimes espérances nationales. Elle nous était cependant imposée par les circonstances. Les Allemands, qui, en déchirant le traité de Francfort, ont détruit les prémisses de notre raisonnement conditionnel, ne sont donc nullement autorisés à vouloir en maintenir la conclusion provisoire.

Comment en viennent-ils d’ailleurs à vouloir nous concéder aujourd’hui ce qu’ils nous ont constamment refusé pendant quarante-quatre ans ? Quel était, en effet, le statut national de l’Alsace-Lorraine dans l’Empire germanique ?

L’empire est une fédération d’États, qui n’ont renoncé en sa faveur qu’à une partie strictement limitée de leur souveraineté particulière. L’article 6 de la Constitution de 1871 limite, d’une façon précise, la compétence de l’Empire en matière de législation. Les États gardent leurs souverains, leurs ministères, leurs parlemens, leurs corps de fonctionnaires, la Saxe et la Bavière, leurs armées.

Les lois sont présentées au Reichstag au nom des gouvernemens confédérés. L’empereur n’a aucun droit de veto. Il est obligé de promulguer les lois qui, après avoir été votées par le parlement d’empire, ont été approuvées par le Conseil fédéral. Celui-ci se compose de 58 membres (61 depuis que l’Alsace-Lorraine y est limitativement représentée) à raison de 17 délégués pour la Prusse, 6 pour la Bavière, 4 pour la Saxe, 3 pour le Wurtemberg, le grand-duché de Bade et le grand-duché de Hesse, 1 pour chacun des autres États. Les délégués ne forment pas, à proprement parler, une assemblée législative. Ils votent sur mandat impératif de leurs souverains, ou, pour parler plus juste, de leurs gouvernemens respectifs. Les projets de lois de l’empire sont donc d’abord soumis à l’examen des États particuliers, qui « instruisent » ensuite leurs délégués au Conseil fédéral. Pour éviter toute surprise, un seul délégué par État dépose dans l’urne, au moment du vote, tous les bulletins revenant à l’État qu’il représente.

L’Empereur n’est donc pas, à proprement parler, le souverain de l’Allemagne unifiée, mais comme on dit là-bas, le primus inter pares, le président d’une association dont tous les membres sont égaux. Ses seules prérogatives (elles sont d’ailleurs considérables) sont les suivantes : il déclare la guerre et signe les traités de paix, il est le chef suprême de l’armée et de la marine, il nomme et révoque les représentans de l’Empire à l’étranger. Seule la Bavière s’est réservé le droit d’avoir des légations, à elle, auprès des autres puissances.

En opposition avec cette situation privilégiée des États autonomes, l’Alsace-Lorraine était « pays d’Empire, » c’est-à-dire propriété collective des États, au même titre que les colonies allemandes. C’étaient le Bundesrath et le Reichstag qui seuls pouvaient, théoriquement, légiférer sur son territoire. Et de fait, pendant les premières années qui suivirent l’annexion, l’Empereur promulguait pour nos provinces des décrets-lois, que le Conseil fédéral et le parlement d’empire enregistraient.

La loi constitutionnelle de 1879 ne fit que confirmer légalement cet état de fait. Elle déléguait à l’Empereur l’exercice des pouvoirs souverains en Alsace-Lorraine ; mais du même coup elle maintenait dans leur intégralité les attributions du Bundesrath, qui, comme pour les lois d’empire, approuvait les lois de l’Alsace-Lorraine avant leur dépôt et après leur adoption par le Landesausschuss (Parlement des provinces annexées). Cette dernière assemblée ne pouvait voter le budget et les lois particulières du pays qu’en vertu d’une délégation toujours révocable du Reichstag. Elle était, à proprement parler, un sous-Reichstag pour l’Alsace-Lorraine. Cela est tellement vrai que le chancelier pouvait, à tout moment, en appeler du Landesausschuss au Reichstag, comme il le fit pour la loi sur les maires de carrière.

L’Alsace-Lorraine était donc bien, sous ce régime (1879-1911), une véritable colonie allemande pourvue d’une représentation nationale à droits limités, mais administrée par la collectivité des États autonomes allemands.

L’Empereur avait de plus étendu abusivement son pouvoir. Alors qu’il lui est interdit d’intervenir dans la législation de l’empire allemand autrement que par les « instructions » qu’il donne, comme roi de Prusse, à ses 17 délégués du Conseil fédéral, il s’était pratiquement, en Alsace-Lorraine, arrogé le droit de veto qui s’affirmait, soit avant ou après l’adoption, soit, par retrait arbitraire, pendant la discussion de nos lois particulières. De fait, notre petit pays était donc encore devenu une sorte d’annexé de la Prusse.

L’Empereur ne pouvait-il pas d’ailleurs, en nommant et révoquant à son gré le statthalter et les membres du ministère d’Alsace-Lorraine, exercer une influence prépondérante sur la marche de nos affaires ? Il n’en reste pas moins vrai que la loi constitutionnelle de 1879 avait maintenu, au moins en théorie, le principe du pays d’empire, propriété collective des États allemands.

Celle de 1911 devait le confirmer, mais avec des atténuations considérables et susceptibles de développemens intéressans.

La transformation radicale qu’elle prévoyait était la suivante : le Bundesrath et le Reichstag s’éliminaient eux-mêmes de la législation de l’Alsace-Lorraine qui, en titre, était désormais attribuée à deux Chambres indépendantes. La délégation de l’Empereur était maintenue, mais cette souveraineté ne restait plus liée aux restrictions antérieures, puisque le Conseil fédéral renonçait à la partager. La Chambre basse était élue au suffrage universel (60 députés, dont 1 par canton). La Chambre haute se composait de 5 membres de droit (dignitaires ecclésiastiques et civils) et de 26 autres « sénateurs » dont la moitié étaient élus par des corporations (corps professoral de l’Université, consistoires israélites, chambres de commerce, chambres d’artisans, conseil de l’agriculture, conseils municipaux des quatre grandes villes), et l’autre moitié, nommés directement par le souverain. Le statthalter, ou gouverneur, était assisté, dans l’exercice de ses fonctions, par un secrétaire et trois sous-secrétaires d’État, nommés et révoqués par l’Empereur. Le statthalter était en même temps le représentant de l’Empereur et son ministre pour l’Alsace-Lorraine.

Il semblerait à première vue que, dans cette transformation de notre statut national, une partie au moins de nos revendications eût été réalisée. Ce serait mal connaître les Allemands que de supposer qu’ils puissent se montrer ou généreux, ou simplement justes. Toutes les précautions avaient été prises, en effet, pour paralyser à l’avance toute velléité d’opposition nationale.

Et d’abord la loi constitutionnelle de 1911 avait un caractère de précarité qui, pour nous, lui enlevait toute valeur. Elle était et restait une loi d’empire, et ceux qui l’avaient faite pouvaient, à tout moment, la défaire. Il avait en effet été prévu, dans la loi elle-même, que seuls les corps législatifs de l’Empire pourraient la modifier. En supposant même que les deux Chambres alsaciennes-lorraines et l’Empereur fussent d’accord pour y apporter le changement le plus insignifiant, il fallait, pour y procéder, recourir au Bundesrath et au Reichstag. Bien mieux, pour marquer qu’ils ne renonçaient nullement à revenir, le cas échéant, sur les concessions consenties, le Conseil fédéral et le Parlement d’empire avaient, dans la loi constitutionnelle, réglé limitativement l’usage de la langue française dans les provinces annexées, une question qui, de toute évidence, eût dû être réservée à la compétence des Chambres locales.

Étant donnée sa composition, une opposition de la Chambre haute n’était pas à prévoir. L’élection de la moitié de ses membres par des corporations complètement à la dévotion du gouvernement ne pouvait donner que des résultats entièrement négatifs. La désignation des représentans des quatre grandes villes échappait seule aux pouvoirs publics. Quant au reste, en plus des membres de droit (évêques, présidens des consistoires protestans et président de la Cour d’appel), les vingt-trois autres « sénateurs » étaient, comme je l’ai dit plus haut, nommés directement par l’empereur, avec cette circonstance aggravante qu’ils ne l’étaient que pour la durée d’une session. Dans tous les États allemands, le souverain désigne ainsi une partie des membres de la Chambre haute, mais « à vie. » Les nominations étant irrévocables, les bénéficiaires peuvent s’affranchir de la tutelle du gouvernement, puisque, quoi qu’il arrive, la possession de leur mandat leur est assurée. En Alsace-Lorraine, pour prévenir toute surprise, le souverain se réservait le droit de ne plus renouveler le leur à ceux qui, pendant la session précédente, ne lui auraient pas donné pleine et entière satisfaction.

Ce n’est pas tout. Comme le gouvernement avait quelque raison de se méfier d’une Chambre basse, élue au suffrage universel, on avait prévu le cas d’un conflit prolongé avec cette assemblée. La dissolution pouvait n’être qu’un expédient momentané. Il fallait trouver mieux. Lorsque la loi constitutionnelle fut discutée au Reichstag, nous avions demandé que le délai pendant lequel le ministère pourrait gouverner le pays, sans budget régulièrement voté, fût fixé au maximum à six mois. Le chancelier s’opposa de toutes ses forces à cette limitation et le Reichstag lui donna raison.

Le gouvernement d’Alsace-Lorraine pouvait donc proroger indéfiniment le Parlement et, pendant toute la durée de cette prorogation, il était autorisé à prélever les impôts et à engager les dépenses publiques, sur la base de l’exercice précédent. De plus, pendant cette période, le souverain avait le droit de promulguer, en toute matière, des décrets ayant force de loi, à la seule condition que ces décrets fussent soumis ensuite à la ratification du Parlement, après sa nouvelle convocation. Le droit budgétaire et législatif des Chambres devenait, dans ces conditions, complètement illusoire, le ministère pouvant, quand bon lui semblait, rétablir, sans limitation de temps, la pire de toutes les dictatures.

On avait ainsi mis au peuple alsacien-lorrain des menottes encore plus lourdes que celles qui avaient déjà meurtri sa chair sous le régime précédent. Néanmoins, comme je l’ai fait remarquer, la nouvelle constitution était susceptible de développemens intéressans, et c’est ici que nous rentrons dans l’actualité.

Guillaume II, qui, déjà, dans l’affaire du Brunswick, avait montré qu’il savait parfois faire passer ses sentimens familiaux avant ses intérêts dynastiques, rêvait de doter un de ses fils d’une couronne. L’Alsace-Lorraine devait, dans sa pensée, devenir l’apanage d’un Hohenzollern, qui y aurait fondé une nouvelle dynastie. Tout était donc préparé, dans le pays d’empire, pour rendre aisée la réalisation de ce plan machiavélique.

Le pays était doté de tous les organismes d’un État indépendant. Le Bundesrath et le Reichstag avaient d’un autre côté pris l’habitude de s’en désintéresser. Ils avaient même consenti à ce que l’Alsace-Lorraine fût représentée par trois délégués au Conseil fédéral, avec cette seule restriction que ces délégués, étant « instruits » par le statthalter, lui-même nommé par l’Empereur, leurs voix seraient annulées toutes les fois qu’elles donneraient la majorité à la Prusse.

Il ne restait donc plus, pour réaliser l’autonomie complète de l’Alsace-Lorraine, qu’à obtenir des corps législatifs de l’empire la délégation définitive des pouvoirs souverains, dans notre petit pays, à un prince de la maison impériale, ou, au pis-aller, à un autre prince allemand.

C’est évidemment cette solution que l’Allemagne proposera d’abord aux Alliés, quand elle sera contrainte de leur faire une première concession dans la question d’Alsace-Lorraine.

Voici maintenant pourquoi on ne saurait s’arrêter, même un instant, à cette solution bâtarde et hypocrite.

Et d’abord les Alsaciens-Lorrains n’ont aucune attache dynastique. De quel droit l’Allemagne leur imposerait-elle un souverain étranger ? À l’époque où, faute de mieux, nous demandions notre autonomie dans le cadre de la constitution de l’empire, nous exigions du même coup qu’on reconnût à la population de notre province le droit de choisir la forme du gouvernement et de désigner le chef de l’État. Nous faisions remarquer que déjà trois États allemands avaient une constitution républicaine : Hambourg, Brême et Lubeck, et que, dès lors, rien ne s’opposait en principe à ce que les provinces annexées adoptassent le même régime. Ces prétentions faisaient scandale ; mais elles n’en étaient pas moins justifiées.

Je ne suis pas éloigné d’admettre que, dans les circonstances actuelles et pour éviter la rétrocession de l’Alsace-Lorraine à la France, l’empire en viendra à céder même sur ce point. Il s’accommodera d’un pays d’empire républicain, plutôt que de renoncer définitivement à la possession de nos deux provinces.

Examinons, en effet, toutes les lignes de repli que la diplomatie allemande a, dès maintenant, préparées pour retarder, si possible, l’abandon d’un pays dont les richesses sont indispensables à sa prospérité :

1o L’Alsace-Lorraine État particulier, avec dynastie allemande.

2o L’Alsace-Lorraine républicaine, mais faisant encore partie de la Confédération germanique.

3o L’Alsace-Lorraine complètement indépendante, pays neutre, mais demeurant dans le Zollverein allemand.

4o L’Alsace devenant française, la Lorraine restant allemande.

5o L’Alsace-Lorraine, cédée à la France, mais à la condition que la propriété minière allemande y sera respectée.

Nous verrons successivement se présenter toutes ces combinaisons. Je n’en veux d’autre preuve que les articles publiés en Suisse par des germanophiles et où les trois premières hypothèses sont déjà exposées et défendues.

Pas un seul Alsacien-Lorrain ne s’arrêtera aux argumens que font valoir les auteurs de ces thèses surprenantes. En effet, de toutes façons, l’autonomie dans le cadre de la constitution de l’empire serait un leurre. Et voici pourquoi. Depuis quarante-quatre ans les Allemands immigrés ont considéré toutes les fonctions publiques, dans les provinces annexées, comme des fiefs de famille. Les indigènes n’arrivaient pas à pénétrer dans une administration dont les postes étaient exclusivement réservés à une caste. Or, l’autonomie nominale de notre pays ne changerait rien à cette situation de fait. Nous ne pourrions pas dépouiller les fonctionnaires actuels de leurs charges et nous ne serions pas à même de fournir un personnel de remplacement. Tout en étant donc indépendants en titre, nous continuerions, comme dans le passé, à être gouvernés et administrés par des étrangers, de mentalité hostile à la nôtre et de mœurs brutales.

Même si notre pays était neutralisé, comme la Suisse, cette anomalie subsisterait et rendrait la situation insupportable aux indigènes alsaciens-lorrains. Parmi les raisons qui font souhaiter à ceux-ci d’être rattachés à la France, la première est leur désir d’être débarrassés pour toujours des fonctionnaires immigrés qui les ont si cruellement martyrisés.

L’Alsace-Lorraine n’a pas de passé historique qui justifie la création du nouvel État. Tant que, par la force, on nous retenait dans l’organisme de l’empire allemand, nous pouvions et nous devions exiger qu’on nous donnât un statut national distinct de celui des États ; car entre notre mentalité et celle des Allemands l’opposition était irréductible ; car encore plus de deux siècles de vie commune avec les autres provinces françaises avaient, dans notre population, créé des goûts semblables et des aspirations identiques aux leurs.

Mais ce n’était là, de toute évidence, qu’une adaptation provisoire à une situation que nous considérions comme essentiellement précaire. Du jour où la domination brutale de l’Allemagne, qui avait créé chez nous cette unité purement artificielle, prendra fin, nos deux provinces reviendront tout naturellement à leur tradition historique, qui est et reste leur absorption, déjà librement consentie en 1791, par la Patrie française. Nous prétendions, sous le joug allemand, former une nationalité spéciale et distincte des autres, parce que nous ne voulions pas être confondus avec les Allemands. Quand la possibilité sera donnée aux Alsaciens-Lorrains d’exprimer librement leurs préférences, ils seront les premiers à renier cette nationalité de commande, pour se réclamer de la seule qui leur revienne, de la nationalité française. Voilà ce qu’on ne saurait affirmer avec trop d’énergie.

Il n’y a donc qu’une solution au problème qu’a soulevé la guerre : le retour de nos deux provinces à leur vraie Patrie.

Nous ferons bien cependant de prévoir et de déjouer dès maintenant la dernière manœuvre que tenteront les Allemands pour atténuer les conséquences économiques de la rétrocession de l’Alsace-Lorraine.

Les argumens que, dès cette heure, ils font valoir sont les suivans : « L’industrie allemande a un besoin absolu des mines de Lorraine dont la France, déjà trop riche en minerai, ne saura que faire. Dès lors, l’intérêt des deux pays exige que des sociétés allemandes puissent rester propriétaires de ces mines, qu’elles les exploitent et qu’elles exportent le minerai sans contrôle et sans payement d’aucun droit. » Ce ne sont pas de vaines suppositions que je formule.

La campagne est commencée. Les Allemands sont mauvais psychologues, c’est convenu, mais ils apportent en tout la méthode la plus rigoureuse et, dès maintenant, ils ont envisagé toutes les hypothèses qui pourront se présenter et préparé les argumens dont ils se serviront successivement pour couvrir leur retraite par échelons. La possession des richesses minières de nos provinces leur tient particulièrement à cœur. N’ont-ils pas, durant les dernières semaines, profité des circonstances, pour réaliser les parts des propriétaires français de nos mines et les faire passer en des mains allemandes ? Ils s’assuraient ainsi à l’avance la propriété exclusive de notre sous-sol.

Ces expropriations (nous ferons bien, après la victoire, de ne pas oublier ce précédent) ne furent pas d’ailleurs les seules. Le gouvernement allemand a encore procédé à des ventes forcées des biens meubles et immeubles, non seulement des Français, mais aussi des Alsaciens-Lorrains arbitrairement dénationalisés par décret. Dans l’esprit de leurs auteurs, ces ventes doivent avoir un caractère définitif. Elles l’auraient certainement, si la question d’Alsace-Lorraine était réglée par l’octroi de l’autonomie aux provinces annexées.

Dans le nouvel État autonome, l’Allemagne, dont les ressortissans occupaient déjà tous les postes administratifs importans, détiendrait donc encore la plus grosse part de la richesse publique.

Dans ces conditions, l’autonomie ne serait plus qu’une abominable duperie, même au cas où elle irait jusqu’à un séparatisme purement apparent.

Ce que je tenais surtout à bien mettre en relief dans cet article, c’est que les revendications autonomistes des Alsaciens-Lorrains dans le passé ne sauraient être invoquées comme une acceptation, même conditionnelle, du fait accompli. Elles ne comportaient aucune reconnaissance de l’annexion, mais marquaient simplement notre volonté de sauvegarder relativement notre indépendance jusqu’au jour, impatiemment attendu, de la libération définitive de notre pays. Nous étions comme des prisonniers qui ne cessent pas d’aspirer à la liberté, parce qu’ils essayent d’aménager à leur convenance la cellule dans laquelle on les retient de force.

Les Allemands perdent donc leur temps et leur peine en suggérant des solutions transactionnelles dont nous ne voulons rien savoir. L’Alsace-Lorraine aspire à redevenir française. Elle le redeviendra. Encore est-il intéressant de constater que l’Allemagne qui, hier encore, dans l’ivresse de la victoire escomptée, menaçait les Alsaciens-Lorrains de démembrer leur pays et de le rattacher, nouvelle Pologne, en trois tronçons, à la Prusse, à la Bavière et au grand-duché de Bade, en est venue, pour éviter le châtiment de ses crimes, à proposer elle-même aux annexés ce qu’elle leur avait hargneusement refusé pendant quarante-quatre ans. Rien ne saurait mieux prouver que l’heure de la « justice immanente » a sonné.

E. Wetterlé.

On me permettra une dernière remarque. Mes anciens collègues alsaciens-lorrains du Reichstag (je ne parle évidemment pas des quatre députés allemands des provinces annexées) ont été invités, ces jours derniers, par M. Michaëlis, chancelier de l’empire, à un entretien confidentiel où devaient se débattre les destinées de notre petit pays. Si, au cours de cette entrevue, M. Michaëlis a proposé à ses interlocuteurs la solution autonomiste du problème, il a certainement obtenu leur adhésion à ce programme. Pris dans le filet de leurs déclarations antérieures, les députés alsaciens-lorrains ne pouvaient pas, sans s’exposer à des poursuites en haute trahison, proposer le retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Si donc les Allemands devaient faire état de leur acceptation d’une autonomie plus ou moins large de nos deux provinces, je tiens à mettre tout de suite l’opinion publique dans les pays alliés en garde contre cette manœuvre. Les députés alsaciens-lorrains, du moins ceux qui n’ont pas trahi la confiance de leurs électeurs, comme le docteur Ricklin, se trouvent dans la situation d’hommes qui, ligotés d’entraves un peu lâches, ne peuvent faire que des mouvemens limités. Attendons qu’ils aient les mains complètement libres, et nous les verrons alors esquisser le geste attendu par l’écrasante majorité de leurs mandans.

E. W.