Une Forme nouvelle des luttes internationales - Le Boycottage

Une Forme nouvelle des luttes internationales - Le Boycottage
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 199-228).
UNE FORME NOUVELLE
DES
LUTTES INTERNATIONALES

LE BOYCOTTAGE

Les nations, plus encore que les individus, sont dures aux faibles, dures aux vaincus ; si évident que soit le bon droit d’un petit État, s’il lui manque les moyens de le faire valoir, il est l’agneau de la fable : le droit, contre la force, ne vaut. La justice, dans les rapports internationaux, est difficile à définir ; il est encore plus malaisé d’instituer un tribunal pour en décider ; enfin, il serait à peu près impossible d’assurer l’exécution des sentences du tribunal. Mais l’histoire nous montre la variabilité, selon les temps et les pays, des élémens qui, pour les peuples, constituent la force : les armes ne suffisent pas à tout. La Hollande tint tête à Louis XIV, et l’on voit la Pologne conquise résister aussi bien à la germanisation qu’à la russification. Une puissance formidable réside dans la masse anonyme d’un peuple : toutefois, en général, cette puissance ne se connaît pas elle-même, elle ne devient consciente qu’en s’organisant. Les derniers événemens d’Orient nous offrent un très curieux et très significatif exemple des moyens par lesquels un peuple, qui s’estime lésé, peut obtenir justice sans recourir au canon et trouve, ailleurs que dans la guerre, le moyen de faire valoir ce qu’il croit être son droit. Le boycottage des marchandises austro-hongroises dans l’Empire ottoman, depuis l’annexion de la Bosnie-Herzégovine jusqu’à la signature de l’accord austro-turc, marque une date dans l’histoire des relations des nations entre elles. Pour la première fois, en Europe, est apparue, sur le champ de bataille international, une arme nouvelle dont l’usage a déconcerté les diplomates, dérouté les chancelleries ; le coup d’essai a été un coup de maître. On peut affirmer que le Cabinet de Vienne se serait résigné de moins bonne grâce à payer à la Turquie 52 millions et demi de francs, à titre d’indemnité pour l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, si le boycottage n’avait fait subir des pertes très sensibles au commerce austro-hongrois et n’avait menacé de l’exclure des marchés d’Orient. Les Turcs n’ont pas inventé le boycottage ; ils n’ont fait qu’acclimater en Europe un procédé dont les Chinois, avant eux, s’étaient servis ; ils ont créé un précédent qui aura des imitateurs, car il répond aux tendances de l’évolution économique et sociale de l’Europe contemporaine. L’expérience récente n’est pas seulement un accident dans la politique, elle est un commencement. C’est pourquoi il nous a paru intéressant d’en marquer ici l’importance, d’esquisser l’histoire du boycottage, d’analyser ses méthodes et d’indiquer ses possibilités d’avenir.


I

Il est des hommes qui, toute leur vie, courtisent la renommée : elle les fuit ; d’autres, qui ne s’en souciaient guère, lèguent leur nom à la postérité : cette étrange fortune est advenue à l’Anglais James Boycott. En Irlande, en 1880, le capitaine Boycott était régisseur des immenses terres de lord Erne, dans le comté de Mayo, et il faisait valoir lui-même plusieurs fermes ; très dur avec ses ouvriers, il les renvoyait brutalement, il lésinait sur les salaires ; aux tenanciers, il refusait impitoyablement toute réduction des rentes ; aucun sentiment d’une justice plus humaine ne tempérait les exigences de son droit. C’était le temps où Michael Davitt et Parnell organisaient la Land League et cherchaient l’occasion de manifester sa puissance par quelque coup d’éclat ; ils s’avisèrent d’organiser, contre les rigueurs de Boycott, les représailles paysannes. Le mot d’ordre donné, l’excommunication prononcée, on vit, sur les terres de lord Erne, les bergers abandonner leurs troupeaux, les paysans se croiser les bras en face des récoltes mûres, le maréchal ferrant refuser de ferrer les chevaux de Boycott, le boulanger de lui fournir du pain, le facteur de lui remettre ses lettres ; autour du réprouvé le vide se lit, complet, menaçant ; les haines accumulées contre le landlordisme se concentrèrent sur lui ; le gouvernement envoya 2 000 hommes pour le protéger et 50 ouvriers orangistes vinrent arracher ses pommes de terre. Mais la vie devenait impossible à la victime des justes vengeances irlandaises ; Boycott dut s’enfuir, s’exiler en Amérique, aller chercher l’oubli pour sa personne, tandis que son nom retentissait dans le monde entier. Michael Davitt a raconté dans son livre Fall of Feudalism in Ireland comment le nom du régisseur de lord Erne devint un mot de la langue usuelle :


Le mot fut inventé par le Père John O’Malley. Nous dînions ensemble au presbytère de « The Malce » et je ne mangeais guère. Il le remarqua et m’en demanda la raison :

— Un mot me tourmente, dis-je.

— Lequel ? demanda le Père.

— Eh bien, dis-je, quand le peuple met à l’index un « grabber » (embaucheur), nous appelons cela « sociale excommunication, » mais nous devrions avoir un mot différent pour exprimer l’ostracisme appliqué à un landlord ou à un agent comme Boycott. Ostracisme ne peut faire l’affaire. Le paysan ne comprendrait pas le sens du mot et je ne puis en trouver un autre.

— Non, répliqua le Père John, ostracisme ne peut convenir.

Il fixa les yeux sur le sol, puis, après un silence, se frappa le front et dit :

— Comment cela irait-il, si nous l’appelions « boycotting ? »

J’étais ravi :

— Dites à vos paroissiens, repris-je, d’appeler cela « boycotting. » Quand les reporters viendront de Londres ou de Dublin, ils entendront ce mot. Je vais à Dublin et je demanderai aux jeunes orateurs de la ligue de l’employer. Je l’emploierai dans ma correspondance avec la presse américaine et nous le rendrons aussi fameux que le mot « lyncher » aux États-Unis.


Depuis lors, la pratique du « boycottage » s’est généralisée ; elle est devenue, entre les mains des paysans irlandais, une arme terrible[1]. Au landlord, à l’éleveur de bestiaux, à l’intendant boycotté ; à tout individu soupçonné de trahir la cause nationale et mis à l’index, toutes relations humaines sont interdites ; il est réduit à s’exiler ou à vivre sous la protection continuelle de la police armée ; il lui arrive même de recevoir de derrière une haie un coup de fusil mystérieux dont la justice n’arrive jamais à découvrir l’auteur.

D’Irlande, le mot et la chose se répandirent sur le continent. Si, d’ailleurs, le mot est récent, la pratique est vieille comme le monde ; elle apparaît, depuis qu’il existe des sociétés organisées, à toutes les époques de grandes luttes sociales ; son efficacité est d’autant plus grande que la société où elle sévit est plus solidement hiérarchisée et que les divers groupemens dont elle est constituée sont plus rigides et observent plus strictement leurs règles. Aux Indes, pays de castes, le paria est celui qui n’a pas de caste, qui ne fait partie d’aucune société organisée, qui n’a ni culte, ni droits, ni devoirs. Dans les cités antiques, l’exilé n’est pas seulement un homme privé du droit de fouler le sol de sa patrie, c’est un maudit ; sans culte et sans foyer, les dieux ne le protègent plus, et il ne peut plus les prier, il est hors la religion, hors la société, hors la loi, il est capitis minor : il ne peut plus être propriétaire, il n’est plus ni époux ni père, il n’a plus droit au tombeau de ses ancêtres : « les anciens, écrit Fustel de Coulanges, n’imaginaient guère de châtiment plus cruel que de priver l’homme de sa patrie. » Dans l’Europe chrétienne du moyen âge, l’excommunication avait les mêmes terribles effets ; en un temps où la société était fondée sur la religion, l’excommunication majeure ne privait pas seulement celui qui en était frappé de sa participation au culte, elle le retranchait de la société ; il était interdit de lui parler, de lui vendre, de lui acheter, d’avoir avec lui aucune relation. On comprend que les plus puissans princes aient tremblé devant l’excommunication ; elle était, aux mains des papes, pour la défense du droit et la protection des faibles, un puissant instrument de justice.

Les corporations de métier, au temps de leur plus forte organisation, ont connu et pratiqué la mise en interdit, appelée aussi damnation ; le maître dont l’atelier était mis en interdit ne trouvait plus à embaucher un ouvrier ; les compagnons s’avertissaient, par lettres, de ville en ville ; l’atelier ainsi mis à l’index était souvent réduit à fermer. Dans le compagnonnage, l’expulsion ou chassement est la peine qui frappe le compagnon indigne ; c’est l’interdiction de l’eau et du feu ; le compagnon « chassé » ne trouvait plus accueil nulle part, il devenait un paria du monde du travail. Il était naturel que notre époque de grandes transformations sociales, de luttes ardentes entre les patrons, détenteurs du capital, et les salariés, forts de leur nombre, vît reparaître les pratiques de la mise en interdit. Le mot « boycottage, » importé d’Irlande, désigne une généralisation, une systématisation, de la pratique de la mise à l’index des usines ou des ateliers qui n’accordent pas à leurs ouvriers les conditions réclamées par eux. Au Congrès de la Confédération générale du travail, tenu à Toulouse en septembre 1897, MM. Pouget et Delesalle ont préconisé, dans un rapport, l’emploi généralisé du boycottage.

Conflits agraires et nationaux en Irlande, conflits sociaux dans les pays industriels, le boycottage avait toujours été, jusqu’à ces dernières années, pratiqué dans des cas nettement délimités et circonscrits, entre individus ou collectivités appartenant à un même pays ; il n’avait pas encore fait son apparition dans les conflits internationaux. Les conditions de la vie des peuples ne s’y prêtaient pas. On n’avait jamais vu la rivalité des nations prendre, avec la même intensité qu’aujourd’hui, la forme d’une concurrence économique ; plusieurs des plus puissantes nations de la terre vivent presque exclusivement de leur industrie et de leur commerce ; une grève de consommateurs, une mise à l’index, sur les principaux marchés, des produits de l’une de ces nations, pourraient entraîner pour elle, en peu de temps, les conséquences les plus graves. Depuis longtemps aussi, du moins en Europe, les métiers n’avaient plus une organisation assez forte, assez disciplinée pour conduire l’opération difficile d’un boycottage étendu à toute une nation. On aurait le droit de dire qu’il était réservé à notre temps de voir le boycottage des marchandises devenir une arme dans les conflits internationaux, si les organisateurs anonymes du boycottage en Chine et en Turquie ne pouvaient se réclamer d’un illustre précurseur. Qu’est-ce, en effet, que le blocus continental, sinon le boycottage des marchandises et des bateaux anglais ? Sur toute l’étendue des mers, l’Angleterre ne reconnaissait d’autre droit que celui de sa force, elle saisissait, comme de bonne prise, les marchandises françaises même sur des navires neutres, elle traitait en prisonniers de guerre les matelots de commerce français, elle déclarait bloqués des ports sans y établir de blocus effectif ; bref, elle interdisait les mers à la France. Napoléon lui répond en boycottant ses marchandises dans tous les ports de la France et de ses alliés. Il est curieux de remarquer que cet essai grandiose de boycottage a déjà le caractère d’une riposte à une violation flagrante du droit des gens. Napoléon, avait justement calculé que l’Angleterre ne pouvait vivre sans commerce, sans relations avec le continent ; en le lui fermant, il pensait l’atteindre dans les sources mêmes de sa vie. Mais la Grande-Bretagne n’était pas encore devenue ce qu’elle est aujourd’hui, une immense usine qui ne saurait se nourrir sans acheter ses vivres à l’étranger ; son agriculture suffisait presque à sa consommation : elle souffrit, mais elle résista. Napoléon était, à vrai dire, seul à vouloir fermement le blocus ; il l’imposa par l’ascendant de son génie et par la force de ses armées, mais il n’obtint jamais la collaboration spontanée, absolue, universelle, des peuples qui est indispensable au succès d’un boycottage ; même parmi ses sujets français, les intérêts privés, lésés par le blocus, favorisèrent la contrebande ; à plus forte raison dans les pays qui n’obéissaient que par contrainte. Le blocus continental est un boycottage voulu et imposé par un souverain malgré les répugnances des peuples ; les boycottages d’aujourd’hui sont, au contraire, voulus et imposés par les peuples malgré les répugnances des gouverne -mens, ou tout au moins sans leur participation officielle : c’est ce qui en fait la nouveauté, l’originalité et l’importance. La Chine et la Turquie vont nous en offrir deux exemples caractéristiques.


II

La Chine est le pays par excellence des associations. L’association naturelle, la famille, est la base de la société ; le gouvernement impérial est l’image agrandie de la famille. Chaque individu est fortement encadré dans un réseau d’associations et de confréries qui règlent, mesurent et protègent son activité. Les travailleurs du même métier, les marchands faisant le même commerce, sont embrigadés dans des guildes solidement organisées ; ces corporations, comme celles de notre moyen âge, ont leur culte, leur saint patron, leurs fêtes, leurs règlemens, leur syndic, leur tribunal, leurs pénalités ; elles s’occupent de régulariser les prix et les salaires, elles savent, à l’occasion, provoquer des grèves, et, pour se protéger contre les exactions ou l’arbitraire des mandarins, elles pratiquent, depuis longtemps, le boycottage. A mesure que la Chine s’est ouverte aux étrangers, des conflits sont survenus où ceux-ci n’avaient pas toujours le beau rôle ; pour résister à leurs exigences, les guildes organisèrent des boycottages : on en cite quelques exemples où tous les efforts de la diplomatie ne purent venir à bout de la ténacité corporative. On n’a pas oublié, dans les chancelleries, le boycottage de la maison française Marty à Pakhoï. En 1904, deux maisons allemandes de Hankeou durent capituler devant un boycottage. On se souvient aussi des longues difficultés, des émeutes même, que provoqua, sur notre concession de Chang-Haï, la guilde des gens de Ning-Po pour une question de tombeaux[2]. Ainsi se manifestait la puissance des guildes, mais jusqu’alors il ne s’agissait que de boycottages locaux et partiels. Il n’est pas besoin de redire ici comment la guerre sino-japonaise et surtout la victoire des Japonais sur les Russes ont éveillé le sentiment national et créé dans l’Empire du Milieu un grand mouvement de progrès et de réformes. La Chine emprunte les méthodes et les outils des étrangers afin de pouvoir, un jour prochain, se passer d’eux. Les incidens qui ont amené le boycottage des marchandises américaines d’abord, japonaises ensuite, ont manifesté avec éclat la transformation profonde qui pousse la vieille Chine dans des voies nouvelles.

Rappelons seulement que ce fut à l’occasion du renouvellement de la convention sur l’émigration des Chinois aux États-Unis qu’éclata brusquement le mouvement hostile aux Américains. Les États-Unis avaient toujours eu, avec le gouvernement chinois, les meilleures relations ; en un temps où les puissances européennes forçaient à coups de canon la Chine à ouvrir ses marchés, et se ruaient à l’exploitation de ses richesses, où l’on parlait en Angleterre du Break-up of China, les Américains s’étaient montrés particulièrement respectueux des droits souverains de l’Empire chinois et modérés dans leurs demandes de chemins de fer ou de mines ; ils n’avaient même pas de « concessions » là où les autres puissances en possèdent. Leur politique se bornait à réclamer la « porte ouverte » pour leurs marchandises. Ils occupaient le quatrième rang parmi les États fournisseurs de la Chine ; le chiffre de leurs ventes, en 1904, s’était élevé à 29 181 000 Haïkouan-taëls contre 17 163 000 en 1898[3] ; elles consistaient surtout en cotonnades, farine, pétrole. Les Américains étaient aussi pour la Chine d’excellens cliens ; leurs achats, en 1904, se montaient à 30 994 500 Haïkouan-taëls contre 21 514 000 en 1893, ils consistaient en peaux, opium, laine, nattes et surtout soies et thé. De 1898 à 1903, le mouvement de la navigation entre les Etats-Unis et la Chine avait plus que doublé. Mais les Yankees, zélés partisans de la « porte ouverte » chez les autres, ne se font pas faute de fermer la leur, soit par des droits de douanes, soit par des règlemens sur l’immigration. On sait qu’ils mettent, à l’entrée des coolies chinois dans les Etats de l’Ouest, des restrictions très sévères. Au moment de l’Exposition de Saint-Louis, des Chinois de distinction qui se rendaient aux Etats-Unis furent arrêtés, traités comme des coolies, violentés, mensurés. Le patriotisme chinois renaissant jugea humiliantes et vexatoires de telles mesures d’exception contre la race jaune. Dans cette Union Nord-américaine, si accueillante aux Européens, l’homme jaune était traité en paria ; une élite de Chinois, pénétrés de la grandeur et de l’antiquité de leur civilisation nationale, imbus des principes égalitaires de la philosophie occidentale, s’indignèrent d’une telle situation et résolurent d’exiger pour leurs compatriotes un traitement plus équitable ; et, comme le gouvernement des Etats-Unis se refusait à toute concession, ils cherchèrent les moyens de l’y contraindre : le boycottage des marchandises américaines traduisit leurs colères et leurs espérances.

Le 10 mai 1905, dans un meeting tenu à Chang-Haï, le boycottage des marchandises américaines est décidé. En quelques jours le mot d’ordre est transmis aux principaux ports de l’Empire. Tous les témoins de ces incidens ont été frappés de la soudaineté du mouvement et de la rapidité avec laquelle il s’est généralisé. Les boutiques qui vendent des articles américains sont mises à l’index, des affiches engagent le public à n’acheter aucun produit venant des Etats-Unis, les négocians annulent leurs commandes, les corporations de portefaix refusent de travailler au déchargement des bateaux venant d’Amérique. Les journaux, qui dirigent le mouvement nationaliste et réformiste en Chine, mènent la campagne et, prêchant d’exemple, refusent d’insérer la publicité des maisons américaines. Les étudians, dont beaucoup ont vécu et étudié à l’étranger, se signalent par l’intransigeance de leur xénophobie et se font les propagandistes de l’anti-américanisme. Mais, étudians et journalistes sont peu nombreux et sans organisation ; le succès du mouvement est dû surtout à la discipline des guildes ; le mot d’ordre de leurs chefs, transmis de ville en ville, propagé comme une traînée de poudre, est obéi aveuglément ; les négocians, même au prix de grosses pertes, ne font plus de commandes aux Etats-Unis et vont chercher dans d’autres pays les articles dont ils ont besoin. Il n’est pas jusqu’aux associations d’acteurs qui ne s’associent aux représailles : elles sont invitées, par les chefs des corporations, à prêcher, pendant les représentations, la lutte contrôles Américains !

C’est à Canton, dans la grande métropole de la Chine méridionale, que le mouvement de boycottage trouve le terrain le mieux préparé pour son succès. Les Cantonais sont à la tête du mouvement réformiste et nationaliste ; ils n’ont jamais supporté qu’en frémissant le joug des Mandchoux et toutes les tentatives révolutionnaires ou particularistes ont trouvé chez eux des partisans ; nous avons raconté ici, en leur temps, les insurrections dirigées par Sun-Yat-Sen.

Dès la fin de mai, le boycottage, organisé par les guildes, est général à Canton. Le 20 juillet, dans un grand meeting, les Cantonais proclament leur résolution de n’acheter et de ne vendre aucun article de provenance américaine et de mettre à l’index tout Chinois qui entretiendrait des relations avec des Américains. Des placards, affichés sur les murs, enjoignent à tous les habitans, au nom du patriotisme, d’avoir à se conformer à ces résolutions ; de longs cortèges parcourent les rues avec des bannières dont les inscriptions dénoncent les méfaits des Américains et affirment le devoir pour tout Chinois de châtier leur insolence. A la fin d’août, quand le boycottage commence à se relâcher dans la Chine du Nord, il sévit plus rigoureusement que jamais à Canton : l’assemblée générale des guildes, qui conduit le mouvement, annonce qu’elle prendra à sa charge les pertes causées par les fluctuations des changes et indemnisera les négocians lésés par le boycottage ; elle fait installer des salles d’échantillons où sont exposées les marques boycottées et les produits similaires qui peuvent les remplacer ; les grandes maisons d’importation s’adressent en Australie, pour suppléer les farines américaines, et aux Indes néerlandaises pour le pétrole. Une proclamation conciliante du vice-roi, qui conseille d’ajourner à la fin de l’année la mise en pratique du boycottage, est lacérée. Les journaux publient toute la correspondance échangée entre le vice-roi et le consul général des Etats-Unis : ainsi Je public est pris à témoin et mis à même de juger de quel côté est le bon droit ; là encore se révèle l’esprit démocratique des guildes.

En septembre, un incident tragi-comique vient faire éclater la violence du sentiment populaire contre les Américains. M. Taft, alors secrétaire d’Etat, et miss Roosevelt, au cours de leur voyage dans les mers du Pacifique, arrivent à Canton. Les négocians américains espéraient que cette visite et les fêtes qu’elle ne manquerait pas de provoquer apaiseraient les esprits et les prépareraient à une conciliation. Il n’en fut rien. Tous les efforts du vice-roi ne réussirent qu’à sauvegarder la sécurité des illustres voyageurs. En vain, le vice-roi fit afficher une proclamation qui affirmait que « bien accueillir des hôtes est un, acheter ou ne pas acheter des marchandises est autre ; » les dispositions de la foule paraissaient peu conciliantes. La corporation des porteurs avait décidé, plusieurs jours d’avance, qu’elle refuserait ses services à la fille du président des Etats-Unis et au secrétaire d’Etat ; ni pour argent, ni par menace, il ne fut possible de trouver un seul porteur. Un missionnaire américain avait pris la précaution d’amener, de fort loin, des porteurs choisis parmi ses catéchumènes protestans ; dès qu’ils eurent reçu la consigne des chefs de leur corporation, ces paysans, comme les citadins, se croisèrent les bras. Miss Roosevelt, arrivée sur la canonnière américaine Callao, dut se résigner à débarquer, à quatre heures du matin, dans l’île de Shamien, où est situé le Consulat des États-Unis ; puis elle s’enferma sous la protection du drapeau étoile jusqu’à l’heure de son départ, faisant à mauvaise fortune bon visage et riant des affiches placardées contre elle qu’heureusement elle ne vit pas et dont personne ne s’avisa de lui expliquer le sens injurieux et grossier. M. Taft, lui non plus, ne traversa pas la ville ; il alla voir le chemin de fer de Sam-Sui et se rendit à un banquet officiel où, dans un toast à la fois flatteur et menaçant, il rappela les services rendus par les États-Unis à la Chine, se plaignit que, malgré les traités qui assuraient la liberté du commerce, les marchandises américaines fussent traitées en ennemies, et laissa entendre que les États-Unis sauraient, même par la force, faire respecter leurs droits. Au moment de l’embarquement, une foule hostile accueillit M. Taft et miss Roosevelt avec des sifflets et des huées. Quelques Américains de leur suite, qui avaient cru pouvoir se hasarder dans les rues de la ville, furent criblés d’œufs et de fruits pourris. Telle fut la visite à Canton de la fille du président Roosevelt et de son futur successeur.

A quelque temps de là, le consul des Etats-Unis à Chang-Haï ayant imprudemment déclaré que le boycottage était inspiré moins par un sentiment patriotique que par l’intérêt de quelques négocians, un jeune étudiant cantonais, pour protester, à la manière chinoise, contre une telle calomnie, se suicida. On sait toute l’importance que prend, dans l’Empire du Milieu, une pareille manifestation. Dès que la nouvelle est connue à Canton, elle excite un enthousiasme délirant ; un immense meeting s’organise ; 200 000 personnes avec des bannières portant des inscriptions à la louange du suicidé et à la confusion des Américains défilent devant un catafalque dressé dans la maison du défunt (17 novembre). Le surlendemain, une cérémonie funèbre est célébrée en l’honneur de l’étudiant martyr de son patriotisme ; les écoles sont fermées, le commerce suspendu, une foule hurlante réclame l’élargissement des étudians arrêtés pour avoir affiché des placards injurieux contre miss Roosevelt et M. Taft.

La violence de ces incidens détermine les négocians cantonais, dont les intérêts souffraient du boycottage, à accepter une conférence où ils discuteraient avec des commerçans yankees les moyens d’amener un apaisement. Voici le programme préparé par le Comité des guildes pour la conférence : il est significatif :

1° Etablir les droits imprescriptibles de l’homme.
2°Pourquoi sont institués les gouvernemens ?
3° Quelle est la cause du boycottage ?
4° Desiderata des Chinois.
5° Idées des Américains à ce sujet.
6° Comment rendre effective l’entente si elle s’établit.
7° Rédaction des procès-verbaux signés par les parties.
8° Programme des réunions futures.

On devine que, sur les deux premiers articles, le débat fut assez confus ; on entendit de paisibles négocians, dans leur zèle à fonder sur des principes absolus le droit, pour leurs compatriotes émigrans aux Etats-Unis, à un traitement plus équitable, émettre les aphorismes les plus révolutionnaires ; les Américains leur opposèrent l’inassimilabilité de la race jaune. Une pareille discussion n’était pas de nature à ramener le calme : le boycottage continua de plus belle. En janvier 1907, plus d’un an et demi après le début du mouvement, un nouveau meeting décidait que le boycottage serait pratiqué à Canton plus rigoureusement que jamais et invitait les coolies à s’abstenir d’aller travailler à Panama pour une entreprise américaine. Le temps seul, et des événemens dont nous aurons à parler, finirent, tant bien que mal, par avoir raison de l’obstination patriotique des guildes cantonaises.

Canton fut et resta le principal centre de diffusion du mouvement. Dans les ports du Nord, l’influence plus proche du gouvernement central enraya la propagande anti-américaine dès son origine. Le boycottage ne dura à Tien-Tsin que quelques semaines et ne fut jamais très effectif. A Chang-Haï, au contraire, malgré l’influence des négocians européens jointe à celle du vice-roi, le mouvement continua et gagna les villes de l’intérieur. — A Pakhoï, ce furent des émissaires des comités de Canton et de Chang-Haï qui, le 11 septembre 1905, vinrent apporter le mot d’ordre aux guildes et sommèrent les négocians, d’abord récalcitrans, de se débarrasser des marchandises américaines ; comme approchaient les fêtes de la huitième lune, à l’occasion desquelles les Chinois mangent en famille un gâteau de farine, les meneurs répandirent le bruit que les farines américaines étaient empoisonnées et que manger des gâteaux traditionnels serait faire œuvre de mauvais patriote. — A Hoï-hao (île d’Haïnan), même scénario : ce sont les envoyés des guildes de Canton, qui, dans une grande réunion publique, le 17 septembre, provoquent le boycottage et décident les bonnes gens de la ville à sacrifier à la patrie les « gâteaux de la huitième lune. » — A Hankeou, la grande métropole commerciale du Yang-Tse, où les Américains ont des intérêts considérables, le mouvement s’étend dès la fin de juin et gagne les principales villes commerçantes de l’intérieur ; le commerce yankee subit des pertes énormes. — A Amoy on affiche, le 22 juillet, sous le sceau des guildes, un placard très caractéristique où il est expliqué que : « si les Chinois ne persévéraient pas dans la campagne vigoureuse entreprise contre les produits américains, rien n’empêcherait la Grande-Bretagne, la France, la Hollande et le Portugal de persécuter les Chinois à l’instar des Etats-Unis. »

Même hors du territoire de l’Empire, les négocians chinois s’associent au mouvement anti-américain ; jusqu’au Japon, en Indo-Chine et dans les Établissemens des Détroits, les communautés commerçantes chinoises prennent part au boycottage. A Hong-Kong, qui reçoit près de 50 millions de francs de marchandises américaines par an et qui les réexpédie dans l’Empire du Milieu, la Chambre de commerce chinoise (chinese commercial Union) s’émeut et veut, elle aussi, faire montre de son patriotisme économique ; mais les autorités anglaises s’opposent à l’organisation du boycottage. La plèbe chinoise de Hong-Kong, où de nombreux réfugiés forment un élément turbulent et révolutionnaire, essaie, de son côté, des manifestations dans la rue que la police anglaise a beaucoup de peine à réprimer. M. Taft, à son passage dans l’île, écoute les doléances des commerçans chinois et américains et convient que les règlemens en vigueur à San Francisco sont trop rigoureux, mais il proteste contre le boycottage illégal et contraire aux traités. Son intervention n’empêche pas les commandes des négocians chinois aux États-Unis de diminuer dans de fortes proportions.

Il paraît avéré que, durant les premières semaines, le gouvernement de Pékin ne découragea pas le boycottage ; peut-être même en fut-il secrètement l’instigateur. Dans plusieurs villes, les autorités inspirèrent les chefs des guildes, mais toujours assez discrètement pour pouvoir le nier. Presque partout on constata, au moins, la neutralité bienveillante des fonctionnaires. A Chang-Haï, à la fin du mois d’août, un délégué du ministre du Commerce, nommé Tchang-Tchien, vint s’aboucher avec les négocians chinois pour organiser le boycottage, tout en épargnant de trop grandes pertes eu commerce ; on le vit interdire l’achat des articles américains et infliger des amendes à des commerçans coupables d’en avoir acheté.

Lorsqu’il eut réuni quelques preuves de la complicité occulte du gouvernement chinois, M. Roosevelt prescrivit à M. Rockhill, ministre des États-Unis à Pékin, de déclarer au Ouaï-Vou-Pou que le gouvernement serait tenu pour responsable du dommage causé aux Américains ; mais, en même temps, le président rédigeait un message conciliant où il annonçait que les règlemens en vigueur allaient être révisés dans un esprit de tolérance et de libéralisme. Le prince Ching, sur les instances de M. Rockhill, publia un édit interdisant le boycottage ; d’autres édits suivirent celui-là : satisfaction platonique ! Le mouvement anti-américain était trop violemment déchaîné pour être arrêté d’un seul coup ; le Ouaï-Vou-Pou, même dans son désir sincère de ne pas pousser à bout les Américains, restait désarmé en face d’un mouvement conduit par les guildes et devenu populaire. A Canton, les proclamations du gouvernement furent lacérées ; nulle part, sauf dans quelques ports du Nord, elles ne suffirent à apaiser les esprits.

L’action des diplomaties européennes fut moins utile encore ; à Chang-Haï, le corps consulaire prit l’initiative d’une protestation auprès du tao-taï ; à Pékin, le ministre d’Allemagne proposa à ses collègues une intervention collective, fondée sur l’article 14 du traité franco-chinois de Tien-Tsin, dont les dispositions ont été reproduites dans tous les traités entre la Chine et l’Europe. Mais comment intervenir dans une affaire qui résulte, non pas d’un acte du gouvernement chinois, mais de décisions prises par des associations commerciales sur qui le gouvernement, et à plus forte raison les étrangers, n’ont aucune prise ? Le corps diplomatique s’abstint sagement d’une démarche qui ne pouvait aboutir qu’à de vaines paroles. Le boycottage suivit donc son cours, rigoureux dans quelques villes, plus relâché dans d’autres, mais dans l’ensemble dangereusement efficace ; le commerce américain subit des pertes considérables que l’on évalue à plus de cent millions de francs[4], et le président Roosevelt dut amender les règlemens sur l’immigration des Chinois.

Les plus chaleureux encouragemens au nationalisme chinois étaient venus, durant toute cette crise, de la presse et de l’opinion japonaise ; le commerce nippon espérait recueillir les bénéfices du boycottage et supplanter ses concurrens américains. Un diplomate européen pouvait écrire à son ministre : « Ces manifestations sont, sinon provoquées, du moins certainement organisées par les Japonais : is fecit cui prodest. » Les journaux prônaient le boycottage et avertissaient les Européens que le temps était passé où les peuples asiatiques subissaient sans protester les humiliations étrangères.


Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,
Qui souvent s’engeigne soi-même.


L’incident du Tatsu-Maru allait bientôt prouver aux Japonais la vérité du vieux dicton.

Rappelons brièvement les faits : le 10 février 1905, dans la rivière de Canton, une canonnière chinoise visite un bateau des Messageries japonaises, le Tatsu-Maru, et le trouve porteur de quatre-vingt-seize caisses contenant chacune 24 fusils Mauser et de quarante-six caisses de munitions, le tout venant de Hong-Kong et destiné aux révolutionnaires du Kouang-Toung ; le vice-roi ordonne la confiscation du bateau et de la cargaison. L’affaire, en elle-même, était sans gravité, mais le baron Hayashi appartient à cette école d’hommes d’Etat japonais qui prétendent en imposer à la Chine par la force ; il prescrit à son ministre à Pékin de protester énergiquement contre la saisie d’un bateau qui se rendait à Macao, port portugais, et d’exiger que le navire soit relâché immédiatement, que des excuses soient présentées pour l’insulte au pavillon qui avait été amené et remplacé par le pavillon chinois, que les officiers de la canonnière soient punis et qu’une indemnité soit payée au Tatsu-Maru pour le retard subi par lui. Le gouvernement chinois, intimidé, cède (20 mars) ; sa faiblesse, et surtout l’âpreté hautaine, la mauvaise volonté évidente du Japon provoquent dans toute la Chine une violente explosion de colère. Dès le 10 mars, les Cantonais tiennent un meeting pour sommer le gouvernement de tenir bon et menacer les Japonais d’un boycottage. A la nouvelle de la capitulation du gouvernement, un nouveau meeting s’assemble ; la salle est toute tendue de blanc, en signe de deuil ; une foule immense proteste contre « la honte soufferte par le pays ; » le boycottage de tous les articles japonais est décidé et, séance tenante, les commerçans apportent sur la place et brûlent ceux qu’ils ont en magasin ; les coolies refusent de décharger les bateaux japonais et les guildes annoncent que tout commerçant convaincu d’avoir acheté des marchandises interdites sera frappé d’une amende de 500 dollars ; les enfans des écoles jurent de ne plus acheter aucun objet japonais. Quelques jours après (13 avril), dix mille femmes et jeunes filles, toutes vêtues de blanc, se réunissent dans un temple pour pleurer la honte nationale, s’engagent à se priver d’articles japonais et à stimuler la résistance patriotique de leurs maris et de leurs frères. Ni les ordres réitérés du gouvernement, ni les efforts des Japonais ne réussissent à arrêter le mouvement ; à Manille, à Hanoï, à Saïgon, aux îles Havaï, le boycottage s’organise ; à Hong-Kong, les vapeurs japonais quittent le port sans une tonne de marchandises ni un seul passager chinois. Pendant le premier semestre de 1907, le commerce japonais avec les ports de l’Empire du Milieu, y compris Hong-Kong, avait été de 68 800 000 yen ; il tombe, pendant le premier semestre de 1908, à 52 300 000 yen. Le gouvernement japonais, naguère si hautain, si exigeant, devient plus souple, plus accommodant ; comprenant enfin qu’il a fait fausse route, il cherche à ouvrir les voies à un rapprochement et à regagner la confiance des Chinois ; il va jusqu’à soutenir pécuniairement un négociant chinois de Kobé que le boycottage acculait à la faillite et à offrir, sans succès, 400 000 dollars au directeur de la Société municipale de Canton pour obtenir la levée de l’index. Ces bons procédés ne sont pas plus efficaces que les menaces : l’incident du Tatsu-Maru n’avait été qu’un prétexte à l’explosion du nationalisme chinois ; le but des patriotes était maintenant de créer une industrie nationale, afin de se passer le plus possible du concours onéreux des étrangers, Japonais ou Européens. La Société municipale de Canton s’organise dans ce dessein, avec l’appui secret des autorités locales : une compagnie d’assurances contre l’incendie est créée avec des capitaux et un personnel chinois ; une souscription est ouverte pour créer une compagnie chinoise de commerce et de navigation ; on décide la fondation d’une fabrique d’allumettes, d’une manufacture de tissus ; la guilde des pêcheurs, elle-même, dans son zèle patriotique, multiplie son activité, afin que la pêche chinoise puisse suffire à l’appétit chinois.

Si l’on a pu croire, après la guerre sino-japonaise, que les Nippons deviendraient les éducateurs de la Chine nouvelle, il n’est plus permis de conserver cette illusion : aujourd’hui, les réformistes et les patriotes chinois, avec l’appui secret du gouvernement, affirment leur particularisme intransigeant ; ils sont résolus à se passer des étrangers, quels qu’ils soient, et à développer par eux-mêmes les richesses et les énergies de la vieille Chine. De tous les étrangers, le plus dangereux c’est le plus proche : un excellent observateur, M. Robert de Caix, écrivant dernièrement de Chine au Comité de l’Asie française, notait « la baisse de l’influence japonaise dans le Céleste-Empire et la hausse de l’influence américaine. » Les Japonais ont profondément froissé le sentiment national chinois renaissant ; le boycottage de leurs marchandises n’a jamais complètement cessé et il recommence au moindre prétexte : en novembre 1908, des troubles éclatent à Hong-Kong et les boutiques japonaises sont pillées ; tout récemment, l’occupation par les Japonais, d’un îlot désert, aux confins de la Corée et de la Mandchourie provoque à Canton une nouvelle poussée de colère : aussitôt les affaires avec le Japon s’arrêtent ; les commandes sont annulées.

Ainsi la pratique du boycottage est entrée dans les mœurs des Chinois, elle s’y implante et tend à devenir chronique. Le boycottage a été la pierre de touche de la solidarité chinoise ; appliqué aux Américains, puis aux Japonais, il a manifesté et en même temps stimulé l’éveil du sentiment national dans l’Empire du Milieu. Le nationalisme chinois a ainsi donné un exemple qui aura des imitateurs ; il a enseigné l’usage d’une arme nouvelle qui tend à devenir par excellence l’instrument de lutte du nationalisme économique.


III

L’Europe qui, dans les temps anciens, a reçu de l’Orient asiatique le principe de sa civilisation et de sa vie morale, va-t-elle aujourd’hui retourner à son école ? On pourrait le croire en étudiant l’histoire du boycottage des marchandises autrichiennes dans l’Empire ottoman ; elle reproduit, presque trait pour trait, les incidens qui ont marqué, en Chine, le boycottage des produits américains et japonais ; nous y retrouverons la même cause initiale, les mêmes élémens d’organisation, de lutte et de succès : à l’origine, un abus de la force, un pays en pleine crise de transformation politique et sociale, des comités secrets et des corporations disciplinées, un sentiment national réveillé par l’aiguillon de l’étranger, par la propagande de quelques journaux et d’une élite d’hommes, un sens pratique très averti des contingences politiques joint à une étonnante débauche d’idées générales et de principes philosophiques, et, à la fin, le succès de larme nouvelle que l’organisation actuelle de la vie économique internationale a mise à la disposition des peuples. Lorsqu’il s’agit d’un mouvement populaire, les détails sont particulièrement caractéristiques : nous essaierons de relater les plus topiques.

Le 5 octobre 1908, l’empereur François-Joseph annonçait sa résolution d’annexer la Bosnie et l’Herzégovine ; la veille, le prince Ferdinand, s’était proclamé roi de la Bulgarie indépendante. Ainsi, deux provinces qui, théoriquement et en droit, faisaient encore partie intégrante de l’Empire ottoman, en étaient séparées. Dès le 8, à Galata et à Stamboul, la foule se porte devant les magasins autrichiens, criant qu’il faut les boycotter, empêchant les cliens d’y entrer. Le 10, le Tanine, l’un des organes dévoués au Comité Union et Progrès, publie un article intitulé : « N’achetez pas de marchandises autrichiennes ! » qui, reproduit par tous les journaux de l’Empire, est comme le coup de clairon qui donne partout le signal du boycottage[5]. A partir de ce jour-là, dans les ports et dans les grandes villes, à l’appel des comités jeunes-turcs, les maisons autrichiennes sont mises à l’index, les navires autrichiens ne peuvent plus débarquer leur cargaison ; acheter des articles autrichiens devient un acte de trahison envers la patrie ottomane.

A Constantinople, sous les yeux des « patriotes » et du gouvernement, le mouvement reste particulièrement calme et pacifique ; le docteur Riza Tewfik bey, membre du Comité, en est l’organisateur. Le 13 octobre, dans une conférence au théâtre des Petits-Champs, il engage le peuple à pratiquer sans merci le boycottage des magasins autrichiens, mais aussi à se garder de violences qui déconsidéreraient une juste cause : « Pour ne pas acheter dans un magasin, il suffit simplement de ne pas y aller. Il est absurde et superflu d’aller manifester devant ces magasins et crier que désormais ou n’y achètera rien[6]. » A un grand meeting tenu le 13 octobre dans la cour de la mosquée du Sultan Achmet, des orateurs de toutes les nationalités, un Turc, un Grec, un Israélite, un Arménien et un Arabe, dénoncent là déloyauté de l’Autriche et prônent le boycottage ; un grand cortège parcourt Stamboul et Péra, et vient pousser des acclamations devant les ambassades de France et d’Angleterre. Le 18, un meeting d’israélites, auquel assistent plus de 3 000 membres de la colonie juive, décide de participer au boycottage. Le fez, la coiffure nationale des Ottomans, dénoncé comme fabriqué en Autriche, est proscrit ; on voit les « patriotes » déchirer publiquement leur fez rouge et arborer le fez blanc ou le kalpack d’astrakan noir ; on parle de mettre au concours une coiffure nationale et l’on voit, dans les rues, à Constantinople, à Smyrne, à Trébizonde, des manifestans décoiffer les passans qui portent un fez rouge.

Mais le boycottage le plus efficace, ce furent les plus humbles et les plus pauvres des Ottomans qui l’exécutèrent. Les harnais et les mahonniers sont les auxiliaires indispensables du commerce : les harnais sont ces portefaix « forts comme des Turcs » que l’on rencontre, dans les rues étroites des villes d’Orient, ployant sous le poids d’invraisemblables fardeaux ; les mahonniers sont les patrons de ces allèges ou mahonnes grâce auxquelles on charge ou on décharge les navires partout où ils ne viennent pas à quai. Harnais et mahonnadjis sont groupés en corporations puissantes el disciplinées. Dans tous les grands ports de l’Empire, ils décident de ne plus prêter leur concours aux bateaux autrichiens, ni à ceux des autres nationalités qui accepteraient des marchandises autrichiennes. Le 30 novembre, à Constantinople, quelques portefaix grecs ayant manqué à leur parole et accepté de travailler pour un vapeur du Lloyd, ils sont saisis, conduits devant le Comité de boycottage et contraints de jurer fidélité au mouvement ; le même soir, harnais et mahonnadjis tiennent un grand meeting dans lequel tous jurent de rendre le boycottage encore plus rigoureux. Une surveillance organisée dans les principaux ports de l’Europe signale aux comités de boycottage l’embarquement de marchandises autrichiennes et pour peu qu’un navire, quelle que soit sa nationalité, tente de tromper la surveillance, il est lui-même boycotté et ne réussit pas à débarquer sa cargaison. Le commandant d’un vapeur français ayant embarqué par erreur à Constantinople une petite caisse d’armes de provenance autrichienne pour Trébizonde, est averti par les harnais que, s’il la garde à bord, son navire sera boycotté à Trébizonde. Jusqu’à la signature de l’accord austro-turc qui met fin au boycottage, les navires autrichiens, dans les principaux ports de l’Empire ottoman, arrivent et partent sans pouvoir faire une seule opération commerciale.

A Salonique, d’où le mouvement révolutionnaire du 23 juillet était parti, le boycottage, secrètement organisé par des membres du Comité Union et Progrès, fut exercé avec une particulière rigueur ; et pourtant, sur un marché où 65 pour 100 des marchandises importées sont autrichiennes, l’intérêt commercial des négocians entrait directement en lutte avec leur zèle patriotique. Le 11 octobre, des affiches invitent les négocians à rompre toutes relations commerciales avec les Autrichiens et somment la clientèle de déserter le » magasins autrichiens ; une édition supplémentaire du journal Yeni Osr, feuille semi-officielle, explique au public la nécessité et la légitimité du boycottage : « Le moins qu’une nation puisse faire, écrit-il, lorsqu’une autre puissance lui crée d’offensantes difficultés, c’est de manifester son mécontentement en ne traitant plus avec elle… D’ailleurs, au lieu de recevoir des marchandises de camelote provenant des fabriques autrichiennes, il serait à coup sûr plus logique de nous fournir de bonnes marchandises anglaises et françaises. » En quelques heures, le boycottage est complet, les magasins mis à l’index sont désachalandés. Le Tyrol, du Lloyd, étant arrivé de Trieste dans l’après-midi du 11, l’agent de la Compagnie envoie réquisitionner les mahonniers pour opérer le déchargement du navire ; pas un seul ne se rend à son appel ; la promesse d’un double salaire, pas plus que les menaces, ne peut décider à travailler ni un seul musulman, ni un seul de ces Juifs, d’ordinaire si âpres au gain, qui, sur les quais de Salonique, guettent l’arrivée des bateaux. Le Consul général d’Autriche se rend chez le vali et lui demande de requérir la police ; Danisch bey lui répond qu’il réprimera sévèrement tout acte de violence, toute tentative de désordre, mais qu’il ne peut rien faire contre la grève des bras croisés. L’agent du Lloyd se rend alors chez un gros négociant de la place, destinataire d’une bonne partie des marchandises apportées par le Tyrol et l’invite à en prendre livraison puisque aussi bien il devra régler ses factures à Trieste ; il n’obtient que cette jolie réponse : « Je ne vois nullement la nécessité de faire honneur à mes engagemens quand l’empereur d’Autriche vient de renier les siens. » Le Tyrol doit repartir sans avoir débarqué une tonne de marchandises. Un vapeur bulgare, arrivé le même jour avec 2 000 sacs de farine, n’est pas plus heureux : les portefaix bulgares ne consentent pas plus que les autres à enfreindre le mot d’ordre. Le 19, un bateau du Lloyd étant arrivé, le Consul général d’Autriche fait intervenir le grand rabbin qui réussit à faire commencer par ses coreligionnaires les opérations de déchargement ; à peine quelques ballots sont-ils à terre que surviennent des gens armés de bâtons qui font cesser le travail ; le vali, malgré sa promesse, s’abstient de faire intervenir la police. A partir de ce moment, le boycottage est définitivement organisé à Salonique, avec la complicité tacite du gouvernement et du Comité, et, jusqu’à la fin de la crise, il y est rigoureusement pratiqué.

De Salonique, le mouvement se propage à l’intérieur des vilayets macédoniens. A Uskub, la première ville importante turque que l’on rencontre après avoir franchi la frontière austro-hongroise, un télégramme de la Chambre de commerce ottomane de Salonique informe les négocians, le 13 octobre, qu’il a été décidé à l’unanimité d’annuler tous les contrats passés avec des fabriques autrichiennes et de refuser livraison des marchandises ; aussitôt on décide de s’associer au mouvement, et cette résolution est proclamée dans toutes les mosquées à l’heure de la prière. Une affiche est apposée sur les murs par les soins du Comité : en voici la traduction :


Appel du Comité Union et Progrès à la population ottomane d’Uskub.

A nos chers concitoyens, prière instante !

Tout homme de cœur et de conscience sait que la patrie est chose plus sainte, plus chère que la mère, le père, en un mot que tout au monde. Frères ! ceci n’a pas besoin d’explications. Aucun Ottoman ne pourra supporter que les Autrichiens et les Bulgares, en apparence amis du gouvernement constitutionnel que nous avons obtenu, mais au fond nos ennemis les plus traîtres, manifestent leurs intentions perfides au moment même où nous avons le plus besoin de tranquillité, de paix et d’harmonie, qu’ils meurtrissent de leurs ongles grossiers les blessures que nous portons depuis longtemps au cœur, que, par leurs importations, ils prennent notre argent par millions pour ensuite nous insulter et nous menacer avec nos propres armes.

Ottomans, pour faire comprendre à ces ennemis perfides le bouillonnement de notre sang et la colère de notre conscience, n’achetons plus rien à Stein, Karlman, Tiring, Mayer, Bazar allemand, Orosdi-Back et autres établissemens semblables. N’achetons plus les marchandises pourries de l’Autriche et de la Bulgarie. Soyez persuadés que ce procédé fera sur eux une impression plus forte que la guerre. Tout Ottoman, qui sait ce que sont l’honneur et le patriotisme, déchirera le fez autrichien qu’il porte sur la tête ; il achètera les produits de la fabrique ottomane de fez et les marchandises de Hereké. Ne couvrons pas et ne souillons pas le corps de nos enfans, espoir de la patrie, avec les guenilles autrichiennes, aussi froides que le suaire. Nous espérons ne jamais voir dorénavant d’Ottoman à bord des vapeurs du Lloyd ou de ceux de la Compagnie Bulgare.

Vive la Turquie libre ! Vivent les peuples anglais et français ! Périssent l’Autriche et la Bulgarie et toutes les nations qui les aideront !


Ces conseils impérieux sont suivis, mais avec les amendemens indispensables sur un marché qui reçoit presque toutes ses marchandises d’Autriche et de Hongrie. Les négocians décident d’abord de respecter les contrats signés, au moins jusqu’au mois de mars 1909. Mais, le 26 novembre, les Comités des six clubs de la ville (club albanais, club bulgare, club serbe, club grec, club israélite, club commercial turc) se réunissent et décident de former une Commission spéciale de douze membres pour maintenir les prohibitions contre les marchandises autrichiennes et bulgares ; les marchandises commandées avant le 9 décembre et payées devront être livrées au Comité qui, pour empêcher la hausse, les revendra aux prix anciens en prélevant un léger bénéfice qui sera attribué aux destinataires. A la fin de janvier 1909, le boycottage devient plus rigoureux encore à Uskub, soit que les négociations ouvertes entre Vienne et Constantinople aient irrité certains élémens de la population, soit qu’on ait voulu dissimuler la part prépondérante qu’avaient les agens du gouvernement dans la direction du boycottage.

Dans les villes de l’intérieur, comme Monastir ou Okrida, le mot d’ordre est apporté de Salonique. L’élément albanais surtout se montre acharné contra l’Autriche. A Okrida, un boutiquier musulman apporte sur la place publique ses allumettes autrichiennes et les brûle au milieu de la foule enthousiaste. Scutari d’Albanie, en raison de sa situation géographique, ne reçoit guère que des marchandises autrichiennes ; un comité de boycottage s’y constitue cependant et cherche à établir des relations avec l’Italie et la France ; un agent est envoyé à Marseille ; les commandes faites en Autriche sont annulées. Mais l’absence des articles autrichiens sur le marché est si préjudiciable à la population qu’à la première nouvelle des pourparlers entre Vienne et Constantinople, le boycottage s’apaise. Le populaire explique à sa façon la reprise des relations par un conte que colportent les hodjas : l’empereur François-Joseph s’est rendu secrètement à Constantinople, il a obtenu une audience du Sultan et lui a exposé que le boycottage ruinerait les fabriques qu’il a créées à grands frais ; il a ensuite supplié le Padischah, par égard pour ses cheveux blancs, de lui laisser la Bosnie et l’Herzégovine. Abd-ul-Hamid, qu’un songe a préparé à cette entrevue, a compassion du vieillard, il lui tire amicalement la barbe et fait droit à ses prières. Le témoin qui rapporte cette amusante histoire se demande non sans raison quelle idée peuvent avoir les bonnes gens de Scutari de la « Constitution ? » A Andrinople, le boycottage des marchandises autrichiennes et bulgares est général ; les négocians demandent qu’on leur envoie des marques similaires d’autres pays, de France de préférence ; le directeur du lycée demande au consul l’adresse d’une maison française qui habillerait les élèves. Un marchand turc du vieux bazar, chef d’une confrérie religieuse, dirige le mouvement ; avec une quarantaine d’hommes du peuple il surveille la gare et s’oppose au déchargement des marchandises prohibées. Le 8 décembre, un chariot chargé de sucre est assailli, les sacs sont ouverts, le sucre jeté sur la voie publique. Le vali déclare au Consul général d’Autriche qu’il ne peut rien faire contre un mouvement auquel les pouvoirs publics n’ont pas participé.

Smyrne a accueilli avec allégresse la révolution du 23 juillet ; la ville est sous la direction des membres du Comité Union et Progrès ; dès qu’elle a reçu le mot d’ordre, huit mille négocians s’entendent pour organiser un boycottage rigoureux qui s’établit sans troubles ni violences. Les négocians demandent vainement que les grandes maisons de commerce françaises leur envoient des voyageurs, ce sont des agens italiens qui viennent, expédiés par le musée commercial de Venise. Sur la côte de Syrie, où nulle part les bateaux n’arrivent à quai, il suffit, pour que le boycottage soit assuré, que les mahonniers refusent leur concours aux navires autrichiens. A Jaffa, à la nouvelle des incidens de Constantinople, les membres du Comité Union et Progrès tiennent une réunion dans la nuit du 12 au 13 octobre : l’Euterpe, du Lloyd, devait arriver le matin : quatre membres du Comité parcourent les cafés qui, par ce temps de Ramadan, sont remplis de consommateurs, et expliquent aux marins et aux bateliers qu’ils doivent faire œuvre de patriotes en refusant leurs services aux bateaux autrichiens ; ils obtiennent une adhésion enthousiaste ; l’Euterpe ne peut pas même recevoir la visite réglementaire de « la Santé. » Sur le port, des orateurs, presque tous chrétiens, haranguent la foule, critiquant violemment l’Autriche et le Lloyd ; l’un d’eux se laisse entraîner à une diatribe contre tous les étrangers « exploiteurs de la Turquie ; » la poste autrichienne est envahie, les employés chassés, le fourgon et la boîte aux lettres jetés à la mer ; le caïmacan et le commandant militaire obtiennent que l’Euterpe pourra débarquer la poste, mais les passagers doivent rester à bord jusqu’à Beyrouth. Dans la nuit du 13 au 14, des Turcs armés de kandjars et de revolvers parcourent les rues, criant : « Vive l’Islam ! A bas les Giaours ! » et tirant des coups de feu en l’air. Le lendemain, le Saghalien, des Messageries maritimes, opère sans difficulté ses opérations ; un officier, descendu à terre avec la poste, est d’abord menacé par la foule qui le prend pour un Autrichien ; reconnu, il est acclamé. Ces manifestations, plus bruyantes que dangereuses, n’eurent pas de suites ; le boycottage fonctionna rigoureusement mais sans violences ; pas une tonne de marchandises autrichiennes ne fut mise à terre jusqu’à la fin de la crise. Les événemens suivent le même cours à Beyrouth : l’arrivée des premiers bateaux est marquée par de petites émeutes, et le boycottage des magasins ne se fait pas sans quelque tumulte, puis les autorités rétablissent l’ordre ; mais, à la fin de décembre, de nouveaux troubles éclatent ; des bandes de bateliers parcourent les rues, détruisant les enseignes qui rappellent des produits boycottés, arrachant les plaques de compagnies d’assurances qui portent des emblèmes autrichiens, et, dans les cafés, se répandent en discours injurieux contre l’Autriche et François-Joseph ; mahonniers et harnais, soupçonnant les gros négocians de la ville de favoriser des fraudes, n’écoutent plus le Comité de boycottage. L’accord austro-turc survient heureusement au moment où le nationalisme démagogique devenait dangereux. De même, à Tripoli de Syrie, dans les premiers jours de janvier, le patriotisme tend à se transformer en xénophobie ; le 9, une bande parcourt les rues, saccage un magasin appartenant au drogman du vice-consulat d’Autriche et jette les marchandises à la mer. Des forcenés pénètrent dans un magasin turc, saisissent des sacs de sucre des raffineries de Saint-Louis, à Marseille, et, malgré la marque française apparente, jettent trente-quatre sacs à la mer ; le mutessarif déclare au gérant du vice-consulat de France qu’il déplore l’erreur et constitue une Commission qui fait restituer le sucre saisi et rembourser les sacs perdus.

Ces incidens tumultueux ont été des exceptions même dans les villes où ils se sont produits ; les boycottages heureux n’ont pas d’histoire, et le récit de ces cas particuliers ne doit pas nous tromper sur la vraie physionomie du mouvement. Nulle part il n’y a eu de violences contre les personnes ; le boycottage a été organisé comme s’il avait été une institution normale, légale, et il a fonctionné avec une discipline, une modération et en même temps une rigueur extraordinaires : c’est pourquoi il a été très efficace.

Pour le baron d’Æhrenthal, comme pour le commerce austro-hongrois, le boycottage a été une surprise ; la diplomatie n’est pas habituée à cette escrime nouvelle qui met en face d’elle, au lieu d’un adversaire responsable, la foule anonyme des consommateurs en grève. Les négocians ne crurent pas, d’abord, à la durée du mouvement et les chambres de commerce, dans un élan patriotique, décidèrent de s’en rapporter au gouvernement du soin de protéger leurs intérêts. Mais, bientôt, les effets du boycottage commencèrent à se faire sentir ; à la fin d’octobre, l’Association austro-hongroise d’exportation reçut un rapport inquiétant, et bientôt, de Trieste, de Fiume, de Budapest, des villes industrielles de Bohême, des plaintes s’élevèrent. Le commerce austro-hongrois, dont le principal débouché est dans les ports du Levant, était comme frappé de paralysie. Trieste surtout souffrait ; les bateaux du Lloyd revenaient au port sans avoir pu débarquer un ballot et, au retour, les exportateurs refusaient de reprendre leurs chargemens. Déjà, au 10 décembre, 26 vapeurs chargés de marchandises autrichiennes étaient revenus sans avoir opéré leur déchargement ; toute l’exportation de l’Empire ottoman, très active à l’automne, échappait aux bateaux autrichiens et hongrois ; le trafic du Lloyd se chiffrait par 450 000 couronnes de moins, pour le mois d’octobre 1908, que pour le mois correspondant de 1907. La Compagnie des chemins de fer du Sud accusait, pour novembre, une diminution de recettes de 1 232 513 couronnes ; on prévoyait, sur la place de Trieste, des désastres financiers et commerciaux. Une réunion de négocians, tenue à Vienne, rendant le gouvernement responsable de ce « cas de force majeure, » lui demandait d’indemniser les pertes du commerce et de l’industrie. On était loin de l’abnégation patriotique des premiers jours ! La Chambre de commerce de Budapest insistait pour une prompte entente avec le gouvernement ottoman ou pour des mesures de répression. Les plaintes devenaient d’autant plus vives que le boycottage coïncidait avec une dépression économique générale : les tisseurs de coton d’Autriche et de Bohême, les imprimeurs sur étoffes, décidaient, dans une réunion, de restreindre de 15 pour 100 leur production ; la fabrique de fez de Strakonice (Bohême) perdait toute sa clientèle turque et égyptienne ; les sucreries et les raffineries de pétrole voyaient leur exporta-lion s’arrêter brusquement ; les annulations de commandes déconcertaient la production et faisaient redouter aux industriels de perdre les marchés du Levant[7]. On redoutait une extension du boycottage à l’Egypte, à la Serbie, au Monténégro ; les propriétaires roumains, exaspérés du refus de l’Autriche de leur accorder des concessions pour l’entrée de leur bétail, prônaient l’emploi du boycottage, si les négociations commerciales commencées avec l’Autriche tardaient à aboutir.

Négocians, industriels, armateurs, alarmés se tournaient du côté du gouvernement, réclamant une intervention énergique de la diplomatie ou des représailles économiques telles que l’interdiction de toute importation austro-hongroise en Turquie, au besoin même, une action navale et militaire. À Constantinople, le margrave Pallavicini, d’abord, parla haut, se plaignit vivement au ministre des Affaires étrangères et au grand vizir ; ceux-ci avaient beau jeu pour arguer de leur impuissance en face d’un mouvement spontané et populaire, et pour alléguer l’impossibilité d’obliger les Ottomans à acheter du sucre autrichien ou la corporation des mahonniers à décharger les bateaux du Lloyd. Bientôt l’ambassadeur menaça, si le boycottage continuait, de quitter Constantinople, rompit les négociations entamées au sujet de la Bosnie et annonça qu’elles ne pourraient être reprises qu’après la cessation complète du boycottage. Le boycottage continua, plus rigoureux que jamais, le margrave Pallavicini resta à Constantinople et ce fut lui qui reprit les pourparlers qui aboutirent à l’accord austro-turc du 27 février. Le gouvernement de Vienne consentait à payer à la Turquie, pour l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, une somme totale de 54 millions de francs. Quelques jours plus tard, hamals et mahonniers recommençaient à décharger les bateaux autrichiens, le boycottage était fini : il n’avait pas été inoffensif.


IV

Les conflits internationaux tendent de plus en plus à devenir des conflits économiques ; il est donc naturel que les peuples empruntent leurs armes à la vie économique. Entre deux nations modernes, la sécurité du commerce est la condition essentielle des bonnes relations. Napoléon, le premier, avait compris qu’en ruinant le commerce d’un adversaire on pouvait l’amener à capituler ; le plus grand homme de guerre des temps modernes a eu ainsi l’intuition d’une forme nouvelle de la guerre ; nous venons d’en voir les premiers essais. Le baron d’Æhrenthal n’a pas eu que des raisons d’ordre économique de signer un accord avec la Turquie, mais ces raisons ont certainement contribué pour une large part à sa décision ; les plaintes des Chambres de commerce, des industriels, des négocians, des compagnies de navigation, de la presse, ne peuvent pas être restées sans effet. C’est là un événement nouveau et considérable. Il montre que, dans certaines conditions, la guerre économique ainsi comprise peut conduire au succès quand la guerre militaire conduirait inévitablement à l’échec. Militairement la Turquie était moins forte que l’Autriche-Hongrie, la Chine que le Japon ou les Etats-Unis.

Le boycottage, pour être efficace, pour être même possible, exige certaines conditions particulières que nous avons trouvées dans le cas de la Chine comme dans celui de la Turquie : le pays qui peut pratiquer avec succès le boycottage est celui qui est importateur de produits fabriqués, qui sert de débouché aux nations industrielles et qui, au contraire, pour sa nourriture, se suffit à peu près à lui-même ; s’il est industriel ou s’il a besoin des blés ou des riz de ses voisins, il s’expose à de dangereuses représailles. C’est pourquoi le boycottage ne peut être efficace qu’entre deux pays qui n’ont ni la même vie, ni la même organisation économique ; entre deux grandes puissances européennes, il causerait, d’un côté comme de l’autre, des pertes et des souffrances sensiblement égales ; il équivaudrait à une guerre de tarifs poussée jusqu’à la prohibition. Si donc le boycottage peut devenir une arme redoutable, il ne saurait être une arme utilisable dans toutes les circonstances ; il restera toujours d’un maniement dangereux pour celui qui ne s’en servirait pas à bon escient ; il pourrait, dans certains cas, faire plus de tort au boycotteur qu’au boycotté. Il ne faudrait pas croire que si l’industrie et le commerce austro-hongrois ont subi des pertes considérables, les négocians turcs n’aient pas éprouvé, eux aussi, des dommages importans : il convient de faire entrer en ligne de compte la hausse des produits boycottés qui oblige le consommateur à de gros supplémens de dépenses, et en outre les droits de douane que l’Etat n’a pas encaissés. La hausse, en Turquie, a atteint, sur certains marchés, jusqu’à 80 pour 100 sur le sucre, à 25 et 30 pour 100 sur le pétrole et le papier. Les affaires sont les affaires, disent les Anglo-Saxons ; les Turcs et les Chinois mettent en pratique d’autres maximes ; ils savent mettre même les affaires au service du patriotisme et ils ont montré qu’ils étaient capables de faire le sacrifice des intérêts particuliers au bien général.

Les effets du boycottage ne cessent pas le jour où reprennent les relations normales entre les deux pays en lutte. Le boycottage est, à ce point de vue, une forme du nationalisme économique : nous avons vu les Chinois créer chez eux des industries et chercher à se mettre en mesure de produire les articles qu’ils achetaient auparavant à l’étranger : c’est là du pur colbertisme. Les Turcs ont eu le même dessein : ils ont développé la fabrication nationale des fez ; mais la période de boycottage a été trop courte pour permettre l’éclosion d’industries nationales que d’ailleurs la situation économique et financière du pays ne comporte pas. Les Turcs continueront donc à s’adressera l’étranger ; il est probable cependant que les Autrichiens ne recouvreront pas toute la clientèle qu’ils ont perdue ; un mouvement national aussi vif que l’a été le boycottage en Turquie laisse après lui des rancunes dont les effets sont durables ; certains produits boycottés ont été remplacés par des articles similaires venus de pays concurrens ; la Russie a vendu à l’Empire ottoman des sucres et des naphtes ; l’Italie n’a rien négligé pour envoyer dans les ports turcs des échantillons et des voyageurs. Le commerce français a malheureusement trop peu profité de ces circonstances favorables ; partout les comités de boycottage s’adressaient à nos consuls, la clientèle réclamait des articles français, les Chambres de commerce françaises de Turquie multipliaient leurs appels, un grand courant de sympathie portait vers nous le peuple turc et pouvait nous aider à reconquérir des marchés où jadis notre commerce régnait en maître : « La France n’a pas su profiter de l’occasion exceptionnelle que le boycottage lui offrait, écrit M. Ernest Giraud, président de la Chambre de commerce française de Constantinople…, il y a eu là un manque de décision, de courage, d’initiative, qui montre notre commerce bien peu armé pour affronter l’étranger. » Sans insister sur cette triste constatation, retenons que, même la crise passée, le boycottage peut encore faire sentir ses effets nuisibles au peuple contre lequel il a été dirigé.

Le succès du boycottage en Chine et en Turquie est un exemple qui sera, qui a déjà été suivi. Les grandes nations de civilisation européenne dont la fortune est fondée sur l’industrie et le commerce ne peuvent se passer de débouchés pour écouler les produits de leurs immenses manufactures ; pour vivre, elles ont besoin de vendre ; leur fermer un marché important, c’est les atteindre dans leurs intérêts essentiels ; une grève générale des consommateurs, si elle était possible, les acculerait à une faillite rapide. Or l’expérience récente vient de montrer qu’il peut y avoir des grèves partielles d’acheteurs contre lesquelles ni la diplomatie, ni les cuirassés, ni les armées ne peuvent rien. La leçon ne sera pas perdue pour les peuples qui n’ont pas encore organisé leur production industrielle et qui achètent les articles fabriqués par les autres ; l’exemple de la Chine et de la Turquie amis à leur disposition un formidable instrument d’émancipation. On sait que, aux Indes, le partage du Bengale en deux provinces a violemment irrité les indigènes non musulmans dont le mécontentement s’est traduit par un essai de boycottage des produits anglais. Le mouvement swadeshi est un mouvement de nationalisme économique ; jusqu’à présent l’administration anglaise a réussi à prévenir le péril en pratiquant le vieux précepte : diviser pour régner ; mais il est certain que si jamais la grève du consommateur indou, ou du consommateur égyptien, devenait générale, la fortune de l’Angleterre serait menacée.

Le succès d’un boycottage n’exige pas seulement certaines conditions économiques, mais aussi certaines conditions morales. Pour vaincre la résistance des intérêts particuliers et imposer à tout un peuple une lutte de plusieurs mois, il faut toute l’énergie des passions neuves, toute l’allégresse qui transporte un peuple quand il se sent pour la première fois vibrer à l’unisson ; il faut aussi la discipline que donnent les organisations fortes : ce sont les comités jeunes-turcs qui ont dirigé le boycottage et ce sont les corporations qui ont assuré sa victoire. C’est par la lutte que les nationalités prennent conscience d’elles-mêmes : le mouvement du boycottage qui a réuni, dans un même élan patriotique, les Ottomans de toutes les régions de l’Empire et de toutes les religions, a été un puissant instrument de résurrection nationale ; quoi qu’il puisse advenir, la Turquie ne sera plus, après cette épreuve, ce qu’elle était avant.

Le boycottage n’est pas l’arme des peuples amorphes chez qui ne subsiste aucun organisme vigoureux entre l’Etat despote et l’individu isolé. Napoléon a échoué là où des portefaix ont réussi. Le concours de corporations fortement organisées et disciplinées a été, nous l’avons vu, l’élément principal du succès. Grèves, associations de fonctionnaires, sabotage, ligues d’acheteurs, grèves de consommateurs, boycottages, sont autant d’aspects d’une même évolution des idées et des formes sociales par laquelle la valeur de l’individu et son rôle dans la société lui viennent surtout de la profession qu’il exerce, du cadre dans lequel il est producteur et consommateur. Les vieilles formes périssent : vieille diplomatie qui ignorait les peuples, vieille philosophie qui ne connaissait que les individus, vieille conception de l’Etat et de l’autorité, vieille forme des guerres nationales. Le boycottage est un instrument de guerre qui permet, dans certaines conditions, aux peuples, même désarmés, de ne pas subir passivement les exigences des plus forts ; tel que les Chinois et les Turcs l’ont pratiqué, il a été, dans le domaine des relations internationales, un succès du nombre organisé.


RENE PINON.

  1. Cf. l’ouvrage de M. L. Paul-Dubois : l’Irlande contemporaine et la question irlandaise, notamment page 127. Perrin, 1907.
  2. Voyez notre ouvrage la Chine qui s’ouvre, p. 254 (Perrin, 1900).
  3. Le Haïkouan-taël valait, en 1904, 3 fr. 60.
    Importations : Grands-Bretagne 57 221 000 H.-taëls.
    — Japon 50 164 000 —
    — Indes Anglaises 32 220 —
  4. Ventes américaines en Chine pendant les sept premiers mois de :
    1905 185 908 100 francs
    1906 103 060 955 —
    Différence en moins 82 845 145 —
  5. « N’achetez pas les productions avariées de l’Autriche qui, au moment où les Ottomans ont besoin de travailler dans le calme, se jette, avec son ordinaire et immonde avidité, sur la Bosnie-Herzégovine. N’achetez pas les marchandises frelatées de l’Autriche qui, au moment où les Ottomans attendaient de tous les États, de tous les peuples civilisés, de la sympathie, de l’encouragement, porte un coup de si grande détresse à la Nation. N’achetez pas les produits répugnans de l’Autriche qui, au moment où les Ottomans travaillent à établir leur gouvernement et leur administration sur des bases de justice et de droit, cherche à faire revenir le régime d’absolutisme, crée des troubles à l’intérieur et une guerre à l’extérieur, en foulant aux pieds les traités, le droit des gens. Oui, qu’aucun Ottoman ne donne un para pour les étoffes, les vêtemens, les chaussettes, les mouchoirs, les flanelles, etc., venant de l’Autriche. »
  6. Cité par M. Léopold Dor dans sa très intéressante conférence à la Société d’études économiques de Marseille, publiée sous ce titre : Le Boycottage des marchandises et des navires autrichiens en Turquie et son influence sur le commerce français (Marseille, Barlatier). Nous avons fait plus d’un emprunt à cette brochure.
  7. Voici quelques chiffres significatifs :
    EXPORTATIONS AUSTRO-HONGROISES DANS L’EMPIRE OTTOMAN
    Novembre 1907 Novembre 1908
    Fez 539 273 pièces 216 863 pièces
    Confections pour hommes 796 quintaux 302 quintaux
    Lainages 683 — 263 —
    Sucre 578 837 — 431 115 —
    Dentelles et broderies 207 — 135 —
    Papier à cigarettes 2 908 — 854 —
    Papier à imprimer 10 667 — 9 205 —


    Le Dr Frédéric Karmienski, dans un article de la Neue Freie Presse du 6 janvier, visiblement destiné à rassurer l’opinion, reconnaît que le chiffre de cent millions, dont on a parlé au Parlement, n’est pas exagéré et représente à peu près les pertes du commerce austro-hongrois pour les derniers mois de 1908.