Une Fête archéologique à Rome

Une Fête archéologique à Rome
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 455-464).
UNE
FÊTE ARCHÉOLOGIQUE
A ROME

Le 11 décembre dernier, dans la grande galerie des sarcophages au musée romain du Laterano, devant une nombreuse assistance qui comptait des cardinaux, des princes, des ambassadeurs, beaucoup d’amis de l’archéologie et de l’histoire, un comité international, composé du président de l’académie romaine d’archéologie chrétienne, du directeur de l’institut archéologique allemand, et du directeur de l’école française de Rome, offrait au commandeur J.-B. de Rossi une médaille d’or à l’occasion de sa soixantième année et, comme un reconnaissant hommage pour ses beaux travaux.

C’est souvent fête à Rome pour les archéologues. Chaque mois ou chaque semaine, peu s’en faut, ce sol fécond, ces riches bibliothèques, ces merveilleux musées livrent quelqu’un de leurs secrets, ou bien, des diverses régions de l’Italie, on apprend quelque découverte. C’est fête quand une fouille, sur un point de la ville, après avoir excité quelque temps l’attention publique, la récompense par un succès; quand la pioche, en abattant un vieux mur, fait rouler les débris de plusieurs statues antiques; quand elle met au jour, creusant la terre en avant de la Farnésine, cette maison romaine avec stucs et peintures qui est devenue à elle seule tout un musée ; quand les travaux d’isolement du Panthéon, remettant en place de beaux bas-reliefs décoratifs, offrent à l’imagination de l’historien et de l’artiste de nouveaux élémens de calcul et d’étude. C’est fête quand M. de Rossi dirige une visite aux catacombes ou dans les musées du Vatican; que sera-ce le jour où un témoignage public sera décerné à l’illustre archéologue ?


Bien peu de savans doués d’un plus heureux ensemble de fortes qualités ont su mieux ranger à leur service de plus magnifiques instrumens d’étude. ne Romain et n’ayant jamais cessé d’habiter sa ville, en possession des ressources qu’offrait l’ancien système de haute éducation dans l’état pontifical; très ingénieux à combler, s’il y en avait, les lacunes; maître en une large mesure, par une pratique privilégiée et familière, par un appareil considérable de notes logiquement disposées, par une vaste et ferme mémoire, — de tant de documens précieux, manuscrits inconnus, dessins inédits, — que possèdent des archives incomparables; roi incontesté de la Rome souterraine, et plus sûr que le héros de la Fable de renouveler toujours ses forces en invoquant la terre; aidé dans son œuvre par une force de travail, un talent de conception et d’imagination critique, une habileté de mise en œuvre tout à fait rares, M. de Rossi a depuis longtemps sa place parmi les plus remarquables esprits de notre temps ; et il est facile de prédire que sa renommée, déjà si étendue, grandira encore, à mesure que les résultats qu’il a conquis pénétreront dans le domaine commun de la science.

Le mérite d’un premier projet de démonstration publique en l’honneur d’un tel maître revenait au révérend père Bruzza. Ce savant religieux, aussi respecté dans Rome pour son talent que pour son caractère, auteur d’un volume bien connu d’épigraphie latine et de beaucoup d’excellens mémoires, a fondé depuis quelques années, à Rome, une académie d’archéologie chrétienne que M. de Rossi dirige et inspire avec lui. Deux fois par mois durant la saison d’hiver, dans la modeste salle basse du couvent de san Carlo in Catinari, on se réunit autour d’une table. Le père Bruzza préside; il ouvre la séance en présentant quelque objet récemment trouvé dans les catacombes; il lit à ce propos une note érudite; ses élèves, qui le sont également de M. de Rossi, ajoutent le compte-rendu par écrit ou de vive voix de leurs derniers travaux; quelque étranger lit une étude sur un sujet non prévu, et, à chaque occasion, M. de Rossi improvise les plus riches souvenirs pour comparer, confirmer ou douter. C’est là qu’il annonce et expose les progrès de l’incessante exploration poursuivie chaque hiver dans les cimetières chrétiens. Si l’intérêt des nouvelles découvertes y invite, l’assemblée est convoquée sur les lieux mêmes, et, en présence des monumens, on écoute des leçons d’une solidité qui étonne, d’une clarté qui ravit.

La forme de l’hommage à décerner était, selon la pensée du révérend père Bruzza, une souscription publique pour une médaille d’or accompagnée d’un album contenant les noms des souscripteurs. A peine les circulaires du comité annonçaient-elles cette entreprise, les contributions arrivaient en grand nombre. La cellule du père Bruzza n’avait jamais vu tant d’argent ni d’or. De la part de beaucoup de membres du clergé et d’un certain nombre de protestans éclairés, les adhésions signifiaient gratitude pour les services rendus à la science religieuse; de la pan des hommes d’étude, elles saluaient un collègue, un ami, un maître respecté. L’élan fut notable en France et les résultats effectifs. Les souscriptions de l’Allemagne, de l’Autriche et des pays slaves, uniformément taxées à un chiffre modeste, vinrent en très grand nombre. Les Slaves, en particulier, se montraient reconnaissans des récentes études sur Méthodius et Cyrille.

Les premières espérances du père Bruzza s’élevaient à 2,000 francs; la somme totale a dépassé 15,000, avec quatorze cents souscripteurs. Il restera donc, les frais de la médaille prélevés, une somme importante qu’on a eu d’abord le dessein de consacrer au déblaiement de quelque catacombe, par exemple à celle de Prétextât, à gauche de la voie Appienne : ce qu’on en connaît paraît annoncer une richesse exceptionnelle en inscriptions, en peintures et sculptures; mais une coulée de terre, à peu de distance de l’entrée actuelle, y a rendu jusqu’à ce jour l’étude presque impossible. Le choix s’est finalement arrêté sur un curieux monument isolé qui pourra être entièrement déblayé et restauré avec les ressources dont le comité dispose; une inscription placée au-dessus de la porte d’entrée consacrera le souvenir de la fête. Ce monument est tout à fait spécial et unique à Rome en son genre; c’est un cubiculum orné de peintures, destiné à une sépulture de famille, et situé près du tombeau des Scipions, dans l’enceinte de la ville, par conséquent de date très probablement antérieure à Aurélien. Le regretté marquis Campana, qui avait vu tant de choses et recueilli tant d’informations et de monumens, et pour qui, malgré son désintéressement, la fortune a été si injuste, connaissait cette chambre sépulcrale; il l’avait rencontrée lorsqu’il fouillait, il y a quarante ans, dans les colombaires de la vigne des Scipions; occupé d’autres travaux, il l’avait fait immédiatement combler. C’est lui qui, avant de mourir, il y a peu d’années, a donné à M. de Rossi toutes les indications pour la retrouver aisément. M. de Rossi démontrera qu’elle a appartenu à une famille chrétienne originaire de l’Asie, et que la région où elle se trouve était très fréquentée par les Syriens et les Asiatiques païens et chrétiens. Les voyages des chrétiens de l’Orient vers Rome, soit pour leurs affaires privées, soit pour celles de leurs églises et de leur religion, étaient extrêmement fréquens. On pense bien qu’ils devaient donner lieu à des rapprochemens, à des combinaisons, à des mélanges singuliers, mais fort instructifs, d’où M. de Rossi ne manquera pas, en illustrant ce nouvel épisode, de tirer de vives et intéressantes lumières.

C’est des mérites de M. de Rossi vrai fondateur de la science archéologique chrétienne que le P. Bruzzi, en ouvrant la séance, a parlé spécialement. Ces mérites ont été exposés trop souvent et trop bien ici même par M. Gaston Boissier, avec sa rare compétence dans le domaine des lettres latines, païennes ou chrétiennes, pour qu’il y ait à revenir sur tant de beaux résultats, et la place nous manquerait à vouloir parler des derniers travaux concernant saint Hippolyte. Nous ne voulons que faire remarquer expressément, — l’occasion nous en est bonne, — combien il serait erroné de croire que l’archéologie chrétienne, entre les mains d’un maître comme M. de Rossi, puisse n’être qu’une science étroite, toute spéciale, et de nature à n’intéresser que les érudits. Bien au contraire, son Corpus des inscriptions chrétiennes ajoute beaucoup à la connaissance des institutions romaines; sa Rome souterraine offre des aspects nouveaux du droit romain; son Bulletin même, qui paraîtrait ne devoir présenter que des observations de détail à mesure qu’il enregistre le progrès de ses travaux, contient des pages d’histoire générale renouvelée qui sont d’un grand prix. Tel est, si l’on veut un exemple, le récit de la réaction païenne de l’an 394, auquel s’ajoutent les informations inattendues et précises qu’il a su tirer soit d’une longue et importante inscription trouvée naguère au forum de Trajan, soit d’un poème découvert par M. Léopold Delisle aux derniers feuillets de notre célèbre manuscrit de Prudence, manuscrit et poème contemporains de ces grands événemens. On pourrait citer comme second exemple l’intéressant commentaire à l’année 410 que M. de Rossi a placé dans le premier volume de son grand recueil épigraphique. C’est, comme on sait, la date de l’invasion d’Attila. Or tout à coup la série chronologique des inscriptions chrétiennes, qui allait grandissant en nombre d’année en année, s’interrompt : plus un texte à enregistrer, et il faut laisser trente années s’ébouler pour que la moisson recommence. Ne sont-ce pas là des traits caractéristiques pour l’histoire générale, et ne peut-on pas calculer par ce seul exemple ce que durent être dans l’Italie centrale la terreur et la dévastation pendant une si longue période? Est-ce d’ailleurs une petite et étroite érudition, celle qui répand de premières et abondantes lumières sur des problèmes comme ceux-ci : propagation et constitution de l’église primitive, rapports entre l’église et l’état avant Constantin, naissance de l’art chrétien et phases diverses de ses commencemens comparées à celles de l’art classique? N’est-ce pas, peu s’en faut, une science sui generis, désormais armée de toutes pièces, celle qui dispose de monumens si particuliers et si nombreux, celle qui exige, sinon des procédés nouveaux de critique, au moins une pénétration et une rigueur toutes spéciales?

M. le professeur Henzen a pris en second lieu la parole. Parmi ceux qui, conservant le culte des fortes études, n’ignorent pas le progrès scientifique, il n’y en a pas un seul qui ne connaisse le nom et les œuvres du premier secrétaire de l’Institut allemand de correspondance archéologique de Rome; il n’en est pas un qui n’ait admiré sa ferme et sobre érudition dans le commentaire des inscriptions des arvales, dans un si grand nombre de mémoires spéciaux, dans l’œuvre gigantesque du Corpus inscriptionum latinarum, dont il a été, avec M. Mommsen et M. de Rossi, un principal initiateur. Mais ceux-là seuls qui l’ont approché peuvent apprécier à sa réelle valeur ce modèle du vrai savant, cette modestie consciente de sa dignité et jalouse de la dignité des autres, cette bonté délicate dans les relations complexes et diverses, ce quelque chose d’antique et de chrétien que Pline le Jeune semble avoir désigné : Nihil est illo gravius, sanctias, doctius… quantum rerum, quantum exemplorum, quantum antiquitatis tenet ! Est-ce à M. Henzen seulement que conviennent ces traits, ou bien aussi à ses deux collaborateurs? Tous trois unis par une longue amitié, par un même dévoûment à ces graves études d’antiquité si merveilleusement renouvelées de nos jours, ils offrent aux jeunes esprits qui ont la fortune de les approcher un rare idéal d’éducation intellectuelle et morale.

M. Henzen a ému l’auditoire lorsque, fort ému lui-même, il a rappelé les quarante années de collaboration affectueuse qui l’unissent à M. de Rossi. S’attachant à louer spécialement dans son ami l’habile épigraphiste, il a signalé les principales étapes de cette belle carrière, la remarquable étude sur cette difficile inscription de Nicomaque en 1849, les précieux indices donnés sur le collège des arvales, qui ont amené les fouilles de l’Institut allemand dans la vigna Ceccarelli et tant de belles découvertes, enfin le sixième volume du Corpus, où, de concert, ils ont réuni et classé les inscriptions de la ville de Rome.


Il restait beaucoup à dire, après qu’on avait loué l’archéologue chrétien et l’épigraphiste, si le directeur de l’École française de Rome, chargé de parler à son tour, voulait indiquer les autres mérites du savant que l’on célébrait.

Il y avait à montrer d’abord que la France, dans la pensée commune de cet hommage, avait, en effet, sa place marquée à côté de l’Italie et de l’Allemagne. C’est particulièrement en France que beaucoup d’esprits sérieux savent gré à M. de Rossi des faits nouveaux qu’il a présentés pour l’étude des questions religieuses, de tant de monumens qu’il a mis au jour, et discutés avec une probité vraiment scientifique. Il a conquis d’illustres amitiés particulièrement dans les rangs de notre Académie des inscriptions et belles-lettres, qui lui a décerné le plus haut titre dont elle dispose, celui d’associé étranger. Avec quelques-uns des principaux membres de cette compagnie, il a collaboré à l’édition française, ordonnée par Napoléon III et payée sur sa cassette, des Œuvres complètes de Bartolomeo Borghesi. Il a fait partie dès l’origine de la commission centrale, et les volumes auxquels il a particulièrement donné ses soins sont reconnaissables soit par les notes importantes qui portent sa signature, soit par l’insertion des lettres qu’il recevait tout jeune de l’illustre solitaire de Saint-Marin. C’est en France qu’une édition du Bulletin d’archéologie chrétienne traduit en français trouve le plus de lecteurs; et une traduction française de la Rome souterraine, dont chaque volume est presque aussitôt épuisé que publié, est depuis longtemps souhaitée de ce côté des Alpes.

La France a eu d’ailleurs, dès 1855, les prémices de cette renommée. M. de Rossi avait déjà trente ans, il avait eu la force rare de travailler jusqu’alors en silence, en préparant pierre à pierre un monument durable. Ces deux dissertations, l’une sur la représentation symbolique du poisson dans les peintures des Catacombes, l’autre sur les inscriptions chrétiennes de l’Afrique, — deux écrits importans qui marquent le vrai commencement de sa carrière et qui font époque dans la science, et d’où sont nés plus tard son grand recueil des inscriptions chrétiennes et sa Rome souterraine, — ont été imprimées alors chez Didot ; elles paraissaient dans ce Spicilége de Solesmes, dirigé par un savant bénédictin qui honore aujourd’hui doublement la France à Rome même, comme prince de l’église et comme digne héritier de tant de traditions françaises de science et de vertu.

Voilà quelques-uns des souvenirs et des motifs qui faisaient vraiment de cette journée, pour nous aussi, comme une fête de famille.

La création de l’École française de Rome a encore resserré ces liens, M, de Rossi est du nombre de ceux qui nous ont fait le plus cordial et le plus utile accueil. Il s’est intéressé aux publications que nous avons entreprises d’après les registres pontificaux de l’archive vaticane, aux travaux de M. Eugène Müntz sur l’histoire des arts à la cour des papes pendant le XVe et le XVIe siècle. Il a trouvé surtout en M. Louis Duchesne, un des nôtres, un disciple digne de lui, bientôt devenu son collaborateur.

Le troisième orateur avait un vaste champ, disions-nous, s’il entreprenait de signaler les titres scientifiques de M. de Rossi non mentionnés encore. Les deux premiers discours n’avaient pu tout dire, non pas seulement faute de temps, mais parce que leurs auteurs continuaient d’être pour celui qu’ils voulaient louer des collaborateurs trop assidus, des amis trop intimes : ils risquaient de paraître se louer eux-mêmes; et, de fait, l’auditoire, en les applaudissant, ne les avait pas séparés.

Notre demi-siècle a vu se raviver la science et, du tronc rajeuni, naître des branches qui ont prospéré comme d’une vie spéciale. L’archéologie chrétienne et l’épigraphie classique, filles de l’histoire, en sont devenues les meilleurs auxiliaires. Mais on rencontre à Rome d’autres enseignemens encore, plus spéciaux, empruntant aux circonstances locales et comme au sol et à l’atmosphère traditionnelle leurs élémens de vie, et de nature à intéresser l’histoire générale, puisqu’ils mettent en œuvre le génie et les souvenirs romains. Telle est l’étude de la topographie antique, à laquelle, pour ce qui concerne Rome et l’Italie, M. de Rossi s’est appliqué avec un grand succès, avec deux ou trois autres savans tout au plus, dont l’un, M. Jordan, habite à Kœnigsberg. Il ne s’agit pas seulement d’identifier les lieux, de retrouver les anciennes stations, de reconnaître et de restituer la viabilité antique : tout ceci est une partie de la lâche, non l’œuvre entière ; il s’agit, en outre, d’interpréter les idées si profondément originales qu’avait l’antiquité romaine sur le partage du sol, sur la délimitation et les divisions du domaine public et de la propriété privée. Il y faut une extrême sagacité, comme celle qui a guidé notre auteur dans l’étude des Mirabilia pour ses premières recherchas relatives aux catacombes, comme celle qui, dans son curieux commentaire des plans de Rome au moyen âge, a rattaché les diverses formæ urbis aux grands travaux administratifs de César, d’Agrippa et d’Auguste[1].

Les conceptions du génie romain sur la répartition du sol, sur les raisons suprêmes qui la dominaient et y imprimaient différens caractères, touchent en même temps à l’histoire de la religion antique et à celle de l’ancien droit. Or ce double intérêt anime toute une partie de l’œuvre de M. de Rossi. Il est l’historien du droit religieux lorsque, dans sa Rome souterraine, il reconstitue l’existence légale des corporations et la condition des sépultures, ou quand il rétablit la procédure employée sous les empereurs contre les chrétiens; il est l’historien du droit historique lorsque, avec quelques collaborateurs éprouvés, il propage l’enseignement de l’épigraphie juridique. Aussi Léon XIII, créant il y a peu d’années au palais Spada un Institut de conférences historico-juridiques, sorte de faculté de droit mêlant aux cours pratiques des enseignemens purement érudits, voulut-il que M. de Rossi y prît part. C’est là qu’on a pu l’entendre, montant en chaire et devenu professeur, donner de belles et solides leçons.

Elles ne furent jamais nombreuses. C’est un trait original de cette physionomie que le zèle d’un très libre enseignement. Si l’artiste qui a gravé la médaille offerte le 11 décembre avait dû, au lieu de donner un simple profil, mettre en scène son modèle, il ne lui serait jamais venu à l’esprit, je pense, de le figurer en chaire. Il l’aurait placé bien plutôt en présence des monumens qu’il sait si bien interroger, au fond des catacombes, dont il fait revivre les souvenirs, dans ces galeries du Laterano, en face de ces inscriptions mutilées et de ces sarcophages, auxquels il semble rendre la parole pour qu’ils portent eux-mêmes témoignage. Mais par quel irrésistible besoin de son ardeur et de sa pensée ce merveilleux exégète conduit-il à travers les cimetières souterrains, pour la centième ou la deux-centième fois, les innombrables visiteurs de Rome, souverains et prélats, gens du monde et hommes d’étude les uns pèlerins de la religion ou de la science, les autres pèlerins de la simple curiosité? Quel apostolat volontaire le fait se donner à tous, reprendre avec une verve nouvelle et sous une autre forme, toujours plus habile, les explications qu’il a si souvent données? M. de Rémusat, un bon juge en fait de critique et de parole ingénieuse, a caractérisé avec une justesse singulière cet enseignement oral si familier et si puissant. « M. de Rossi, écrivait-il[2], intéresse l’esprit, persuade la raison, captive la confiance par la sûreté et l’originalité du savoir, par la clarté et la sagesse des interprétations, enfin par cette union d’une sagacité supérieure et d’une probité parfaite qui ne sont pas moins nécessaires l’une que l’autre à l’érudit vraiment digne de ce nom. » On ne saurait mieux dire, ni avec plus de vérité.

Comme archéologue chrétien et comme épigraphiste, comme juriste et comme topographe, M. de Rossi a contribué au renouvellement des études classiques et répandu des lumières désormais incontestées sur les quatre premiers siècles. Que de services n’a-t-il pas rendus aussi, et combien d’indications neuves et pénétrantes n’a-t-il pas offertes à ceux qui s’intéressent particulièrement au moyen âge, soit qu’ils veuillent étudier l’histoire de l’art, les destinées transformées des monumens anciens, la construction et l’ornementation des basiliques, le mélange et puis la distinction de l’art chrétien et de l’art païen, les procédés et l’inspiration des mosaïstes,.. soit que, préoccupés de l’histoire littéraire, ils recherchent les premiers progrès de ce grand mouvement de l’humanisme dans lequel Rome a joué un principal rôle, et qui, commencé au XIVe siècle, devait contribuer si puissamment à l’éclosion de la renaissance ? Qui ne connaît son grand ouvrage sur les mosaïques des églises de Rome avant le XVe siècle, en cours de publication, — recueil de planches chromolithographiques très habilement exécutées, avec un texte si substantiel et si nouveau quant aux résultats historiques, — ses curieux travaux sur les Cosmati, cette dynastie d’artistes des XIIIe et XIVe siècles qui a laissé jusque dans la Rome moderne des œuvres délicates, ses études sur Rienzi et les premiers collectionneurs de textes épigraphiques, sur ce Cyriaque d’Ancône, qui s’en allait jusqu’en Orient recueillir les inscriptions et les médailles, sur ce Léon-Baptiste Alberti, le vrai précurseur de Léonard, sur tant d’autres promoteurs plus ou moins inconsciens du développement intellectuel ?

On trouvera l’indication précise de ces études à la fois si pénétrantes et si diverses dans l’album qui va être distribué à tous les souscripteurs, et dont nous avons sous les yeux les premiers exemplaires. On a eu l’heureuse idée d’y insérer (outre les harangues prononcées au Laterano et la liste complète des souscripteurs) une bibliographie raisonnée de toute l’œuvre de M. de Rossi. Elle se divise en trois parties : Antiquités chrétiennes, Épigraphie classique. Topographie romaine et Histoire ancienne et du moyen âge. Il n’y a qu’à parcourir ce très curieux catalogue pour se convaincre du caractère général et supérieur de l’œuvre érudite qui s’y déploie.


Dans sa réponse aux discours qui lui avaient été adressés, M. de Rossi a eu, comme on devait s’y attendre, des traits singulièrement justes et délicats. Il convenait à ce Romain de mettre en relief le caractère international de la science, que son exemple vérifiait si bien, puisque, collaborateur de M. Mommsen et de M Henzen dans l’œuvre du Corpus, il l’a été de M. Léon Renier et de M. Waddington pour l’édition française de Borghesi ; n’a-t-il pas en ce moment encore pour collègue dans les études d’archéologie chrétienne un des nôtres, M. Edmond Le Blant, qu’il a appelé dans cette réponse il dittatore delle cristiane anlichità delle Gallie ? Il s’est réjoui, non sans d’affectueuses paroles pour le précédent directeur, de voir confiés à ce savant les intérêts de notre école française de Rome. Il lui convenait encore de se féliciter que le caractère international se retrouvât dans la forme d’un hommage qu’il acceptait au nom de la science, a-t-il dit, plutôt que pour lui-même. Mais dans ce concert il a distingué la voix de la France comme lui allant particulièrement au cœur, et il a salué avec joie le retour d’un commerce scientifique et littéraire qui lui avait été naguère d’un grand charme. Il avait tous les droits à répéter que Rome ne cesse pas d’être la ville sainte pour qui veut contribuer à ce progrès des fortes études classiques si important à la direction intellectuelle et morale des esprits. Il a pu montrer au reste combien d’instituts, italiens ou étrangers, combien de disciples puisent aux sources romaines, à des enseignemens tels que le sien. La seule Rome souterraine, en partie seulement découverte, offre à bien des générations encore, si elles s’en tiennent aux conseils et à l’exemple du maître, un riche trésor d’informations, non pas seulement sur l’archéologie chrétienne, mais sur toute la vie antique.

Léon XIII avait ouvert aux ordonnateurs de la fête du 11 décembre ce majestueux palais du Laterano qui résume, avec des souvenirs de l’antiquité classique, ceux de la Rome du moyen âge; c’est là que M. de Rossi a su créer jadis tout un musée épigraphique. Il y a donc trouvé facilement son glorieux Capitole. Italiens et Romains s’y étaient d’ailleurs également donné rendez-vous, sans distinction de partis; et un journal de la droite libérale, l’Opinione, réclamait pour le héros de cette fête les honneurs dont le gouvernement italien dispose. Nouvel hommage, non le moins enviable, qui était ce jour-là rendu à la science et à la dignité du caractère par un équitable esprit public, planant de haut au-dessus des divisions et des rancunes politiques.


A. GEFFROY.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er et du 15 septembre 1879, notre étude sur l’ouvrage de M. de Rossi : Piante icnografiche e prospettiche di Roma anteriori al secolo XVI.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1863.