Une Edition nouvelle de Saint-Simon

Une Edition nouvelle de Saint-Simon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 520-551).
UNE
EDITION NOUVELLE
DE SAINT-SIMON

Les Grands Écrivains de la France. — Mémoires de Saint-Simon, par A. de Boislisle, 1er et 2e volumes ; Paris, Hachette.

Les amis de Saint-Simon, c’est-à-dire tout ce qu’il y a d’esprits curieux et de gens de goût en France, ont toujours souhaité qu’on leur rendît la lecture de ses Mémoires plus aisée. Montalembert, qui l’admirait et le connaissait mieux que personne, s’est chargé de parler pour eux et de résumer tous leurs désirs. Dans quelques pages étincelantes de verve et de bon sens, il a tracé une sorte de programme idéal d’une édition parfaite de Saint-Simon. Il y accumule, comme à plaisir, toutes sortes de difficultés ; il exige de l’éditeur les qualités les plus rares et qui ne se rencontrent pas souvent dans la même personne, une érudition infinie dans toutes les branches, le sentiment le plus vif des beautés littéraires, une connaissance approfondie des hommes, des faits et de la langue du XVIIe siècle. Il entend que le texte soit accompagné d’un commentaire perpétuel qui en éclaire les moindres obscurités ; dès que le nom d’un personnage est prononcé, si médiocre, si inconnu qu’il soit, il faut qu’on nous dise en note ce qu’on en sait, et qu’on nous raconte sa vie en quelques lignes. Lorsqu’à propos des gens dont il parle Saint-Simon a cru devoir rappeler d’où sortait leur famille, ce qui arrive presque toujours, nous ne pouvons nous dispenser de savoir si ce qu’il en dit est vrai, et voilà l’éditeur jeté, pour nous satisfaire, dans les minuties et les incertitudes des généalogies. Ce n’est rien encore : les jugemens du « terrible historien » ont été souvent contestés ; on discute avec passion sur la confiance qu’il mérite, on l’accuse d’être inexact quand il raconte des événemens éloignés, violent, partial, excessif lorsqu’il parle des gens qu’il a connus et qu’il n’aimait pas : c’est le devoir de son éditeur de rétablir partout la vérité. « Il faut le mettre en présence des auteurs contemporains, des correspondances officielles, du récit des acteurs ou des témoins de toutes ces scènes, dont il ne doit pas avoir le monopole. » C’est ce qu’il est précisément très difficile de faire ; Ces récits, pour la plupart, n’ont pas été publiés, ces correspondances officielles sont presque toujours manuscrites, et il faut les aller chercher dans les grands dépôts de l’État, dans les archives de famille, dans les bibliothèques publiques ou privées où elles sont enfouies, quelquefois captives, et qui ne les laissent pas voir volontiers. Qu’on ajoute à ces documens historiques, si malaisés à recueillir, des renseignement sur les particularités d’étiquette et de mœurs contemporaines auxquelles l’auteur fait sans cesse allusion, des notes topographiques sur la situation des hôtels ou des châteaux dont il parle, des notes linguistiques et philologiques pour expliquer les phrases obscures ou les mots vieillis dont il se sert et nous mettre au courant de tout le parti qu’il a tiré de la langue française, enfin tout ce que peut souhaiter un lecteur avide d’informations, qui veut tout connaître et tout comprendre dans l’histoire d’un temps dont il ne reste presque plus rien, qui demande impérieusement qu’on reconstruise pièce à pièce pour lui et qu’on ranime par le détail une société entièrement disparue, l’on aura quelque idée de la tâche que Montalembert imposait au futur éditeur des Mémoires. C’était vraiment à décourager les plus intrépides.

Et pourtant ce programme immense, effrayant, commence à être réalisé ; l’édition rêvée par Montalembert, et que souhaitaient, sans trop l’espérer, les admirateurs de Saint-Simon, on vient enfin de l’entreprendre ; elle est destinée à faire partie de la collection des Grands Écrivains de la France. Cette collection, dont nous avions été heureux de saluer ici les débuts[1], et qui honore à la fois le savant qui la dirige et la puissante maison qui s’est chargée de l’exécuter, a tenu toutes les promesses qu’elle avait faites ; elle contient déjà cinquante-neuf volumes, les chefs-d’œuvre de la littérature française, et après nous avoir donné Corneille et Racine, Mme de Sévigné, Malherbe, le cardinal de Retz, etc., tous reproduits avec un soin scrupuleux, sur les manuscrits de l’auteur ou les éditions les plus anciennes, elle ose enfin aborder les Mémoires de Saint-Simon, et vient d’en faire paraître les deux premiers volumes.

C’est M. de Boislisle qui est chargé de cette publication ; personne n’y était plus propre et mieux préparé. Il a montré dans tout ce qu’il a fait jusqu’ici qu’il avait l’habitude des recherches savantes, qu’il était exact, minutieux, sagace, qu’il possédait surtout ce degré de patience et de décision qui permet d’achever les grands ouvrages. Il a aussi cette bonne fortune, rare chez un homme si occupé, que tous les travaux qu’il mène de front marchent au même but et s’aident l’un l’autre. L’époque dont nous entretient Saint-Simon est celle précisément qu’il connaît le mieux. Les études qu’il a faites sur les contemporains et les successeurs de Colbert l’ont mis en rapport avec tout ce monde de haute finance, contrôleurs généraux, intendans, fermiers et traitans, qui prennent alors une si grande place dans les affaires publiques ; Saint-Simon le conduit à la cour et lui en fait fréquenter les premiers personnages : on peut dire qu’il tient le XVIIe siècle par tous les côtés. Il lui a donc été plus aisé qu’à personne de composer ce commentaire perpétuel que réclamait Montalembert. En examinant ce texte « ligne par ligne et mot par mot, » il a été amené à faire, pour l’éclaircir, près de trois mille notes sur les sujets les plus différens et souvent les moins connus. Quand la note s’allonge, qu’il s’agit de discuter un fait grave ou de produire des pièces indispensables, elle est renvoyée à la fin du volume et forme un appendice qui souvent prend l’étendue et l’importance d’un véritable mémoire historique.

Voilà donc Saint-Simon pour la première fois commenté, éclairci, contrôlé sur tous les points avec une abondance de détails et une sûreté d’informations qui contenteront les esprits les plus difficiles[2]. Il me semble que ces curieux et ces gens de goût, dont je parlais tout à l’heure, qui lui ont voué une sorte de culte, éprouveront en lisant l’édition nouvelle le contentement que causent les œuvres achevées. Je veux montrer, par quelques exemples, comment M. de Boislisle a compris sa tâche et ce que son travail ajoute pour nous à la connaissance et à l’intérêt de ces admirables Mémoires.

I

C’est par la généalogie de Saint-Simon que je commencerai. Il est si sévère pour celle des autres qu’on prend envie, en le lisant, d’éplucher un peu la sienne. Ce censeur rigoureux des vanités d’autrui, qui a déchiré tant de blasons pièce à pièce, avait-il le droit de se montrer si difficile, et sa maison était-elle plus ancienne et plus illustre que celles dont il se moque si volontiers ? M. de Boislisle a compris qu’il lui fallait d’abord répondre à cette question. Il a donc composé sur la généalogie de son auteur un mémoire de cinquante pages en petit texte, qui forme son premier appendice et qui nous apprend tout ce que nous tenons à savoir.

Les Rouvroy de Saint-Simon étaient une famille noble du Vermandois, connue depuis le commencement du XIVe siècle. Les premiers dont il soit fait mention sont qualifiés de « sages et vaillans chevaliers, » et ils figurent honorablement dans les grandes guerres contre les Anglais. Un d’eux, Gilles de Saint-Simon, le héros de la race, combattit à côté de la Pucelle à Patay et aida Charles VII à reconquérir son royaume. Ces services furent payés par des charges de cour, des gouvernemens de villes et de places fortes. Cependant la position de la famille resta fort modeste : « elle comptait à peine, dit M. de Boislisle, dans la noblesse de second ordre. » C’est seulement sous Louis XIII qu’elle en sortit, quand Claude de Saint-Simon, le père de l’auteur des Mémoires, fut fait duc et pair. Avec l’éclat et la fortune vinrent naturellement les prétentions. Deux siècles de bonne noblesse ne suffisaient plus à la situation nouvelle de la famille ; il fallait lui créer un passé qui fût digne de l’illustration que la faveur du roi venait de jeter sur elle. Les généalogistes se mirent en campagne : c’étaient des gens complaisans et pleins de ressources, et, en cherchant bien, il finirent par découvrir que les Rouvroy de Saint-Simon pouvaient se rattacher à la famille de ces anciens comtes de Vermandois, derniers descendans des Carlovingiens, qui avaient eu tant de puissance au XIe siècle et qui possédaient de si vastes domaines. Descendre de Charlemagne était une gloire faite pour contenter l’amour-propre le plus exigeant : Claude de Saint-Simon, héritier des Vermandois, pouvait entrer la tête haute dans les rangs des nobles pairs dont on l’avait fait le collègue, et se trouvait à sa place à côté des Châtillon et des Montmorency. Aussi eut-il grand soin de faire constater cette illustre origine dans les lettres du roi qui lui conféraient la duché-pairie. Son fils, qui n’était pas moins vaniteux que lui, n’eut garde, comme on pense, de renoncer à ces prétentions, et il en parle, dans ses Mémoires, avec ce ton d’affirmation hautaine qui lui est familier et ne souffre pas de réplique. C’est à propos des services que Claude de Saint-Simon rendit à la reine Anne d’Autriche pendant la régence et de la façon dont on voulait l’en récompenser : « Saint-Maigrin, dit-il, portait à mon père le bâton de maréchal de France, à son choix, ou le rang de prince étranger, sous le prétexte de la maison de Vermandois, du sang de Charlemagne, dont nous sortons au moins par une femme, sans contestation quelconque. »

M. de Boislisle croit au contraire qu’il est très facile de le contester. L’opinion qui donnait aux Saint-Simon ces aïeux illustres ne repose que sur une petite phrase écrite on ne sait par qui au revers d’un cartulaire de Philippe-Auguste, et qui fut signalée pour la première fois par l’historien Jean Du Tillet. C’était un fondement bien léger pour des prétentions si hautes. Ces quelques mots, qui allaient donner naissance à tant de disputes, ne s’appuient sur aucun autre témoignage, et ils sont contredits par des documens très sérieux. Ce qui prouve qu’ils ne parurent pas suffisans à ceux-mêmes qui s’en servaient, c’est qu’ils éprouvèrent le besoin de fabriquer des actes faux pour les soutenir. Quant à Saint-Simon, il ne paraît pas avoir jamais éprouvé la moindre inquiétude, le plus léger doute sur l’antiquité de sa maison ; les preuves qu’on en donnait lui semblaient irréfutables. — Ah ! s’il s’était agi d’un autre ! avec quelle perspicacité cruelle n’aurait-il pas saisi du premier coup et montré le néant et le vide de cette opinion ! Que n’aurait-il pas dit de gens capables de s’attribuer une si grande origine sur des raisons si peu solides ! Comme il aurait traité ces insolentes visées, et ces « ancêtres de parure » dont on s’affublait pour dissimuler la nouveauté de sa noblesse et s’attirer une considération qu’on ne méritait pas ! Mais il s’agissait de lui, de sa famille, et les choses changeaient aussitôt d’aspect à ses yeux. Tant il est vrai que l’intérêt personnel aveugle les plus perspicaces, et qu’on croit aisément ce qu’on a quelque profit à croire. Dès lors cette illustre origine est devenue sa chimère et celle de tous les siens. Aucun d’eux n’a pu s’en défendre et quelques-uns sont allés plus loin que lui[3]. N’avons-nous pas vu de nos jours son petit-neveu, le comte de Saint-Simon, qui fut le créateur d’une secte célèbre, grand révolutionnaire en toute chose et destructeur acharné du passé, qui refaisait à neuf tout l’ordre social, conserver pourtant les préjugés de sa race et en accepter les prétentions ? Il racontait que son grand aïeul Charlemagne lui était apparu pendant qu’il était en prison au Luxembourg, sous la Terreur, et qu’il lui avait révélé sa mission en lui disant : « Depuis que le monde existe, aucune famille n’a joui de l’honneur de produire un héros et un philosophe de première ligne. Cet honneur était réservé à ma maison. Mon fils, tes succès, comme philosophe, égaleront ceux que j’ai obtenus comme militaire et comme politique. » Ce ton de confiance superbe, en parlant de soi et de ses aïeux, montre que le fondateur du saint-simonisme est bien du même sang que l’auteur des Mémoires.

En réalité, l’illustration des Saint-Simon ne datait que de la veille ; comme il arrive souvent, cette famille, qui avait été assez médiocrement payée pour les actions les plus honorables, fut comblée de faveurs et de richesses pour des services obscurs. Ce fut un caprice de Louis XIII qui fit de son page Claude de Saint-Simon un personnage important. Voici comment le fils a raconté cette bonne fortune de son père : « Le roi était passionné pour la chasse, qui était sans route, et sans cette abondance de chiens, de piqueurs, de relais, de commodités, que le roi son fils y a apportées, et surtout sans routes dans les forêts. Mon père, qui remarqua l’impatience du roi à relayer, imagina de lui tourner le cheval qu’il lui présentait la tête à la croupe de celui qu’il quittait. Par ce moyen, le roi, qui était dispos, sautait de l’un sur l’autre sans mettre pied à terre, et cela se faisait en un moment. Cela lui plut : il demanda toujours le même page à son relais, il s’en informa, et peu à peu il le prit en affection. Baradat, premier écuyer, s’étant rendu insupportable au roi par ses hauteurs et ses humeurs arrogantes avec lui, il le chassa et donna sa charge à mon père. « C’était largement payer un service aussi mince ; sans compter que Tallemant des Réaux rabaisse encore les mérites du jeune page : « Le roi, dit-il, prit amitié pour Saint-Simon, à cause que ce garçon lui rapportait toujours des nouvelles certaines de la chasse, qu’il ne tourmentait point trop ses chevaux, et que, quand il portait son cor, il ne bavait point dedans. » Il était encore si peu connu, quand il devint tout d’un coup premier écuyer, que Malherbe, qui parle alors de lui, écorche son nom. « Vous avez su le congé donné à Baradat, écrit-il à Peiresc. Nous avons un sieur Simon, page de la grande écurie, qui a pris sa place ; c’est un jeune homme de dix-huit ans ou environ. La mauvaise conduite de l’autre lui sera une leçon et sa chute om exemple de faire mieux. » Qu’aurait dit notre vaniteux duc et pair de ce sieur Simon, s’il avait lu la lettre de Malherbe ?[4]. Il est probable qu’il lui en coûtait un peu d’avouer les raisons futiles qui avaient mérité à son père l’amitié du roi et qu’il aurait mieux aimé que la fortune de sa famille fût la récompense de quelque action d’éclat. C’était peut-être un des motifs qui lui faisaient défendre. avec tant de passion l’antiquité de sa race : en prouvant qu’elle descendait de Charlemagne, on établissait du même coup qu’elle était digne du rang où le caprice d’un roi l’avait un jour élevée ; le hasard futile auquel elle devait sa haute situation devenait une sorte d’accident intelligent et providentiel qui réparait une injustice et remettait une grande maison à sa place. Dans tous les cas, on peut affirmer que ce calcul profond était fort loin de la pensée de Louis XIII quand il faisait de Claude de Saint-Simon son favori. Ce faible et triste roi, qui passait sa vie dans la solitude, avait besoin d’un confident pour se désennuyer ; il le prenait d’ordinaire parmi ses serviteurs intimes et obscurs, « ne demandant, nous dit-on, qu’une chose, c’est que le cardinal ne s’en mêlât pas ; » mais le cardinal s’en mêlait toujours : sans y paraître, il dirigeait adroitement l’affection du roi sur des gens qui, par leur naissance ou leur caractère, ne pouvaient pas lui faire ombrage. Ce favori, inconnu la veille, devenait tout d’un coup un homme important ; suivant l’expression même de Richelieu, « il poussait en une nuit, comme un potiron. » On le comblait de dignités et de richesses jusqu’au jour où le ministre commençait à craindre qu’il ne devînt dangereux. Il trouvait alors quelque moyen habile d’en détacher le roi, qui se laissait faire le plus aisément du monde, car il était aussi inconstant que passionné dans ses amitiés. Ce fut tout à fait l’histoire de Claude de Saint-Simon, qui, après avoir joui quelques années de la plus grande faveur, passa le reste du règne de Louis XIII dans l’exil le plus rigoureux.

Saint-Simon aimait beaucoup son père ; il lui était reconnaissant de la grande situation qu’il lui avait laissée, et, dans ses Mémoires, quand il arrive à l’époque où il a eu le malheur de le perdre, il interrompt le récit des affaires publiques pour parler longuement de lui. M. de Boislisle a pensé qu’il fallait compléter ou contrôler ce qu’il nous en dit et achever de nous faire connaître un personnage qui a tenu une si grande place dans l’affection de son fils. C’est le sujet de son second appendice. Nous sommes fort tentés, après l’avoir lu, de rabattre beaucoup des éloges qui lui sont donnés dans les Mémoires. Saint-Simon le loue surtout de son désintéressement. « Il fut toujours modeste, nous dit-il, et souverainement désintéressé ; il ne demanda jamais rien pour soi. » C’est ce qu’il est vraiment difficile d’admettre : le moyen de croire qu’un homme qui a tant obtenu n’eût jamais rien demandé ! M. de Boislisle énumère tout ce qu’il tira, en trois ans à peine, de la faveur royale. Il fut nommé premier écuyer, capitaine du Petit-Bourbon et des châteaux de Saint-Germain et de Versailles, grand louvetier, premier gentilhomme de la chambre, conseiller du roi en ses Conseils d’état et privé, enfin gouverneur de Meulan et de Blaye. En outre, il recevait chaque année des dons et des gratifications considérables, 90,000 livres en une seule fois. Dès le lendemain de rentrée des troupes royales dans La Rochelle, il se fit donner tous les terrains des fortifications qu’on allait démolir : c’était presque un tiers de la ville. Quand le surintendant des finances, La Vieuville, fut disgracié, ses terres furent confisquées, et le nouveau favori en obtint la plus grande partie. Il faut avouer que ce n’est pas tout à fait la conduite d’un homme très désintéressé. Ce qui l’excuse un peu, c’est qu’il faisait comme les autres. Les rois étaient entourés de grands seigneurs accoutumés à vivre uniquement de leurs libéralités et qui passaient leur vie à courir après les pensions ou les places. C’était un métier qu’on faisait sans scrupule, et l’homme qu’on regardait à la cour comme l’oracle du bon goût et des nobles manières, Bussy-Rabutin, que l’exil avait éloigné si longtemps de la source des grâces et qui comptait bien par ses bassesses réparer le temps perdu, osait écrire : « J’embrasserai si souvent les genoux du roi que j’irai peut-être jusqu’à sa bourse. » Il faut ajouter aussi que la bourse du roi, quoique largement répandue sur ces affamés, ne parvenait pas à les satisfaire. Cette vie fastueuse que la noblesse était obligée de mener et qui lui conservait seule quelque prestige depuis qu’elle avait perdu la réalité du pouvoir, épuisait les fortunes les plus solides. Les dépenses augmentaient sans cesse, tandis que la valeur des biens ne s’accroissait plus, et les libéralités royales ne parvenaient pas à combler le déficit. Claude de Saint-Simon, qui en avait été accablé, laissa plus de dettes que de biens[5], et son fils, dont la vie fut toujours rangée, presque sévère, mourut insolvable.

Il ne faut donc pas avoir trop de confiance dans le désintéressement de Claude de Saint-Simon et croire que ce cadet d’une maison pauvre, arrivé petit page à la cour, se soit piqué de vertus antiques ; au contraire il chercha à s’enrichir vite. Il fut avide comme les autres, et même, si l’on croit Richelieu, un peu plus que les autres. Comme eux aussi, il était prêt à payer la faveur du roi par des complaisances fâcheuses. Saint-Simon rapporte à ce propos une histoire assez peu édifiante, mais fort curieuse. « Le roi, dit-il, était véritablement amoureux de Mlle d’Hautefort ; il allait plus souvent chez la reine à cause d’elle, et il y était toujours à lui parler. Il en entretenait continuellement mon père, qui vit clairement combien il en était épris. Mon père était jeune et galant, et il ne comprenait pas un roi si amoureux, si peu maître de le cacher, et en même temps qui n’allait pas plus loin. Il crut que c’était timidité, et, sur ce principe, un jour que le roi lui parlait avec passion de cette fille, mon père lui témoigna la surprise que je viens d’expliquer, et lui proposa d’être son ambassadeur et de conclure bientôt son affaire. » Heureusement le roi refusa avec indignation, et Claude de Saint-Simon n’eut pas l’occasion d’exercer ses talens diplomatiques. Mais nous pouvons être sûrs qu’il l’eût fait sans scrupule et qu’il en eût volontiers tiré profit. Ce qui le prouve, c’est qu’il racontait gaîment cette histoire à son fils, comme un des souvenirs agréables de sa jeunesse. N’était-on pas dans une cour où l’on venait de voir, sans qu’on en parût fort scandalisé, des oncles, comme Villarceau, offrir leur nièce au roi, et des maris céder leur femme, comme Soubise ?

Ce n’est pas seulement pour satisfaire notre curiosité que M. de Boislisle a tant insisté sur la généalogie de Saint-Simon et sur l’histoire de son père. Il a pensé que ces études étaient le préliminaire obligé d’une édition des Mémoires et qu’elles servaient à nous en faire mieux connaître l’auteur. On a bien raison de dire que l’homme se forme dans l’enfant, et que souvent de grands écrivains restent pour nous inexplicables, parce que nous ne savons pas dans quel milieu et sous quelle influence ils ont grandi. Saint-Simon a été nourri des prétentions de sa famille ; plus on contestait au dehors l’origine illustre qu’elle s’attribuait, plus on la défendait avec passion chez lui. C’était sans doute l’entretien ordinaire de la maison. Nous savons qu’on y était fort chatouilleux sur les questions de rang et d’étiquette. Un mot du gazetier Loret nous apprend que la première femme de Claude de Saint-Simon n’entendait pas raillerie quand il s’agissait de préséance et qu’elle savait défendre ses droits. Il dit, dans sa lettre du 21 janvier 1652 :

Mademoiselle de Bouillon
Et madame de Saint-Simon
Pour le point d’honneur contestèrent,
Et l’autre jour se picotèrent
Sur cet important argument.


Ce n’étaient pas seulement les femmes qui « se picotaient, » quand il s’agissait de savoir qui passerait devant l’autre, Claude de Saint-Simon était connu pour apporter tant de passion dans ces querelles qu’en 1660 les ducs et pairs lui confièrent la défense de leurs privilèges, quoiqu’il fût un des derniers venus dans leurs rangs. Il composa à cette occasion un mémoire dont M. de Boislisle nous donne quelques fragmens. « Les ducs et pairs, disait-il, sont les grands officiers de la couronne et ont la première dignité de l’état. Un grand personnage les a nommés autrefois les dehors de la loyauté, qu’on ne peut blesser sans attaquer en quelque sorte la couronne. Ils ont l’honneur et l’avantage d’être les conseillers nés et naturels de nos rois. Tous les gens de bon sens et qui ont la connaissance de l’histoire en conviennent, et nous voyons aussi que nos rois ne font point de déclaration pour le public sans y dire que c’est par l’avis des pairs de France. » Ces quelques mots du père seront le fond des opinions politiques du fils. Un peu plus loin il ajoute : « Il n’y a rien de si estimable que l’ordre et la règle dans la cour et dans les états : la subordination y est entièrement nécessaire ; mais tout est tombé en une telle confusion en France qu’on n’y connaît plus rien. Il est néanmoins important et très nécessaire de rétablir les dignités, les rangs et le bon ordre en tout ; cette grande confusion menace de quelque chose de sinistre. » Voilà les plaintes que Saint-Simon fera entendre toute sa vie ; il se contentera presque de répéter ce que dit ici son père, seulement il y mettra plus d’ardeur et d’éloquence[6].

Ainsi cette passion pour son rang et pour les privilèges de sa naissance, il la tient de sa famille, il l’a prise dès ses premières années, et c’est précisément ce qui en explique l’incroyable ténacité. A douze ans, il avait déjà l’horreur des princes étrangers ou légitimés, c’est-à-dire de tous ceux qui, venant s’interposer entre la royauté et les ducs et pairs, les rejettent à un rang inférieur. Il raconte qu’à propos d’une cérémonie de l’ordre du Saint-Esprit, où l’on devait recevoir des chevaliers, il s’informait avec une mortelle inquiétude de l’état du duc de Luynes, qui avait la goutte. « Si elle l’avait quitté, dit-il, il aurait été parrain de M. le prince de Conti avec le duc de Chartres, et M. du Maine eût échu à mon père. » Heureusement, M. de Luynes ne se guérit pas, et le nom des Saint-Simon ne fut pas mêlé à la réception d’un bâtard. Le voilà à douze ans comme il sera toujours ; dès lors s’était formé, dans cette tête d’enfant qui n’avait pas eu d’enfance, chez ce fils de vieillard qui fut dès le premier jour « d’une suite enragée, » ce système politique dont il n’a jamais voulu démordre. Il n’y avait guère d’espoir que la vie, cette maîtresse impérieuse, comme, l’appelle Bossuet, le pût changer. L’opposition ne fera qu’endurcir cet esprit obstiné, la controverse l’aigrira, et, grâce au choc des opinions contraires, ce qui était chez lui un système deviendra une passion. Jusqu’à la fin il pensera, comme son père, que les grandes charges appartiennent de droit à la grande noblesse, que les ducs et les pairs doivent gouverner le royaume, servis au-dessous d’eux par la noblesse de second ordre, et gardant pour les roturiers qui se distinguent les fonctions supérieures de la magistrature, de l’administration et de l’armée, c’est-à-dire qu’il faut immobiliser ou pétrifier le pays dans une sorte de hiérarchie immuable, où chacun aura sa place marquée et sa sphère d’action dont il ne doit jamais sortir. S’il n’expose pas ce système en termes exprès, il est clair qu’il est le fond et le dernier terme de ses opinions politiques. De là cet éloge qu’il accorde aux gens qu’il aime le mieux « de se connaître, d’être respectueux et à leur place ; » de là sa haine de tout ce qui s’élève et sort de son rang, et cette aversion pour les intrus qui se sont faufilés, de quelque manière que ce soit, par leurs services ou leurs intrigues, dans cette enceinte sacrée de la noblesse et qui en usurpent les distinctions. Ce n’est pas pour lui un travers, c’est un crime qu’il ne pardonne pas, même à ses meilleurs amis. Écoutez-le parler de Pontchartrain, avec lequel, nous dit-il, il était en grande liaison, et qui lui rendait toute sorte de bons offices. Par malheur, ce petit bourgeois ose aspirer à la main d’une La Trémoïlle ; aussitôt son intime ami lui décoche cette phrase sanglante : « La petite vérole l’avait éborgné, mais la fortune l’avait aveuglé. » Quand un mariage qui a fait son bonheur, et dont il a parlé d’une manière si touchante et si tendre[7], le fit entrer dans la grande famille des ducs de Lorge, il éprouve, au milieu de sa joie, un embarras qu’il n’est pas maître de dissimuler. Le maréchal de Lorge, un « de ces pauvres diables de qualité, » que le mauvais état de leur fortune réduisait à des mésalliances utiles, avait épousé la fille d’un riche traitant dont les débuts étaient fort obscurs. Saint-Simon, le vaniteux Saint-Simon, se trouvait donc devenir le gendre d’une femme que Bussy appelait « la fille d’un laquais, » et dont les chansons disaient qu’elle allait visiter ses parens aux Halles. Malgré les éloges dont Saint-Simon comble sa belle-mère, on sent bien que cette origine lui était pénible, et il ne se surveille pas assez pour qu’il ne lui échappe pas quelque terme fâcheux sur sa nouvelle famille. Le mariage avait été fait par une tante de la maréchale, amie des deux maisons, qui s’était entremise avec beaucoup de zèle. Saint-Simon lui en était fort reconnaissant ; ce qui ne l’empêche pas de dire à son propos « qu’elle était plus du monde que ces sortes de femmes-là n’ont accoutumé d’être. » Voilà une parente bien payée de son obligeance !

Il y avait d’autres impressions encore que Saint-Simon prit de son entourage dans ses premières années, et que la vie ne corrigea pas. Son père, qui n’avait aucune raison de se plaindre de son sort, était pourtant un mécontent. L’ancien favori de Louis XIII se sentait dépaysé au milieu d’une cour nouvelle. L’isolement où on le laissait, quand il lui arrivait d’y paraître, la froide politesse du roi, la hauteur des ministres le faisaient amèrement souvenir de ces quelques années où il jouait un rôle important, où sa protection était recherchée, où il avait des courtisans et des flatteurs. Aussi s’était-il décidé à rester le plus possible chez lui, dans son hôtel de Paris ou dans sa belle terre de La Ferté-Vidame, avec des amis de son âge, qui partageaient ses regrets. La société de ce vieillard morose qui parlait toujours d’une autre époque et ne trouvait pas le présent à son gré parce qu’il ne s’y trouvait pas à sa place, dut exercer une grande influence sur un jeune homme qui aimait tendrement et respectait son père. Les autres arrivaient à la cour disposés à tout admirer, prêts à se laisser éblouir par cette grandeur et cette gloire qu’ils entendaient vanter depuis leur enfance ; quant à lui, qui avait passé ses premières années à côté de gens qui parlaient librement des hommes et des choses, il lui fut aisé de se défendre de ces séductions. Ces dehors brillans, qui tournaient la tête à la jeunesse, ne lui cachèrent pas le vide du fond ; en face du roi, il fut maître de lui dès le début et le jugea. Le roi, de son côté, comprit tout de suite que ce petit duc hautain et cérémonieux échappait à sa puissance, et ils passèrent vingt-cinq ans l’un près de l’autre, dans des rapports de malveillance polie, qui faillirent plus d’une fois arriver à des éclats fâcheux. Il est à remarquer que Louis XIV adressait précisément à Saint-Simon le reproche que nous venons de lui faire ; il était blessé, comme nous, mais pour d’autres motifs, de cette susceptibilité farouche sur tout ce qui tenait à son rang. Le roi n’aimait la noblesse que comme une sorte de décoration pour son trône, et il n’était pas disposé à lui reconnaître des droits qui la rendraient indépendante de son autorité, il tenait à « communiquer l’être à tout », et tout ce qui prétendait avoir quelque existence par soi-même lui faisait ombrage. Il lui semblait sans doute que s’attacher aux privilèges de la naissance et les soutenir était une manière de limiter son pouvoir. S’il en est ainsi, ces querelles de préséance ne doivent pas nous sembler aussi futiles que nous nous le figurons, puisqu’au fond il s’agissait de savoir s’il y aurait quelque droit en dehors de l’autorité royale, si en face de ce despotisme sous lequel ployait toute la France, quelques familles au moins pourraient encore rester debout. J’avoue que, lorsqu’on fait ces réflexions, on est disposé à trouver les disputes éternelles de notre forcené duc et pair moins ridicules, et que la sévérité même de Louis XIV pour lui nous avertit de lui être un peu plus indulgens.

On voudrait bien en savoir davantage sur la jeunesse de Saint-Simon ; on souhaiterait pouvoir le suivre, pendant ces premières années, à Paris et à La Ferté[8], connaître plus exactement comment il passait son temps et ce qui s’agitait dans cette jeune tête pendant qu’on lui faisait apprendre les sciences qui ne lui plaisaient guère et l’histoire qui le transportait. M. de Boislisle a essayé au moins de réunir tous les renseignemens inédits ou publiés qu’il a pu trouver sur la vie de son auteur à cette époque. Il avait pour gouverneur un gentilhomme très cérémonieux, qu’il emmena plus tard à l’armée et qui perdit sa perruque à Nerwinde. Ce gouverneur, le matin du 25 août 1683, entra dans la chambre de son élève, dont c’était la fête, et lui remit une instruction détaillée, peut-être un peu grave pour un enfant de huit ans et demi, mais tout à fait honnête, et que nous avons conservée. Parmi les leçons qu’il lui donnait, en voici une qui jette quelque jour sur le caractère du jeune duc en ce moment. « Vous êtes sujet à la colère, lui dit le gouverneur, excitez-vous à la modérer et à devenir clément. Souvenez-vous que, si vous venez à battre vos gens, vous vous ferez plus de tort que vous ne leur ferez de mal. » Je ne crois pas que Saint-Simon ait battu ses gens dans la suite, mais, malgré les exhortations du digne homme, il n’est jamais bien parvenu à modérer sa colère.

Un écrit plus intéressant encore, et que M. de Boislisle s’est bien gardé d’omettre est celui où Saint-Simon a raconté les funérailles de la dauphine, auxquelles il avait assisté. C’est son premier ouvrage, et il n’est pas sans intérêt de voir comment un si grand écrivain a commencé. Cet écrit, composé par un jeune homme de quinze ans, ressemble tout à fait à l’extrait du registre d’un maître des cérémonies. L’auteur y note avec soin les moindres détails d’étiquette, il rend raison de la place qu’occupe chaque personnage, du rang dans lequel il marche et des fonctions qu’il remplit. Il compte sans se fatiguer le nombre exact des révérences, — et Dieu sait si elles sont prodiguées dans ces circonstances solennelles, — et il nous apprend même, à cette occasion, comment on les fait : « Révérence de cérémonie est croiser les deux pieds et les deux jambes, puis, sans baisser le corps ni la tête, plier les genoux comme font ordinairement les femmes. » Rien ne lui échappe ; il remarque que la mante des princesses du sang est d’un crêpe plus épais que celle des autres dames ; que la queue de M. le duc de Bourgogne avait cinq pieds, celle de Monsieur quatre pieds et demi, et celle du duc de Chartres quatre pieds seulement. C’est le plus minutieux des procès-verbaux. Cependant, à un endroit, l’observateur se déride, et la malice perce tout d’un coup. Il s’agit d’un cierge de cire blanche, rempli de quantité de demi-louis d’or, que Madame remit à l’évêque de Meaux, qui officiait, après avoir baisé son anneau épiscopal, et que celui-ci passa derrière lui à l’un de ses aumôniers. « Là-dessus, nous dit l’auteur, il s’éleva une dispute entre les aumôniers et les moines, les uns et les autres voulant avoir l’argent attaché au cierge et recevoir ledit cierge des mains de l’évêque de Meaux ; et la querelle s’échauffa tellement que ces gens pensèrent se battre et rompirent le cierge en deux ou trois endroits pour avoir l’argent y attaché : tellement que dans ce débat la mitre de l’évêque de Glandèves tourna dessus sa tête et fût tombée, si ce prélat n’y eût porté les mains. » On voit qu’il a toujours aimé à noter les petits côtés des choses ; c’est un des caractères de ses récits, et nous le verrons, dans la suite, ne jamais négliger les incidens futiles qui égaient les scènes les plus tristes ou déconcertent la gravité des cérémonies les plus importantes.

Voilà Saint-Simon à quinze ans. M. de Boislisle a eu bien raison de réunir et de grouper ensemble tous ces documens qui nous font voir ce qu’il était alors : c’est le moyen de mieux comprendre ce qu’il sera toujours.


II

Ces études préliminaires finies, entrons enfin dans les Mémoires et montrons comment le travail de M. de Boislisle nous en a rendu l’intelligence plus facile. Ici j’éprouve, je l’avoue, un grand embarras qui vient de l’abondance même de citations que j’aurais à faire, si je prétendais être complet. Ce n’est pas sur quelques endroits seulement qu’a porté l’effort de l’éditeur, tout est éclairci, et, si je voulais tout dire, j’entrerais en un détail qui ne finirait plus. Je demande la permission de marcher sans beaucoup d’ordre au milieu de cette richesse touffue et de me laisser conduire, pour ainsi parler, au fil de mes souvenirs.

La nouvelle édition est surtout riche de notes historiques et biographiques. D’ordinaire Saint-Simon se contente de dire quelques mots sur les personnages qu’il rencontre devant lui. M. de Boislisle achève de nous les faire connaître. Il expose rapidement leur origine, leurs alliances, les fonctions qu’ils ont remplies, le jugement que les contemporains portaient sur eux[9]. Ces détails n’ont pas seulement l’avantage de satisfaire notre curiosité, ils nous rendent les récits de Saint-Simon plus vivans. Quelques exemples suffiront pour le faire voir. Dans cette première partie des Mémoires, il est plusieurs fois question de l’évêque de Noyon, M. de Clermont-Tonnerre ; c’était un personnage célèbre par ses ridicules et dont on riait volontiers à la cour, mais qui s’était acquis une certaine faveur auprès du roi, qui s’amusait de sa vanité. Saint-Simon, qui le visita au retour d’une de ses campagnes, profite de l’occasion pour nous dépeindre la maison qu’il habitait. « Elle était remplie de ses armes, jusqu’au plafond et aux planchers, de manteaux de comte et pair dans tous les lambris ; des clefs partout qui sont ses armes, jusque sur le tabernacle de sa chapelle ; ses armes sur sa cheminée, en tableau, avec tout ce qui se peut imaginer d’ornemens, tiare, armures, chapeaux ; dans sa galerie, une carte que j’aurais prise pour un concile, sans deux religieuses aux deux bouts : c’étaient les saints et les saintes de sa maison, et deux autres grandes cartes généalogiques avec ce titre de Descente de la très auguste maison de Clermont-Tonnerre des empereurs d’Orient et à l’autre, des empereurs d’Occident. » M. de Boislisle, dans ses notes, ajoute quelques traits à cette amusante peinture ; il les tire d’un ouvrage que l’évêque fit paraître sous un nom d’emprunt pour célébrer la gloire de sa famille ; il se l’était dédié, et se disait à lui-même, en le commençant ; « Vous êtes encore plus riche de votre fonds que des titres que vous ont laissés vos ancêtres. » Voilà le personnage tout à fait connu ; cette pleine lumière répandue sur lui rend plus piquant pour nous le récit d’un accident désagréable dont il fut victime et que Saint-Simon est fort heureux de nous raconter. « Il vaqua, nous dit-il, une place à l’Académie française, et le roi voulut qu’il en fût. SI ordonna même à Dangeau, qui en était, de s’en expliquer de sa part aux académiciens. Cela n’était jamais arrivé, et Monsieur de Noyon, qui se piquait de savoir, en fut comblé, et ne vit pas que le roi se voulait divertir. On peut croire que ce prélat eut toutes les voix sans en avoir brigué aucune. » Les registres de l’Académie consultés par M. de Boislisle montrent en effet que l’évêque fut nommé à l’unanimité.

Sa réception donna lieu à une scène qui était nouvelle alors, mais qui n’est plus rare aujourd’hui. On n’avait pas coutume encore de faire payer sa bienvenue à l’élu de l’Académie par de spirituelles railleries et d’assaisonner d’épigrammes les complimens qu’on est forcé de lui faire : cet usage fut inventé précisément pour M. de Noyon. Mais avant que Saint-Simon nous raconte cette séance, qui fut l’entretien et la joie de toute la cour, M. de Boislisle va chercher dans les papiers manuscrits d’un des plus grands curieux de cette époque, le père Léonard, des renseignemens exacts sur la manière dont ces sortes de cérémonies littéraires se passaient alors. « Le jour où un académicien est reçu, nous dit le père Léonard, la porte du lieu de l’Académie, qui est au Louvre, est ouverte à tous les honnêtes gens. Au milieu, il y a un grand bureau, sur lequel, ce jour-là, on met un beau tapis. Il y a des chaises d’un côté et d’autre, pour les académiciens seulement. Celui qui doit être reçu est entré d’abord dans un petit cabinet, et quand trois heures après-midi sonnent, le libraire de l’Académie avertit le candidat et l’amène dans le lieu de l’assemblée et lui montre sa place, qui est à un des bouts du bureau, où il y a une chaise sans bras. A la tête du bureau, tout vis-à-vis, est le directeur de l’Académie, qui a une chaise à bras. Le candidat commence son discours, il salue l’assemblée et se couvre en même temps, et demeure couvert tant qu’il parle. Le directeur alors prend la parole et répond à son discours. Ayant achevé, on lit quelques pièces de la composition de quelques-uns des académiciens : après quoi on finit l’assemblée[10]. » Ne trouvez-vous pas que ces détails précis nous mettent la scène sous les yeux et qu’ils ajoutent quelque intérêt au récit que Saint-Simon va nous faire ?

Le jour où le vaniteux prélat devait être reçu, l’assistance était plus nombreuse et plus brillante que jamais. Le roi lui-même avait pris soin de convier les princes et les courtisans à n’y pas manquer. « M. de Noyon, dit Saint-Simon, parut avec une nombreuse suite, saluant et remarquant l’illustre et nombreuse compagnie avec une satisfaction qu’il ne dissimula pas, et prononça sa harangue avec sa confiance ordinaire, dont la confusion et le langage remplirent l’attente de l’auditoire. » L’abbé de Caumartin devait répondre ; c’était un homme d’esprit qui trouva plaisant de se moquer de son nouveau confrère. Mais, pour le faire sans danger, il avait eu soin de lui envoyer d’avance son discours, comme s’il voulait le lui soumettre. L’évêque fut charmé de la prévenance ; il lut et relut le discours, et comme il y était comblé de complimens hyperboliques, il le trouva très bon ; « mais il ne laissa pas d’y faire quelques corrections pour le style et d’y ajouter quelques traits de sa propre louange. » On comprend la joie de l’abbé de Caumartin, que cette approbation mettait à couvert de toute plainte. Il prononça sa petite harangue « d’un air modeste, d’un ton mesuré, avec de légères inflexions de voix aux endroits les plus ridicules, qui auraient réveillé l’attention de tout ce qui l’écoutait si la malignité publique avait pu être un moment distraite. » Dès le premier mot, tout le monde avait compris les intentions ironiques de M. de Caumartin, excepté le prélat, « qui s’en retourna charmé de l’abbé et du public[11]. »

Nous avons les deux discours. Celui de M. de Noyon est une merveille en son genre. Je ne crois pas qu’aucune assemblée ait jamais rien entendu d’aussi amphigourique. Chez l’abbé de Caumartin l’ironie est toujours visible et charmante. M. de Boislisle en a cité quelques traits fort agréables ; il y en a d’autres qui me paraissent plus piquans encore et qui pourraient servir, pour ainsi dire, à « illustrer » le texte de Saint-Simon. Nous savons, par les Mémoires, que le roi se divertissait de la vanité du prélat. « Le roi, dit l’abbé de Caumartin, aime à vous entretenir, et lorsqu’il vous parle, une joie se répand sur son visage dont tout le monde s’aperçoit. » C’est encore du roi qu’il est question dans le dernier mot de cette spirituelle réponse. Caumartin le remercie de s’occuper de l’académie, d’être attentif aux pertes qu’elle fait et d’avoir dignement réparé la dernière « en lui donnant un sujet auquel, sans lui, elle n’aurait jamais osé songer. » Il n’était pas possible de venger plus gaiement l’Académie de la contrainte qu’elle avait subie et du mauvais choix qu’on l’avait forcée de faire.

La réception de M. de Noyon fut alors une sorte d’événement dont tous les contemporains s’occupèrent. Dangeau lui-même a soin de la mentionner dans son Journal, et il est curieux de comparer la façon prudente dont il en parle avec le récit pétillant de Saint-Simon. « Le discours de l’abbé de Caumartin, dit-il, était fort éloquent et fort agréable, plein de louanges, mais on prétend qu’elles étaient malignes. » Cette phrase de Dangeau me paraît le peindre ; le voilà bien avec ses scrupules et ses inquiétudes ! Cet esprit médiocre et timide, qui craint toujours de se compromettre, éteint et efface tout. L’abbé de Choisy nous dit « qu’il n’a jamais voulu fâcher personne ; » louable intention, mais qui ôte à ses récits tout accent personnel et n’en fait qu’une sèche gazette.

C’est lui pourtant que, de nos jours, on oppose le plus volontiers à Saint-Simon ! On les rapproche, on les compare, et l’on veut nous persuader que l’un n’existerait pas sans l’autre. J’avoue qu’il m’est impossible de m’imaginer que, si Saint-Simon n’avait pas eu à sa disposition une copie du Journal de Dangeau, il n’aurait pas écrit ses Mémoires. Écrire n’était pas pour lui, comme pour tant d’autres, une vanité pu un plaisir, c’était une nécessité. Ce cœur trop plein avait besoin de s’épancher. Il souffrait de ne pouvoir communiquer ses émotions aux autres et d’être forcé de les garder pour lui. « J’étouffais de silence, » dit-il, en racontant la mort de Monseigneur ; et ailleurs, à propos de certains projets politiques qui le passionnaient : « Je les avais jetés sur le papier pour mon soulagement. » Sans le Journal de Dangeau, il aurait peut-être fait ses Mémoires autrement, mais dans tous les cas il les aurait faits, et, sous une forme différente, nous aurions toujours un chef-d’œuvre. M. de Boislisle ne conteste pas ce qu’il doit à son honnête et médiocre prédécesseur. « Avec les matériaux qu’il avait assemblés depuis 1692 ou 1694,il manquait d’un fil conducteur qui le dirigeât sûrement à travers les faits, les dates et les noms, et qui lui permît de donner un caractère méthodique au travail entrepris très probablement ou projeté sans un plan bien précis. » Il s’en servit donc « comme d’un guide assuré, d’un aide-mémoire, qui lui permettait de donner à son œuvre, pour ceux qui n’y regardent pas de près, l’apparence d’avoir été composée au moment même des événemens qu’il raconte. » C’était sans doute un grand service, et l’on peut regretter que Saint-Simon n’en ait pas paru plus reconnaissant. Il lui arrive trop souvent de ne payer Dangeau que par des injures. « L’auteur de ce Journal, dit-il, est fort courtisan et fort ignorant : ces deux mots sont volontiers synonymes. » Mais n’est-ce pas aller beaucoup trop loin que de l’accuser d’une « odieuse injustice » comme font les éditeurs de Dangeau, de prétendre qu’il n’a écrit ses Mémoires que « pour écraser sous la magie de son style la chronique simple et fidèle de son prédécesseur, et détruire l’effet d’un document si véridique. » Je ne crois pas qu’un pareil calcul soit jamais entré dans la pensée de Saint-Simon. Il reconnaît pleinement le mérite du Journal de Dangeau, quand il dit « qu’il représente, avec la plus désirable précision, le tableau extérieur de la cour, les journées de tout ce qui la compose, le partage de la vie du roi, le gros de celle de tout le monde, qu’il est rempli de mille faits que taisent les gazettes, qu’il gagnera en vieillissant, et qu’il servira beaucoup à qui voudra écrire plus solidement, pour l’exactitude de la chronologie et pour éviter la confusion. » Voilà la vérité ; mais il savait aussi que cet éloge d’exactitude et de régularité est assez mince quand on le compare aux mérites de l’œuvre qu’il entreprenait lui-même. Il n’était pas assez modeste, il avait trop bonne opinion de lui pour être jaloux de Dangeau ; il n’ignorait pas la différence qu’il y a entre aller au fond des choses ou se tenir à la surface, juger et peindre les événemens ou se contenter d’en tenir registre. Il avait la conscience qu’il ranimait et renouvelait ces comptes-rendus si « maigres, si secs, si contraints, si précautionnés, » qu’il en faisait des récits vivans et qu’il y mettait la flamme.

Il est vrai que cette « flamme » même cause d’abord quelque inquiétude. N’est-il pas à craindre que la vérité ne souffre de la passion qui anime l’auteur ? C’est un danger assurément, et Saint-Simon ne l’a pas toujours évité. Mais mérite-t-il qu’on l’appelle « un pamphlétaire posthume, » ou qu’on parle de ses « mensonges, » comme ont fait les éditeurs de Dangeau ? C’est ici que M. de Boislisle va nous renseigner avec certitude : il n’est pas de ceux qui trouvent tout irréprochable et veulent tout excuser dans les livres qu’ils éditent. Il met au contraire un soin scrupuleux à chercher les fautes de son auteur et une conscience rare à les signaler. Il en a découvert plusieurs, dans les deux volumes qu’il publie, malgré le peu de matière qu’ils renferment. Trois surtout ont une certaine gravité, parce qu’elles concernent des personnages politiques et des événemens importans. Il s’agit, dans les deux premiers passages, du duc de Noailles, que Saint-Simon détestait : il prétend que Noailles, qui commandait une petite armée sur les frontières de l’Espagne, voulait faire le siège de Barcelone, et que, par une intrigue adroite, Barbesieux parvint à l’en empêcher ; puis il raconte comment il contrefit le malade, quoiqu’il se portât fort bien, pour avoir un prétexte de se retirer et céder le commandement au duc de Vendôme, que le roi désirait mettre à la tête de ses armées : ce qui le montre tour à tour ridiculement trompé et bassement flatteur. Or les deux récits sont faux : on a fait voir par des preuves officielles et irréfutables, par des lettres même de M. de Noailles, qu’il s’était opposé de toutes ses forces au désir du roi, qui souhaitait qu’on assiégeât Barcelone, et que par conséquent Barbesieux n’avait pas eu d’intrigue à faire pour l’en empêcher. On est certain aussi que M. de Noailles était sérieusement malade, et que, loin qu’il ait offert lui-même de quitter son commandement, il fallut une longue négociation pour l’y décider. Dans la troisième circonstance, il est question du duc du Maine, le bâtard abhorré. Saint-Simon rapporte que, chargé par le maréchal de Villeroy de poursuivre Vaudémont, il prit peur et perdit une occasion facile de remporter une victoire ; il nous dépeint ensuite la colère que cette lâcheté honteuse excita dans l’armée, les railleries du public, et le profond abattement du roi, « dont le dépit fut inconcevable. » Il n’y a qu’un malheur, c’est que les rapports les plus autorisés disent au contraire que le duc du Maine voulait combattre et que le maréchal de Villeroy l’en empêcha.

Saint-Simon s’est donc trompé : mais est-il sûr qu’il se soit trompé volontairement ? A-t-il inventé les faits qu’il rapporte pour nuire à ses ennemis ? Sommes-nous en présence d’une erreur, ou pour employer le gros mot des éditeurs de Dangeau, d’un mensonge ? C’est ce qu’il importe beaucoup de savoir ; c’est ce que nous apprend M. de Boislisle. A force de chercher dans les gazettes, dans les chansons, dans les mémoires, dans toutes les feuilles légères qui conservent quelque écho des commérages du temps, il y a presque toujours retrouvé la trace des bruits que Saint-Simon a trop facilement rappelés. Ce n’est pas lui qui a imaginé de faire de M. de Noailles un malade volontaire, un démissionnaire complaisant ; les épigrammes de cette époque et le chansonnier de Gaignières disent la même chose. Il n’était pas seul non plus à prétendre que le duc du Maine avait facilité la retraite de Vaudémont : les événemens de Flandre étaient assez mal connus à la cour pour que chacun, selon ses affections ou ses haines, put en rejeter la responsabilité sur le duc ou sur le maréchal, et Madame prétend dans une de ses lettres que ceux qui s’en prennent à Villeroy « le font pour plaire au boiteux. » J’en conclus qu’il courait alors, à la ville et à la cour, à propos des affaires qui excitaient l’attente générale, toutes sortes de nouvelles fausses et de récits mensongers. C’est ce qui arrive toujours dans les pays où le public ne reçoit que des informations incomplètes ; quand il ne connaît pas les récits entiers, il y supplée par l’imagination, et cette demi-obscurité où on le laisse est favorable à toutes les fables. On vivait alors sous un régime absolu, mais tempéré par la malice et par l’esprit. Il n’y avait pas d’autorité assez forte pour empêcher ce que Saint-Simon appelle quelque part « la guerre civile des langues. » Le roi avait beau laisser entendre qu’il n’aimait pas « les discoureurs ; » on discourait librement, même à Versailles, dans son palais, presqu’en sa présence. On parlait dans son armée « avec une licence qui ne pouvait pas être contenue, » et ses proches eux-mêmes « le chamarraient fort, » quand il avait donné quelque ordre qu’on n’approuvait pas[12]. Tous ces gens malicieux, inquiets, frondeurs, racontaient ou interprétaient les choses à leur façon ; tous voulaient se tenir au courant des intrigues les plus secrètes et cherchaient à deviner ce qu’ils ne savaient pas ; tous prêtaient l’oreille aux bruits les plus inconsidérés que répandait la malignité publique. « Il faut avouer, dit Saint-Simon, que, personnage ou nul, ce n’est que de cette sorte de nourriture que l’on vit dans les cours, sans laquelle on ne ferait qu’y languir. » Lui surtout, qui n’avait rien à faire et qui sentait le poids de son inaction, se repaissait volontiers de cette nourriture ; il s’occupait à faire parler les gens bien informés et à écouter ceux qui prétendaient l’être. Dans son avidité de savoir, il recueillait toutes les nouvelles qu’il entendait dire, quelle qu’en fût l’origine et croyait facilement à celles qui flattaient ses rancunes.

C’est sans doute un défaut pour un historien d’être crédule, mais un défaut moins grave que d’être menteur. Les recherches de M. de Boislisle me semblent établir jusqu’ici que Saint-Simon n’est pas l’auteur volontaire, le créateur conscient des erreurs qu’il rapporte, puisqu’on les retrouve ailleurs que chez lui. J’avoue que ce résultat me fait grand plaisir. On ne lit pas Saint-Simon tout à fait de sang-froid ; il irrite ou il charme, mais ne laisse pas indifférent. Mme du Deffand avait raison de dire « qu’il met hors de soi. » L’admiration très vive que j’éprouve pour lui ne s’accommoderait pas de l’idée qu’il invente sciemment des mensonges pour déconsidérer d’honnêtes gens qui avaient le malheur de lui déplaire ; mais elle n’est pas assez exclusive, assez aveugle, pour refuser d’admettre que ses haines pouvaient parfois l’égarer, et qu’en le lisant il faut se tenir en garde contre les violences de ses passions. Il semble lui-même nous en avertir à la fin de ses Mémoires. « On est charmé, dit-il, des gens droits et vrais, on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent, on l’est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d’impartialité ; je le ferais vainement. » Nous voilà prévenus, et l’historien lui-même prend soin de nous dire qu’il ne mérite pas une foi sans réserve. C’est à nous de le surveiller attentivement et de contrôler tous ses récits.

Ce contrôle est parfois assez facile : il arrive souvent que sa violence même nous indique quand il faut nous défier de lui. Ce n’est pas un de ces auteurs artificieux, maîtres d’eux-mêmes, qui affichent une fausse modération et savent cacher l’ardeur de leurs sentimens pour rendre leurs opinions moins suspectes. Cette habile stratégie lui est étrangère. Il va droit à ses ennemis sans dissimuler la marche ; il les attaque ouvertement et au grand jour. Ses récits et ses portraits ne contiennent rien de tortueux, et, pour parler comme lui, la haine y pétille en liberté. On voit qu’il est incapable de retenir sa colère et de maîtriser ses sentimens. Ils lui échappent sans cesse et se font jour avec une franchise énergique et de bizarres exagérations. C’est le cœur qui parle, un cœur emporté, furieux, mais sincère, et cette haine franche et fougueuse sert au moins à nous prouver que nous n’avons pas à craindre les adroites perfidies d’un imposteur. La partialité de Saint-Simon est donc moins dangereuse qu’on ne le prétend parce qu’elle se trahit d’ordinaire par ses excès mêmes. Il est plus facile de distinguer le faux au milieu de ces emportemens, qu’il ne le serait parmi des insinuations et des réticences. Les limites de la vérité, si ouvertement franchies, sont faciles à rétablir, et nous nous laissons moins surprendre à la passion quand elle se découvre elle-même par l’invraisemblance des reproches et la fureur des invectives. Noailles, Vendôme, Villars, devenus des monstres d’intrigue, de débauche et de vanité, le débonnaire duc du Maine transformé en un Titan et traité d’Encelade et de Briarée, le premier président flétri des noms de Néron et de Domitien, pour avoir fait rembourrer son siège au parlement et l’avoir surmonté d’une draperie : voilà de ces exagérations qu’il n’est pas besoin de signaler. Le plus simple bon sens les voit et en fait justice.

Les inexactitudes de détail sont plus graves parce qu’elles s’aperçoivent moins facilement. Le commentaire de M. de Boislisle, qui a pris soin de les relever toutes, montre combien elles sont nombreuses. A tout moment, Saint-Simon se trompe sur les choses qu’il devait savoir le mieux, qui intéressaient sa famille et celle de ses amis les plus intimes, comme par exemple quand il paraît oublier l’existence d’un de ses oncles, le propre frère de son père, ou qu’il donne deux garçons au duc de Beauvillier, qui en avait quatre. Est-ce par une sorte d’indifférence pour cette menuaille, comme il dit, et ces petits faits sans importance ne lui semblent-ils pas mériter la peine qu’on les rapporte exactement ? Je suis plutôt tenté de croire, en voyant ces erreurs se renouveler si souvent, qu’elles sont l’effet d’une sorte d’infirmité naturelle. Nous voyons tous les jours des gens se plaindre des caprices de leur mémoire, qui retient aisément certaines choses et en oublie d’autres. Saint-Simon l’avait médiocre pour les faits, mais excellente pour les images. Les événemens se gravaient mal dans son esprit, les figures y laissaient une empreinte qui ne s’effaçait plus. S’il est si grand peintre, s’il excelle à tracer des hommes ou des femmes des portraits ineffaçables, c’est qu’il les voit vite et bien. Il, aperçoit d’un coup d’œil dans leur visage ou leur personne les traits qui les fixeront à jamais dans notre mémoire. Le cardinal de Coislin est « un homme gros, court, entassé, » Mme de Montchevreuii « une grande créature maigre, jaune, qui riait niais, montrait de longues vilaines dents, et à qui il ne manquait que la baguette pour être une parfaite fée. » Ordinairement quelques mots lui suffisent ; quelquefois le portrait s’allonge, et l’on admire alors avec quelle habileté, il arrive, par la peinture physique du personnage, à nous faire deviner son caractère, et, pour ainsi dire, nous montre l’âme à travers le corps. Voici le président de Harlay, un des hommes que Saint-Simon a le plus détestés : ne le voit-on pas devant soi quand on a lu ces lignes où il le dépeint : « Pour l’extérieur, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlans, perçants, qui ne regardaient qu’à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étaient pour le faire rentrer en terre… Il se tenait et marchait un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit, et n’avancer qu’à force de révérences respectueuses et comme honteuses, à droite, à gauche, à Versailles. » Ce qui est très curieux, ce que montrent avec évidence les rapprochemens que fait M. de Boislisle, c’est qu’une fois qu’il avait vu les gens d’une façon, il les revoyait toujours de même. Mme de Lesdiguières sera toute sa vie « une espèce de fée, dans son palais enchanté, » et il ne la désignera jamais autrement. La première fois qu’il parle de Mme de Luxembourg, qui était affreusement laide de taille et de visage, il l’appelle « une grosse harengère dans son tonneau. » Cette expression pittoresque revient sous sa plume quand il mentionne sa mort. Ce n’est pas qu’il se copie, c’est que l’image, une fois gravée dans son esprit, ne s’efface plus, et que le personnage se représente toujours à lui comme il l’a vu d’abord.

Cette fidélité de sa mémoire montre à quel point la première impression était forte chez lui. Il était né observateur. A chaque occasion grave, il se plaçait à son poste de courtisan et de curieux : de là, il suivait les intrigues, il étudiait les cabales, partout présent, attentif à dévorer l’air de tous, « perçant de ses regards clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement. » Ces grandes scènes ne se sont jamais effacées de son souvenir, où rien ne vieillissait, et, quand il a fallu les décrire, il les y a retrouvées avec la vivacité du premier jour. Nous en avons la preuve dans le premier volume que publie M. de Boislisle. Saint-Simon n’avait pas dix-sept ans, il venait de paraître à la cour, quand il fut témoin d’un spectacle qu’il n’a jamais oublié. Il s’agissait du mariage du duc de Chartres, celui qui fut plus tard le régent, avec la fille du roi et de Mlle de Montespan, Mlle de Blois. Le roi désirait avec passion ce grand établissement pour sa fille ; son frère et son neveu étaient incapables de résistance, mais on pensait que Madame, une Allemande entichée de sa noblesse et qui ne voulait pas de bâtards dans sa maison, ferait un éclat. Il avait déjà transpiré quelque chose du mariage, et Saint-Simon pensa qu’il allait devenir public, en voyant que le duc de Chartres était appelé chez le roi. « Comme je jugeai bien, dit-il, que les scènes seraient fortes, la curiosité me rendit fort attentif et assidu. » Alors commence un des récits les plus vifs et les plus agréables qu’il ait écrits. C’est d’abord ce qu’il n’a pas pu voir, ce qu’on lui a raconté, l’entretien du roi avec le duc de Chartres et Monsieur ; puis la scène publique, ce qui se passe pendant l’appartement (on appelait ainsi la réunion de toute la cour dans la grande galerie de Versailles, depuis sept heures du soir jusqu’à dix, que le roi se mettait à table). Rien ne lui échappe ; il a tout vu, tout observé, Madame surtout, indignée, furieuse contre son fils et son mari, qui avaient si facilement cédé au désir du roi. « Elle se promenait dans la galerie avec Châteautiers, sa favorite, et digne de l’être ; elle marchait à grands pas, son mouchoir à la main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et représentant fort bien Cérès après l’enlèvement de sa fille Proserpine, la cherchant en fureur et la redemandant à Jupiter. » Autour d’elle, de son mari, de son fils, tout le monde était contraint, silencieux ; une sorte de gêne et d’embarras régnait partout. Seul, notre précoce observateur jouissait du spectacle. « La politique rendit cet appartement languissant en apparence, mais en effet vif et curieux. Je le trouvai court dans sa durée ordinaire ; il finit par le souper du roi, duquel je ne voulus rien perdre. » En effet, il note tout, l’attitude de Monsieur, du duc de Chartres, du roi surtout, qui, au milieu de tous ces personnages émus et gênés, conserve sa sérénité ordinaire. « Je remarquai que le roi offrit à Madame presque de tous les plats qui étaient devant lui, et qu’elle les refusa tous d’un air de brusquerie, qui jusqu’au bout ne rebuta pas l’air d’attention et de politesse du roi pour elle. » Il remarque aussi qu’au moment de se retirer « il fit à Madame une révérence très marquée et basse, pendant laquelle elle fit une pirouette si juste que le roi en se relevant ne trouva plus que son dos. » Tout se termine enfin par l’éclat du lendemain. Pendant que Madame traversait la galerie pour aller à la messe, « M. son fils s’approcha d’elle, comme il faisait tous les jours, pour lui baiser la main. En ce. moment, Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu’il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la cour, couvrit de confusion le pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j’étais, d’un prodigieux étonnement. » Voilà, dès le premier moment, Saint-Simon dans son rôle véritable. A dix-sept ans, il a si bien vu, si profondément observé cette scène que plus de cinquante années n’ont pu l’effacer de son souvenir ; et remarquez qu’il n’en a rien retrouvé dans ses papiers, car nous savons qu’il n’écrivait pas encore ce qu’il voyait tous les jours. Mais il n’avait guère besoin d’écrire : tout se gravait dans sa mémoire, et plus tard, tout se ranimait, tout reprenait vie, quand il voulait en faire quelque récit. Nous avons vu que, pour la chronologie et la suite des faits, il avait eu besoin d’être aidé. On a eu raison de nous le montrer, quand il rédigeait définitivement ses Mémoires, « ayant toujours à côté de lui, sur sa table, le Journal de Dangeau, et s’en servant sans cesse. » Tant qu’il s’agit d’événemens d’importance médiocre ou de personnages qui lui sont indifférens, il lit avec soin l’exact chroniqueur, quelquefois même il le copie. Mais qu’il vienne à rencontrer, dans cette lecture, une histoire qui a piqué sa curiosité, un nom qui a mérité son admiration ou soulevé sa haine, aussitôt jaillit de son cerveau la source des souvenirs ; il n’a plus besoin de collaborateur ni d’aide, sa mémoire lui suffit, elle lui représente les événemens ou les hommes qu’il veut peindre, et il les reproduit comme il les voit.


III

Les notes philologiques qui expliquent les phrases embarrassées ou les expressions obscures de Saint-Simon sont nombreuses dans l’édition nouvelle. M. de Boislisle nous avertit, dans sa préface, que nous les devons au savant directeur des Grands Écrivains de la France, à M. Adolphe Régnier. On trouvera, j’en suis sûr, beaucoup de plaisir et de profit à les consulter. Il faut étudier de près et par le détail cette langue admirable d’un écrivain qui ne croyait pas l’être pour en saisir tout le mérite ; c’est le moyen surtout de se rendre compte des impressions assez diverses qu’elle produit.

La lecture de Saint-Simon cause d’abord quelque surprise. Il n’écrit pas comme tout le monde, et, quand on est accoutumé au style des grands écrivains dont il est le contemporain, on s’étonne de voir qu’il leur ressemble si peu. La raison n’en est pourtant pas difficile à découvrir. Les langues, comme on sait, ne se forment pas en quelques années ; le français, ainsi que le latin, a mis plusieurs siècles avant d’arriver à l’état de langue littéraire et classique, et il a suivi à peu près les mêmes étapes que lui. Il y a des qualités qu’il a possédées presque dès le début, d’autres qui se sont fait longtemps attendre. Les premiers écrivains qu’il ait produits se distinguent par la vivacité des tours et la vérité des expressions. C’est qu’en effet, pour rencontrer des tours piquans, des expressions originales, le génie seul est nécessaire, et il peut y avoir des écrivains de génie au début des littératures. Il semble même qu’alors, étant moins gênés par les convenances et la délicatesse, plus libres d’oser, ils trouvent avec moins de peine ces termes expressifs et colorés, qui sont plus rares en d’autres époques où, le goût étant plus scrupuleux, l’esprit est aussi plus timide. Mais l’art d’agencer les phrases, de trouver les proportions qui leur conviennent, ne s’acquiert pas du premier coup. D’ordinaire les littératures qui débutent ne le possèdent pas, et le français de Rabelais et de Montaigne, si étincelant de mots heureux et d’expressions trouvées, ne connaît pas encore très bien la conduite régulière et la juste proportion des phrases. Ce sont des qualités que le XVIIe siècle a le premier découvertes et pratiquées. Encore ne les retrouve-t-on alors que dans la langue écrite et littéraire. Les écrivains de profession et les gens qui se piquent de littérature cherchent à construire des périodes plus simples et qui marchent d’un tour plus aisé ; le reste conserve les habitudes du siècle précédent. Les correspondances de cette époque, même celles des femmes les plus spirituelles, quand elles n’étaient pas aussi lettrées que Mme de Sévigné, sont pleines de ces phrases interminables, mal coupées, où l’on s’égare comme dans un labyrinthe, et qu’on aurait grand’peine à mener jusqu’au bout, si la justesse et le bonheur des détails ne rachetaient la lenteur et l’obscurité de l’ensemble. Il fallut un siècle encore pour que la réforme fût complète. La littérature s’imposant de plus à la société et la pénétrant dans toutes ses couches fit prévaloir partout les formes qu’elle avait préférées. A l’exception de quelques retardataires de plus en plus rares, tout le monde accepte alors cette façon d’écrire plus vive, plus courte, plus incisive, et la période lente et diffuse de l’époque précédente a pour jamais disparu.

Saint-Simon écrivit ses Mémoires en plein XVIIIe siècle, de 1739 à 1751 ; mais il vivait par l’esprit avec les gens du siècle précédent. Quoique fort instruit, il n’était pas tout à fait un lettré, et ne voulait pas l’être. Il faut voir avec quel dédain il dit quelque part : « Je ne fus jamais un sujet académique. » On dirait pourtant qu’il a par moment quelque souci du public devant lequel il va paraître et qu’il fait, presque à son insu, quelque sacrifice pour lui plaire. Quand on compare les additions au Journal de Dangeau, que M. de Boislisle nous donne à la fin de ses deux volumes, et qui sont comme le premier jet de la pensée de Saint-Simon, avec les Mémoires, qui en sont la rédaction définitive, on s’aperçoit que, n’écrivant plus pour lui, mais pour tout le monde, il tient parfois à paraître un peu moins négligé. Il supprime quelques expressions trop vives ou trop familières. C’est ainsi qu’à propos du mariage du duc de Chartres et de la façon dont Madame traita son fils devant la cour, on lit dans les additions à Dangeau la phrase suivante : « Elle lui décocha un soufflet à lui faire voir des chandelles. » On a vu que, dans les Mémoires, cette expression vulgaire a disparu. Mais c’est une exception. A tout prendre, Saint-Simon se préoccupe peu du public. Il était difficile à un tempérament aussi fougueux de s’astreindre au travail minutieux du style. Il s’est aperçu lui-même, en finissant son ouvrage, qu’il n’était pas irréprochablement écrit, il s’excuse des répétitions de mots, des synonymes multipliés, de la longueur des phrases. « J’ai senti ces défauts, dit-il, et je n’ai pu les éviter, emporté toujours par la matière. » Il n’emploie donc pas tout à fait la langue des lettrés, celle dont tant d’écrivains de génie s’étaient servis depuis Pascal jusqu’à La Bruyère, encore moins celle de Voltaire ou de Montesquieu ; il en est resté à la langue des gens du monde, et, comme il se met volontiers en retard sur son siècle, il écrit comme il a entendu parler les personnes d’esprit dans sa jeunesse.

C’est un inconvénient sans doute : la phrase est touffue, traînante, embarrassée, elle n’a ni les proportions ni l’allure auxquelles nous sommes accoutumés ; mais c’est un avantage aussi. Une fois la langue faite et formée, tout le monde est forcé de la subir ; on prend l’habitude de couper les phrases de la même façon, on reproduit fidèlement les mêmes tours. Cette uniformité à laquelle il est difficile de se soustraire aide les faibles, mais elle peut gêner les forts. S’il devient plus rare qu’on écrive très mal, chacun ayant sous les yeux une sorte de modèle sur lequel il peut se régler, il est plus rare aussi d’écrire très bien. Tous les écrivains s’habituent à jeter leur pensée dans un moule semblable. Dès qu’on prend la plume, l’esprit est obsédé d’expressions toutes faites dont on a grand’peine à se délivrer ; à moins de faire un vigoureux effort, on en vient presque toujours à exprimer comme tout le monde des sentimens qui nous sont propres, ce qui en éteint l’originalité. C’est donc l’accent personnel qui manque le plus aux écrivains des époques trop lettrées. Au contraire, il domine dans le style de Saint-Simon et en fait le charme principal. L’idée chez lui crée l’expression. Sa phrase plus libre, moins gênée par des règles immuables, suit plus exactement les. détours de la pensée, se moule sur elle, en fait ressortir toutes les saillies, comme un vêtement bien fait et rend à merveille, par l’ampleur de ses proportions, le souffle de cette âme puissante. Ce sont des mérites qui frappent à chaque pas dans ses Mémoires. Je prends, presque au hasard, à la fin du second volume publié par M. de Boislisle, le tableau des dernières années de l’archevêque de Paris, Harlay de Chanvalon, quand le roi, poussé par Mme de Maintenon, lui eut retiré sa faveur. « Cet esprit étendu, juste, solide, et toutefois fleuri, qui pour la partie du gouvernement en faisait un grand évêque, et, pour celle du monde, un grand seigneur fort aimable, et un courtisan parfait, quoique fort noblement, ne put s’accoutumer à cette décadence et au discrédit qui l’accompagna. Le clergé, qui s’en aperçut, et à qui l’envie n’est pas étrangère, se plut à se venger de la domination, quoique douce et polie, qu’il en avait éprouvée, et lui résista, pour le plaisir de l’oser et de le pouvoir. Le monde, qui n’eut plus besoin de lui pour des évêchés et des abbayes, l’abandonna. Toutes les grâces de son corps et de son esprit, qui étaient infinies, et qui lui étaient parfaitement naturelles, se flétrirent… » Ces phrases ne sont pas toujours coupées d’après les règles ordinaires : on y trouvera peut-être beaucoup d’épithètes ou d’incises accumulées ; mais il me semble voir dans cette accumulation même un effort heureux pour reproduire les plus fines nuances de la pensée. C’est le scrupule d’un observateur exact, qui a été charmé d’un grand personnage et qui craint toujours de n’en pas1 dire assez pour faire partager à d’autres ses sentimens.

Cette sorte de sincérité, cette transparence du style de Saint-Simon qui reproduit si exactement la pensée de l’auteur, a cet avantage de nous montrer tout à fait l’homme dans l’écrivain. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’en le lisant on ne saisit pas seulement la vivacité de ses émotions, on devine aussi les tendances et les aptitudes de son esprit, on peut dire, sans trop de témérité, à quoi il était propre, pour quoi il était fait. Il a mis en tête de ses Mémoires, une dissertation fort curieuse a pour savoir s’il est permis de lire et d’écrire l’histoire. » Elle a été écrite en 1743, quelques mois après la mort de sa femme, quand il se sentit l’esprit assez libre pour retourner à son divertissement habituel. Il n’y revint pas sans quelque inquiétude. Le grand chagrin qu’il venait d’éprouver l’avait plus que jamais tourné vers la dévotion. Il s’était demandé, pendant ses premières tristesses, si l’œuvre à laquelle il consacrait la fin de sa vie n’était pas blâmable, « si la charité chrétienne pouvait s’accommoder du récit de tant de passions et de vices, de la révélation de tant de ressorts criminels, de tant de vues honteuses, et du démasquement de tant de personnes, pour qui, sans cela, on aurait conservé de l’estime et dont on aurait ignoré les vices et les défauts. » L’écrit qu’il composa pour lever ses scrupules contient d’admirables passages, qu’on a souvent cités ; celui-ci surtout, qu’admirait tant Montalembert, et qui est tout à fait digne de Bossuet : « Écrire l’histoire de son pays et de son temps, c’est se montrer à soi-même, pied à pied, le néant du monde, de ses craintes, de ses désirs, de ses espérances, de ses disgrâces, de ses fortunes, de ses travaux ; c’est se convaincre du rien de tout par la courte et rapide durée de toutes ces choses et de la vie des hommes ; c’est se rappeler un vif souvenir que nul des heureux du monde ne l’a été, et que la félicité, ni même la tranquillité, ne peut se trouver ici-bas ; c’est mettre en évidence que, s’il était possible que cette multitude de gens, de qui on fait une nécessaire mention, avait pu lire dans l’avenir le succès de leurs peines, de leurs sueurs, de leurs soins, de leurs intrigues, tous, à une douzaine près tout au plus, se seraient arrêtés tout court dès l’entrée de leur vie, et auraient abandonné leurs vues et leurs plus chères prétentions, et que, de cette douzaine encore, leur mort, qui termine le bonheur qu’ils s’étaient proposé, n’a fait qu’augmenter leurs regrets par le redoublement de leurs attaches, et rend pour eux comme non avenu tout ce à quoi ils étaient parvenus. » Voilà certes une belle page, et qui paraît plus frappante quand on songe qu’elle a été écrite au milieu du siècle de Voltaire, quelques années avant l’Encyclopédie. Il y en a d’autres encore qu’on pourrait citer. Cependant il faut avouer que cet écrit est, dans son ensemble, d’une lecture difficile. Les phrases y sont encore plus longues, les tours plus embarrassés qu’à l’ordinaire. Les nombreuses ratures ou corrections dont le manuscrit est couvert semblent prouver qu’il a été composé péniblement. Quelle différence avec ces narrations vives et brillantes, comme par exemple celle du mariage du duc de Chartres, dont j’ai déjà tant parlé, et qui suit le discours préliminaire, à quelques pages de distance ! Il est clair que, dans ces grands développemens d’idées générales, Saint-Simon ne se sent pas à son aise. C’est une remarque qu’on a l’occasion de faire quand on lit quelque mémoire de lui sur le gouvernement de la France, comme il en a composé quelquefois « pour se soulager. » Son esprit n’aperçoit pas nettement les points culminans des questions ; tout prend pour lui la même importance, et comme les petites choses l’occupent presque autant que les grandes, il en résulte, dans sa façon d’écrire, une confusion dont on a peine à sortir. N’en peut-on pas conclure avec quelque vraisemblance que s’il avait été appelé au pouvoir, comme il l’a tant souhaité, il se serait aisément perdu dans les détails ? L’obscurité, l’embarras de son style, quand il expose des idées générales et traite d’affaires, comparé avec sa netteté, sa vigueur quand il raconte, ne prouvent-ils pas qu’il était fait pour observer plutôt que pour agir ? Il a donc eu tort de se plaindre de sa fortune. Le mauvais sort obstiné qui l’a retenu malgré lui parmi les curieux, au lieu de le mettre parmi les acteurs, a peut-être servi sa gloire et lui a donné le rôle auquel la nature l’avait destiné.

Ce n’est pas seulement la manière dont il construit ses phrases qui ne nous paraît pas toujours conforme à l’usage ordinaire ; la langue même dont il se sert, les mots qu’il emploie ne nous causent pas moins de surprise. Il y en a beaucoup qu’on ne rencontre pas chez les écrivains de son temps et quelques critiques ont pensé qu’il les avait inventés lui-même. Mais M. Adolphe Régnier a montré que la plupart de ces termes extraordinaires dont on serait tenté de lui attribuer la création existent dans les dictionnaires de Richelet, de Furetière, de Trévoux et dans la première édition de celui de l’Académie. C’était donc la langue de sa jeunesse que cet « homme immuable » avait conservée jusqu’à la fin de ses jours. Il ne lui déplaisait pas sous Louis XV de parler comme les contemporains de Descartes et de Voiture. Il y a pourtant quelques mots-dont il se sert volontiers et qui ne se rencontrent pas dans les dictionnaires de son temps : telle est cette expression de bombarder quelqu’un, pour dire l’élever à l’improviste à une situation imméritée : « Ils le bombardèrent précepteur, » et cette autre, en parlant du marquis et de la marquise de Mailly, qui voulaient laisser tous leurs biens à leur fils aîné : « ils avaient froqué un fils et une fille. » C’étaient des mots usités dans la conversation des honnêtes gens, et l’une des plus grandes originalités de Saint-Simon consiste à écrire très souvent comme on parlait autour de lui. Je viens de dire qu’il revenait volontiers vers la fin de sa vie au langage de sa jeunesse. Il retarde quelquefois beaucoup plus encore. Il emploie des mots qui étaient déjà vieux lorsqu’il était jeune, et ne se conservaient plus que dans quelques vocabulaires spéciaux, comme celui de la théologie. C’est de là que lui viennent entre autres impugner pour attaquer et embler pour voler[13]. Parmi tant de termes empruntés au siècle antérieur, je n’en vois guère qu’un que Saint-Simon tienne de son époque. Il dit du marquis de Chamlay que c’était « un bon citoyen ». Ce mot indique l’approche des temps nouveaux. On ne l’avait encore employé que pour désigner l’habitant ou le bourgeois d’une ville ; le XVIIIe siècle l’étend au pays tout entier, et l’on commence alors à dire d’un homme qu’il est citoyen pour faire entendre qu’il est bon patriote. C’était un grand éloge sous la plume de Saint-Simon, et, comme il était juste, on le lui a appliqué à lui-même : dans un mémoire qui fut publié à propos de sa succession, et dont M. Armand Baschet a reproduit quelques passages, on le louait « de cet esprit de citoyen, qui lui faisait rapporter au bien public ses études, ses recherches et jusqu’à ses liaisons. »

Il doit encore aux sociétés qu’il fréquentait ces images familières et hardies, ces locutions expressives, qui donnent tant d’éclat et de vie à son style. Elles abondent tellement chez lui que j’en pourrais citer un bon nombre, rien que dans les deux volumes que M. de Boislisle vient de publier. Toutes portent le cachet de leur origine : quand il dit d’une demoiselle pauvre « qu’elle n’avait pas de chausses ; » d’un personnage obligeant qui nourrissait les siens « qu’il mettait la nappe pour tous ; » ou d’un habile intrigant « qu’il avait le nez tourné à la fortune, » etc.[14], on voit sans peine d’où ces expressions sont tirées. Dans ce siècle, où la vie mondaine avait tant d’importance, les conversations des gens d’esprit enrichissaient la langue. C’est de là que venait cette foule de locutions vives, piquantes, que les curieux sont si heureux de retrouver dans les premières éditions du dictionnaire de l’Académie. A chaque révision nouvelle, l’Académie est forcée d’en exclure un grand nombre, qui sont devenues trop inusitées pour y rester. Elle le fait avec un grand regret, car elle sent bien que c’est une perte qui n’est pas réparée. Les gens sur lesquels on se réglait autrefois pour établir le bon usage des mots, et qui faisaient la langue, n’étaient pas très nombreux. Quand Mme de Sévigné disait : « toute la France », elle voulait parler d’un millier de personnes ; le reste ne comptait guère. C’était un monde restreint et lettré, où l’on parlait bien, sans pruderie, mais sans bassesse ; les mots ou les tours de phrases qui naissaient là, dans le feu des entretiens, passaient comme de plain pied dans la langue écrite, qu’ils renouvelaient sans cesse, et après un peu d’attente, pour les éprouver, prenaient place dans le dictionnaire. Les choses sont bien changées aujourd’hui ; « toute la France » est devenue beaucoup plus vaste, et surtout bien plus mêlée. Les salons n’existent plus ou n’ont aucune importance. L’autorité est passée à la foule ; c’est elle qui est en possession de créer les expressions nouvelles. Elle en fait tous les jours de fort pittoresques, mais qui, par malheur, sont aussi très grossières. Il est difficile de les admettre dans le dictionnaire des gens qui se respectent, et l’on est obligé de faire pour elles des dictionnaires spéciaux, où les curieux vont les chercher. Quand l’édition de M. de Boislisle sera terminée et que, selon l’usage adopté pour les Grands Écrivains de la France, on l’aura fait suivre d’un lexique de Saint-Simon, on comprendra mieux le profit que trouvait notre langue à se tenir toujours en contact avec un monde distingué, et comment ces rapports assidus ajoutaient toujours à sa richesse sans en altérer l’esprit. Je prévois le plaisir qu’éprouveront les lettrés, les connaisseurs, les amis du beau langage, à retrouver là ces façons de parler si familières, quelquefois même si audacieuses, mais toujours si françaises, si vraies, si vivantes, qui peignent les choses et les personnes « en coups de langue irréparables et ineffaçables, » et qui peuvent nous donnent une idée de la conversation des gens d’esprit pendant le grand siècle.

Malheureusement, c’est un plaisir qui se fera longtemps attendre. Quelque diligence que mettent les éditeurs, les trente ou quarante volumes qu’ils nous promettent demanderont bien des années. J’entends des impatiens qui s’en plaignent et qui accusent la longueur ou le grand nombre des notes qui retardent l’achèvement de l’édition. Pour moi, j’avoue qu’après avoir tout lu avec soin dans les deux volumes qui viennent de paraître, je ne vois pas ce qu’on pourrait raccourcir ou retrancher sans quelque dommage. Il ne reste donc qu’à souhaiter à ceux qui ont entrepris ce grand labeur le courage de le poursuivre ; ils doivent s’appliquer ces belles paroles que M. Littré a placées en tête de son Dictionnaire : « Qui peut compter sur plusieurs années de vie, de santé, de travail ? il ne faut pas se les promettre, mais il faut faire comme si on se les promettait, et pousser activement l’entreprise commencée. » Ils le feront, j’en suis sûr ; et j’espère aussi qu’ils trouveront autour d’eux autant de bonne volonté qu’ils ont eux-mêmes de zèle et de dévouaient. Ils ont besoin surtout, pour que le succès de l’œuvre soit complet, que les grands dépôts de l’état ne leur soient pas fermés. À ce sujet, M. Léopold Delisle, en présentant les deux volumes de M. de Boislisle à l’Académie des inscriptions, a prononcé quelques paroles qui ont produit une impression profonde sur l’assemblée. Rappelant que les papiers de Saint-Simon, réclamés par les archives des affaires étrangères, y sont enfermés depuis 1760, sans que presque personne ait pu les voir, il a demandé qu’on mît fin à cette captivité que rien n’excuse ou n’explique. Nous possédons sans doute les Mémoires qui ont été restitués, en 1828, à un petit-neveu de l’auteur ; mais nous n’avons pas les éclaircissemens de toute sorte, les études innombrables sur des points particuliers, qu’il y avait joints, et qui en sont le complément nécessaire ; surtout nous n’avons pas sa correspondance, qui le montre, dit-on, sous un jour nouveau, qui dans tous les cas doit permettre de rectifier ses injustices, de saisir ses impressions véritables au moment même où se passaient les événemens et avant que le temps les eût transformés et comme aigris dans son souvenir. Il faut qu’on donne enfin au public ces documens qui lui appartiennent ; il faut qu’en attendant qu’ils soient imprimés on permette aux travailleurs sérieux de les consulter. Nous ne doutons pas que l’administration n’écoute ces justes demandes, qu’elle ne préfère à de vieilles routines difficiles à justifier l’intérêt de l’histoire et des lettres françaises, et qu’elle n’aide de tout son pouvoir le savant courageux qui a l’ambition honorable de donner des Mémoires de Saint-Simon une édition complète et définitive.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1865, l’étade sur les Correspondances intimes : Cicéron et Mme de Sévigné.
  2. Il serait injuste, en annonçant une nouvelle édition des Mémoires, de ne pas rappeler les excellons travaux que M. Chéruel a consacrés à Saint-Simon, surtout son volume intitulé : Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, et sa récente Notice sur la vie et les Mémoires de Saint-Simon.
  3. M. de Boislisle raconte qu’un marquis de Saint-Simon, réfugié en Espagne, y fit dresser, en 1803, une généalogie de sa famille qui la rattachait à Charlemagne, et de Charlemagne remontait jusqu’à l’empereur romain Avitus, qui fut proclamé César en 455.
  4. Voyez le livre déjà cité de M. Chéruel.
  5. Saint-Simon rapporte qu’à la mort de son père il sentait le besoin de faire un mariage riche, « pour nettoyer son bien qui étoit en désordre. »
  6. Trop d’ardeur parfois, et une éloquence qui dépasse singulièrement le sujet, par exemple lorsqu’à propos de la coutume qui s’établit alors de dire, au lieu de M. l’électeur (de Bavière), l’électeur tout court, comme on dit le rot de France, il s’écrie : « Ainsi tout passe, tout s’élève, tout s’avilit, tout se détruit, tout devient chaos ! »
  7. Montalembert avait déjà attiré l’attention sur la manière affectueuse dont Saint-Simon parle de sa femme au moment de son mariage. La publication de son testament a montré depuis combien le souvenir de cette affection a été durable, n’y demande que son corps soit inhumé « auprès de celui de sa très chère épouse, et qu’il soit fait et mis anneaux, crochets et liens de fier, qui attachent les deux cercueils si étroitement ensemble et si bien rivés qu’il soit impossible de les séparer l’un de l’autre sans les briser tous deux. » C’était agir en homme prévoyant, que les révolutions ne surprennent pas. M. Armand Baschot nous a raconté comment les cercueils furent brisés par la populace, en 1794, et les corps du duc et de la duchesse de Saint-Simon précipités, après mille outrages, dans la fosse communs.
  8. Montalembert qui, comme nous l’avons vu, était si exigeant pour l’éditeur de Saint-Simon, voulait qu’on lui fit connaître l’hôtel du duc à Paris, « qu’on le menât » dans la terre de La Ferté. M. de Boislisle a fait ce qu’il a pu pour le contenter. Il nous donne l’inventaire qui fut dressé à la mort du duc Claude et qui nous apprend par le détail les meubles, les tableaux qui garnissaient les appartemens, et les livres qui composaient la bibliothèque du jeune duc. Ailleurs il transcrit une description du château de la Ferté en 1635, lorsqu’il entra dans la famille de Saint-Simon. M. Armand Baschet nous a donné l’inventaire qui fut fait en 1755, à la mort de notre auteur, où l’on voit, entre autres choses curieuses, que presque toutes les pièces contenaient des statues ou des tableaux représentant Louis XIII, auteur de la fortune de la maison, et que le duc, rancuneux jusqu’au bout, avait placé dans sa garde-robe, en face de la chaise percée, le portrait du cardinal Dubois.
  9. Les deux volumes de M. de Boislisle ne contiennent pas moins de neuf cents notices sur l’es personnes dont parle Saint-Simon.
  10. Les séances étaient publiques depuis la translation de l’Académie au Louvre en 1672 ; les dames y furent admises pour la première fois en 1702, et l’on ouvrit pour elles une tribune donnant sur la salle.
  11. Voyez, dans les Causeries du Lundis, le piquant récit que Sainte-Beuve a fait de cette séance.
  12. Voyez ce que dit Saint-Simon à propos du départ du roi de l’armée de Flandres avant la bataille de Nerwinde. Mémoires, I, p. 233.
  13. On disait dans les commandemens de Dieu : L’avoir d’autrui tu n’embleras.
  14. Quand Mlle Choin commença à prendre de l’importance dans la petite cour de Monseigneur, le maréchal de Luxembourg qui s’en aperçut un des premiers, eut l’adresse de prévenir les autres dans ses bonnes grâces et prit le meilleur de sa faveur. Saint-Simon dit tout cela en deux mots : « Luxembourg, qui avait le nez bon, l’écuma. »