Une Croisière dans la Méditerranée

Une Croisière dans la Méditerranée
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 342-374).


UNE CROISIÈRE DANS LA MÉDITERRANÉE


Naples.

Hier, j’avais passé mon après-midi dans l’ancien couvent de San Severino à compulser des documens du XVe siècle, jaunis par les ans. Puis, j’avais regagné le Palais-Royal en descendant la colline qui domine le port. Là végétait, il y a quelques années, une population extraordinaire, entassée dans un quartier fait pour dégoûter du pittoresque les amateurs les plus incorrigibles de la couleur locale. Dans des rues étroites dont les maisons inclinaient systématiquement les unes vers les autres, sous des lambeaux de linge qui essayaient de sécher quand par aventure un rayon de soleil ou un filet d’air pénétrait jusqu’à eux, s’ouvraient des antres noirs, sordides, nauséabonds, dans lesquels on entrevoyait une agglomération de vieilles loqueteuses et d’enfans pouilleux. Au milieu des pelures d’orange, des épluchures, sur le sol gluant, des hommes travaillaient tant bien que mal à des métiers rudimentaires. L’étranger passait vite au milieu de cette région ténébreuse, semblable à un ange qui traverserait l’enfer, en laissant derrière lui comme un parfum de santé et en emportant des myriades de microbes. Rien de tout cela n’est plus. Quelques ruelles éventrées rappellent seules l’ancien cloaque. Des rues nouvelles, larges et triomphantes, parcourues par des tramways électriques, publient que Naples a cicatrisé par le fer et par le feu un ulcère infect et la population du quartier défunt est allée chercher ailleurs un gîte moins avarié.

Ce matin, j’achevais de m’habiller quand on est venu m’annoncer que la Fiorentina II avait jeté l’ancre, à l’aube, dans le port militaire et qu’on m’attendait à bord. Le yacht avait accompli, en trente-cinq heures d’une heureuse navigation, la traversée de Cannes à Naples. Une heure plus tard, j’arrivais au vieux port, et je hélais une embarcation.

— Combien pour aller au yacht français qui est arrivé ce matin ? demandai-je au batelier.

— Deux lires, gno.

— Non, cinquante centimes.

À Naples, il faut marchander pour être considéré.

Nous transigeons pour une lire. Je grimpe dans la barque. Le batelier rame debout et navigue au travers des embarcations, des voiliers, des vapeurs dont quelques-uns ronflent sous pression.

Un soleil pâle, mais déjà brûlant, se regarde dans l’eau calme. Je vois le dos de mon homme, convexe comme celui d’un polichinelle, qui se ploie et se redresse dans un rythme cadencé. Nous croisons une autre barque et un moment les rames semblent s’enchevêtrer désespérément. De part et d’autre, des exclamations s’échappent sur un ton courroucé ; les paroles acerbes se croisent comme des épées. Pure comédie ! Le silence se rétablit comme par enchantement et on s’éloigne les uns des autres le sourire aux lèvres.

Nous doublons la Lanterna. L’horizon s’élargit tout à coup ; le golfe apparaît dans son étendue, dominé par le volcan pacifique. De loin, j’aperçois la Fiorentina, blanche comme une jeune mariée, non loin d’un cuirassé maussade dont les larges flancs gris s’enfoncent en s’évasant dans les flots. Mais mon batelier ne semble pas le voir, car mollement, au lieu de virer de bord, il tire vers le large. Comme je lui fais observer que nous négligeons la ligne droite, il me répond, en se retournant à demi, que ce sera un beau spectacle de voir partir le grand paquebot qui fume à deux cents mètres de nous. Et il cligne de l’œil d’une façon si persuasive que je m’allonge en lézard à l’arrière pour voir filer le cétacé. C’est l’Arabic, avec ses ponts superposés, sa coque claire percée de trous ronds, qui emporte huit cents passagers, une ville flottante, une arche de Noé, vue de notre frêle esquif. Mon batelier, qui est certainement petit-fils de lazzarone, me crie tout à coup :

— Voyez, il lève l’ancre !

Un sifflement rauque se fait entendre, éveillant des échos, suivi de deux autres. Peu après, le bâtiment s’ébranle, mû par une force invisible.

E un inglese ! prononce mon Napolitain avec un accent qui dénote qu’il m’estime ignorant de la science des drapeaux ; et il ajoute :

Un gran paese, gno !

Ses rames trempent dans le pâle azur, tandis que le géant passe au-dessus de nous, sans nous voir. Le long des bastingages, ou discerne des formes qui se meuvent, des hommes peut-être. Et l’arche s’éloigne, dominant la mer qu’elle va sillonner à son gré, avec le dédain de ses colères, le mépris des vents, des courans et des tempêtes.

Alors, mon batelier, qui décidément n’est pas pressé d’empocher sa lire, me fait passer devant deux cuirassés gris, au milieu desquels repose un grand vapeur blanc. Ce dernier n’est autre que le Hohenzollern, le yacht, impérial allemand portant à son bord le prince Adalbert de Prusse. C’est pour lui sans doute qu’on a tiré le canon ce matin, à moins que ce ne soit pour le Dauni qui lui aussi est arrivé de bonne heure, avec le duc de Connaught. Car tous les princes de maisons souveraines semblent s’être donné le mot pour sillonner en ce moment la Méditerranée.

Quelques minutes plus tard, je franchissais l’escalier tribord de la Fiorentina.

Le yacht du comte V..., construit à Hullen 1894, est un vapeur à deux hélices de 549 tonneaux. Sa longueur est de 58 mètres ; il a 8m, 20 de bau, 4m, 30 de tirant d’eau. Avec ses 30 hommes d’équipage, il file 12 nœuds à l’heure ; il consomme en pleine marche 12 tonnes de charbon par jour et peut en emporter 120 dans ses soutes. Mais ce qui le distingue, c’est la finesse de sa silhouette et l’assurance avec laquelle il soutient l’effort des vagues.

Je m’installe dans mon élégante cabine, et je range mes effets dans des armoires savamment agencées et dans les tiroirs qui s’ouvrent et se ferment sans bruit, car, à bord, il ne faut laisser aux domestiques que les soins dont on ne peut s’acquitter soi-même. Ainsi, je n’aurai plus qu’à me laisser vivre au milieu du confort impeccable que comporte le yachting qui se respecte.


En mer.

Nous avons quitté avec regret notre mouillage de Naples où le son des mandolines nous réveillait chaque matin. Les musiciens arrivaient de bonne heure, dans des barques, se rangeaient sous notre bord et jouaient en sourdine jusqu’à ce qu’une tête de femme parût à une fenêtre ou au-dessus du bastingage. Alors le concert commençait avec ces canzoni composées par les poètes de Piedigrotta qui résonnent chaque soir devant les hôtels de la péninsule, couplets alertes, au rythme oriental, que les Napolitains chantent à pleine gorge, d’une voix légèrement nasillarde mais juste, avec des mouvemens de tête et des gestes comiques qui font pâmer les vieilles Anglaises et sourire dédaigneusement les Italiens du Nord.

Dans l’après-midi, après la promenade en voiture, quand l’heure du thé nous rappelait à bord, le golfe s’arrondissait autour de nous dans toute sa gloire, avec ses grandes lignes si pures malgré le bouleversement de l’un 79, avec son rivage accidenté, le Monte di Dio, San Martino, les Camaldules, les îles, la falaise de Sorrente et le Vésuve qui fume juste assez pour fournir des instantanés aux jeunes filles.

Lorsque nous avons levé l’ancre à sept heures moins un quart, hier soir, la nuit tombait lentement, comme à regret, sur le paysage romantique. A peine entrevîmes-nous, à bâbord, la dentelle de Capri, au moment d’entrer en mer, tandis que, de l’autre côté, l’île d’Ischia, moins originale, se dessinait nettement sur le rideau pourpré du couchant.

Ce matin, le décor a changé : un des côtés du triangle sicilien, un rivage osseux se dessine dans la vapeur qui monte des eaux ; il grandit peu à peu, se rapproche, se précise. Voici le Monte Pellegrino qui émerge, gardien majestueux du golfe au fond duquel blanchissent, sous les caresses du soleil levant, les maisons à Palerme. Nous glissons sur du velours, au milieu de nuances lumineuses et tendres. Autour de nous, les objets se réfléchissent dans les eaux en ondulant. Encore une demi-heure et nous aurons accosté ou plutôt le canot automobile nous aura déjà descendus à terre en face du palais Butera.


Palerme.

C’est aujourd’hui le dernier jour de mars.

La chapelle palatine, l’église des Ermites, les métopes de Sélinonte, telles sont les images vives que j’emporterai de Palerme, à ma seconde visite. C’est à peine si je me suis arrêté à la cathédrale pour saluer le tombeau où reposent les cendres de ce sultan chrétien qui fut Frédéric II. À Monreale, j’ai retrouvé le cloître des Bénédictins qui ne peut se comparer, selon moi, qu’à une autre merveille éclose elle aussi sur un sol riche en ossemens arabes, au portique intérieur de San Juan de los Reyes, à Tolède ; puis, assis sur une pierre, dans le jardin monastique, j’ai vu le soleil déclinant embraser cette plaine dorée par les limons et les oranges qui fait l’orgueil et la richesse de Palerme. À la Favorite, on visite des jardins dessinés au compas et un pavillon jaune où un roi et une reine se plaisaient à décorer des chambres chinoises et des cabinets pompéiens. La villa Igiea s’appuie mollement contre le Monte Pellegrino et trempe ses pieds dans la mer ; c’est le paradis des oisifs vaguement artistes et des malades privilégiés qui rencontrent des allées poétiques pour se promener quand il fait beau et une excellente cuisine pour se consoler de l’absence du soleil quand il leur fausse compagnie. Enfin, je ne me pardonnerais pas d’oublier l’église du Gesù où le custode m’a fait admirer des bas-reliefs de marbre encadrés par des mosaïques où le lapis-lazuli se détachait sur fond d’agate. « Il n’y a pas plus riche ! » a-t-il conclu. Je le crois.

La chapelle palatine est la gemme précieuse que le palais des rois garde dans son écrin, le joyau qui brille mystérieusement à la clarté des matins ensoleillés. Elle se drape dans ses mosaïques aux tons chauds et profonds, comme une sultane dans un magnifique cachemire de l’Inde. Cette fois, je n’ai pas voulu chercher un sens aux tableaux de verre, préférant me laisser gagner progressivement par le charme subtil et tout-puissant qu’engendre le jeu des formes et des couleurs. Et quelle volupté rare pour les yeux de s’arrêter sur les colonnes de granit oriental qui soutiennent la grande nef, de remonter aux chapiteaux corinthiens, de se perdre dans le dédale des stalactites de la voûte, pour redescendre le long des molles arêtes des ogives mauresques et se reposer sur le sol aussi chatoyant, aussi nuancé qu’un tapis de Smyrne ! La lumière qui tombe des fenêtres se répand dans les nefs au gré des accidens d’architecture, laissant des ombres claires errer sous les arcades, illuminant d’un éclair radieux un sujet du Vieux Testament, un chapiteau byzantin, une colonne de cipolin. La chaire se dresse à droite sur de fines colonnettes, constellée de paillettes d’or, d’éclats de porphyre et de vert antique. Sous sa protection, le cierge pascal s’allonge pareil à un mince roseau sculpté. Subrepticement, comme pour aiguiser la sensation d’art qui me pénètre, un chant religieux, un chœur de caractère grégorien, parti de loin comme d’une seconde église, arrive à mes oreilles, atténué, purifié par la distance, avec des sonorités indécises, inattendues. Où suis-je ? et pour qui cette chapelle a-t-elle été décorée ? Pour des Grecs du Bas-Empire, pour des Byzantins décadens et raffinés, pour les nobles dames du Phanar et les porphyrogénètes, ou bien pour les princes du Nord, héritiers de Rollon et des pirates de la Baltique ? Car la palatine procède manifestement de Sainte-Sophie, au même titre que Saint-Marc de Venise ; elle semble née du caprice d’un César de Constantinople, épris de mysticisme, commandant à des artistes capables de matérialiser les rêves les plus extravagans.

Non loin du Palais-Royal, à l’extrémité de la ville, se rencontrent les restes de Saint-Jean des Ermites. Dès l’abord, je suis frappé de l’aspect à la fois pittoresque et mélancolique des lieux. C’est, au delà d’une grille, un jardinet dans un état de charmant abandon, avec un puits. Une allée en pente conduit à une étroite esplanade. En face, l’église de San Giovanni, construite en 1132 par les Normands.

Roger II venait de ceindre la couronne d’Italie avec l’adhésion du siège apostolique et malgré la protestation des Pisans. Il était le digne fils du fondateur de la puissance normande en Sicile. Les princes de cette maison firent preuve d’une sagesse politique peu commune. Si, à l’exemple des conquérans d’Angleterre, ils imposèrent l’obéissance aux vaincus et à leurs compagnons d’armes, plus enclins à la mansuétude, ils respectèrent les usages de la population conquise et se laissèrent gagner eux-mêmes par les séductions d’une culture raffinée. Ils suivirent en cela l’exemple des Arabes qui avaient possédé l’île avant eux.

Roger II apparaît dans l’histoire comme un prince à moitié oriental. À côté des chevaliers et des moines latins, on rencontrait à sa cour des artistes grecs et des poètes arabes. Une tolérance générale laissait aux vaincus leur langue, leurs lois et leurs autels ; mais l’administration royale, prévoyante et exacte, provoquait de toutes parts les efforts individuels qui font la prospérité des nations et la popularité des gouvernemens. Sous le règne de Roger II, les arts de la paix, puisant aux sources les plus diverses, prirent un essor extraordinaire ; un grand nombre de monumens servent encore à l’attester.

De San Giovanni, il ne reste que l’ossature et cinq nefs aplaties qui rougeoient au soleil. Le cloître, par bonheur, demeure à peu près intact, bien qu’aucune sandale de moine ne foule plus, hélas ! les dalles de son portique ; mais si désert, si délaissé qu’il soit, il n’a rien perdu de sa grâce. On respire dans son enceinte la douceur des choses qui trépassent lentement. Entouré d’arcades à jour soutenues par de fines colonnes accouplées, règne un jardin où une végétation folle a pris librement racine. Palmiers nains, arbustes épineux, plantes sauvages se confondent dans une délicieuse familiarité. Des senteurs pénétrantes, écloses sous les baisers de feu du soleil sicilien, alourdissent l’air, disposent à la flânerie, à la volupté pénétrante du repos songeur. Au-dessus du portique, les coupoles couleur de rouille et le campanile aux surfaces grises se détachent sur un ciel profond. Les plans se heurtent dans un désordre apparent, fécond en surprises. Au moment où je pénètre sous le portique, une jeune Anglaise est en train d’achever une aquarelle, assise à l’ombre. Sa main inexperte s’applique avec une louable insistance à suivre et à reproduire exactement le détail des choses. Espérons pour ceux qui consulteront son album, qu’une légende explicative vienne préciser le sujet de ses études ! Mais pour rendre la molle séduction des lignes, les nuances rares, l’air fleuri qui flotte autour des colonnettes de marbre, l’étrange quiétude de cet asile du moyen âge, il faudrait la maîtrise et l’émotion d’un des privilégiés de l’art.

Dans cette Sicile où les civilisations les plus dissemblables ont brillé tour à tour, on n’a pas d’effort à faire pour franchir d’un bond un millier d’années, pour remonter du moyen âge à l’antiquité classique, des Normands aux Hellènes, des mosaïques byzantines aux marbres grecs. C’est avec la certitude de passer une heure délicieuse que j’ai pris le chemin du musée de Palerme où sont exposées les métopes de Sélinonte, Sélinonte un lieu qui a vu l’art briller de son plus vif éclat. Là-bas, sur la colline qui regarde la vaste mer, gisent les colonnes brisées des temples doriques ; ici, on a recueilli les morceaux de sculpture que le temps a épargnés.

Au premier regard, on éprouve l’émotion particulière, unique, que procurent aux fils de notre race les œuvres de la Hellade. Ces métopes datent respectivement des VIIe, VIe et Ve siècle avant notre ère. Les plus anciens, le Quadrige, Persée coupant la tête de Méduse, par exemple, dégagent une étrange saveur d’archaïsme. L’artiste ressemble à un enfant qui balbutie les premières syllabes d’une langue dans laquelle il excellera plus tard à s’exprimer. C’est plaisir de démêler, au milieu des inexpériences du dessin, l’intention qui le guide. Il bégaye, mais déjà il vibre.

Les fragmens du VIe siècle attestent que l’enfant a grandi normalement ; ses pensées se sont éclaircies, sa main obéit avec plus de docilité, il discerne le but auquel il aspire. Il faut attendre pourtant les reliefs du Ve siècle pour voir apparaître les signes irrécusables de la virilité. Le Zeus essayant d’attirer à lui Héra qui résiste présente une scène intime où la pudeur et l’amour sont aux prises, sans que le conflit porte la plus légère atteinte à la dignité des personnages qui sont les dieux les plus puissans de l’Olympe. On note dans ce tableau une simplicité de composition qui rappelle les meilleurs ouvrages de la grande époque. J’ai ressenti en le revoyant le plaisir que j’ai éprouvé chaque fois qu’assis sur les bancs de bois du Musée Britannique, j’essayai de pénétrer la pensée de Phidias, à la pâle clarté du ciel londonien.


En mer.

Nous avons quitté Palerme hier soir, à 9 h. 40, après dîner. La Méditerranée continue de se montrer gracieuse. Le yacht semblait immobile en passant devant le Monte Pellegrino. À mesure que les feux du rivage s’éteignaient, nous entrions dans une région d’ombres claires. La planète Vénus, belle comme Aphrodite, répandait dans le ciel et sur les eaux un rayonnement. Le yacht glissait à la surface de la mer pareil à un fantôme. Tout à coup, au tournant d’un promontoire, le rivage s’éclaire violemment ; un foyer lumineux surgit, rougit, grandit à vue d’œil, jetant des flammes et de la fumée. C’est un incendie, une ferme qui brûle, car, à côté du foyer, nos lunettes marines discernent des granges et des magasins. Mais nous nous éloignons rapidement ; l’incendie paraît perdre de son intensité, devient un point et disparaît cependant que Vénus lointaine continue de briller dans le firmament d’un éclat tranquille, égal, pareille à une petite lune.

Dès l’aube, ce matin, j’étais sur le pont ; on ne distinguait pas la moindre terre à l’horizon. La Sicile s’était noyée au Septentrion et, vers le Sud, le rivage africain n’émergeait pas encore. Inopinément, la mer elle-même disparaît à mes yeux et le ciel avec elle. Nous nous trouvons ensevelis dans le brouillard, dans un brouillard léger, lumineux, mais parfaitement opaque. La sirène siffle, siffle à en perdre haleine, puis, un quart d’heure plus tard, le ciel reparaît aussi bleu et la mer aussi tranquille qu’auparavant. Ce brusque changement de décor me ramène à bien des années en arrière, en me rappelant ces nuages qui fondent comme la foudre sur les navires, aux environs de l’équateur. Les passagers ont à peine le temps de quitter le pont. C’est un déluge de quelques minutes, après quoi le soleil reprend majestueusement possession de son domaine, sèche en un clin d’œil les planches trempées et décoche ses flèches de feu à travers l’atmosphère que l’ondée n’a pas rafraîchie.


Tunis.

Un golfe qui se creuse, entouré de montagnes d’une coloration très fine, la pointe de Carthage à droite : le canal de la Goulette entre deux bords plats et des flamans roses à portée de fusil, dans les marais, voilà ce qu’on remarque avant d’arriver à Tunis. Le port est assez grand pour contenir les vapeurs qui le fréquentent, mais on est en train de l’élargir afin de parer aux événemens. Sur les quais, des magasins, comme de raison, puis une longue rue flanquée d’échoppes ; c’est le quartier européen qui commence. La rue oblique et les maisons s’anoblissent ; voici un théâtre italien, puis un théâtre français, un hôtel pour les voyageurs de marque, la cathédrale et en face la Résidence, des rues droites se coupant à angle droit. C’est la ville européenne, née d’hier, mais déjà prospère, qui grandit à mesure que débarquent les immigrans et que les capitaux affluent ; dans les rues, il y a du mouvement, des consommateurs dans les cafés, de jolies choses aux devantures des magasins. On sent, à mille indices, qu’on est au centre d’un pays qui s’enrichit, car les maisons européennes sortent du sol, enveloppent la cité musulmane et tendent à la déborder, comme le monde chrétien tend à étreindre et à étouffer le monde musulman.

Mais le touriste, en quête d’impressions neuves et fortes, cherche l’autre Tunis, la vraie ; il n’éprouve de soulagement qu’après en avoir franchi la porte monumentale. Et, tout de suite, sans transition, il se trouve en plein Orient, dans cet Orient que nous connaissons d’enfance, d’après les Mille et une Nuits, l’Orient qui se révèle à travers les aventures fantastiques, les talismans et les génies ; l’Orient bariolé, épris de couleur et d’éclat, démocratique et religieux où, dans les foules familières et bavardes, passent des figures d’une gravité marmoréenne, où, dans les boutiques ouvertes à tout venant, les hommes travaillent accroupis, tout ensemble affairés et paresseux ; l’Orient où les femmes glissent comme des fantômes, poétiques parce qu’elles sont enveloppées de mystère. À peine a-t-on hasardé quelques pas dans les rues étroites, d’allure arbitraire, coupées d’arcs, de retraits et de saillies sans nombre, bordées de maisons basses, qu’on se sent dans un autre monde, fait de sentimens, d’idées et de préoccupations qui nous sont étrangers et nous semblent puérils parce que nous ne les partageons pas. Pour qui réfléchit, ce ne sont pas les burnous pistache, les gandouras pervenche, les turbans et les fez qui étonnent, mais le visage et l’allure de ceux qui les portent. Sur ces faces qui se nuancent de bistre, d’acajou ou d’encre de Chine, on déchiffre le rapprochement ou le mélange des races les plus diverses, depuis les rejetons de la noble souche blanche, jusqu’aux spécimens de la famille mélanienne. Dans ce coin d’Afrique tous les peuples qui ont fondé tour à tour des établissemens sur les rivages de la Méditerranée, se sont superposés, se sont confondus depuis les nomades jusqu’aux Phéniciens, aux Juifs, aux nègres du centre de l’Afrique, aux Grecs, aux Romains.

Comme dans toutes les cités du monde, il y a d’abord les quartiers aristocratiques. Du côté de Tourbet el Bey, les rues sont quasi désertes, bordées de constructions d’une éclatante blancheur. Des portes élégantes inscrites dans une ogive ou flanquées de colonnettes, de rares fenêtres munies de moucharabiés protecteurs, rompent la monotonie des murailles. L’entrée des maisons est quelquefois ouverte, mais, ainsi que dans les couvens, l’œil est bien vite arrêté par une solide barrière et l’intérieur reste impénétrable à la curiosité de l’étranger. Là se trouve Dar Hussein, la résidence du commandant en chef de la division française d’occupation. À l’intérieur, on rencontre un appartement resté tunisien, patio orné de portiques au premier étage, salles dont les murs sont tapissés de faïences luisantes et de stucs patiemment travaillés, terrasses où le soir, à la clarté des étoiles, — quand il y en a, — on entend la voix grave du muezzin appeler les fidèles à la prière.

Quel contraste avec les souks, ruelles couvertes et mal pavées qui se croisent et s’enchevêtrent pour former le bazar de Tunis. L’activité mercantile des Arabes et des Juifs s’y donne incessamment carrière. Une foule bigarrée parcourt ces allées étroites, s’arrête devant les échoppes pour causer ou faire des emplettes. Ces boutiques serrées les unes contre les autres, comme les cellules d’une ruche, celles-ci éclairées par les lucarnes, celles-là à demi obscures, contiennent tous les objets propres à satisfaire les besoins des indigènes ou à égayer leur existence. Ici, ce sont des étoffes aux couleurs tendres ou éclatantes, des babouches, des fez, des selles ouvragées, des armes, des cuirs décorés d’arabesques, des coupes de cuivre, des bijoux voisinant avec des ceintures et des écharpes sortant du Louvre ou du Bon-Marché. Puis viennent les essences rares, les huiles parfumées, des chibouques, de la viande, des légumes, des fruits.

Je ne m’éloigne pas avant d’avoir franchi le seuil d’un des grands magasins où sont entassés les tapis d’Orient, les étoffes brodées et les objets de curiosité. On m’y accueille par des saluts ; on me fait asseoir ; on m’offre une tasse de café arabe ; puis on étale devant moi les gandouras aux couleurs indécises, turquoise, saumon, pistache, mauve, gorge de pigeon, gris-perle, rose-thé, vert-pomme. Au bout d’une demi-heure, de peur de passer pour un mauvais plaisant, j’offre cinquante francs d’un tapis tunisien dont on me demandait trois cents ; le marchand me rit amicalement au nez et me montre autre chose, puis autre chose encore. Au moment où je me lève, il fait plier le tapis et me confie qu’il me le laisse pour cinquante francs, parce que c’est moi et qu’il tient à me faire plaisir. À bord, notre courrier m’apprend que le tapis vaut bien trente-cinq francs.

Ce qui, à Tunis, m’attire et m’excite, ce qui exaspère ma curiosité, c’est le fruit défendu qui s’incarne dans les marabouts et les mosquées. Le traité du Bardo spécifie que les chrétiens ne pénétreront pas dans les lieux de religion ; l’article de la convention est observé au pied de la lettre. Aussi est-ce le supplice de Tantale de frôler ces édifices sans pouvoir jeter à l’intérieur même un regard. Que de fois, je me suis surpris errant aux alentours de la Grande-Mosquée qui se dérobe pour ainsi dire au milieu des souks ! Du toit de Dar-el-Bey, j’avais caressé des yeux ses coupoles aplaties, ses terrasses de neige qui étincelaient au soleil. Je me figurais sa forêt de colonnes, ses nefs qu’on dit plus somptueuses que celles de Kairouan. Au fond de ce sanctuaire que nul pied de roumi n’a profané, le fils soumis de Mahomet doit goûter une volupté sans mélange à réciter les longues prières, à prolonger les prosternations sans provoquer de sourire. Il peut adjurer le Dieu unique de ressusciter les gloires passées et de rendre enfin au Croissant l’empire que la Croix lui a momentanément ravi.


Carthage.

Ce que les voyageurs épris d’histoire et de poésie demandent d’abord à Tunis, c’est Carthage. Que reste-t-il de l’ancienne reine de la mer, de la cité qui mit Rome à deux doigts de sa perte ? Va-t-on trouver sur le rivage de la Méditerranée quelque édifice prestigieux comme le Parthénon ou le Colisée ? Pourra-t-on rêver, — si on est enclin à la rêverie, — sur les degrés d’un temple ou le fût d’une colonne brisée ?

Quel régal ce serait pour un archéologue de rencontrer les débris même mutilés de la ville punique !… Il faut en faire son deuil. Les monumens phéniciens ont sombré dans la tourmente de l’an 146. L’incendie, puis la démolition méthodique ont eu raison de la patrie d’Hannibal… et de Salammbô : il n’en est pas resté pierre sur pierre.

La seconde Carthage, celle qu’édifièrent les Gracques et qui donna le jour à saint Cyprien, n’est guère plus visible que la première. Les Vandales, en 439 après Jésus-Christ, lui infligèrent une injure que les Byzantins ne réparèrent qu’en partie. Les Arabes d’Abdullah-ibn-Saïd lui portèrent le coup de grâce, au commencement du IXe siècle. Ce n’étaient pourtant pas des destructeurs systématiques que ces Sémites. Aussi est-il plus juste de dire qu’ils la laissèrent mourir de sa belle mort. Mais la destinée s’acharna sur le cadavre. La vieille métropole se transforma en une carrière d’où les conquérans tirèrent pendant plusieurs siècles des pierres pour leurs maisons et des marbres pour leurs temples. Tunis s’est élevée aux dépens de Carthage. Il n’est pas jusqu’à la grande mosquée de Kairouan qui ne puisse montrer des colonnes et des sculptures arrachées aux édifices carthaginois.

Ainsi, glorieux ou tragique, le passé est mort tout entier ; il n’en reste aucun vestige à la surface du sol. Le rivage lui-même a subi des métamorphoses depuis l’antiquité. Au lieu de choisir Carthage pour y constituer la clé stratégique de ces régions, c’est à Bizerte que la France s’est installée. Ce qui n’a pas changé, c’est la couleur du paysage, l’atmosphère, le golfe pacifique, ce sont les lignes gracieuses et pures des montagnes lointaines. On éprouve un charme inexprimable à parcourir les collines, à visiter la Marsa, rendez-vous estival des riches Tunisiens, Sidi-bou-Saïd, ce promontoire d’où le regard plonge dans l’azur de la Méditerranée.

Ces spectacles n’ont pas le privilège de rassasier l’appétit des archéologues, et c’est tant mieux. La direction du service des antiquités et les missionnaires d’Afrique sont allés chercher sous terre, pioches en main, les reliques des deux Carthages. L’ancien directeur des services archéologiques, M. Gauckler, avec des ressources modestes, est parvenu à opérer de véritables résurrections. Il a mis au jour les substructions d’édifices païens et chrétiens, notamment les assises imposantes de l’Odéon réduit en cendres par Genséric ; il a recueilli des statues et des fragmens de statues romaines d’un beau style. Les tombeaux puniques lui ont livré leur secret ; il en a relevé le plan, il y a trouvé toute une série de poteries, de monnaies, de bijoux, d’objets divers en or et en argent. Il suffit de les examiner pour suivre à travers les siècles l’évolution de l’art carthaginois. Au VIIe siècle avant Jésus-Christ, cet art s’en tient aux formules de la vieille Égypte, tandis qu’à l’époque des guerres puniques, c’est à la Grèce qu’il emprunte en partie son idéal. Navigateurs audacieux, marchands experts, politiques ingénieux, ces Sémites n’ont jamais été, en matière artistique, que des imitateurs ; l’originalité créatrice leur a toujours fait défaut.

Le P. Delattre, de la Congrégation des missionnaires d’Afrique ou Pères Blancs, a réuni, de son côté, dans l’enceinte du musée Lavigerie, quelques pièces hors ligne tirées des nécropoles de Carthage, les sarcophages « anthropoïdes » ainsi nommés parce que la figure du mort est représentée en haut relief sur le couvercle. Ce sont, pour la plupart, des prêtres revêtus de leurs habits sacerdotaux, graves, barbus, la tête ceinte du bandeau sacré : des portraits, à n’en pouvoir douter. Mais, telle une reine au milieu de sa cour, apparaît une femme qu’il suffit d’avoir regardée pendant dix minutes pour ne l’oublier jamais. Elle fut exhumée le 26 novembre 1902.

Étrange création, en vérité, que cette prêtresse d’un culte aboli ! Harmonieusement coiffée à l’égyptienne d’une sorte de couronne d’où émerge une tête d’épervier, elle a les yeux peints et de longs pendans aux oreilles. Une tunique rose, arrêtée sous les seins par une ceinture dorée, drape le buste pendant que les hanches et les jambes disparaissent sous la courbe de deux ailes de vautour repliées sur elles-mêmes. Seuls, les pieds se laissent voir, de petits pieds nus d’une délicatesse infinie, d’une délicieuse personnalité. C’est un singulier mélange de convention religieuse, de fantaisie orientale et de grâce hellénique. Le modelé du cou, des oreilles, des pieds décèle le ciseau d’un maître ; la conception décorative de l’ensemble révèle l’âme d’un poète. Devant aucune autre effigie, je n’ai ressenti cette impression produite à coup sûr par la réunion dans un même ouvrage d’élémens esthétiques aussi dissemblables, je pourrais dire aussi contradictoires. Si quelque critique, hanté par les leçons de l’École, crie à la décadence, il faut le plaindre de résister à l’attrait qui se dégage, aux yeux non prévenus, des œuvres accomplies avec amour. Les couleurs qui achevaient de rehausser ce relief n’ont qu’à moitié disparu ; elles achèveront de s’évanouir au contact de l’air et de la lumière, comme pour protester contre la témérité de ceux qui n’ont pas craint de violer le secret d’une tombe. Profitons de leurs derniers reflets pour en rassasier notre vue.


Le Bardo, 14 avril.

À trois kilomètres de Tunis, dans l’Ouest, on rencontre un palais dans lequel Mohammed-es-Sadok signa, le 12 mai 1881, le traité qui plaçait ses États sous le protectorat de la France. Ce palais a nom K’Sar-Saïd. C’est là que j’ai eu l’honneur d’être reçu par le souverain actuel.

Tout proche, le Bardo, ancienne résidence d’été des beys de Tunis. Le Bardo présente un amas de bâtimens sans unité, sans originalité ; l’ancien gouvernement y avait son siège ordinaire. Les appartemens ne se font remarquer que par les proportions grandioses de quelques salons, des portraits de souverains morts pour la plupart, et un nombre de pendules peut-être exagéré dans un pays où le temps ne passait pas pour être de l’argent.

Le musée Allaoui est installé dans l’ancien harem du bey Mohammed ; aux jeunes esclaves circassiennes ont succédé de très vieilles choses, car, à côté d’une section arabe assez banale, les collections antiques, provenant de Carthage, de Dougga, de Zaghouan, d’El Djem, de Sousse et autres lieux, ménagent quelques agréables surprises au visiteur. Ce qui frappe au premier abord, c’est le nombre et l’importance des mosaïques romaines. La Tunisie est le pays des mosaïques ; on ne saura bientôt plus où les placer. Dans les pays chauds, les espaces à ciel ouvert se substituent avantageusement à nos salons bien clos. Les dalles y tiennent lieu de parquets et les mosaïques de tapis fixes. Les anciens se plaisaient à reposer leurs yeux sur un sol élégamment décoré. Ils ne se contentaient pas de prodiguer dans leurs mosaïques de simples motifs d’ornementation, des fleurs, des fruits, des guirlandes ; ils composaient de véritables tableaux. Ils étaient en cela plus judicieux que les modernes, si enclins à loger des scènes tirées de l’histoire, de la mythologie, ou de la religion dans les voûtes de leurs palais et les coupoles de leurs églises. N’est-il pas plus naturel et moins fatigant de regarder un tableau étendu sur le sol qu’une composition perdue dans le berceau d’une galerie ? Un plafond peint soumet celui qui l’observe attentivement à une gymnastique douloureuse si elle se prolonge, tandis que la mosaïque attire le regard et le retient, ainsi qu’une pelouse semée de pâquerettes.

Le musée du Bardo se pare des trésors que recélait la terre tunisienne, comme le musée de Naples s’enrichit des dépouilles de Pompéi. Les objets qui commencent à s’y presser racontent les destinées de l’Afrique et l’histoire des peuples qui l’ont gouvernée. Ils rappellent les mœurs d’autrefois, les habitudes abolies et des croyances qui remontent aux premiers âges de l’humanité. On y chercherait vainement, à la vérité, une prêtresse carthaginoise ; mais la sculpture romaine y est dignement représentée par des statues en pied et par des bustes. Le Jupiter tonnant de même que les figures colossales découvertes aux environs ou dans l’enceinte de l’Odéon de Carthage nous révèlent les tendances auxquelles obéissaient les sculpteurs de l’époque impériale. J’avouerai franchement que mes prédilections s’adressent à trois femmes de marbre réunies dans une même salle. L’une d’elles semble moderne par son attitude, moderne aussi par son style. Une autre, plus captivante encore, à mon goût, laisse percer une mélancolie, ou plutôt une tristesse intime qu’on n’a pas accoutumé de rencontrer parmi les créations de l’antiquité. Ce sont d’agréables spécimens de l’époque hellénistique.

Ainsi composé, le musée Allaoui est déjà riche en objets précieux ; il est destiné à prendre une importance plus grande encore lorsque les fouilles seront poursuivies méthodiquement sur tous les points du territoire tunisien. À ne considérer que les ressources pécuniaires dont il dispose, le service des Antiquités a fait des miracles, car le chapitre du budget qui le concerne est vraiment mesquin. On conçoit que l’administration s’intéresse d’abord aux chemins de fer et aux routes. Son devoir consiste évidemment à mettre en valeur les richesses latentes d’un pays qui fut tour à tour un grenier d’abondance et un désert, suivant que ses maîtres furent des Romains ou des Arabes. N’oublions pas toutefois que l’invasion des touristes dans une région y apporte un élément de prospérité que les économistes ne sauraient négliger, et pour que cette invasion se produise, il faut que le voyageur soit assuré de rencontrer un nombre suffisant d’attractions pour compenser la longueur et les frais du voyage. Le jour où la Tunisie aura mis en évidence ce qui reste des monumens du passé, la maison Cook organisera des expéditions régulières, comme elle en organise en Égypte. Les Anglais et les Américains accompliront le pèlerinage de Dougga, d’El Djem, de Sousse, de Kairouan et des oasis du Sud, comme ils accomplissent celui de Memphis et des cataractes du Nil. Ce jour-là, une manne d’or tombera sur la Régence ; les grands hôtels surgiront sur les points les plus divers, et toutes les industries qui ont pour objet l’exploitation des étrangers prendront un développement inattendu.

Kairouan, 6 avril.

Une ligne ferrée relie Tunis à Kairouan. C’est une des mailles du filet métallique qui, dans un avenir prochain, enserrera l’Afrique tout entière, l’ancien continent noir. Pour le moment, la vapeur supprime la distance sans avoir eu le temps de modifier profondément le caractère des hommes et l’aspect des choses, moment fugitif dont il convient de profiter sans retard.

Sousse nous arrête à mi-chemin, cité blanche que frange le bleu de la Méditerranée. Sousse occupe l’emplacement de l’ancienne Hadrumète, qui a depuis longtemps disparu. Pour retrouver les vestiges de la ville morte, vous devez franchir le seuil du musée où l’on conserve de superbes mosaïques de l’époque impériale, ou bien suivre les allées obscures des catacombes chrétiennes. Des tombes de chaque côté de ces rues souterraines rappellent la nécropole de Saint-Calixte, sur la voie Appienne ; mais au lieu d’un trappiste, c’est un sous-officier qui nous sert de cicérone.

Au sortir de Sousse, nous traversons une magnifique plantation d’oliviers ; puis, piquant vers le Sud, la locomotive qui nous entraîne aborde une région que le soleil dessèche et désole. Aux oliviers succèdent les cactus, puis les cactus eux-mêmes disparaissent. À droite et à gauche, une plaine jaune, à peine ridée, semblable à une mer ; si les voiles sont absentes, de temps à autre, une caravane se profile à l’horizon. Cependant, voici de nouveau les cactus qui se groupent et, au milieu de cette forêt de piquans, des chameaux semblent paître. En mettant la tête hors de la portière, j’aperçois dans le lointain une muraille dentelée et, au-dessus, des terrasses, des dômes, des minarets : à n’en pas douter, c’est Kairouan.

Kairouan, nom évocateur d’images orientales ! Rapide et irrésistible comme un cyclone, l’invasion musulmane se répandait en tous sens ; de l’Arabie, elle gagnait le Nord par la Syrie, l’Orient, par la Perse, l’Occident par l’Égypte. On était au milieu du premier siècle de l’Hégire. Le fondateur de la dynastie des Ommiades avait envoyé son lieutenant, Okba ben Nâfi, avec dix mille Syriens pour soumettre l’Afrique septentrionale. Okba ne rencontra d’abord aucune résistance et il atteignit, ivre d’enthousiasme, le rivage de l’Atlantique. Chemin faisant, il avait entrepris d’assurer l’empire conquis par ses armes en lui donnant une capitale. Il ne fallait pas songer à l’établir sur le littoral, exposé aux attaques des vaisseaux byzantins. La légende veut qu’il ait jeté son dévolu sur un lieu boisé, coupé de marais, infesté de reptiles. Si la légende ne ment pas, le pays a bien changé. Okba se mit à genoux et implora le Dieu unique. Aussitôt les serpens de déguerpir, ce qui permit au conquérant de ceindre la ville nouvelle de murailles et de jeter les fondemens d’une mosquée. Les pierres vinrent se ranger d’elles-mêmes sous la main des ouvriers. La ville, c’est Kairouan et la mosquée celle de Sidi-Okba.

Au retour de son expédition au Maroc, Okba ben Nâfi fut attaqué par les Berbères et il périt en combattant. Sa mort fut vengée sur-le-champ. Quelque vingt années plus tard, un autre lieutenant du khalife de Bagdad prit et ruina Carthage, et il arbora l’étendard du glorieux prophète sur l’ancien territoire punique. Kairouan prit rapidement un essor prodigieux. Elle devint même la capitale d’un royaume indépendant quand les princes Aghlabites se furent soustraits à l’obéissance du Commandeur des Croyans. Au Xe siècle, les khalifes fatimites soumirent l’Afrique méditerranéenne et envoyèrent des gouverneurs à Kairouan. L’un d’eux se révolta, fut vaincu, le pays ruiné et Kairouan saccagée.

Depuis lors, Kairouan a éprouvé des fortunes diverses. Si on s’en rapportait à certains historiens arabes, elle aurait été détruite vingt-sept fois ; d’autres assurent qu’il y eut un temps où elle comprenait trente quartiers de quatre-vingt mille habitans chacun. Montée sur ce diapason, l’histoire confine à la poésie. Cependant, comme il y a rarement de fumée sans feu, on doit admettre que l’ancienne capitale du royaume aghlabite est aujourd’hui prodigieusement déchue de sa splendeur passée.

Le quartier que nous traversons, en descendant de wagon, est une simple annexe du chemin de fer, quelques rues droites, des maisonnettes bâties à l’européenne, au milieu de jardinets aux arbres chétifs saupoudrés de poussière. Plus loin, un parc en miniature sur lequel donnent le Contrôle civil, construction élégante de style mauresque, et le Splendide Hôtel. Bien que cette auberge nous ait réservé un gîte convenable et un menu varié, je n’oserais pas affirmer qu’elle méritât de tout point le qualificatif qu’elle s’est attribué.

En pays musulman, les mosquées tiennent la place qui revient aux cathédrales dans nos « bonnes villes ; » rencontre bizarre, c’est à Kairouan, dans la cité sainte, qu’il est permis aux chrétiens de les visiter, alors qu’à Tunis et dans les autres lieux de la Régence, l’accès leur en est impitoyablement interdit. L’anomalie est plus apparente que réelle. Pendant l’expédition française de 1881, les soldats envahirent les mosquées de Kairouan ; elles furent dès lors considérées par les musulmans comme profanées. Il importe fort peu dorénavant qu’on leur manque de respect.

Comme le soleil darde ses rayons dans une atmosphère embrasée, nous montons dans la voiture de M. F... qui a étudié Kairouan en arabisant et en artiste. Nous entrons d’abord, afin de nous mettre en appétit, dans la mosquée des Sabres. Ce sanctuaire a cinq coupoles ; il fut construit, il y a un demi-siècle, par un forgeron, Amor Abada, qui voulut se ranger de son vivant au nombre des saints, de peur qu’on négligeât de l’y inscrire après sa mort. C’était un artisan habile, puisqu’il fit fortune, et un philosophe sans contredit, car il approfondit la crédulité de ses compatriotes. On montre près du tombeau du marabout les fourreaux des sabres qu’il fabriquait et que pourraient manier seuls des géans.

Dans un enclos voisin, des ancres gisent sur le sol. Le gardien nous assure sans sourire qu’elles proviennent de l’arche de Noé. Pourquoi pas ? Il se peut que l’arche ait possédé des ancres, quoique la Bible n’en parle pas et, dans ce cas, rien ne s’oppose à ce que ces ancres aient échoué en Tunisie.

La mosquée du Barbier, hors les murs, n’offre pas ce genre d’attractions. Les Musulmans rattachent son origine à Sidi Sahib, compagnon de Mahomet, à qui le Prophète donna trois poils de sa barbe pour lui assurer l’entrée du paradis. Les poils devaient permettre à Sidi Sahib de se faire reconnaître à la porte. L’édifice commande une esplanade découverte. Des murs blancs se coupent à angle droit et un minaret carré les domine. À gauche, une porte surmontée d’un tympan ; en face, une autre porte plus simple sous laquelle nous nous engageons.

Un escalier conduit au premier étage. Le spahi qui nous accompagne écarte les nattes que nos chaussures ne doivent pas effleurer, et nous pénétrons dans une cour à portiques qu’inonde la lumière du soleil africain. Les murs, sous les arcades, disparaissent jusqu’à la frise sous des lambris de faïence aux couleurs chaudes, mais atténuées, portant en arabe la signature d’artistes qui ont emporté dans la tombe le secret de leur art. Au-dessus s’alignent des stucs dans des compartimens symétriques ; c’est comme une riche dentelle qui se découpe en motifs variant à l’infini. L’œil se perd avec complaisance dans un dédale, avant d’atteindre le plafond sculpté chargé de ces dessins d’une précision savante, caractéristique de la manière arabe. Les Français ont entrepris de restaurer ces soffites en employant la main des ouvriers indigènes. C’est un sujet de grande satisfaction pour les gens de Kairouan. À quelque chose conquête est bonne !

Au milieu de la muraille du fond s’ouvre un arc et, dans une profondeur mystérieuse, on devine le tombeau du fondateur, une sorte de catafalque de velours vert fané, brodé d’or et d’argent. Des ombres vaguement colorées sont inclinées ou plutôt accroupies sur les nattes, immobiles, recueillies, souverainement indifférentes à notre curiosité. On me fait remarquer un malade étendu sur le sol ; il attend patiemment dans cette position la guérison miraculeuse. Des voix nasillardes psalmodient les monotones et interminables litanies de la liturgie musulmane. Le compagnon du Prophète daigne exaucer leur prière !

La voiture regagne la ville, passe sous une porte monumentale et nous dépose en face de murs hauts de six à sept mètres, d’une éclatante blancheur. À peine ai-je mis pied à terre que je suis saisi et comme ébloui par une vision d’Espagne. Ces murailles badigeonnées, percées de distance en distance de portes décoratives, cette tour carrée, de proportions colossales, qui semble veiller sur une forteresse, c’est à la fois Cordoue et Séville, l’enceinte de la mezquita de Jano et la merveilleuse, la troublante, l’inoubliable Giralda. Mais ici, tout est resté arabe. Les murs ont reçu l’appui de contreforts massifs ; le minaret est surmonté de sa coupole et du croissant.

À peine ai-je franchi l’arcade élégante escortée de deux colonnes, que je me trouve au seuil d’une cour immense, d’une cour silencieuse et déserte qu’on dirait le vestibule d’un palais enchanté. Des portiques l’entourent, et le minaret projette son ombre géante sur les dalles de marbre qui recouvrent le sol. En avançant dans le préau, vais-je rencontrer, comme le troisième calender fils de roi, quarante dames d’une beauté parfaite, empressées à me recevoir ?

Non, le palais enchanté n’est pas un lieu de plaisirs, mais une maison de prières, la mosquée de Sidi-Okba, la grande mosquée de Kairouan. La cour, avec ses arcades mauresques, ressemble à celle de la mezquita de Cordoue, mais on n’y croise pas de nonchalantes Andalouses, se promenant sous les citronniers, un œillet rouge piqué dans les cheveux. Ici, tout est austère, ainsi qu’il convient à un des temples les plus vénérables et les plus vénérés de l’Islam, au sanctuaire qui attirait naguère sur ses parvis les pèlerins de toute l’Afrique et la foule des étudians dans sa bibliothèque.

J’aurais juré, en pénétrant dans cette cour, qu’elle était régulière, tandis qu’elle forme un quadrilatère allongé en biais. Les portiques qui l’environnent n’affectent pas tous la même disposition et les colonnes, sous les arcades, se réclament de tous les styles. Ce défaut de symétrie ne nuit pourtant pas à l’ensemble architectonique, ce qui prouve que parmi les arts, la musique n’est pas seule à s’accommoder des dissonances.

Un porche imposant qui émerge au milieu du portique méridional, au dôme finement côtelé, conduit à la porte principale de la mosquée, appelée Bab-el-Behou. Avec son tympan curviligne, les compartimens de ses vantaux décorés de motifs alternativement empruntés au règne végétal et à la géométrie, cette porto mérite de donner accès au sanctuaire.

Dès les premiers pas que je risque à l’intérieur, c’est encore l’impression "éprouvée autrefois dans la mezquita de Cordoue qui me pénètre, mais transposée. Ces deux édifices s’inspirent du même idéal, de la même pensée, suggérée, vraisemblablement, aux Arabes par le souvenir des oasis du désert ; mais ce n’est plus la


... mosquée où l’œil se perd dans les merveilles...
(V. HUGO, Orientales, XXXI.)


la forêt inextricable et mystérieuse dont les allées fuient et se croisent à l’infini ; c’est un bois sacré, un coin de jardin tropical d’où la lumière n’est pas proscrite. Les palmiers surgissent du sol sveltes, souples, d’essences diverses. Leurs rameaux forment dans les allées latérales de gracieux berceaux. Dans la pénombre, on retrouve la fraîcheur, la fraîcheur si précieuse aux fils de la steppe nue et brûlante.

On ne rencontre à Kairouan ni le double étage d’arceaux bigarrés, ni la splendeur décorative dont Ahdérame ou Abd-er-Rhaman voulut entourer la mosquée où les khalifes d’Occident allaient implorer la protection d’Allah, mais tout y est harmonieux, consonant ; tout y respire l’atmosphère du Coran. Des nattes couvrent le sol ; des lustres en forme de cônes, d’une structure bizarre, sont suspendus au plafond. Si l’édifice porte la trace de restaurations maladroites, elles sont l’œuvre de mains musulmanes.

La mosquée de Sidi-Okba, formée de nefs parallèles qui se croisent de façon à engendrer des quinconces, appartient à la famille des mosquées dites du « Vendredi, » lesquelles sont ordonnées de telle sorte qu’on peut après coup les agrandir indéfiniment sans que le plan primitif subisse la moindre altération ; il suffit d’ajouter une rangée de colonnes aux autres rangées, une nef à celles qui existent déjà. Les mosquées de Cordoue et de Kairouan ont été agrandies de la sorte. À La Mecque, à Médine, au Caire on rencontre des monumens hypostyles de cette famille. Ce qui distingue la mosquée de Sidi-Okba, c’est qu’elle comporte deux nefs plus larges et plus hautes que les autres, la nef centrale terminée par le mihrab et la dernière nef transversale. Ces deux allées dessinent en se rencontrant la figure d’un T. Il y a quelque apparence qu’Hassan ben Nôman, qui adopta en principe le plan des vieilles mosquées de l’Arabie, s’inspira, pour assurer à la sienne une majesté nouvelle, des basiliques chrétiennes de l’époque primitive dont Saint-Paul hors les Murs offre à Rome un exemple vivant.

C’est toujours une volupté de se promener dans l’ombre et la fraîcheur quand, à quelques pas de soi, le soleil darde des rayons de fou. Mon ambition serait de revenir à Kairouan pendant la canicule et de circuler en plein midi dans l’oasis de marbre, au milieu des palmiers au tronc lisse ou cannelé, entre les arbres de cipolin, de granit oriental, de porphyre, de brèche, d’onyx, les uns couronnés de la feuille d’acanthe ou de la volute d’Ionie, les autres du chapiteau calathiforme, produit du caprice byzantin. Aux archéologues on fait voir une colonne qui remonte à l’époque punique ; on conduit les simples curieux auprès de deux piliers rouges comme du sang ; le guide ne manque jamais de faire observer que l’un de ces piliers est si voisin d’une troisième colonne de marbre que, selon la croyance populaire, l’homme qui parvient à passer entre les deux a sa place marquée au paradis. On sait des gens qui se sont fait maigrir à la seule fin de s’assurer par ce moyen mécanique les félicités promises aux élus.

Éclairé par les huit fenêtres d’une coupole côtelée, le mihrab apparaît encadré de faïences aux reflets métalliques. Deux merveilleuses colonnes de brèche jaune et rouge, surmontées de chapiteaux d’une adorable fantaisie, supportent l’archivolte plaquée de faïences dont les dessins bleu cendré se détachent sur un fond d’or rougi.

À droite, sous la coupole, la chaire ou mimber, en bois de platane transporté du fond de l’Asie. Dans les panneaux, les artistes ont découpé des figures géométriques au milieu d’ornemens où les entrelacs et les rinceaux fusionnent harmonieusement, tandis que la flore orientale a fourni les principaux sujets des montans. Ce mimber, vénérable par son antiquité, atteste que l’art arabe à ses débuts s’inspirait des canons esthétiques en honneur à Byzance. Plusieurs panneaux, plus achevés que ceux qu’on voit au Caire, méritent de figurer en tête des rares spécimens de la menuiserie arabe primitive.

Si le mimber n’existait pas, on s’arrêterait plus longtemps qu’on ne fait devant les boiseries de la maksoura, enceinte réservée aux anciens souverains. Dans l’intérieur de la clôture, on remarque l’encadrement d’une porte composé de fragmens de sculpture romaine en marbre jaune assurément étonnés de se trouver là.

Un escalier de cent vingt-neuf marches hautes et droites ne se gravit pas sans peine quand le thermomètre marque trente degrés, mais la curiosité tient lieu de cordial et, en haut du minaret, la brise, si légèrement qu’elle souffle, fait oublier les tribulations de l’escalade. Puis, pour tout dire, il y a la vue qu’on est venu chercher et qui tient toutes ses promesses. Les yeux se portent d’abord sur le toit de la mosquée et sur ses dômes ; plus bas s’étend la cour avec son bassin de marbre et ses cadrans solaires. De l’autre côté, la ville violemment éclairée, une succession à n’en plus finir de cubes qui se touchent, se dominent, se tassent les uns contre les autres avec une étrange familiarité. Les rues, dans ce fouillis, se laissent à peine deviner à d’imperceptibles dépressions. Les terrasses nues semblent appartenir à une nécropole ; aucun bruit, pas même un murmure ne parvient à mes oreilles. C’est Pompéi réparée et passée à la chaux. De l’océan des cubes émerge ici une coupole, là un minaret. Les murailles de la ville couronnées de merlons l’enserrent comme un large ruban presse la taille d’une jeune fille. Au delà, c’est la campagne à perte de vue, la campagne jaune, plate, uniforme, monotone, déserte, religieusement mélancolique en dépit du soleil qui la dore.

On est surpris, en rentrant dans la ville, de la trouver habitée. Comme nous avons renvoyé notre voiture, nous pouvons errer à loisir, avant la tombée de la nuit, dans le quartier qui avoisine la grande mosquée ; on pourrait se croire dans un village aux rues étroites, sans pavés ni trottoirs, aux maisons basses hermétiquement closes. Des enfans pieds nus, avec de grands yeux vifs éclairant un visage hâlé, nous regardent passer. Je remarque une fois de plus le contraste qu’il y a entre l’attitude enjouée des enfans et la lassitude que trahit souvent la démarche des hommes faits. Nous nous arrêtons pour considérer trois chameaux accroupis qui broient des feuilles de cactus, leur régal habituel, cette année d’extrême sécheresse. Mais le chameau est philosophe ; il aime ce qu’il a et il mastique les rameaux épineux sous ses mâchoires roulantes en levant vers le ciel une tête chargée d’une volupté sans égale. Nous croisons des indigènes drapés dans leurs burnous et des femmes vêtues de noir ainsi que des religieuses ; elles relèvent parfois, en nous croisant, un coin de leur voile d’un geste furtif quand la rue est déserte et qu’elles sont jolies.

On m’assure à ce propos que la coquetterie n’est pas le seul péché mignon auquel sacrifient les femmes de Kairouan. Au sein de cette population douce et nonchalante, la liberté des mœurs frise parfois la licence. Je me suis laissé dire que les toits de la ville arabe voient aux heures crépusculaires de suggestives promenades. Comme les terrasses communiquent les unes avec les autres chaque fois qu’une rue ne les sépare pas, c’est une voie plus intime et plus sûre que le pavé d’en bas, un chemin qui facilite les visites entre voisins. Les femmes en usent communément. Or, ces visites cachent souvent des rendez-vous clandestins et, ce qui vaut mieux, sans péril. On sait qu’aux termes de la loi musulmane, aucun homme ne peut pénétrer chez une femme qui en reçoit une autre, fût-il son mari, son père ou son frère. Les femmes arabes se trouvent ainsi maîtresses de leurs actions sous le couvert de la coutume. Il suffit de l’accord de deux d’entre elles pour rendre tout contrôle illusoire. On m’assure que tel magistrat, soucieux de faire cesser le scandale, dut réprimer ce zèle indiscret en apprenant que son toit, — c’est le cas de le dire, — n’était pas à l’abri de la médisance.

A mesure que nous nous rapprochons du centre de la ville, les boutiques se multiplient. Par les portes largement ouvertes, on aperçoit les artisans travailler, assis sur leurs talons. Il semble que leur contact avec la rue stimule leur activité. Souvent, ils accomplissent leur labeur entourés d’amis et de voisins venus pour converser. La besogne n’en va peut-être pas plus vite, mais on l’accomplit sans s’en rendre compte, et ainsi va l’Orient.

Les souks de Kairouan sont misérables et quasi déserts si on les compare à ceux de Tunis. Les échoppes s’ouvrent sur des allées qui ressemblent fort à celles de la capitale avec moins de bijoux et plus d’objets de consommation. L’animation ne leur fait pourtant pas défaut.

La principale artère s’appelle rue Saussier. Ce nom glorieux produit ici, quand on le prononce, une impression bizarre, en rappelant la douce manie qui dirige les gens de la mère patrie. Il paraît que le besoin se faisait sentir de remplacer le nom arabe de cette voie par un nom bien français. Cette substitution consacrait, dans l’esprit de ceux qui l’opéraient, la pérennité de la conquête. La rue Saussier n’en regorge pas moins d’indigènes, au milieu desquels quelques Européens sont comme noyés. C’est là qu’on peut observer de près le Tunisien, cet être éminemment hybride et sociable qui adore bavarder sur le pas des portes, dans la rue, partout. On voit des groupes qui se forment devant une boutique et qui babillent pendant des heures, sans se lasser. On m’affirme que l’Arabe fait quelquefois plusieurs lieues à seule lin de converser avec un ami !

Dans ce milieu, des légendes sans nombre ont germé comme des fleurs sous l’action d’un soleil bienfaisant. Quelles qu’en soient l’origine et l’invraisemblance, la crédulité populaire les accueille avec faveur. Les moins banales se rapportent à la fondation de la ville et des principales mosquées, à l’histoire du pays.

.l’en veux citer une entre mille. Il existe à Kairouan un puits appelé Barruta ; il y en a un autre près de La Mecque, à Zemzem ; tous deux sont, à un degré différent, célèbres parmi les Musulmans. Or, on raconte qu’un habitant de Kairouan partit une fois pour accomplir le pèlerinage de La Mecque : après y avoir fait ses dévotions, il se rendit à Zemzem ; mais, en se penchant sur le puits, il laissa choir un plat dans le double fond duquel il avait caché quelques pièces d’or. De retour dans sa ville natale, il aperçut un jour aux mains d’un inconnu le plat qu’il avait perdu. Comme de juste, il réclama son bien ; de son côté, l’inconnu affirma qu’il avait retiré le plat du puits de Barruta et il cita des témoins. Cependant, le pèlerin ayant fait jouer un ressort caché, découvrit son petit trésor. Le doute n’était pas permis. Le plat lui fut rendu. La vérité s’était fait jour : il y avait communication souterraine entre les deux puits, entre les deux villes saintes, entre La Mecque et Kairouan.


Dougga.

Pompéi a été ensevelie sous un linceul de cendres ; un déluge de boue a noyé Herculanum ; Olympie a disparu lentement sous le limon d’un affluent de l’Alphée ; il semble que Dougga, la carthaginoise et la romaine, ait été enterrée.

Le pays de Tébourzouk et de Dougga ne ressemble pas plus à celui de Sousse et de Kairouan que les landes de Bayonne ne ressemblent à l’Auvergne. Au lieu de la plaine infinie, sans eau, brûlée par le soleil, c’est une région accidentée, des plateaux et des crêtes coupées par des vallées au fond desquelles coulent des rivières, — des oueds, — qui ne tarissent en aucune saison. Le climat ressemble au climat de certaines provinces de France ; il y pleut souvent ; la neige couvre quelquefois le sol en hiver et les étés ne sont pas torrides. A côté des terres arables et des pâturages, on rencontre des mines, des carrières, des eaux thermales. Sur les coteaux, la vigne et l’olivier ; en bas, les céréales. Quant à la population, berbère en majorité, elle se distingue par des qualités de virilité et d’endurance qui ne font que trop souvent défaut aux indigènes du littoral.

Les vainqueurs de Carthage trouvèrent d’abord l’Afrique inhospitalière, et ils ne s’y établirent que contraints et forcés, par prudence plutôt que par cupidité. La Tunisie actuelle forma la province proconsulaire d’Afrique. Mais les Romains étaient tenaces ; une fois décidés à exploiter leur conquête, ils déployèrent des trésors d’habileté et d’énergie. D’une population nomade ou tout au moins remuante et indocile, ils firent un peuple de cultivateurs sédentaires ; de terres incultes, ils firent un des greniers de l’Empire.

Dans le pays de Dougga, c’est-à-dire sur un territoire restreint, on a retrouvé les vestiges d’une vingtaine de villes, sans parler des villages, des fermes et des maisons de campagne. Plusieurs d’entre elles furent admises au rang de municipes ; Dougga et Tébourzouk, — pour leur laisser leur nom moderne, — obtinrent le titre convoité de colonies romaines. La présence de ces centres de population dans un district relativement désert atteste le triomphe de la politique romaine. Dougga devint en quelque sorte la capitale de la région. Elle possédait un forum, des temples nombreux, un théâtre, un hippodrome, des thermes. Un aqueduc entretenait l’eau dans les citernes. Les populations voisines accouraient les jours de fête dans son enceinte.

La victoire des Arabes consomma la déchéance de la contrée. Les archéologues ne rencontrèrent que quelques pauvres maisons indigènes lorsqu’ils se présentèrent pour exhumer les restes de Dougga. Ce sont ces ruines que je m’étais de longue date proposé de visiter.

Pour franchir les 110 kilomètres qui séparent Tunis de Tébourzouk, l’automobile l’emporte sur tous les moyens de transport connus jusqu’à présent. La route est bonne, bien entretenue et le pays qu’on traverse offre les sites les plus variés. C’est d’abord une région de plaines avec des exploitations coloniales rapprochées les unes des autres, puis la nature se fait sauvage, on aborde un massif montagneux. A droite et à gauche, les broussailles, les lentisques et les genêts remplacent les oliviers. Tout à coup, c’est la Medjerdah qui se présente, roulant ses eaux dans un lit profondément encaissé ; puis de petites villes pittoresques comme Testeur, ancienne colonie d’Andalous musulmans, qui frappe par ses maisons grises et son minaret pareil à un clocher de France. Sur la route rarement déserte, j’ai rencontré des indigènes à cheval, des chameaux se dandinant sous leurs charges, des troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres, de-ci de-là des bédouines, les reins serrés dans une pièce d’étoffe bleue, le visage découvert, les grands yeux candides ombragés de longs cils, qui nous suivent avec curiosité.

Enfin Tébourzouk apparaît de loin, tache blanche au flanc de la colline dont on s’approche en décrivant des zigzags.

Un sentier de montagne de plus en plus âpre conduit de Tébourzouk à Dougga. Il faut abandonner l’automobile et grimper à des d’une un dernier raidillon sous l’implacable soleil d’Afrique. Ce dernier effort accompli, je mets pied à terre dans un petit bois. Brusquement, après quelques pas, je me trouve en face d’un arc écroulé, ce qui subsiste d’une porte de la ville dans un encadrement de verdure. Au delà, un champ d’oliviers plantés symétriquement et, sous leur feuillage argenté, l’herbe semée de pierres. À travers les branches, j’aperçois un monument en ruine. Il a été bâti au sommet d’un monticule et, sans l’écran des arbres, il commanderait un panorama immense. C’est un édifice vénérable entre tous, car il fut érigé au IVe siècle avant notre ère en l’honneur d’un prince qui régnait sur la contrée. Par une grâce providentielle, à cause de la vénération qu’il inspira longtemps sans doute aux indigènes, ce tombeau avait traversé sans grand dommage toutes les révolutions. Malheureusement, une de ses faces portait une inscription bilingue mentionnant le nom du prince et énumérant en langue lybique et en langue punique la longue série de ses ancêtres. Ce monument précieux, qui permettait de déterminer le sens exact de certains mots puniques, tenta la cupidité d’un étranger. Pareil à ces petites filles qui brisent leur poupée pour avoir un œil de verre, l’amateur en question démolit le mausolée et s’appropria l’inscription. Le nom de cet homme mérite d’être conservé. Il s’appelait sir Thomas Read et exerçait les fonctions de consul d’Angleterre à Tunis. L’inscription achetée, après sa mort, par le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté, est allée rejoindre les marbres du Parthénon au Musée Britannique.

Je m’éloigne mélancoliquement du pauvre tombeau profané et je suis à pas lents le sentier qui se fraie un passage à travers les oliviers, quand mes yeux sont frappés par une vision charmante : un triangle doré par le soleil se détachant en vigueur sur le fond bleu foncé du ciel. Encore quelques pas et je suis au pied d’un édifice aux trois quarts ruiné, dont la façade principale a gardé, par un miracle d’équilibre son intégrité et sa fierté native. Une inscription, sur l’architrave, nous apprend que ce temple, édifié sous le règne de Marc-Aurèle, non avec les deniers publics, mais aux frais de deux particuliers, était consacré à la triade capitoline du Panthéon romain, Jupiter, Minerve et Junon. Le fronton est soutenu, comme celui de l’Érechthéion d’Athènes, par quatre colonnes. Là, d’ailleurs, s’arrête la ressemblance ; au lieu de se réclamer de l’ordre ionique, ces colonnes sont corinthiennes et ne révèlent pas cet art exquis, impeccable dans son opulence, qui distingue le monument de l’Acropole. Le Capitole de Dougga, — on l’appelle ainsi, — n’en porte pas moins un rare cachet d’élégance. Dans le tympan paraît un aigle aux ailes éployées qui enlève un éphèbe. La façade bien composée, harmonieuse et légère, fait vivement regretter que le temple lui-même ait succombé dans une lutte inégale, tant le simple reflet d’un ouvrage de la Grèce nous intéresse et nous émeut !

Dougga renfermait d’autres temples ; on a récemment rendu à la lumière ceux de Saturne et de Cœlestis. Les habitans de Dougga, comme tous les Africains soumis à la domination romaine, avaient adopté des noms romains et la religion du vainqueur. Mais la transformation était plus apparente que réelle. Sous des noms nouveaux, ils continuèrent d’honorer en secret les vieilles divinités nationales. Voilà pourquoi on rencontre dans ce pays tant d’autels consacrés à Saturne et à Cœlestis, parce que Saturne, pour les Africains, c’était Baal Hâman, le maître suprême, et Cœlestis, la déesse Tanit, la prolectrice de Carthage, tandis que le culte d’Apollon, par exemple, et celui de Vénus n’ont pas, pour ainsi dire, laissé de trace.

Ce qui caractérise l’édifice consacré à Saturne, c’est le plan fort original adopté par l’architecte qui la construit ; ce qui nous frappe aujourd’hui, c’est que ses débris s’élèvent sur une falaise, au-dessus d’un abîme. Il semble que le fondateur, L Octavius Roscianus, ait voulu le montrer de très loin aux habitans de la campagne, comme le sanctuaire par excellence de la cité.

Le temple de Cœlestis a été bâti sur un terrain en pente soigneusement nivelé, qui se termine par une terrasse dans le goût de celle qui donne accès au palais officiel de Domitien sur le Palatin de Rome. De cette plate-forme, la vue devait autrefois s’étendre au loin ; un bois d’oliviers l’intercepte aujourd’hui. Le temple, de petite dimensions, est à peine reconnaissable, mais il est entouré d’une élégante colonnade circulaire dont l’ordonnance a été souvent reproduite dans les jardins français du XVIIe et du XVIIIe siècle.

D’autres débris mériteraient sans contredit une mention, sinon une description en règle. Je me bornerai à noter l’impression que m’ont causée les restes imposans du théâtre romain. Le souvenir des théâtres grecs de l’Acropole d’Athènes et de Taormina ne parvient pas à gâter cette sensation. Les vingt-cinq rangées de gradins adossés à la colline sont pour ainsi dire intactes ; aucun effort d’imagination n’est nécessaire pour les reconstituer. On comprend de prime abord comment les 3 000 spectateurs que contenait l’édifice s’y prenaient pour gagner leurs places. Un portique couronnait le monument. Monté sur les gradins supérieurs, je vois s’ouvrir devant moi la vallée de l’oued Khalled. L’orchestre est à mes pieds, la scène, le mur du fond et ses absides, les portes par lesquelles les acteurs entraient et sortaient.

Pendant qu’assis sans droit à la place d’un habitué du IIIe siècle, j’essayais de me figurer la représentation, devant un public attentif, d’une comédie de Plante, des bédouins vinrent à passer derrière la scène. Ils suivaient en file indienne le chemin de Tébourzouk, Des gandouras bleues sur des ânes gris ! Ce petit incident rompit le cours de mes pensées. Je me dis que ces pauvres gens étaient sans doute les fils authentiques des premiers détenteurs du sol, les maîtres légitimes de ce morceau d’Afrique, eux les Berbères, les Numides, les nomades épris d’espace et d’indépendance effective. Usurpateurs, les Carthaginois, ces Sémites venus de l’autre extrémité du grand lac méditerranéen ; usurpateurs, les Romains, vainqueurs de Carthage ; usurpateurs aussi les Arabes et usurpateurs, au même titre, les Français mes compatriotes ! Ainsi, ou bien les bédouins devraient encore exercer le gouvernement de la contrée, ou bien il faut bon gré mal gré admettre la validité du droit de conquête et, dans ce cas, le dernier conquérant est le seul maître légitime, car le bey n’avait pas plus de raison d’exercer la souveraineté sur la Tunisie que les Romains et les Carthaginois. Ainsi la Ligue de la Paix et de la Liberté qui vota un blâme au gouvernement de la République pour avoir « porté atteinte à l’indépendance du gouvernement et à l’autonomie du peuple de la Tunisie, » en établissant le protectorat de la France, devait déplorer également toutes les révolutions antérieures ou se taire. Elle ne le fit pas parce que les démarches des hommes, dirigées par leurs passions latentes ou leurs intérêts cachés, sont rarement conséquentes avec le principe dont ils se réclament.

Les Romains pouvaient alléguer, pour justifier leur domination, les bienfaits qui en furent la conséquence. Les Carthaginois s’étaient contentés d’exploiter le pays, et les Arabes, autres Sémites, se sont bornés à l’occuper. Les Romains avaient pénétré au cœur du pays, tracé des routes, construit des aqueducs, défriché les terres incultes, édifié des cités florissantes là où on ne rencontre plus que la solitude. Les Français, rejetons comme eux, de la souche aryenne, ont une œuvre identique à accomplir. M. Paul Cambon, l’organisateur du protectorat français, a pris pour modèle le système adopté par les Anglais, ces Romains modernes. Les résultats acquis indiquent que nous suivons la bonne voie. Nous pouvons donc compter sur l’avenir aussi longtemps que, résistant à certaines tentations fâcheuses, nous resterons fidèles à l’esprit qui a guidé le premier Résident.


Bizerte.

Quand je monte sur le pont, le yacht longe une côte aride et sauvage. En face de nous, une chaîne de montagnes qui se termine au cap Blanc. A notre droite la mer s’ouvre toute grande. Bientôt une tache blanche grandit au-dessus du bleu de la mer ; elle grandit et monte dans le ciel : c’est Bizerte. Les montagnes la protègent à l’Ouest, mais du côté du Septentrion, les lames menaçaient l’avant-port. On vient de construire à grands frais deux jetées et une digue dont les griffes sont prêtes à se resserrer. Jetées et digue semblaient menacer l’empire même de Neptune : cet hiver le dieu s’est vengé ; son trident pratiqué de larges brèches dans la maçonnerie. Vains efforts on réparera, on consolidera le rempart et du même coup les croiseurs étrangers auront perdu l’espoir de venir un jour, à toute vapeur, s’enfoncer comme des coins dans le canal qui conduit au port et mettre les flottes qu’il abrite en bouteille.

La ville arabe était tout, jusque dans les derniers temps ; elle s’efface tous les jours devant les progrès de la ville française. Des terrasses de la kasbah, on se rend compte des arrêts du destin. Le canal de deux cent quarante mètres qui relie la mer au lac Salé, les établissemens de la défense mobile, les dépôts de charbon, les canons, les batteries, les forts marquent les étapes du chemin parcouru. Ici, c’est la France militaire qui s’affirme ; ce sont des canons qui sortent du sol et non des céréales. Ce n’est pas le passé qu’on regarde, mais l’avenir. L’avenir, il est à Sidi-Abdallab, à quinze kilomètres de la mer, au fond du lac Salé, cette mer intérieure de soixante kilomètres de tour, sur lequel J’ai vu de tendres cœurs sérieusement mis à l’épreuve. Sidi-Abdallah, c’est l’arsenal avec ses ateliers, ses forges, ses magasins, ses bassins de radoub, ses quais. En me promenant au milieu de ces « créations, » je me remémorais les vers qu’au premier chant de l’Énéide, Virgile consacre à la naissance de Carthage.

Sur la grande route des vapeurs, qui de Gibraltar se dirigent vers la Syrie et vers l’Egypte, Bizerte apparaît aujourd’hui comme l’émule de Malte, comme une des clefs de la Méditerranée. Dans le lac, « toutes les flottes du monde pourraient jeter l’ancre, » selon l’expression consacrée. Les vaisseaux y entrent et en sortent à toute heure. Le jour où la ceinture des forts la protégera du côté de la terre, Bizerte sera imprenable. Imprenable !... comme peut l’être l’ouvrage des hommes, à condition que l’assiégé soit matériellement et moralement à la hauteur de sa tâche, qu’au moment de l’attaque, la place soit munie de tout ce qui est nécessaire à la défense et que le secours lui arrive du dehors en temps opportun.


En mer, 14 avril.

Le mistral, le fameux mistral qui soulève des nuages de poussière dans les rues de Marseille, soufflait de toutes ses forces sur la Méditerranée lorsque avant-hier, après dîner, nous avons quitté Bizerte. Ce n’était pas la tempête, puisque le ciel n’avait pas un nuage ; n’empêche que la mer était tant soit peu démontée. Néanmoins, comme le vent se démenait depuis deux jours et trois nuits, sans une minute de répit, nous espérions le voir tomber avec l’aube, car Eole a, dans ces parages, les habitudes d’un locataire parisien : il passe avec Neptune des baux de trois, six, neuf. Nous avons donc mis le cap sur Ajaccio, mais il a fallu bientôt en rabattre et chercher modestement refuge à l’Est de la Sardaigne.

Hier, pendant toute la sainte journée, nous avons vu défiler la côte monotone, les caps, les baies, les anses, les rochers de la grande île sans histoire. Derrière le paravent calcaire, nous naviguions sur des eaux pacifiques. Le vent nous attendait devant le détroit de Bonifacio et, pendant une couple d’heures, la danse a recommencé. La Corse heureusement n’était pas loin.

Ce matin, nous nous sommes réveillés dans le port de Bastia, une sorte de bassin protégé contre les coups de mer par une jetée à coude. Je connais la ville ; elle est sans intérêt et je n’y débarque pas. Après avoir reçu la visite de quelques amis, le yacht reprend la route du Nord. De hautes montagnes granitiques souvent couvertes de forêts, au flanc desquelles s’attachent des villages en nids d’aigles et des tours génoises bâties pour repousser l’agression des pirates barbaresques, cachent l’horizon à gauche, tandis qu’à notre droite, au loin, dans la brume azurée, l’île d’Elbe profile sa silhouette indécise. « Toujours lui ! » pourrions-nous répéter avec Victor Hugo. Il est parti d’ici pour bouleverser l’histoire, et c’est là qu’il est tombé une première fois vaincu, mais non maîtrisé. La Corse et Elbe, ces deux îles voisines, ont été les témoins de son essor et de sa chute. Il trouva dans une troisième île les artisans de sa ruine et une quatrième, à l’autre bout du monde, entendit son dernier soupir.

Nous avançons sur une surface unie, mais voici le cap Corse. Allons-nous retrouver le mistral derrière le promontoire ? Non, le mistral s’est lassé, mais la mer, après la tourmente, reste houleuse. Des lames de fond nous soulèvent sans effort, tandis que le ciel, taché de petits nuages, est délicieusement nuancé et qu’un zéphyr gonfle à peine la voile que nous avons déployée par pure coquetterie, je pense. Le yacht file maintenant vers le Nord-Ouest ; mais, au moment où nous découvrons la terre ferme, les ténèbres commencent à nous envelopper. Sur nos têtes, les étoiles se lèvent une à une, puis par milliers. Elles scintillent avec un éclat grandissant, tandis que la planète Vénus, blanche comme Aphrodite, répand sur la mer une traînée lumineuse.

Cependant à l’horizon, au ras des flots, là-bas, un feu s’allume, puis un second, et encore un autre. Celui-ci est fixe ; celui-là paraît et disparaît tour à tour. Et voici que d’autres lumières, plus petites, plus vacillantes surgissent solitaires ou se groupent sur des points divers. Après les phares, ce sont les villages et les villas isolées qui s’illuminent.

Dans une heure, nous serons amarrés dans le port de Cannes ; la croisière est terminée.

Ferdinand de Navenne.