Une Correspondance secrète pendant la Révolution

Une Correspondance secrète pendant la Révolution
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 701-712).
UNE
CORRESPONDANCE SECRÈTE
PENDANT LA RÉVOLUTION

Louis Sifferin de Salamon était né à Carpentras, le 22 octobre 1759. A vingt ans, il fut reçu docteur en théologie. Pie VI lui voulait du bien, et deux ans plus tard, quoiqu’il n’eût pas l’âge requis, il était auditeur de rote et doyen du chapitre d’Avignon. Bien que sujets du pape, les habitans du Comtat-Venaissin avaient comme les Français de France le droit d’exercer toutes les charges du royaume. Une place de conseiller-clerc au Parlement de Paris vint à vaquer ; l’abbé de Salamon l’acheta, et il prit part aux débats du fameux procès du Collier. Il s’était flatté de vivre et de mourir « sur les fleurs de lis ; » il n’avait pas prévu que les états généraux supprimeraient le Parlement. Après avoir siégé dans la Chambre des vacations établie pour remplir l’intérim, il changea d’emploi. Le nonce, Mgr Duguani, dont la situation était devenue fort difficile, reçut un jour dans son carrosse la tête d’un garde du corps ; il prit son poste en dégoût, se retira en Savoie, et toutes communications officielles entre le Vatican et la France se trouvèrent interrompues. Cependant le saint-siège éprouvait le besoin d’avoir à Paris un homme de confiance, un fondé de pouvoirs, qui s’occupât de ses affaires et le tint au courant. L’abbé de Salamon fut cet homme de confiance. Depuis quelque temps déjà il correspondait avec le cardinal de Zelada, secrétaire d’État du pape Pie VI. Il devint l’informateur officieux et l’agent secret du cabinet de Sa Sainteté.

Ce n’était pas un emploi sans danger. En juillet 1792, il fut arrêté, et il n’échappa que par miracle à la boucherie de Septembre. Il a raconté lui-même l’horrible nuit qu’il passa à l’Abbaye ; s’il n’y laissa pas sa vie, il y laissa ses cheveux : « Je me passais fréquemment la main droite sur la tête, et tout en cherchant en moi-même les moyens de me sauver, je me grattais machinalement avec tant de force que, sans m’en douter, je m’arrachai jusqu’à la racine des cheveux. Aussi, dès lors, se mirent-ils à tomber par grandes touffes, si bien que, dans l’espace de trois mois, je devins aussi chauve que je le suis maintenant. »

Il n’était pas au bout de ses peines ni de ses alertes. Il avait été l’un des signataires de la protestation du Parlement contre les actes de l’Assemblée nationale ; le Comité de sûreté générale lança contre lui un décret de prise de corps. Il fut réduit à errer dans les environs de Paris, couchant où il pouvait, dormant parfois à la belle étoile, traqué, disait-il, comme une bête fauve. Sous le Directoire, il sera arrêté de nouveau et mis en jugement pour avoir entretenu une correspondance clandestine avec les ennemis de l’État. Il se targuait avec raison d’avoir rendu de grands et périlleux services ; il trouva que Rome était lente à les reconnaître, il accusait « ces Messieurs d’oublier facilement ce qu’on avait fait pour eux. » Quand il reçut avec la consécration épiscopale le titre d’évêque in partibus d’Orthozia, cette récompense lui parut maigre ; mais en 1820, il fut nommé évêque de Saint-Flour ; cette fois il fut content, et il se signala dans son diocèse par son zèle, par des fondations utiles, par ses vertus d’excellent administrateur.

Entre 1808 et 1812, à la demande de Mme de Villeneuve-Ségur, il avait écrit ses Mémoires en italien. Il y racontait « son martyre, sa vie sous la Terreur, son procès sous le Directoire. » M. l’abbé Bridier a retrouvé récemment et publié en traduction ces Mémoires inédits, qui ont été fort goûtés : le fils du consul de Carpentras avait le don de narrer des événemens extraordinaires et sinistres avec beaucoup de naturel et d’agrément[1]. Cependant des critiques sévères lui ont cherché querelle ; ses récits leur ont paru suspects, ils y ont relevé plus d’un détail inexact. L’abbé prétendait avoir été nommé internonce du pape après le départ de Mgr Dugnani ; on a remarqué fort justement « que la nonciature de Paris occupait dans la hiérarchie diplomatique un rang qui ne comportait pas d’internonce, et qu’au surplus Mgr Dugnani, absent, mais non rappelé de son poste, en demeurait officiellement titulaire. »

Aujourd’hui nous ne pouvons plus douter qu’il n’entretînt une correspondance réglée avec la cour de Rome. M. le vicomte de Richemont a découvert dans les archives du saint-siège une liasse de ses lettres et les minutes des réponses du cardinal secrétaire d’État, et cette correspondance bilatérale, qui va du 29 août 1791 au 21 mai 1792, fait foi que si l’abbé de Salamon ne fut pas un internonce en titre, il exerça réellement les fonctions de l’emploi, qu’il a été charge pendant la Révolution des affaires du saint-siège à Paris[2].

Quoique l’Assemblée nationale eût interdit de publier, d’imprimer, de colporter des actes émanés de la cour de Rome, il transmit aux archevêques métropolitains et répandit dans le public les brefs du pape contre la constitution civile du clergé. Ce fut lui qui notifia au cardinal de Brienne, archevêque de Sens, le décret qui le retranchait du sacré-collège et lui interdisait de porter la pourpre. Ce fut par ses soins que le roi et la reine reçurent deux copies manuscrites, dans les deux langues, de la protestation du souverain pontife contre l’occupation d’Avignon et du Comtat-Venaissin. Il faisait insérer dans les journaux toutes les informations auxquelles le saint-siège désirait donner quelque publicité, et, comme il savait se servir de tout le monde, il avait à sa solde, dans l’occasion, des journalistes démocrates. Il était en relation avec le comité des évêques réfractaires, réunis à Paris, qu’il rappelait parfois à l’observation des vrais principes. Le cardinal de Zelada lui demandait souvent son avis sur les questions du jour, et il prenait plaisir à prodiguer des conseils, qui à la vérité n’étaient pas toujours suivis. Mais sa principale occupation était de remplir consciencieusement ses devoirs d’informateur. Il avait affaire, écrivait-il dans ses Mémoires, « à un pape très curieux, qui désirait qu’on lui envoyât toutes les caricatures et tous les livres récemment parus, fussent-ils dirigés contre sa personne. » Avec des caisses contenant jusqu’à cent trente volumes, il expédiait des brochures, des estampes, des journaux, des numéros du Père Duchesne, et ses envois étaient accompagnés d’une gazette politique, rédigée par lui, qu’au témoignage du cardinal, on lisait à Rome « avec un véritable plaisir. »

Ne plaignant ni ses pas ni ses peines, très répandu, très allant, il était à même de se renseigner. Il avait de nombreuses et belles relations ; il fréquentait, nous dit-il, la meilleure société de Paris. Son portrait, conservé au musée Calvet, le représente en magistrat du Parlement, portant le rabat et la robe noire aux larges manches brodées de pourpre, et l’abbé Bridier a raison de dire « que ce portrait illustre bien son caractère. » La taille droite et dégagée, soigneusement poudré, toujours rasé de frais, les traits réguliers, l’œil vif, les lèvres minces, l’air à la fois affable et résolu, il joignait l’autorité à la séduction, et il avait le don de gagner les cœurs. Il lui était si naturel d’inspirer la confiance que les hommes les plus réservés lui révélèrent quelquefois leurs plus secrètes pensées ; mais on n’est pas parfait : plus insinuant que pénétrant, il lui arriva souvent aussi de prendre les balivernes pour des secrets.

S’il avait affaire à un pape infiniment curieux, il avait lui-même le goût des commérages, des ragots. Il annonce au secrétaire d’État, le 26 décembre 1791, que le nouveau ministre de la Guerre, M. de Narbonne, surnommé Linotte, « a bu chez la Contat, célèbre actrice, treize bouteilles de Champagne, lui cinquième, qu’il est parti ensuite pour Metz, pour aller tâter l’armée, accompagné de plusieurs de ses semblables, et que Sa Majesté a dit : Voilà une belle carrossée. » Il mande, le 6 février 1702, « que M. Basire et le capucin Chabot, deux législateurs français, étant allés se délasser de leurs travaux nationaux chez une fille, sont devenus très malades, à un tel point que Chabot a failli périr... Le cas était si grave qu’on a parlé d’amputation ; il n’y aurait pas eu grand mal pour un capucin sorti de l’enfer. Cette anecdote est risible, mais elle est vraie. » Il rapporte dans cette même lettre que le roi de Prusse a dit au comte de Ségur, envoyé en mission à Berlin : « Vous êtes surpris du froid accueil que vous avez reçu de moi. Sachez que je n’ignore point que vous venez dans mes États d’une manière indigne d’une personne de votre caractère ; je sais que vous avez des lettres de change pour deux millions sur Berlin, pour un million sur la place d’Amsterdam et une grande quantité de diamans et de bijoux. Votre but est de corrompre ceux qui m’entourent. » Il ajoute que M. de Ségur, désespéré, s’est donné, en rentrant chez lui, trois coups de couteau. Cette histoire, qui était un roman, ne lui paraît point invraisemblable.

Il faut en convenir, habile à se renseigner, l’abbé de Salamon était absolument dénué d’esprit critique. En janvier 1792, il dénonce un dangereux complot, tramé dans le boudoir de Mme de Staël. A l’en croire, le petit comité qui se rassemblait chez cette femme redoutable avait proposé au conseil du roi d’envoyer à Londres, comme ministres accrédités, trois patriotes, l’évêque d’Autun, Rabaut Saint-Étienne et Bonnecarrère, chargés de conclure avec le gouvernement anglais une alliance contre l’Espagne.

Mais le dessein secret de Mme de Staël était de se servir de ses trois émissaires pour soulever les communes contre les catholiques et former une ligue entre les protestans d’Angleterre et ceux de France : « Voilà le vrai but de cette mission soudaine. Votre Éminence n’aura pas de peine à penser que Necker est toujours derrière les rideaux ; De Lessart, ministre des Affaires étrangères, est la créature de Necker ; il a adopté le projet, et Rabaut, ministre protestant, est son protégé, le directeur de Mme Necker et le très humble serviteur de l’intrigante ambassadrice, fille de ce monstre que l’enfer a vomi des marais de Genève pour le malheur de la France. » Mme de Staël l’inquiétait beaucoup, faisait travailler son imagination. Deux mois plus tard, il lui imputait d’autres trames plus criminelles encore. Il affirmait que pour venger son ami Narbonne, tombé en disgrâce et renvoyé du ministère de la Guerre, cette républicaine, cette Genevoise furibonde avait juré de renverser la monarchie, qu’elle se proposait d’établir un comité pris dans l’Assemblée et de lui donner pour chef Narbonne, qui aurait prêté serment comme ministre national : « Le roi eût été conservé comme président, mais on aurait eu le soin de le représenter ensuite comme un être fort onéreux et très dangereux dans le nouvel ordre politique de choses, et on l’aurait éconduit avec une modique pension avant la fin de l’année, pour proclamer la république fédérative et un congrès à l’instar des États-Unis d’Amérique… Le peu d’ensemble qui règne parmi eux, ajoutait-il, a suspendu, peut-être momentanément, ce funeste projet. »

Le cardinal de Zelada se félicitait d’avoir un correspondant aussi exact, aussi infatigable, et l’accablait de complimens : « Les circonstances actuelles me font à présent attendre avec plus d’impatience que jamais l’arrivée de vos lettres ; je ne les lis pas, je les dévore, et le saint-père se fait une vraie satisfaction de lire d’un bout ; à l’autre vos feuilles et les pièces y jointes, qui vous méritent les plus grands éloges. » Cependant, on savait séparer la balle du grain et, de temps à autre, on mêlait aux louanges un mot d’avertissement : « Les détails innombrables dont est composé votre numéro 79 font toujours l’éloge de votre activité ; mais ils ne me fournissent point un sujet positif de réponse, ne voulant pas me livrer à des conjectures vagues et toujours incertaines ou à des déclamations bien plus inutiles encore. » On lui recommandait aussi « de ne rien hasarder », à quoi l’abbé répondait : « Je ne suis pas facile à croire et je sais toute l’importance qu’il y a à ne donner que des notions très sûres. Je ne crois pas, jusqu’à ce moment, m’être égaré, surtout pour les affaires de quoique conséquence, et si quelques événemens ne se sont pas trouvés parfaitement vrais, ç’a été l’effet de quelques circonstances survenues ; mais dans le moment que je les écrivais, ils étaient véritables. » Il eût mieux aimé mourir que de confesser que le "comte de Ségur ne s’était pas donné trois coups de couteau, et que l’abbé de Salamon s’était mépris sur les desseins secrets et scélérats de Mme de Staël.

Ce nouvelliste intrépide, qui manquait de sens critique, ne se piquait pas non plus d’avoir le sentiment des nuances. Il croyait avoir tout dit quand il avait déclaré qu’un tel était un monstre, Victor de Broglie un révolutionnaire, Cambon un fou, que l’Assemblée législative était une infernale assemblée et qu’on avait tort de laisser vivre tranquille l’infernal Prudhomme, que l’abbé Louis n’avait d’autre mérite qu’une grande fatuité et une docilité rampante pour la furibonde Genevoise, que le palais de Philippe servait de repaire aux tigres, que les jacobins enrôlaient les brigands, que les atroces enfans de Calvin les payaient, « que la Révolution, en gros et en détail, n’était ni plus ni moins qu’une spéculation de voleurs. »

Aux jugemens rigoureux, aux déclamations il joignait les prophéties. Il estimait avec raison que la guerre était inévitable et ne tarderait pas à éclater, mais il affirmait que la France se défendrait mal ou ne se défendrait pas. Le cardinal de Zelada en était moins sûr que lui et lui représentait que, dans certaines occurrences, il est bien difficile « d’asseoir un jugement positif, » que tous les télescopes politiques étaient tournés vers la France, mais que cette comète décrivait une orbite irrégulière qui déroutait tous les calculs, qu’il n’était pas aisé non plus de pénétrer les dispositions secrètes des différens cabinets de l’Europe, que les événemens décideraient de leur conduite, que chaque puissance ne prendrait conseil que de ses propres intérêts, qu’il était inutile de se perdre en de vaines spéculations : « Le temps seul pourra nous éclairer. » A bon entendeur salut ; mais l’abbé de Salamon n’entendait nettement que ce qu’il se disait à lui-même.

Si ses lettres, toujours piquantes, quelquefois instructives, étaient goûtées à Rome, on n’y acceptait que sous bénéfice d’inventaire et ses nouvelles et ses prédictions et surtout ses conseils. Rome sait que les actions humaines et toutes les choses de ce monde sont infiniment complexes, et que les comptes se règlent le plus souvent par des cotes mal taillées. Elle a des principes éternels, immuables, universels, dont elle ne démord point, mais que, dans la conduite de la vie, la politique tempère ; elle allie aux maximes générales, aux théories inflexibles un savant opportunisme, la prudence qui se conforme aux lieux et aux temps et le discernement des cas particuliers, et elle avait reconnu de bonne heure que la Révolution était un de ces cas spéciaux, auxquels il est dangereux d’appliquer les règles communes.

L’abbé de Salamon n’était ni un politique ni un philosophe, et il n’avait pas cette souplesse d’esprit qui distingue les vrais hommes d’Église. Il ne voyait dans la Révolution qu’un affreux désordre, qui ne pouvait durer. Plus la bourrasque était terrible, plus on avait lieu de croire qu’elle serait courte et qu’avant peu, tout rentrerait dans l’ordre. Ne comprenant rien aux idées nouvelles et aux passions révolutionnaires, jacobins, feuillans, constituans, royalistes libéraux n’étaient à ses yeux que des pervers ou des égarés. Il tenait pour certain que les égarés viendraient bientôt à résipiscence, qu’on mettrait les pervers à la raison, que l’ancien régime renaîtrait de ses cendres, que le nouvel ordre de choses disparaîtrait en une nuit sans laisser dans le monde aucune trace de son sinistre passage. Il en concluait qu’il ne fallait point traiter avec ce fantôme, il posait en principe que les concessions déshonorent et perdent ceux qui les font ; il avait horreur des compromis, il était le plus intransigeant des hommes.

Tel il s’était montré avant 1789, lorsqu’il siégeait au Parlement, où on l’appelait, disait-il, « le petit ultramontain, sans que cela diminuât l’attachement et la considération que lui témoignait la Compagnie. » Il s’est vanté dans ses Mémoires d’avoir déployé un grand zèle contre l’édit, enregistré le 9 janvier 1788, qui rendait aux protestans l’état civil, et qui, selon lui, n’eût point passé si au dernier moment l’archevêque de Paris n’avait trahi la bonne cause : sa désertion en entraîna beaucoup d’autres. Il avait dénoncé à Rome l’indigne conduite de Mgr Dillon, archevêque de Narbonne, qui en prenant congé du roi, à la tête du clergé, « n’avait pas rougi de le remercier de l’édit des non-catholiques. » Il se plaignait que le clergé, « corps faible et qui n’a point de nerf, » n’eût pas désavoué cette humiliante démarche. — « Ah ! mon cher abbé, lui dit un jour le duc de Brissac, où allons- nous ? Si nous n’avions pas laissé passer l’édit des protestans, nous n’en serions peut-être pas là. — J’en gémis tous les jours, monsieur le duc, répondit-il. Au moins ce n’est ni votre faute ni la mienne. »

Il se plaignait que le clergé n’eût pas de nerf, il se plaignait aussi « qu’il se glissât beaucoup de philosophie dans tous les états » et jusque dans la tête de quelques évêques. Il les trouvait trop timides, trop circonspects, trop désireux de contenter tout le monde. Il accusait l’Oratoire et la Doctrine chrétienne de se mal conduire : « Ils n’ont donné aucune improbation à ceux de leurs membres qui ont juré ou qui sont intrus ; bien plus, je sais que le général de la Doctrine a donné à dîner à l’intrus de Bourges, Torné. » Il avait tort d’en vouloir à Torné, qui lui rendra service dans les sanglantes journées de Septembre ; mais il se montrait impitoyable pour tout prêtre qui avait prêté le serment civique et accepté la constitution civile du clergé.

On annonçait que quatorze ou quinze évêques constitutionnels, mécontens de leur situation, méprisés de leur troupeau, paraissaient disposés à abjurer leur erreur, à abdiquer l’épiscopat. L’abbé craignait que sa Sainteté n’usât de clémence à l’égard de ces rebelles repentans : « La gloire et l’honneur de l’Église semblent exiger peut-être que le chef auguste de la religion ne se relâche point de la sévérité des saints canons sur la peine à infliger à ces évêques intrus, même après leur désistement ; car si on les recevait sans exiger d’eux aucune épreuve ou sans leur infliger aucune pénitence, le peuple s’imaginerait qu’on peut disposer des sièges épiscopaux comme d’un gouvernement de province. » Il représentait aussi au secrétaire d’État qu’il serait souverainement dangereux de donner des évêchés in partibus à ces pécheurs tardivement touches de la grâce, que ce serait assigner une sorte de récompense à leurs forfaits, que tant de mansuétude affecterait péniblement la partie saine du clergé.

Quant aux prélats schismatiques, il désirait qu’on leur infligeât des peines proportionnées à leur crime. Il engageait le Saint-Père à remettre en usage la dégradation, abolie de fait. Il demandait qu’aussitôt l’ordre rétabli en France, chaque évêque légitime fit amener devant lui l’intrus qui avait usurpé son siège et le dégradât publiquement, selon les formes prescrites dans le pontifical romain. Il pensait que cette imposante cérémonie produirait une heureuse et salutaire impression, que les peuples avaient été détournés de l’Église « par des sensations physiques », que des sensations physiques pouvaient seules les ramener à la foi : « Par ce moyen, justice exemplaire sera faite. La multitude même de ces intrus en fait une loi, car quatre-vingt-trois évêques intrus, répandus dans la société, pourraient bien dans la suite profiter des ténèbres pour exercer des fonctions épiscopales et répandre leur doctrine. Voilà, monseigneur, les réflexions que j’ai cru nécessaire de faire à Votre Éminence ; elle voudra bien les méditer profondément. »

Terrible pour les intrus, pour le schisme et pour l’hérésie, il se défiait de l’orthodoxie la plus pure lorsqu’elle mettait des conditions à son obéissance, lorsqu’elle s’arrogeait le droit de raisonner.

« J’ai eu l’occasion de voir l’archevêque d’Arles, et nous avons beaucoup parlé des affaires ecclésiastiques. Je n’ai pas été parfaitement content de lui, c’est un scolastique de la première classe, qui ne parle que par sophismes. Il ne me paraît pas ami de la cour de Rome ; il est sans cesse occupé des formes et entiché des libertés de l’Église gallicane. » Le cardinal de Zelada, tout en le louant de son zèle, lui reprochait d’aller trop loin et lui donnait des leçons de tolérance. « Tout ce que vous me marquez de l’archevêque, lui écrivait-il, peut servir à se faire une idée juste de son caractère et de sa façon de voir. En d’autres circonstances, cela servirait infiniment, mais les malheurs des temps nous obligent maintenant d’être moins rigides. Lorsque la conduite des prêtres est plausible et vraiment catholique, en général il faut négliger les systèmes particuliers dont ils sont imbus. » Rome détestait autant que lui les intrus, les infidèles et les tièdes ; mais elle n’a jamais pensé que l’intempérance dans les jugemens fût une vertu théologale, et c’est peut-être pour cela qu’on lui a fait attendre si longtemps la récompense promise à ses services.

En politique comme dans les questions d’église, sa bête noire était ce qu’il appelait « le moyennisme ». Il préférait les violens aux modérés, les abominations aux accommodemens. Il déclarait que l’excès du mal est souvent le plus efficace des remèdes, que le côté droit de l’Assemblée législative était pire que le gauche, que les constituans étaient plus à craindre que les jacobins, que ces derniers n’étaient que de simples scélérats, que les autres, les Sieyès, les Brissot, les Condorcet, les Clavière, étaient profonds en scélératesse, commettaient des crimes par réflexion et par principe. Mais, selon lui, les monarchiens mitigés et accommodans étaient « le plus grand fléau de la terre, » et il prévoyait qu’un jour les francs royalistes se ligueraient avec les républicains contre cette faction d’autant plus dangereuse qu’elle se parait des dehors de la vertu.

Ces monarchiens, qu’il ne pouvait souffrir, désiraient à la vérité conserver la monarchie ; mais ils ne voulaient pas supprimer la constitution, il se proposaient de l’amender, de la modifier à leur profil. ils avaient pour la plupart adopté le déplorable système des deux Chambres, auquel s’étaient ralliés dès l’origine « tous les courtisans, les intrigans, les faux braves, les gens à petits moyens, les fripons ambitieux. » L’abbé revient souvent sur ce sujet. Il croyait facilement aux conspirations ; le 23 janvier 1792, il accuse « la ligue moyenniste monarchienne de tourner plus que jamais autour du cabinet des Tuileries pour faire adopter ses palliatifs désastreux. » La constitution modifiée, tel est le mot d’ordre des coryphées de la secte, qui s’appliquent à persuader le roi, « à séduire l’infortuné monarque et tout ce qui l’entoure. » Ils se flattent de gagner à leurs desseins les princes d’Allemagne et le chef de l’Empire. C’est le baron de Breteuil qui conduit cette dangereuse campagne. Point d’accommodement, voilà la devise des vrais royalistes. Si les monarchiens mitigés l’emportent, tout sera bouleversé, clergé, noblesse, religion. La cour, qui voudra s’emparer de la Chambre haute, créerai cet effet une nouvelle noblesse, de nouveaux pairs, et personne ne parlera de faire des restitutions au clergé, à jamais dépouillé de ses biens, de ses monastères, de ses églises, de ses maisons canoniales, de ses cloches : « Il est bien vraisemblable que les évêques reprendront leurs sièges, mais vous en verrez diminuer le nombre, et la presque totalité des moines et des bénéfices simples seront anéantis, et les biens resteront vendus. » Puissent les faux royalistes échouer dans leurs déplorables machinations ! Il y va du salut de la France : le seul remède aux maux dont elle souffre est de restaurer en bloc l’ancien régime, « sauf à en corriger les abus. »

Il a peu de sympathie pour la reine, qu’il appelle d’habitude « la grande Dame ». Il parle d’elle avec aigreur et animosité, il dénonce ses menées occultes, funestes à la bonne cause. Imbue des idées monarchiennes et des principes joséphistes, elle éprouve une invincible répugnance pour la noblesse, pour les parlemens, pour le clergé tel qu’il était constitué avant la Révolution. Elle attend son salut d’un retour de l’opinion, qui rendra possible les réformes qu’elle médite, et elle s’est convertie au système des deux Chambres. Elle peuplera de ses créatures la Chambre haute, et c’est elle qui gouvernera. Aussi les vrais royalistes, les émigrés, les princes lui sont-ils odieux ; elle combat sourdement leurs entreprises. « Belle campagne, pour le roi, a-t-elle dit un jour, que celle qu’il ferait avec les émigrés ! » Mais quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, Monsieur et le comte d’Artois auront le dernier mot, et malgré les habitans du château, « ces princes magnanimes sauveront la religion et tireront la France de l’abîme. » Quand ils rentreront vainqueurs à Paris, tout sera remis à sa place ; « nombre de constituans porteront leur tête sur l’échafaud, les monarchiens seront livrés au mépris et à l’ignominie, » et on rétablira « les choses en entier comme elles étaient avant 1789. » Pourtant, quoique porté à l’optimisme, il y avait des heures où l’abbé broyait du noir ; tous les esprits lui semblaient renversés, tout allait de mal en pis. Qu’attendre de souverains qui avaient souffert « que l’intrigante de Staël menât avec empire un ministre Linotte ? » Pouvait-on présumer que de pareilles têtes sortît un plan raisonnable et juste ? « S’il y a eu quelque lueur d’espérance, c’est certainement dans ce moment ; cependant nous n’avons pas à nous réjouir encore. Nous trouverons toujours un obstacle invincible dans les personnages qui occupent le Château... Ils ne veulent point de contre-révolution qu’ils n’auront pas faite. La grande Dame est toujours imbue des idées monarchiennes. » Il s’écriait aussi : « Nous sommes encore loin du bonheur. »

Il ne faudrait pas croire que cet abbé que Marie-Antoinette scandalisait par son libéralisme, et qui l’accusait de comploter contre la religion, fût un bigot. Il est convenu lui-même que la dévotion n’était pas son fait. Il nous dit dans ses Mémoires « qu’il était aussi fidèle à prendre sa tasse de chocolat qu’à réciter son bréviaire et peut-être même un peu plus ; qu’à sa honte, ses occupations lui faisaient quelquefois oublier de le dire en entier. » Il confesse qu’il rencontra à l’Abbaye des prêtres beaucoup plus fervens que lui, qu’ils aspiraient à la gloire et aux douceurs du martyre, qu’il se sentait fort éloigné de pareilles dispositions : « Mon Dieu ! disait-il, je vois bien qu’il me faut mourir. Si je n’ai rien fait pour mériter le ciel, ne l’attribuez qu’à la fougue de la jeunesse. Vous savez que je n’ai jamais parlé contre votre sainte religion. » En 1814, devenu évêque in partibus, il écrira de Rome à une religieuse carmélite : « Priez pour moi ; j’ai besoin encore d’un peu plus de ferveur. »

Cet intransigeant n’était pas non plus un de ces théologiens subtils ou farouches, dont les opinions ont la rigidité d’un dogme. De son propre aveu, il avait peu de goût pour la scolastique, il ne se souciait que de la morale, et c’était la pratique qui l’intéressait. Il était né conseiller-clerc ; il avait le tempérament d’un homme de loi, et il aima toujours à compulser les dossiers. Il se vantait qu’en dix-huit mois il avait rapporté 3 400 procès sur les 23 000 que la Chambre des vacations dut liquider. Ce parlementaire, d’esprit court et dépourvu de toute imagination spéculative, ne considérait les affaires les plus compliquées de ce monde que comme des procès à instruire ; dans un temps d’orages et d’universelle confusion, il faisait de la politique de légiste. Ne tenant aucun compte des circonstances et de la fatalité des situations, il appliquait la rigueur de la loi aux intrus, aux orthodoxes timorés, aux monarchiens, aux moyennistes, aux inconséquences et aux expédiées de Marie-Antoinette. La Révolution fut toujours pour lui un mystère ; incapable de comprendre, il requérait et condamnait.

Ne lui faisons pas tort : il rachetait la médiocrité de son esprit par certaines qualités rares et son intransigeance par son intrépide courage. C’était de toutes les vertus celle qu’il estimait le plus. « Rien ne peut m’épouvanter, écrivait-il le 31 octobre 1T91. J’ai été peut-être le seul avec l’abbé Maury, qui n’ait pas quitté le costume ecclésiastique, à l’exception du seul jour du départ du roi... Du courage ! écrivait-il encore ; ce sera toujours ma devise ; on en impose toujours par une noble contenance. » Il a connu à l’Abbaye les affres de la mort ; mais devant les égorgeurs il recouvra tout son sang-froid, toute la lucidité de son cerveau, et sa présence d’esprit le sauva. Dans le temps où on le traquait comme une bête fauve, il oubliait par intervalles le chasseur et ses chiens. Lorsqu’il errait autour de Paris, se dérobant à grand’peine aux poursuites du Comité de sûreté générale, il lui arriva de rencontrer dans le bois de Meudon M. de Jussieu, qui herborisait en compagnie de ses élèves, parmi lesquels se trouvaient plusieurs femmes : « Je me mis à sa suite, écoutai avec intérêt toute sa leçon et allai dîner avec eux à Sèvres. Nous fîmes un bon repas, nous eûmes le café, il y avait bien longtemps que je n’en avais pris, le tout pour un modeste assignat de cinq francs. Pendant tout ce temps, personne absolument ne prit garde à moi. »

Il y a des faiblesses qui sont des vertus. L’abbé prétendait que dans les prisons plus qu’ailleurs on aime à boire et à manger, et il a prouvé qu’il avait plus que personne la mémoire de l’estomac. Dans l’après-midi de l’inoubliable dimanche qu’il passa à l’Abbaye, sa vieille servante, la Blanchet, lui apporta son repas dans une corbeille soigneusement recouverte. Il se souvenait vingt ans plus tard que cette corbeille renfermait une bouteille de vin rouge, une soupe à la Borghèse sans pain, des radis, du bœuf bouilli, un poulet, que ce bœuf était fort tendre, que ce poulet était gras et accompagné d’artichauts au poivre, un de ses mets favoris, qu’il eut pour dessert des pêches, que ces pêches étaient belles. Il se souvenait aussi que sous la Terreur, un ex-conseiller-clerc de ses amis, à qui il avait demandé asile pour une nuit, l’invita à partager son dîner, que ce dîner se composait « d’une cuisse de mouton, entourée de pommes de terre, le tout rôti au four et exhalant une parfaite odeur. » Savoir exactement ce qu’on a mangé et bu dans une heure de pressant danger, de mortelle détresse et s’en souvenir à jamais, c’est prouver du même coup qu’on est très gourmand et très brave.


G. VALBERT.

  1. Mémoires inédits de l’internonce à Paris pendant la révolution, 1790-1801, par l’abbé Bridier, du clergé de Paris, 1892 ; librairie Plon.
  2. Correspondance secrète de l’abbé de Salamon, chargé des affaires du Saint-Siège à Paris pendant la Révolution, , avec le cardinal de Zelada, publiée par le vicomte de Richemont, 1898 ; librairie Plon.