Une Correspondance inédite de Frédéric Bastiat

UNE


CORRESPONDANCE INÉDITE


DE FRÉDÉRIC BASTIAT
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Après la mort de Bastiat, on publia un demi-volume de sa correspondance. D’autres lettres, encore inédites, qu’on a bien voulu nous communiquer, ajoutent quelques traits à cette figure intéressante et originale. Ce sont des lettres intimes, écrites d’une plume rapide, confiante et facile. L’amitié est un talent ; pour qu’elle atteigne à la perfection, pour qu’elle soit dans la vie une garantie de bonheur, il faut que le cœur et l’esprit, s’entr’aident, et trop souvent l’esprit est l’ennemi du cœur. Bastiat était un virtuose dans l’art difficile et savant de l’amitié. Cet homme de polémique, ardent à l’attaque, terrible dans la riposte, cet écrivain de combat, dont les pamphlets sont des chefs-d’œuvre, était né pour la douceur des longs attachemens qui acquièrent en vieillissant tout leur bouquet. Aussi les excellens amis qu’il méritait d’avoir ne lui firent-ils jamais défaut ; ils ont jusqu’à la fin encouragé ses espérances, conseillé ses incertitudes, adouci ses tristesses. Dans une des lettres que nous avons sous les yeux, il dit, parlant de lui-même : « Les organisations un peu éthériques ont le malheur d’être fort sensibles aux contrariétés et aux déceptions ; mais combien elles le sont aussi aux joies inattendues qui leur arrivent ! » L’auteur des Sophismes et des Harmonies économiques était doué d’une sensibilité vive et délicate, il y avait un peu d’éther dans son organisation, et il éprouvait le besoin de causer avec ceux qu’il aimait de ses déceptions et de ses joies, de leur raconter tout ce qui se passait dans son esprit et dans ses nerfs. Il s’en acquittait à merveille ; il avait l’abandon, la grâce, le charme ; il avait su conserver à Paris la qualité qui s’y perd le plus facilement, ce je ne sais quoi qu’on appelle la fraîcheur. Les ormeaux à petites feuilles et les vernis du Japon qui décorent nos boulevards ont leur mérite ; mais, passé le milieu de mai, qui oserait parler de leur fraîcheur ? Les moineaux francs, les pierrots, font semblant d’y croire ; jamais fauvette, jamais rossignol ne s’y est trompé.

Né près des bords de l’Adour, ce juge de paix, enraciné dans son village, atteignit l’âge de quarante-cinq ans sans avoir vu la capitale. Il eut peine à s’arracher à sa solitude pour se fixer dans « cette Babylone, qui l’attirait, l’effrayait, l’épuisait et devait le tuer en moins de quatre années. » Il y resta toujours provincial, joignant à l’atticisme le plus délié une sorte de bonhomie landaise, plus sujette à l’étonnement qu’à l’admiration. On nous le dépeint nouvellement débarqué des grandes Landes, se présentant pour la première fois rue Boursault, chez M. Horace Say. Sa tournure un peu exotique, son costume pittoresque et bariolé, la coupe de ses vêtemens, où se trahissaient les ciseaux et la fantaisie d’un artiste de Mugron, attiraient les regards. « Sur des mains gantées de filoselle noire se jouaient de longues manchettes blanches ; un col de chemise aux pointes menaçantes renfermait la moitié de son visage ; un petit chapeau, de grands cheveux, tout cet ensemble eût paru burlesque, si la physionomie malicieuse du nouveau venu, son regard lumineux et le charme de sa parole n’avaient fait vite oublier le reste. » L’habitant des Landes n’avait pas prêté un serment d’éternelle fidélité à ses gants de filoselle et aux pointes menaçantes de son col ; mais il garda toujours un goût de terroir, sa saveur native, sa droiture rebelle aux compromis, une certaine raideur d’épaules, une indépendance d’esprit et de caractère qui causait quelque dépit aux ministres du temps et fit dire un jour au Limousin Léon Faucher, avec un superbe haussement d’épaules : — Que peut-il venir de bon des grandes Landes ? — Le Paris officiel, le Paris où tout le monde se ressemble, le Paris des liaisons éphémères et des oublis faciles, le Paris des poignées de main qui promettent tout et des sourires qui n’engagent à rien, fut toujours pour lui une terre étrangère ; il ne pouvait s’accoutumer « aux rapports sociaux purement mondains, à l’indifférence aimable cachée sous les formes banales d’une extrême politesse. » Heureusement il avait ses grandes et ses petites entrées dans deux de ces maisons où l’on s’entend à mettre les esprits à l’aise et les âmes au large ; il en devint l’hôte assidu, il s’y sentait comme chez lui. Là il pouvait aimer ses amis comme on les aime à Mugron, et son premier soin à son réveil était de s’informer des santés qui lui étaient chères : « Madame, permettez-moi de faire demander comment vous vous portez. A Mugron, dès neuf heures du matin, nous savions des nouvelles de tous nos amis. » Vous entendez, dès neuf heures du matin ! Ah ! que les grandes Landes sont loin de Paris !

Bastiat retournait volontiers dans son pays natal ; il était heureux de s’y retrouver, de s’y reposer, de s’y détendre ; il était de ces hommes qui aiment à s’asseoir pour laisser mieux courir leur pensée. Il revoyait d’un œil charmé le clocher de son village, l’unique rue déserte de Mugron, des murailles enfumées, « des maisons aux appartemens immenses, qui n’ont de meubles que les souvenirs, » et de longues avenues de vieux chênes. « Vraiment, madame, je voudrais que vous pussiez voir derrière le rideau ces scènes de la vie de province. Le matin, nous nous promenons dans ma chambre, Félix et moi, lisant quelques pages de Mme de Staël ou un psaume de David ; à la nuit tombante, je vais chercher au cimetière une tombe, mon pied la sait, la voilà ! Le soir, quatre heures de tête-à-tête avec ma bonne tante. Pendant que je suis enfoncé dans mon Shakspeare, elle parle avec l’animation la plus sincère, ayant la complaisance de faire les demandes et les réponses. Mais voici que la femme de chambre, qui se doute que les heures sont longues, se croit obligée de les varier ; elle survient et nous raconte ses tribulations électorales. La pauvre fille a fait de la propagande pour moi… Enfin l’heure du souper arrive ; chiens et chats font irruption dans la salle, escortant la garbure. Ma tante entre en fureur. — Maudites bêtes, s’écrie-t-elle ; voyez comme elles s’enhardissent dès que monsieur arrive. — Pauvre tante ! cette grande colère n’est qu’une ruse de sa tendresse ; traduisez : voyez comme Frédéric est bon. » Fort bien ; mais on n’a pas habité impunément Paris, cette ville qu’on maudit, qu’on adore, d’où l’on s’échappe avec joie comme d’une prison, mais en l’emportant dans son cœur. Bastiat ne tardait pas à regretter sa galère et son boulet ; Babylone lui manquait. Vivre à Mugron et y jouir de Paris, vivre à Paris et s’y sentir aussi libre qu’à Mugron, posséder Laïs sans être possédé par elle, ce grand creuseur de problèmes n’est jamais parvenu à résoudre celui-là.

Le genre épistolaire est bien malade, on prétend même qu’il s’en va. Une femme d’esprit qui a été longtemps en correspondance avec beaucoup d’hommes distingués de notre époque se plaignait à nous qu’elle avait vu leurs lettres décroître d’année en année ; elle s’en prenait au télégraphe. La dépêche a tué la lettre et a fait inventer la carte postale à l’usage des hommes qui ont encore du style. La femme dont nous parlons se plaignait aussi que, depuis l’avènement du télégraphe les mœurs de l’amitié ont changé. Que sera-ce quand le téléphone, fonctionnera d’un bout de l’Europe à l’autre ? « Nous aimons nos amis autant qu’autrefois, disait-elle ; mais aujourd’hui on s’aime en gros, autrefois on s’aimait en détail. » Bastiat était un homme des temps anté-télégraphiques ; il aimait ses amis dans le plus grand détail. Il n’était pas content, s’ils ne lui disaient : « A telle heure j’étais là, telle chose m’avint. » Il avait toutes les petites curiosités du cœur, il était tourmenté de cette douce inquiétude qui est l’âme du commerce épistolaire. « Si je parviens, comme je l’espère, à arriver à Paris samedi, je prendrai la liberté d’aller dimanche à la Jonchère ; n’y trouverai-je rien de changé ? Mlle Louise sera-t-elle en pleine possession de sa santé et de sa voix ? C’est une bien douce, mais bien impérieuse habitude que celle d’être informé jour par jour de ce qui intéresse ; elle rend pénible la plus courte absence. »

Il est vrai qu’elle était charmante, Mlle Louise, et bien digne d’occuper d’elle un homme supérieur. Ses lettres témoignaient de sa malice et de sa bonté ; elle avait une âme « qui ne demandait qu’à s’épanouir au bonheur, qui se mettait à l’unisson de tout ce qui est beau, gracieux, aimable, qui avait de l’affinité avec tout ce qu’il y a d’harmonieux dans la lumière, les couleurs, les sons, la vie. » Elle était musicienne, elle possédait une voix admirable, et Bastiat aimait mieux « une romance chantée par, elle qu’un concert tout entier renforcé de vocalises et de tours de force. » — « Quand votre enfant chante, tous les cœurs sont attentifs, toutes les haleines suspendues, d’où je conclus que c’est la vraie musique… Une note ou plutôt un cri de l’âme que j’ai entendu samedi a fait avec moi deux cents lieues ; il vibre encore dans mon oreille, pour ne pas dire plus… Pauvre chère enfant, je crois bien avoir deviné la pensée dont elle a empreint le triste chant de Pergolèse ; cette voix touchante, dont les derniers accens semblaient se perdre dans une larme, ne disait-elle pas adieu aux illusions du jeune âge, aux beaux rêves d’une félicité idéale ? Oui, il semblait que votre chère Louise se sentait amenée par les circonstances à cette limite fatale et solennelle qui sépare la région des songes du monde de la réalité. Puisse la vie réelle lui apporter au moins un bonheur calme, solide, quoique un peu grave ; pour cela, que faut-il ? un bon cœur et du bon sens dans celui qui sera chargé de ses destinées. » Hélas ! ses destinées furent bien courtes, et, comme s’il en avait eu le pressentiment, Bastiat était plein d’une anxieuse et paternelle sollicitude pour celle qu’on appelait Louisette. Lui écrivant de Lyon, il lui recommandait de se défier des fraîcheurs de l’automne, de ne pas chanter trop longtemps avec les fenêtres ouvertes, « de redouter les retours de Chatou à onze heures de la nuit. » Par la même occasion, il lui raconte qu’allant de Paris à Tonnerre, il a tenu ses yeux fixés « sur un nuage probablement visible à la Jonchère. » — « Je me rappelai que vous étiez peu satisfaite des paroles qu’on a mises à la jolie mélodie de Félicien David ; j’en adressai d’autres, à mon nuage. » Les temps sont bien changés. Il se peut qu’il y ait encore quelque part une jeune fille charmante et musicienne, qui soit en correspondance réglée avec un Bastiat ; mais assurément les Louisettes d’aujourd’hui ne rêvent plus à la félicité idéale en chantant du Pergolèse ; elles tiennent davantage au positif, leurs songes courent plus près de terre ; elles les mènent au bois, elles les en ramènent, et quand ils ont fait le tour du lac, ils sont au bout de leur voyage ; l’oiseau ne s’envolera pas, on a eu soin de lui rogner les ailes. A la vérité, certaines jeunesses de ce temps se piquent d’avoir l’imagination exaltée ; elles s’écrient : — De deux choses l’une, ou un mari avec deux cent mille livres de rente, ou le couvent ! — et ne trouvant pas l’homme ni les rentes, elles épousent une grille ; voilà le dernier mot du romantisme contemporain. Quant aux économistes, en est-il un seul capable de confesser à Mlle Louise que, le cœur plein d’elle, il a employé une grande heure à causer avec un nuage ? Les nuages sont terriblement passés de mode, il n’est plus permis de leur adresser des harangues sans avoir l’air de se moquer d’eux et de soi-même. L’esprit romanesque est mort ; on ne s’avise plus de coudre un peu de roman aux sentimens honnêtes. Ne semble-t-il pas que ces lettres de Bastiat aient été écrites il y a cent ans ? Ce Landais s’en tenait au vieux jeu ; mais c’est une question de savoir si, en définitive, le vieux jeu ne valait pas le nouveau.

Chamfort disait : « J’avais deux amis, et je me suis brouillé avec le premier parce qu’il ne m’avait jamais parlé de moi, avec le second parce qu’il ne m’avait jamais parlé de lui. » Bastiat savait entrer dans les affaires des autres, et il savait aussi leur parler de lui ; c’est pour cela qu’il écrivait bien les lettres. Savoir parler de soi sans en fatiguer son prochain est un don rare ; le moi devient facilement odieux ; c’est une vérité que tout le monde ne comprend pas. Bastiat, l’homme de Mugron, n’a jamais appartenu à la clique des penseurs et des politiques qui aspirent à la dignité pontificale. Les pontifes sont des hommes à part, et ils se drapent toujours, même dans le tête-à-tête ; ils ont le geste immense et solennel ; ils sont persuadés qu’à toute heure l’univers a les yeux braqués sur eux, et quand ils causent avec leur valet de chambre, ils causent encore avec l’univers ; ils se flattent de porter à leur front l’auguste lueur de l’idée, et cela est vrai, si on entend par là l’idée prodigieuse qu’ils se font d’eux-mêmes. L’homme de Mugron n’était ni un pontife ni un homme immense ; il ne battait pas le tambour pour attirer la foule dans sa baraque, il n’avait ni baraque ni tambour. Quand il parlait de lui, c’était avec grâce et avec un fin sourire, à quoi on reconnaissait qu’il n’était pas né pour le métier d’augure, car s’il est vrai que du temps de Cicéron les augures souriaient quelquefois, aujourd’hui ils tiennent toujours leur sérieux ; impossible de les démonter. Certes Bastiat n’ignorait pas ce qu’il valait ; mais, par une faveur particulière du ciel et peut-être par la vertu de l’air qu’on respire sur les bords de l’Adour, cet écrivain de grand mérite était exempt de toute fatuité. « Sans doute, comme à André Chénier, comme à tous les auteurs, écrivait-il, il me semble que j’ai quelque chose là ; mais cette bouffée d’orgueil ne dure guère. Que j’envoie à la postérité deux volumes ou un seul, la marche des affaires humaines n’en sera pas changée. » Et il écrivait encore, se sentant déjà gravement malade : « Autrefois j’aimais la solitude ; je savais la peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de violoncelle ; momentanément tous ces vieux amis me délaissent, même cette fidèle compagne de l’isolement, la méditation. Ce n’est pas que ma pensée sommeille, elle n’a jamais été si active ; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies, et il semble que le livre de l’humanité s’ouvre devant elle ; mais c’est un tourment de plus, puisque je ne puis continuer à transcrire les pages de ce livre intérieur sur un livre plus palpable, édité par Guillaumin. Je chasse donc ces chers fantômes, et comme ce tambour-major grognard qui disait : « Je donne ma démission ; que le gouvernement s’arrange comme il pourra ! » moi aussi, je donné ma démission d’économiste, et que la postérité s’en tire comme elle pourra ! » Cette cruelle maladie dont il sentait déjà les atteintes et qui devait remporter dans toute la force et la maturité du talent, sans lui permettre d’achever son plus beau livre, ne lui laissa bientôt plus de relâche ; il en constatait de jour en jour les funestes progrès. Il dut s’arracher à ses travaux, à ses amis, partir pour l’Italie où la mort lui avait donné rendez-vous, et il s’écriait en chemin : « Oh ! combien est profonde la fragilité humaine ! Me voici le jouet d’un petit bouton naissant dans mon larynx ; c’est lui qui me pousse du midi au nord et du nord au midi, c’est lui qui ploie mes genoux et vide ma tête. Bientôt je n’aurai plus de pensées et d’attention que pour lui, comme ces vieux infirmes qui remplissent toutes leurs conversations et toutes leurs lettres d’une seule idée ! »

Bastiat se calomniait ; la maladie pouvait bien lui ôter ses forces et sa gaîté, elle ne put se rendre maîtresse de ses pensées. Quelques minutes avant sa mort, on l’entendit murmurer : « Je suis heureux de ce que mon esprit m’appartient. » Pour ce penseur intrépide, ne plus penser, c’était ne plus être, et ce travailleur de l’esprit creusa jusqu’à la fin son sillon. Les doctrines qui lui étaient chères lui faisaient oublier ses souffrances et la rapidité de sa destinée, et, ce qui est digne de remarque, jusqu’à la fin il demeura fidèle à son optimisme que ses adversaires traitaient de romanesque. Certaine école d’économistes considère les lois qui régissent les sociétés humaines comme une dérivation des lois fatales et implacables qui gouvernent les étoiles et les cristaux ; ces économistes disent aux petits et aux infirmes, à ceux dont le sort est de souffrir et de se plaindre : « Les choses sont ainsi faites, et il ne faut pas se fâcher contre les choses ; résignez-vous à votre néant. La grâce n’est donnée qu’aux élus, et il n’y a que peu d’élus parmi beaucoup d’appelés. Il en va de même du bonheur ; il n’y en a pas pour tout le monde. Criez à l’injustice, si cela vous soulage ; la nature ne vous entend pas, elle est sourde et sans entrailles. Elle ne s’occupe que de la conservation des espèces et n’a aucun souci des individus ; les forts se font une destinée, les faibles la subissent. » — A quoi les faibles répondent : Nous vous en croyons, et nous allons tâcher d’être un jour les plus forts ; quand vous serez sous nos pieds, nous saurons vous prouver que nous avons retenu vos leçons.

Bastiat ne pouvait se résigner à considérer les théories sociales comme un chapitre de l’histoire naturelle, ni admettre que l’humanité soit à jamais livrée à la brutalité des faits accomplis et aux insolences de la force. Quoiqu’il ait souvent raillé ce qu’il appelait « le démon du sentimentalisme, » il avait une chaude sympathie pour les classes souffrantes, une foi profonde dans l’amélioration progressive de leur sort. Le 14 septembre 1850, il écrivait dans une heure de mélancolie : « Si vous passez à Lyon, ne manquez pas de gravir Fourvières. C’est un horizon admirable d’où l’on embrasse d’un coup d’œil les Alpes, les Cévennes, les montagnes du Forez et celles de l’Auvergne ; Quelle image du monde que Fourvières ! En bas, le travail et ses insurrections ; au milieu, des canons et des soldats ; en haut, la religion avec ses tristes excroissances. N’est-ce pas l’histoire de l’humanité ? » Mais il croyait fermement à un avenir meilleur, au progrès indéfini de la société, qui est perfectible, bien qu’elle soit condamnée à n’être jamais parfaite, malheur dont il prenait aisément son parti : il craignait que la perfection suprême ne s’ennuyât, n’ayant plus rien à chercher. Il ne faut pas dire trop de mal de l’optimisme. Que deviendrait le monde s’il ne rêvait plus ? Que deviendrait l’homme sans les saintes obstinations de l’espérance ? Tous ceux qui ont inventé ou perfectionné quelque chose ici-bas croyaient au mieux ; toutes les grandes actions comme toutes les grandes pensées sont des défis jetés à l’immuable destin, à je ne sais quoi de sourd, d’immobile et de triste qui pèse sur nous. Sans doute, il est ridicule de se fâcher contre les choses ; mais il y a dans le regard de l’homme qui sait vouloir un mystère qui les étonne et les fait obéir. Nous respectons infiniment Çakya-Mouni ; nous respectons un peu moins les modernes bouddhistes, bien buvans et bien mangeans, qui nous enseignent le désespoir. Le beau profit, si, persuadé par leur éloquence, l’univers, se croisant les bras, n’avait plus d’autre occupation que de méditer sur les moyens de hâter sa fin.

Croyant le monde perfectible, Bastiat n’avait garde de se plaindre que les socialistes s’occupassent de le perfectionner ; il leur reprochait au contraire d’entendre le progrès à rebours, de vouloir ramener l’association humaine à ses formes rudimentaires et primitives. Il leur reprochait aussi de consulter leur raison moins que leurs rêves, d’imaginer une société de fantaisie et ensuite un cœur humain assorti à leur chimère. Mais leur plus grand crime à ses yeux était de vouloir fonder leur société idéale sur la contrainte et d’emprisonner le genre humain dans une camisole de force. Il détestait la contrainte, il n’en voulait ni pour lui-même ni pour le genre humain. Il admettait qu’il y a un problème social, et il se fâchait contre les sceptiques qui refusaient d’en convenir ou qui se permettaient d’en rire ; mais, partant de ce principe que tous les intérêts légitimes sont harmoniques, il estimait qu’il faut les laisser s’arranger, se débrouiller, transiger ensemble, sans prétendre s’en mêler, et que les gens qui prétendent s’en mêler gâtent tout. Il pensait que, s’il est utile de faire de bonnes lois, il est plus utile encore de supprimer toutes les lois inutiles ou pernicieuses, et qu’en somme, pour améliorer l’état social, il y a moins à faire qu’à défaire, que l’essentiel est de lever les interdictions, de détruire les murs de clôture et les barrières, qui tôt ou tard se changent en barricades. « Laissons les hommes, disait-il, travailler, échanger, apprendre, s’associer, agir et réagir les uns sur les autres ; c’est la condition de l’ordre, du progrès, du bien, du mieux à l’infini. Comme la mécanique céleste, la mécanique sociale révèle la sagesse divine et raconte sa gloire ! » Il considérait comme le fléau de l’humanité et des bons musiciens les chefs d’orchestre qui abusent de leur bâton et battent la mesure à contre-temps. Personne n’a cru plus passionnément que lui à la liberté et à ses bienfaits. Il était persuadé qu’elle répond à tous les besoins, qu’elle suffit à toutes les entreprises, qu’elle répare tous les dommages, qu’elle est le secret de tout le bien qui se fait dans le monde et de tout le mal quii ne s’y fait pas. Il avait la sainte horreur des règlemens, des prohibitions et de ceux qui en profitent, « de ces hommes de spoliation qui, au mépris des lois ou par l’intermédiaire des lois, s’engraissent de la substance des peuples, vivent des erreurs qu’ils répandent, de l’ignorance qu’ils entretiennent, des entraves qu’ils imposent aux transactions, des guerres qu’ils allument, » et il leur disait : « Vous faites perdre au travail plus de gerbes que vous ne lui arrachez d’épis. » Il disait aussi : « Quand nous remarquons un défaut d’harmonie dans le monde, imputons ce malheur à un défaut de liberté, à une justice absente. » Il voyait poindre un âge nouveau où les hommes d’État n’auraient plus besoin d’étudier la science de la force et la science de la ruse, où la ruse et la force ne présideraient plus au gouvernement intérieur des sociétés ni aux relations des peuples entre eux. Ses espérances allaient bien vite. Que penserait-il de l’état présent de l’Europe ? Les événemens qui se sont accomplis depuis dix ans sont-ils propres à mettre en joie l’âme d’un philosophe ? La force et la ruse ont-elles abdiqué ? Le temps des grandes injustices et des grands mensonges est-il passé ? Les arbitres de qui dépendent nos destinées ont-ils des cœurs de colombes et les mains nettes ? Il y avait jadis à Faënza un pauvre homme qui était en procès avec un riche voisin ; il avait pour lui la raison, le bon droit, mais le riche voisin avait l’oreille des juges, et le pauvre homme perdit tout son patrimoine. Fou de chagrin, il se prit à courir les rues allant d’église en église et faisant partout sonner les cloches. Les passans étonnés s’arrêtaient, disant : « Qui donc est mort ? » Et le pauvre homme leur répondait : « C’est la justice qui est morte, priez pour son âme, la ragione è morta, per l’anima della ragione ch’è morta ! » L’homme de Faënza se trompait ; la justice ne peut pas mourir, elle est d’essence immortelle. La justice est pareille à ces dieux d’Homère qui, s’avisant de quitter le ciel pour la terre, recevaient de sanglantes blessures dans la mêlée des batailles humaines. Les dieux blessés se taisent et se vengent. Le malheur est que l’histoire est infiniment patiente, et que nous sommes impatiens ; elle compte par siècles, et nous avons bientôt fait de compter nos jours.

Les lettres de Bastiat qui nous occupent ont toutes été écrites entre 1848 et 1850. Après avoir siégé à la constituante, il fut nommé une seconde fois représentant du département des Landes, et il prit une part active aux travaux de l’assemblée législative. Les débats auxquels il assistait lui inspiraient de mélancoliques réflexions : « La discussion sur le socialisme a été très belle, Charles Dupin fort au-dessus de ce qu’on pouvait attendre, Dufaure admirable, la montagne violente, insensée, ignorante. Quelle triste arène que cette chambre ! Combien elle est au-dessous, pour les intentions, de la constituante ! Alors l’immense majorité avait la passion du bien ; à présent chacun ne rêve que révolution, et l’on n’est retenu que par le choix. » Bastiat conservait au milieu de ces luttes orageuses l’indépendance de son jugement et de son vote. Cœur chaud, mais esprit libre, il ne voulait être ni le prisonnier d’un parti ni le complice des ambitieux qui font servir à leur fortune les convictions des autres, et il se tenait en garde contre les calculs des habiles et contre les exagérations de la haine. Il disait tour à tour leur fait aux socialistes et à la bourgeoisie. S’il reprochait au peuple de se livrer aveuglément aux sophistes, aux déclamateurs de bas étage, aux fous rusés ou candides qui abusaient de sa crédulité, il remontrait à la bourgeoisie qu’elle avait aussi ses défauts, ses ignorances et ses meneurs dont elle était la dupe : « La bourgeoisie a gouverné ce pays ; comment s’est-elle conduite ? Le petit nombre a fait le mal, le grand nombre l’a laissé faire, non sans en profiter à l’occasion. »

Il demandait aux classes dirigeantes d’élargir leur esprit et leur cœur, d’étudier le peuple, de ne pas répondre à ses doléances par de hautains refus et par le mot du riche : Qui se permet d’avoir faim quand j’ai dîné ? « Il n’est pas de besoin plus impérieux chez l’homme, écrivait-il trois mois avant sa mort, que celui de la confiance dans un avenir qui offre quelque fixité. Ce qui trouble les ouvriers, ce n’est pas tant la modicité des salaires que leur incertitude, et si les hommes qui sont arrivés à la fortune voulaient faire un retour sur eux-mêmes, en voyant avec quelle ardeur ils aiment la sécurité, ils auraient peut-être un peu plus d’indulgence pour les classes qui ont toujours, pour une cause ou pour une autre, le chômage en perspective. » Il se plaignait enfin que tout en prêchant aux petits la justice, l’égalité devant le droit commun, et en leur représentant que la société n’est pas chargée de les nourrir, les heureux de ce monde demandent à l’État pour eux-mêmes des privilèges, des exemptions et des monopoles. « Il est déplorable, lisons-nous dans une de ses lettres, que les classes qui font la loi ne veuillent pas être justes quoi qu’il en coûte ; car alors chaque classe veut faire la loi. Fabricant, agriculteur, armateur, père de famille, contribuable, artiste, ouvrier, chacun est socialiste pour lui-même et sollicite une part d’injustice… Tant qu’on regardera ainsi l’État comme une source de faveurs, notre histoire ne présentera que deux phases : les temps de luttes à qui s’emparera de l’État, et les temps de trêve qui seront le règne éphémère d’une oppression triomphante, présage d’une lutte nouvelle. »

A certains égards la situation n’est plus la même. Depuis le temps où écrivait Bastiat, tout le monde a fait ses réflexions. Le socialisme a opéré un mouvement de retraite, et s’il n’a pas abjuré ses espérances, il a modifié son programme. Les systèmes qu’a si vivement combattus l’auteur des Sophismes économiques ont disparu de la scène ; qui se soucie encore de l’utopie de Cabot et des phalanges de Fourier ? Mais il y a plus d’une espèce d’utopistes, et les têtes à chimères ne sont pas toutes dans le camp des novateurs. Ceux qui prétendent ressusciter le passé ou appliquer à une démocratie les vieux moyens de gouvernement sont des rêveurs comme ceux qui prêchent l’anarchie, avec ou sans tiret, et c’est ainsi qu’en jugeait Bastiat. La république de 48 avait pour son malheur des ennemis très dangereux et des amis très compromettans. Il est difficile de décider si ses ennemis lui ont fait plus de mal que ses amis ; qui dira si tel malade est mort de sa maladie ou de son médecin ? Bastiat condamnait également l’imperturbable confiance des républicains de droit divin et les entreprises d’un royalisme impénitent ; il se défiait des coteries autant que des clubs.

En politique, il professait un scepticisme tranquille et bienveillant. « Tenant très peu et croyant encore moins aux formes politiques, disait-il, irai-je consumer mes efforts et déclamer contre la république ou la monarchie ? » Il avait étudié l’histoire, et l’histoire est tout à la fois une école de scepticisme et de foi, de croyance et de doute ; elle nous dégrise de tous les dogmes, mais elle nous enseigne qu’il y a des vérités nécessaires, lesquelles se vengent des hommes d’État qui les méconnaissent, et qu’il est des règles de conduite supérieures à tous les systèmes. L’histoire avait appris à Bastiat que la liberté comme la tyrannie, la tyrannie comme la liberté peuvent revêtir bien des formes, et que la différence n’est pas grande entre un despote couronné et un tyran coiffé d’un bonnet rouge. Elle lui avait appris aussi qu’en matière de gouvernement, les préférences des hommes sont peu de chose, qu’il faut savoir sacrifier ses théories à l’évidence des faits et à la logique des événemens. Il accordait à Bonald et à Joseph de Maistre qu’on ne fait pas les constitutions, qu’elles se font, qu’elles ne sont point un ouvrage d’esprit comme une ode ou une tragédie, qu’on ne fabrique pas une république par décret ni des républicains sur commande, que le monde n’est pas livré au hasard des inventions, à la fantaisie des inventeurs, que l’abus de l’écritoire, le règne du papier ne font pas le bonheur des peuples. Enfin Bastiat était avant tout un économiste libéral, et il donnait à sa chère économie politique le pas sur tout le reste. Ayant fait au mois de juin 1849 une excursion en Belgique, il prétendait avoir passé d’une république dans une monarchie, être revenu d’une monarchie dans une république sans s’être aperçu de la transition : « Le dernier mot que j’ai entendu de l’autre côté de la frontière est justement le même qu’on m’a adressé de celui-ci : votre passeport ! Hélas ! je n’en avais pas. » Bastiat préférait une monarchie libre-échangiste aux républiques qui ont la manie des règlemens, des mesures prohibitives, des minuties de bureaux et des gros tarifs ; il estimait qu’abolir les passeports est une opération plus nécessaire et plus urgente qu’abolir les rois.

Mais il estimait aussi que, dans les pays où la force des choses a aboli les rois, on a tort de perdre son temps à les regretter et ses peines à les faire remonter sur leur trône, qu’il est mieux d’apprendre à s’en passer et de se mettre dans la tête qu’un roi ou un empereur n’est pas un article de première nécessité. Il avait l’esprit trop ouvert pour ne pas s’accommoder aux événemens, pour condamner toute innovation comme une folle imprudence. Le monde a déjà fait bien des essais, mis à l’épreuve bien des institutions politiques ; en est-il une seule qu’à ses débuts on n’ait traitée d’impossible ? Impossible est le mot des femmes ; elles goûtent peu les gouvernemens nouveaux, seul genre de nouveautés qui leur déplaise. « Après le dîner, je m’approche de la belle-sœur de M. D…, et, sachant qu’elle arrivait de Belgique, je lui demande si ce voyage lui avait été agréable. Voici sa réponse : — Monsieur, j’ai éprouvé l’indicible bonheur de ne voir la figure d’aucun républicain, parce que je les déteste. — La conversation ne pouvait se soutenir longtemps sur ce texte ; je m’adresse donc à sa voisine, qui se met à me parler des douces impressions que lui avait fait, éprouver le royalisme belge : — Quand le roi passe, disait-elle, tout est fête, cris de joie, devises, banderoles, rubans et lampions. — Je vois bien, ajoutait Bastiat, que pour ne pas trop déplaire aux dames, il faut se hâter d’élire un roi. L’embarras est de savoir lequel, car nous en avons trois en perspective ; qui l’emportera, après une guerre civile ? »

Le malheur d’une jeune république n’est pas seulement de déplaire aux femmes ; il lui faut des chefs pour diriger ses premiers pas. Où les prendra-t-elle ? Si elle les cherche parmi ses amis, les républicains de la veille, à qui manque la pratique, elle ne recrutera qu’un personnel de gouvernement plein de bonnes intentions, mais novice au métier et peut-être maladroit. Si elle veut des ministres expérimentés, elle doit s’adresser aux serviteurs du régime déchu. Peut-elle leur confier sans péril le soin de son avenir ? Lui est-il permis de compter sur leur bonne foi, sur leur dévoûment ? Réussiront-ils à s’affranchir de leurs préjugés et de leurs regrets ? Il se peut qu’instruits par les leçons de l’histoire, éclairés par l’événement, ils se réconcilient sans restriction et sans réserve avec le nouvel état de choses ; il se peut aussi qu’il n’en soit rien, le vieil Adam ne meurt pas en un jour. Comme nous le disait un vieux parlementaire espagnol, qui a beaucoup réfléchi sur les choses humaines, il faut être sincère pour profiter de l’expérience, et à l’âge de l’expérience la plupart des hommes ont perdu leur sincérité. Après avoir été administrée cahin-caha par ses amis, consciencieusement malhabiles et maladroits avec délices, la république de 48 était tombée dans les mains d’hommes d’expérience très peu sincères, qui conspiraient sa perte, et à la date du 15 juin 1850, Bastiat caractérisait cette triste aventure par quelques mots frappans, dignes de notre attention : « Il avait été convenu qu’on essaierait localement la forme républicaine, pour laquelle je n’ai, quant à moi, aucun engouement. Peut-être n’eût-elle pas résisté à l’expérience même loyale ; alors elle serait tombée naturellement, sans secousse, de bon accord, sous le poids de l’opinion publique. Au lieu de cela on essaie de la renverser par l’intrigue, le mensonge, l’injustice, les frayeurs organisées, calculées, le discrédit ; on l’empêche de marcher, on lui imputa ce qui n’est pas son fait, et on agît ainsi contrairement aux conventions, sans avoir rien à mettre à la place. »

Ne semble-t-il pas que ces lignes ont été écrites hier ou plutôt avant-hier ? Et pourtant, si Bastiat revenait au monde, il retrouverait la France en meilleur point qu’il ne l’avait laissée. La république de 1870 a eu des chances plus heureuses que celle de 1848 ; aujourd’hui ses destinées sont aux mains d’hommes nouveaux, qui ont la ferme intention d’être sages, et d’hommes d’expérience, qui sont des hommes sincères et ne songent pas à s’en faire un mérite. Les républicains de raison sont le plus solide espoir de la France ; n’oublions pas que le premier en date fut Bastiat ; cela fait honneur à son bon sens, à sa lumineuse intelligence, à la droiture de son esprit, à la générosité de son patriotisme. M. Léon Faucher s’abusait ; nous ne répéterons pas après lui : Que peut-il venir de bon des grandes Landes ?


G. VALBERT.