Une Conjuration d'autrefois


UNE
CONJURATION
D’AUTREFOIS.[1]


« Ceulx qui ont veulent garder ; ceux qui n’ont pas veulent avoir. »
AMYOT.



PERSONNAGES.

CICÉRON, Consul.
BESTIA.
CATILINA.
CÉSAR.
CURIUS.
VARGUNTEIUS.
CETHEGUS.
LENTULUS.
GABINIUS CAPITO
PORCIUS LÆCA.
Le Député des Allobroges.
VERCINGETORIX.
Premier Esclave.
Deuxième Esclave.

MARCIUS, Prince du sénat.
CATON.
FABIUS TANGA, Questeur.
PUBLIUS, Grand-Prêtre.
Un Homme du peuple.
TERENTIA, femme de Cicéron.
FULVIE.
SERVILIE, sœur de Caton.
Licteurs, Soldats, Députés des Allobroges, Chevaliers, Hommes et Femmes du Peuple.


*

ACTE PREMIER.



Scène PREMIÈRE.


ESCLAVES allant et venant, VERCINGETORIX.


Intérieur d’une salle à manger ; porte au fond, porte latérale au-dessus de laquelle est écrit : vomitorium. — Préparatifs de festin, table dressée.
PREMIER ESCLAVE.

Jamais de repos, jour et nuit travailler pour l’estomac des autres. De quelle nature sont-ils donc pour boire et manger toujours ?

VERCINGETORIX.

De la nature des maîtres.

PREMIER ESCLAVE.

Et pourquoi sont-ils les maîtres ?

VERCINGETORIX.

Silence, esclaves !

PREMIER ESCLAVE.

Oui, esclaves, puisqu’il faut l’être, esclaves comme le lion en cage. Mais toi, esclave né qui ne voudrais de la liberté que pour la vendre, oublieux de ton nom, de ta patrie ; Gaulois, tu t’es fait Grec ; tu parles toutes les langues pour mieux dire, j’obéis ; aussi tu as l’oreille de notre noble maître, et je ne t’envie pas cette triste faveur.

VERCINGETORIX.

Silence ! ai-je dit.

PREMIER ESCLAVE.

Je veux parler ; quand tout se remue et se révolte dans Rome, quand le peuple se plaint du sénat, pourquoi ne nous plaindrions-nous pas de notre maître ? Je veux parler, comme au temps où réunis à la voix de Spartacus… Mais que sont devenus pour toi tous ces souvenirs ?

VERCINGETORIX.

Je n’ai rien oublié.

PREMIER ESCLAVE.

Tant pis ! n’as-tu pas honte alors d’être le premier d’entre nous ?

SECOND ESCLAVE.

Il faut le plaindre : si le maître a faim, c’est lui qu’il appelle ; s’il ne peut dormir, c’est encore lui ; s’il est malade, c’est lui ; s’il a peur du tonnerre, c’est lui. Bien m’a pris d’être récalcitrant, le fouet m’exempte de bien d’autres tortures.

VERCINGETORIX.

Toujours des plaintes, toujours des reproches ; je n’ai qu’un maître ici.

PREMIER ESCLAVE.

Il ne tiendrait qu’à toi de n’en avoir plus.

VERCINGETORIX.

Vous êtes fous, votre haine aveugle ne tombe que sur un seul, mais après celui-ci, le bourreau.

DEUXIÈME ESCLAVE.

Mieux vaut le bourreau.

PREMIER ESCLAVE.

Pour en finir avec Spartacus, il a fallu d’autres armes que les verges et la hache !

VERCINGETORIX.

S’il a succombé, que prétends-tu, toi ? quel est ton plan ? quelles sont tes ressources ? ton nom remuera-t-il la Sicile, l’Espagne, le Latium ? nous ne serions que les petits imitateurs d’un grand homme.

PREMIER ESCLAVE.

Que faire alors ?

VERCINGETORIX.

Tuer les maîtres par les maîtres.

PREMIER ESCLAVE.

Et pour cela ?

VERCINGETORIX.

Obéir.


Scène II.


Les Mêmes, BESTIA.
BESTIA, regardant la table.

C’est bien. (Il fait signe aux esclaves de se retirer.)

(À Vercingetorix.)
Toi, reste !
(Les esclaves se retirent.)

Scène III.


VERCINGETORIX, BESTIA.
BESTIA, d’un air soucieux.

Je suis ruiné, perdu, et c’est toi qui en es cause, toi mon médecin, mon astrologue, mon cuisinier, mon confident, mon ami même.

VERCINGETORIX.

Ton esclave.

BESTIA.

Mon ami, te dis-je. Tu m’as livré comme une proie aux Cethegus, aux Catilina, à tous ces enfans perdus de Rome, qui m’apportent chaque jour, ou plutôt chaque nuit, leurs vices à nourrir, leur ambition à défrayer ; de l’argent, de l’argent, toujours de l’argent ! Et qu’a-t-il produit cet argent ? où sont les gouvernemens de province, les questures, les consulats, toutes les dignités qu’on achète, disent-ils, et qu’on n’a pas voulu leur vendre. À la fin je suis las de prêter à des noms et sur des espérances ; je suis las surtout de tenir table ouverte, et de m’être fait l’hôte imprudent de toutes ces misères patriciennes et plébéiennes, car maintenant ils font des recrues partout. Je ne sais où va les prendre ce maudit Curius, leur embaucheur : ma maison est l’asile de Romulus, ouvert à tous les bandits : chaque jour ce sont de nouveaux venus ; bientôt ils me feront mettre à table avec leurs esclaves.

VERCINGETORIX.

Parle moins haut, maître.

BESTIA.

Moins haut, et pourquoi ? en suis-je venu au point d’avoir à craindre ; je veux en finir, ma fortune est compromise, il y va peut-être de ma vie ; dès ce soir je romps avec eux, et je me retranche derrière la loi ; je redeviens citoyen paisible ! C’est chez le préteur que je leur donne rendez-vous : dans ce grand naufrage je ne périrai pas corps et biens. (Montrant la table.) Ainsi, tous ces apprêts sont inutiles.

VERCINGETORIX.

Tous ces apprêts te sauvent ; tu t’es trop avancé, maître, pour reculer. Que peut la justice contre ceux qui n’ont rien que leur poignard ? Écoute-moi : ta créance est hypothéquée sur leur misère et leur ambition ; cette hypothèque est sûre, ne la détruis pas d’un mot, d’une révélation qui ne te vaudrait que les stériles actions de grâces du sénat.

BESTIA.

Que faire pour sortir de cet abîme ?

VERCINGETORIX.

Conspirer.


Scène IV.


Les mêmes, CURIUS, FULVIE.
CURIUS à Bestia.

Toujours le premier, tu le vois, le plus exact.

BESTIA.

Oui, le plus affamé.

CURIUS.

Pour te faire honneur.

BESTIA.

Ton appétit est trop flatteur.

CURIUS.

Boudes-tu contre nos ventres ? Vercingetorix t’a donc mis à la diète ? Allons, pour ce souper encore, porte-toi bien, (lui présentant Fulvie) et sois gracieux.

FULVIE.

Ne demandons pas l’impossible.

BESTIA, à part.

Il ne manquait plus que d’amener des femmes ici ! Et quelles femmes encore !

CURIUS, à part à Bestia.

J’ai failli t’amener la femme de Cicéron. (Haut.) Fulvie dit vrai. D’ailleurs ce bon Bestia ne s’est point engagé à être aimable. J’outrepassais mes droits de lui tant demander, et je n’exige plus que le souper.

BESTIA.

Pour toi ?

CURIUS.

Pour moi et pour vingt autres, ce sera peut-être le dernier.

VERCINGETORIX, à Bestia.

Le dernier, tu l’entends ?

CURIUS.

Catilina va bientôt venir, et il n’aime pas attendre.

BESTIA.

Et que fais-je autre chose avec vous !

CURIUS.

Des reproches, Bestia, à la veille d’un remboursement !

BESTIA.

Pour vous la veille n’a jamais de lendemain.

FULVIE.

C’est un bon mot d’usurier.

CURIUS.

Un bon mot se paie cher ; il pourrait coûter une province. C’est ce soir, ici même à table, qu’on se partage l’empire.

VERCINGETORIX, à Bestia.

Tu l’entends ?

BESTIA, à Curius.

Dis-tu vrai ? (Emmenant Vercingetorix par le bras.) Esclaves, aux fourneaux !

(Bestia et Vercingetorix sortent.)

Scène V.


CURIUS, FULVIE.
CURIUS.

Eh bien ! me croiras-tu maintenant ?

FULVIE.

Qu’ai-je appris de nouveau ?

CURIUS.

Balanceras-tu encore entre le consul Antonius et moi ? tu le sais, je puis mettre toutes les richesses de Rome à tes pieds. La ville est à nous ; veux-tu les jardins de Crassus ? veux-tu la gerbe d’or de Cérès ? veux-tu le temple même de Junon ?

FULVIE.

J’aime mieux la maison de Lupa la comédienne.

CURIUS.

Tu n’as qu’à choisir.

FULVIE.

Tu ne me crois pas, je pense, de la famille des Bestia, et je ne m’enflammerai pas sur la foi de tes promesses.

CURIUS.

Tu pourras te convaincre de tes propres yeux.

FULVIE.

Dans tout ceci, je ne vois qu’une orgie, et je ne suis point venue par ambition, mais par curiosité.

CURIUS.

Sois ambitieuse, je t’en prie.

FULVIE.

On m’a dit qu’on voyait et qu’on entendait ici des choses extraordinaires, des choses qui font frémir la nature !…

CURIUS.

Laisse venir Catilina, tu n’as plus que le temps de désirer.

FULVIE.

Est-ce vrai tout ce qu’on raconte de vous ? On dit que ce n’est pas du vin que vous buvez ici !

CURIUS.

Du sang, peut-être !

FULVIE.

On dit qu’hier vous avez mangé un enfant !

CURIUS.

Nous en mangerons bien d’autres !

FULVIE.

Et que vous buvez dans des crânes d’hommes !

CURIUS.

La terreur écrit mal l’histoire. Tant mieux pour nous : grâce à elle, nous sommes partout dans Rome ; nous frappons à toutes les portes, nous faisons briller le poignard devant tous les yeux, et la besogne est à moitié faite.

FULVIE.

C’est amusant ! quand se met-on à table ?


Scène VI.


Les Mêmes, CATILINA, LENTULUS, CETHEGUS, VARGUNTEIUS GABINIUS CAPITO, PORCIUS LÆCA, un député des Allobroges, et autres conjurés.
CATILINA, entrant.

Il n’y a plus à hésiter ; encore ce bavard d’Arpinum qui l’emporte sur moi ; le voilà consul. Aux grands maux, les grands remèdes : ils ont pris la toge, à nous les armes ! (Apercevant Fulvie.) Une femme ici ! qui l’a amenée ?

CURIUS.

Moi ; c’est une amie.

CATILINA.

Imprudent !

CURIUS.

Je réponds de sa discrétion.

CATILINA.

Comme de sa fidélité ?

CURIUS.

Remercie-moi, la femme manquait à notre conjuration.

CATILINA, à FULVIE.

D’ailleurs tu ne seras pas la seule femme ici ; César va venir. Nous sommes tous réunis ? Mais je cherche Bestia.

CURIUS.

Il travaille pour nous. Il n’a rien moins fallu que mon zèle pour réchauffer le sien. Vraiment, il m’a inquiété quand je suis venu.

CATILINA.

Que peut-il avoir ? Une indigestion ?

CURIUS.

Non, il pensait.

FULVIE.

Et depuis quand ?

CURIUS.

Il semblait douter, il avait presqu’une figure de délateur.

(Mouvement parmi les conjurés.)

Scène VII.


Les Mêmes, BESTIA, VERCINGETORIX, Esclaves chargés de mets et de fleurs.
CATILINA, à BESTIA.

Le cœur te manque, à ce qu’on dit ; lorsque les plus faibles viennent à nous, lorsque les femmes même…

BESTIA.

C’est justement ce qui m’a fait peur ; je n’aime pas les femmes, moi, là où il y a un secret à garder.

FULVIE.

Oh ! la vieille plaisanterie !

CATILINA.

Pardonne, Fulvie, Bestia est un trembleur, et il a passé l’âge de rendre justice aux femmes. Femme, prends bien garde à ce que tu vas voir, à ce que tu vas entendre. Quiconque entre ici, laisse à la porte toute affection, tout respect humain, toute pitié. Il n’est permis d’y conserver que le souvenir de l’injustice des tyrans !

VERCINGETORIX.

Dans la Gaule, les femmes conseillent et les hommes exécutent.

CURIUS.

Depuis quand les esclaves parlent-ils à Rome ?

CATILINA.

Femme, esclave, parlez ; il nous faut des femmes et des esclaves, les enfans mêmes ne déparent pas une conjuration comme la nôtre ; ne serviraient-ils qu’à crier, la terreur en sera plus complète ; il faut même que Crassus nous prête ses lions.

BESTIA.

Crassus n’est pas si bon que moi, il ne prête jamais. (Poussant un soupir.) Le repas attend.

(Les conjurés prennent place.)
CURIUS.

Cela devient sérieux, nous sommes à table.

CATILINA, faisant l’appel.

Lentulus Sura, Curius, Cethegus, Gabinius Capito, Vargunteius, Porcius Læca, le député des Allobroges, Bestia, Caius Cæsar ?

CURIUS.

Seul absent. Il est chez la sœur de Caton.

CATILINA.

N’importe. Vous tous ici présens, écoutez : votre fidélité m’est connue, et sans elle, je n’aurais pas tenté une si grande entreprise. Nous avons mis en commun les biens et les maux ; ce que vous voulez, je le veux, ce que vous ne voulez pas, je ne le veux pas. Cette conformité de haine et de sympathie, c’est l’amitié. Déjà chacun de vous a connu mes projets, notre sort à venir en demande la prompte exécution. La république est échue aux mains d’un petit nombre. Rois et peuples sont leurs tributaires. Quant à nous, hommes de cœur, nobles ou plébéiens, nous ne sommes qu’une foule sans nom, sans pouvoir, sans crédit, soumis à ceux qui trembleraient devant nous, si la bonne cause triomphait. À eux la puissance, les honneurs, l’argent, à eux, ou aux leurs ; à nous les rebuts, les dangers, les poursuites judiciaires, la misère.

LES CONJURÉS.

Il dit vrai.

FULVIE, à Curius.

Il parle bien, mais cet enfant rôti ; quand va-t-on le servir ? Je m’ennuie.

CURIUS.

Écoute.

CATILINA.

Souffrirons-nous toujours ?

CURIUS, buvant.

Oui, souffrirons-nous toujours ?

L’ALLOBROGE.

Le peuple meurt de faim. (À Vercingetorix.) Verse à boire. Oui ! oui ! souffrirons-nous toujours ?

CATILINA.

Mieux vaut mourir courageusement, que de marchander une vie d’opprobre et de misères ; n’en doutons pas, la victoire est dans nos mains, nous tous, jeunes de corps et de cœur, contre ceux que l’or a vieillis plus que l’âge. Pour en finir, il ne faut que commencer. Comment être homme et souffrir qu’ils aient des richesses à combler la mer et à élever des montagnes, tandis que nous manquons du nécessaire ; que leurs palais occupent des rues entières, et que nous n’avons pas même un foyer domestique ; qu’ils achètent tableaux, statues, vases ciselés ; qu’ils élèvent et détruisent, qu’ils sèment et jettent à pleines mains l’argent sans pouvoir l’épuiser ; pour nous, au-dedans, le besoin, au-dehors, les dettes ; un présent affreux, un avenir plus affreux encore. Qu’avons-nous ? si ce n’est une misérable existence. Réveillons-nous donc ! voici, voici cette liberté tant souhaitée, et avec elle la fortune, l’honneur et la gloire : c’est là le prix que le sort jette aux vainqueurs. L’occasion, le danger, notre dénument, et surtout le butin, prix du combat, vous exhorteront mieux que mes paroles. Général et soldat, je suis à vous : ma tête et mon bras ne vous manqueront pas.

CURIUS.

Bien parlé !

FULVIE.

Mieux que Cicéron ! (bas.) Mais quand donc les horreurs ?

BESTIA, à part.

Tout cela ne dit rien, on ne partage toujours pas l’empire.

FULVIE, à part.

Mais c’est du vin tout pur que je bois !

CATILINA.

Les hommes changeront avec les choses, que voulez-vous ?

CURIUS.

Je demande l’abolition des dettes.

BESTIA, se levant.

Entendons-nous, je suis créancier.

CATILINA.

Mesure générale, tu te rattraperas sur une province.

BESTIA.

Alors je demande le gouvernement d’Asie.

CETHEGUS.

Moi, la proscription de Lucullus et de Crassus.

VARGUNTEIUS.

Mesure générale, la proscription de tous les riches.

PORCIUS LÆCA.

Je demande la questure.

GABINIUS CAPITO.

Le sacerdoce.

CETHEGUS.

Moi, le pillage, tout est dans ce mot.

VERCINGETORIX, à part.

Qui donc demandera la liberté ?

CATILINA.

Vous serez contens. Manlius, si digne de son vieux nom populaire, a levé pour nous l’étendard en Étrurie, les esclaves de l’Apulie se révoltent, les députés des Allobroges soulèveront la Gaule ; Pison va partir pour l’Espagne, Nucerinus pour la Mauritanie avec une armée. Nous n’avons pas de temps à perdre, car Pompée, ce souteneur du sénat, n’attend qu’un ordre pour rentrer avec ses légions. Rome est à nous sans défense, étouffons-la avant qu’elle ait crié au secours. Déjà le soupçon et la crainte travaillent pour nous, ils disent que j’ai égorgé mon fils, ils disent que nous avons retrouvé l’aigle d’argent de Marius, et que nous lui sacrifions des hommes ; que nous assassinons pour nous exercer la main et nous lier par le crime, que nous buvons du sang !

CURIUS, se prenant à rire et levant sa coupe.

Oui, du sang de Falerne ; verse, esclave. (Vercingetorix lui verse à boire.) Buvons tous dans cette coupe à notre indissoluble amitié.

(La coupe passe à la ronde et revient à Fulvie.)
FULVIE, la passant sans boire à Catilina.

À d’autres.

CATILINA, ayant bu.

Demain donc, au coucher du soleil, que Cicéron meure. Toi, Cethegus, et toi, Vargunteius, avec vos gladiateurs chargez-vous de ce soin. Cicéron mort, le feu aux quatre coins de la ville. Bestia, c’est le soin de tes esclaves.

VERCINGETORIX.

Ils feront comme des hommes libres.

LE DÉPUTÉ DES ALLOBROGES.

Je ferai soulever les Gaules. (Il retombe ivre mort.)

CATILINA, à Vercingetorix.

Conduis-le, Gaulois, au vomitorium ; nous tous, demain au sénat.

TOUS.

Au sénat ! (Ils se lèvent de table.)

FULVIE.

Votre conspiration n’a rien d’amusant, elle ressemble à toutes les autres, on dîne plus gaîment chez Caton. Il n’y a pas la moindre horreur, pas la plus petite monstruosité ici. Il n’y a d’ivre que ce gros Gaulois qui ronfle comme au sénat.

VERCINGETORIX, à part.

Quand nous aurons le fer et le feu à la main, nous vengerons Spartacus.

(Au moment où la masse des conjurés sort, César entre.)

Scène VIII.


Les Mêmes, CÉSAR en habits de fête.
TOUS LES CONJURÉS.

Enfin, voilà César.

CURIUS.

La sœur de Caton nous le rend.

CATILINA à César.

Tu t’es donc décidé ?

CÉSAR.

Moi, je n’hésite plus, je ne suis point des vôtres. (Mouvement.)

CURIUS.

Que dit-il ?

CÉSAR.

Je dis que le temps n’est pas venu, et qu’il y a folie à conspirer, quand le blé arrive chaque jour de Sicile, quand le peuple rassasié ne jeûne même pas de gloire, quand il bat des mains aux périodes de Cicéron et aux faits d’armes du grand Pompée.

CATILINA.

Que viens-tu donc faire ici ?

CÉSAR.

Je viens vous avertir qu’il y a une conjuration mieux ourdie que la vôtre, celle du sénat contre vous. Ne savez-vous pas qu’hier Cicéron le consul a présenté une loi qui porte à dix ans d’exil la peine contre la brigue ? C’est un coup direct, n’est-ce pas ? Demain au sénat, tu seras accusé.

CATILINA.

Demain y aura-t-il un sénat ?

CÉSAR.

Le sénat a pris ses mesures, peut-être même se réjouit-il de n’avoir à étouffer qu’un complot, lorsque avec plus de patience vous l’écrasiez par la guerre civile. Vous n’avez point d’armée, vos forces sont ici, les amis absens ne comptent pas. Croyez-vous que Crassus avec ses millions ne soit pas le premier intéressé à vous trahir ? On dit même qu’il a livré un plan de la conjuration et une liste des conjurés. Ce que je dis, je le tiens de la sœur de Caton, de Servilie même, qui m’a prévenu de tout, dans la crainte que je ne fusse du complot.

CATILINA.

Nous avons ce qui manque à Crassus, comme à toi, le courage.

CÉSAR.

Le courage ne sert qu’à mourir, c’est le dernier mot d’un ami. Puissé-je n’avoir point à vous servir comme sénateur. Adieu, plus rien de commun entre nous, pas même le souvenir.

(Ramenant Catilina sur le devant de la scène.)

Tu finiras par faire de Cicéron un homme politique.

(Revenant sur ses pas.)

J’oubliais mon flacon. (Il sort.)


Scène IX.


Les Mêmes, excepté César.
FULVIE.

Comment ! César n’est pas de la conspiration ? il me plaît, c’est dommage.

CURIUS.

Tant mieux, une part de plus pour ceux qui restent.

FULVIE, à part.

Tant pis ! je n’en veux plus être, moi.

CATILINA.

Un de moins, qu’importe ? (Montrant Fulvie.) D’ailleurs n’est-il pas remplacé ?

FULVIE.

Qui oserait se plaindre !

BESTIA, ayant réfléchi.

Ah ! César n’est pas de la conspiration… Je ne sais ce que j’éprouve. J’ai froid, je tremble…

CATILINA.

Vous avez entendu César ! Le sénat, a-t-il dit, conspire ; Cicéron prend des mesures contre nous. Eh bien ! il s’agit de fouiller dans les projets consulaires. En ce moment, je regrette César.

CURIUS.

Et pourquoi ?

CATILINA.

Parce qu’il est le mari de toutes les femmes.

BESTIA.

Qu’est-ce que cela fait à la conspiration ?

CATILINA.

Tu le demandes ! Ne sais-tu pas que de tous les conjurés, le meilleur est l’adultère, et que le secret du mari n’échappe jamais à l’amant de la femme ? Y a-t-il personne parmi vous qui ait des titres à faire valoir auprès de Terentia ?… Voyons, qui se dévoue ?

CURIUS.

Ce ne sera pas moi.

(En ce moment Bestia regarde Curius en riant.)
CERTHEGUS.

Ni moi.

LENTULUS.

Ni moi.

VARGUNTEIUS.

Moi, je me suis chargé de tuer le mari. C’est assez.

FULVIE.

Eh bien ! tirez-la au sort. Je gage que Bestia sera le mortel heureux.

TOUS LES CONJURÉS.

Oui, oui, Bestia.

BESTIA.

Non ! non ! belle Fulvie !… Curius n’a point attendu le sort.

FULVIE.

Curius !

BESTIA.

Oui, oui, Curius ! vois-le comme il rougit.

CURIUS, à Bestia.

Que dis-tu là, butor ? (à Fulvie.) Fulvie, ne va pas croire…

BESTIA.

Je dis que toi, qui devais amener ici la femme de Cicéron…

CURIUS, à Bestia.

Tais-toi donc.

FULVIE, à Curius.

Mais la rencontre eût été plaisante, que ne l’as-tu fait ! (À part.) Il me trompait donc !

CATILINA.

J’ai droit de te reprocher ta discrétion, Curius. S’il est vrai que la maison de Cicéron te soit ouverte, tu peux et tu dois nous être utile. Il faut donc y précéder Vargunteius. Il faut y saisir les armes forgées contre nous !

FULVIE.

Tu aurais vraiment tort d’hésiter pour la cause !!! et à titre de conjuré, j’appuie la demande de Catilina.

CURIUS, à part.

Maudit Bestia !

CATILINA.

Tu le vois, Fulvie est assez homme pour comprendre qu’il s’agit de l’intérêt commun, et que ton rôle est le plus pénible de tous !

FULVIE, à part.

Il me trompait… Le mien va changer !

CATILINA.

Le jour vient, prépare-toi à voir Terentia.

CURIUS, nonchalamment.

Je suis bien fatigué !

CATILINA.

Un peu de dévoûment. Fulvie le permet. C’est chez Vargunteius que j’attendrai ton retour ; puis, nous prendrons des mesures en conséquence.

FULVIE, à part.

Il me trompait. Qu’il aille trouver la femme, j’irai trouver le mari !

CATILINA.

Rien n’est changé dans nos projets ; que demain Rome se couche au milieu des flammes et du sang ; que notre justice commence par le consul et qu’elle finisse au sénat. Patriciens, plébéiens, gladiateurs, esclaves, chacun son rôle, et soyez prêts demain au coucher du soleil.

LES CONJURÉS.

À demain ! à demain ! (Ils sortent.)

CATILINA, à Vercingetorix.

L’incendie te regarde toi et les tiens ! (Il sort.)

VERCINGETORIX, aux esclaves.

L’incendie nous regarde ! Maintenant, voulez-vous obéir ?

PREMIER ESCLAVE.

L’incendie sera beau ! nos amis le verront des monts de l’Apulie.

ACTE DEUXIÈME.



Scène PREMIÈRE.

Intérieur de l’appartement du Consul.


CICÉRON, seul.

Toujours des avis indirects ! des lettres sans nom ! un cri d’alarme bourdonne sans cesse à mes oreilles. Veille, consul, veille, ouvre les yeux ! Rome est en danger, les conspirateurs sont partout… dès-lors ils ne sont nulle part… et, au milieu de ces sinistres prédictions, Crassus, du fond de ses jardins, me jette ses craintes, Crassus, l’ami de Catilina, Crassus, que l’argent a absous ! Que croire ? que faire ? qui porte le masque ? à qui l’ôter ? Et dans cette confusion générale, la loi est là, avec ses nobles susceptibilités, qui défend la prévention, et, par respect pour la liberté de chacun, compromet la vie de tous… Dans les temps de discorde, c’est un lourd fardeau que le consulat. Maudit soit le jour où je suis entré dans cette vie d’agitation, où j’ai quitté la Grèce et ses douces études pour le Forum et ses ambitions ! Atticus ! Atticus ! tu es plus heureux que moi !… je ne puis plus reculer… Consul, je dois veiller au salut de la patrie.


Scène II.


CICÉRON, UN ESCLAVE.
L’ESCLAVE.

Une femme demande à être introduite ; c’est au consul seul qu’elle veut parler. Elle a, dit-elle, un secret important à communiquer.

CICÉRON.

Encore des révélations sans preuves… Il faut tout entendre.

(Il fait signe à l’esclave, Fulvie entre.)

Scène III.


CICÉRON.

Est-ce bien toi, Fulvie ? quel désordre dans tes vêtemens ! quelle tristesse sur ton visage ! le coq n’a pas encore chanté, et déjà tu viens frapper à ma porte ; un solliciteur n’est pas plus matinal : est-ce que les censeurs auraient fermé ta maison ?

FULVIE.

Tu es trop mon ami, et je ne suis point ingrate.

CICÉRON.

Alors tu me fais peur.

FULVIE.

Ne ris pas, tu vas pâlir.

CICÉRON.

Décidément c’est une épidémie. Toi, la Vénus folle et rieuse de Rome…

FULVIE.

Et non pas Cérès la discrète, car j’ai deux secrets à te dire, j’ai droit à double récompense.

CICÉRON.

Par le temps qui court, un secret n’est pas cher ; l’amant qui te l’a donné t’a payé en mauvaise monnaie : je ne m’étonne plus que ta nuit ait été si courte.

FULVIE.

Si le temps se mesure par ce que l’on voit, par ce que l’on entend, la nuit a été bien longue.

CICÉRON.

Où l’as-tu donc passée ?

FULVIE.

Chez Bestia.

CICÉRON.

Je conçois qu’elle t’ait paru longue

FULVIE.

Avec Catilina, Lentulus, Cethegus, Vargunteius, Gabinius Capito, et d’autres encore.

CICÉRON.

Oh ! oh ! cela devient grave.

FULVIE.

Plus grave que tu ne saurais croire, car j’ai à parler au consul et au mari ; auquel dois-je d’abord parler ?

CICÉRON, gravement.

À tous les deux.

FULVIE.

Sois homme de courage, consul, on en veut à ta vie. Ce soir, Vargunteius et Cethegus viendront frapper à ta porte, humbles cliens armés de poignards. Catilina les a désignés pour t’assassiner. Tu n’es que la première victime, et Rome doit être ton bûcher. Ris donc maintenant… Ce n’est pas tout encore. Époux, on en veut à ta femme.

CICÉRON, abattu.

Pour la tuer aussi ?

FULVIE, souriant.

Bien mieux que cela. Un des conjurés, Curius, est l’amant de Terentia, et ce matin même il doit venir auprès d’elle.

CICÉRON.

Tu mens, Fulvie !

FULVIE.

Voilà bien les hommes. Ce que je te révèle, je l’ai vu, je l’ai entendu. Libre à toi de le voir et de l’entendre. Pas un mot de plus, consul. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour moi plus que pour la patrie ; pour moi et pour l’argent que la patrie et le consul me doivent maintenant que je les ai avertis tous deux. Quand faudra-t-il frapper à l’épargne du questeur ?

CICÉRON.

Demain. ( Fulvie sort.)


Scène IV.


CICÉRON, seul, dans l’abattement.

Ma tête se perd !… Mais l’accusation d’une courtisane peut-elle atteindre la femme d’un consul ? Curius… cet homme perdu d’honneur… Mais je ne puis croire à tant d’infamies… Il ne me manquait plus que les chagrins domestiques…


Scène V.


CICÉRON, un Esclave, les Députés Allobroges.
L’ESCLAVE : annonçant.

Les députés Allobroges !

CICÉRON brusquement.

Que voulez-vous ? Votre demande en réduction d’impôts a été présentée au sénat.

PREMIER ALLOBROGE.

Croyez-vous que nous l’obtiendrons ?

CICÉRON.

C’est encore douteux.

PREMIER ALLOBROGE.

Nous pourrons lever le doute. Un service en vaut un autre. Hier, cliens du sénat, aujourd’hui nous sommes ses patrons. Nous tenons des lettres qui parleront pour nous mieux que Publius Sanga, notre défenseur.

CICÉRON.

Quelles lettres ?

PREMIER ALLOBROGE.

Le plan d’une conjuration écrit de la main même d’un des conjurés ; signé Curius.

CICÉRON.

Signé, Curius… donnez… donnez… (Il se promène à pas pressés.)

PREMIER ALLOBROGE.

Nous l’apporterons au sénat.

CICÉRON.

Signé Curius !

PREMIER ALLOBROGE.

Ainsi Rome nous devra son salut.

CICÉRON.

Curius ! l’homme qu’elle me préfère !

PREMIER ALLOBROGE.

Comment ? qu’elle te préfère ? Serait-il nommé consul ?

CICÉRON.

Ai-je mérité cette perfidie !

PREMIER ALLOBROGE, à part.

Décidément nous avons parlé trop tôt. (Haut.) Dis-nous, consul, que pouvons-nous attendre de Rome ?

CICÉRON.

L’ingrate ! la perfide !

PREMIER ALLOBROGE.

Que vous a-t-elte donc fait ?

CICÉRON.

Je vous rends grâces ; partez, partez, on parlera pour vous.

DEUXIÈME ALLOBROGE.

Comment, c’est là ce fameux orateur ! Que dit-il donc ?

CICÉRON.

Allez, et pas un mot sur ce que je vous ai dit.

PREMIER ALLOBROGE.

Pauvre Rome ! son consul est malade.

(Ils se retirent.)

Scène VI.


CICÉRON, un Esclave.
L’ESCLAVE.

Deux fois Terentia s’est présentée pour entrer ici ; car elle m’a demandé deux fois si tu étais sorti. Et voilà qu’elle revient encore avec une autre femme.

CICÉRON, à part.

Qu’a-t-elle à faire ici pendant mon absence ?… (à l’esclave.) Chut… Je suis sorti… qu’elle entre… Éloigne-toi.

(L’esclave s’incline et sort.)
CICÉRON, seul. (Fausse sortie. Il se cache derrière un rideau.)

Avec une autre femme ! Ce n’était pas assez de mes sollicitudes consulaires. Grave espion au-dehors, il faut que je sois ridicule espion au-dedans. L’adultère, la tête haute, laissant traîner son manteau patricien, vient s’asseoir à mon foyer, et il faut que je l’attende humblement, que je prête l’oreille, que je cherche à surprendre, à travers le bruit de baisers impurs, quelque indiscrétion politique, et cela, pour toi, Rome !

UN ESCLAVE, au-dehors.

Le consul est sorti.


Scène VII


TERENTIA, tenant Servilie par la main.

Viens, ma toute belle, le dieu a quitté le sanctuaire. Faibles mortelles, entrons.

SERVILIE.

Y songes-tu, mais s’il rentrait ? Je tremble. Maudits soient les hommes et leurs intrigues !

CICÉRON, à part.

Que peuvent-elles vouloir, ces femmes ?

TERENTIA.

Ne va pas calomnier leurs intentions. C’est pour nous qu’ils agissent, chère amie ; tu ne vois donc pas que nous aussi, nous sommes intéressées à cette révolution qui te fait peur. On dit que nous sortirons de cet état d’infériorité où la force brutale nous retient, que la femme va devenir l’égale de l’homme, que nous serons aptes à gouverner : je te vois déjà consul.

SERVILIE.

De grâce, ne ris point de mes terreurs ; profitons plutôt de l’absence du maître.

TERENTIA.

En rire, c’est en profiter.

SERVILIE.

Je veux sortir d’inquiétude, je veux que nous surprenions ensemble à ton mari le secret que je ne puis arracher au mien.

TERENTIA.

Que tu es curieuse ! Par Junon, je me résigne et j’attends. Tout ira bien, il n’y a point de dieu pour les maris.

SERVILIE.

Y en a-t-il un pour les amans ?

TERENTIA.

Tu en douterais, impie ! ingrate ! Tous les jours, Caius César n’est-il pas auprès de toi comme enveloppé d’un nuage, aux yeux de ton époux ?

SERVILIE.

Toujours, toujours ! oui, quand il restait étranger à toutes les folies de l’ambition.

TERENTIA.

Je puis en dire autant de Curius.

SERVILIE.

Eh bien ! comprends donc mon effroi ! Si tu te plains parfois de l’absence de celui que tu aimes, que serait-ce si la mort…

TERENTIA.

Tu es folle. Les loups se mangent-ils entre eux ? Si cette prétendue conspiration échoue, on sacrifiera un plébéien, et tout sera dit.

SERVILIE.

C’est assez pour la vindicte publique ; mais songe donc aux vengeances particulières !

TERENTIA, riant.

Quant à moi, je ne crains rien pour Curius ; Cicéron ne se doute de rien : (Cicéron lève les yeux au ciel) il est plus le mari de Rome que le mien. Mais, en vérité, je te trouve ridicule ; tu es encore plus heureuse que moi ; tu es mère, ton fils s’appelle Brutus, parce que ton mari s’appelle Brutus, et tu passes pour la plus sévère matrone de Rome.

CICÉRON, (à part.)

Pauvre Brutus ! pauvre mari !…

SERVILIE.

Je crois aux pressentimens. Je veux avertir César, je veux l’arracher à la conspiration, devrai-je l’envoyer chercher au milieu même du sénat. Je veux lui écrire… Terentia, donne-moi le stylet. (Elle écrit.)

TERENTIA.

Pourvu que l’épître arrive à son adresse. Prends garde, les paroles s’envolent, les écrits restent.

SERVILIE pliant la lettre.

J’ai un esclave fidèle… mais j’entends du bruit…

TERENTIA.

C’est le manteau consulaire qui s’indigne dans la garde-robe.

CICÉRON à part.

Je n’y tiens plus. (Il se dispose à sortir de sa cachette lorsque entre Curius.) Curius ! ô dieux ! (Il se replace sous le rideau.)


Scène VIII.


TERENTIA, se retournant.

Quel nouveau client vient chez le consul ?

CURIUS.

Le seul qu’il ait de ce genre, j’espère : je te cherchais, belle Terentia, et je ne croyais pas te trouver ici… ; ici, où Vulcain forge ses foudres.

TERENTIA.

Sois le bien-venu, rassure cette pauvre Servilie, son César la rend malheureuse. Elle craint qu’il ne soit compromis dans cette tourbe de novateurs qui fait si grand’peur au consul.

CURIUS.

Est-ce que le consul s’en occupe ?

TERENTIA.

Il en perd le boire et le manger.

CURIUS.

Vraiment, qu’en dit-il ?

TERENTIA.

Rien : il est silencieux comme une tombe, et nous étions venus ici en son absence pour prendre nos informations nous-mêmes.

CURIUS, en fouillant dans les papyrus.

Et qu’avez-vous trouvé ? Mais les femmes ne connaissent pas cette langue ! Je vais chercher pour vous. (Il furette.)

TERENTIA.

Quel rôle ! depuis quand aimes-tu donc tant César ?

CURIUS.

Ce que j’en fais, c’est pour toi, tendre Servilie !

TERENTIA.

Peut-être aussi pour toi. Tu ne vaux pas mieux que César.

CURIUS, furetant toujours.

Il n’y a rien vraiment, des lettres anonymes, des bavardages, la crainte vague de Rome. Oh !… (à part.) Discours contre Catilina. — Ceci nous regarde. « Jusqu’à quand Catilina… »

(Il prend le papyrus et le met dans sa toge sans être aperçu.)
TERENTIA.

Eh bien ! Servilie, es-tu rassurée ?

CURIUS, à part.

C’était son improvisation pour le soir, Catilina sera content.

TERENTIA.

Je voudrais être aussi tranquille sur ton compte que Servilie peut l’être sur celui de César ! mais je te vois si pâle, si préoccupé, si différent avec moi ! À en croire la rumeur publique, tu es bien coupable, Curius. Citoyen rebelle et amant parjure ! Passe encore pour la république, cela regarde Tullius, mais…

CICÉRON, avançant la tête.

L’infâme !

CURIUS.

Pure calomnie ! (À part.) Il faut que j’aille rassurer Catilina chez Vargunteius.

Je te reconduis jusqu’à ton appartement, ma douce âme ; demain je te reviendrai libre de soucis, tout entier à l’amour…

TERENTIA.

Sortons de cette officine de plaidoiries, nous n’avons plus rien à faire ici.

CURIUS, la prenant familièrement.

Oui, sortons.

(Sortie.)

Scène X.


CICÉRON, seul, effaré.

Ô malheur, plus de doute ! me voilà donc forcé de relever ma honte, ou de sacrifier la république ! Affreuse alternative ! Brutus ! Brutus ! tu as immolé tes enfans à la république ! moi, je lui immole l’honneur de ma maison ! Il faut tout dire : plus d’époux, plus d’épouse, il n’y a que le consul ici. On répudie sa femme ! on ne répudie jamais la patrie. Fulvie avait dit vrai ; oui, demain, Curius, tu reviendras libre de soucis ! tout entier à l’amour ! Dès demain, tu n’auras plus d’obstacles, plus de consul ! le crime sera consommé. Pas encore, Curius… pas encore… Les paroles ne suffisent plus maintenant, il faut des armes, la toge garantit mal ! Esclave ! esclave !

(L’Esclave paraît.)

Apporte-moi ma cuirasse… mais il m’a dérobé mon discours ! Vite, vite, ma cuirasse !

(L’Esclave apporte la cuirasse, et aide Cicéron à la placer sous sa toge.)
CICÉRON.

Ne perdons pas de temps, l’heure d’aller au sénat avance ; que ce vêtement de fer me gêne !… Quand ils verront au sénat que Tullius a pris la cuirasse, ils comprendront bien que Catilina a pris le poignard.


Scène XI.

Intérieur du sénat.


Groupe de Sénateurs, FABIUS SANGA, questeur.
FABIUS SANGA.

Pères conscripts, les Allobroges, mes cliens, attendent toujours votre décision relativement à leurs dettes.

CATON.

Il s’agit bien de pareilles misères. Rome et l’Italie avant tout. L’on m’écrit, de Fesules, que Manlius tient la campagne à la tête d’une multitude armée. Les esclaves remuent à Capoue et en Apulie. Ici, ce n’est que trouble et confusion par toute la ville. On entend de près et de loin gronder l’orage. Chacun craint pour sa tête : les hommes sont pâles comme à l’approche d’Annibal ; les femmes, répandues dans les temples, demandent aux dieux d’éloigner des maux qu’elles ne connaissent pas : la peur est aujourd’hui la seule divinité de Rome. On va, on vient, on se heurte dans l’ombre, on ne distingue ni amis ni ennemis, on ne sait à qui se fier, à quoi s’en tenir ; état affreux qui n’est ni la paix, ni la guerre.

PUBLIUS.

Et moi, grand prêtre de Jupiter, que vous dirai-je ? les spectres désertent les tombeaux, les statues tremblent sur leurs piédestaux. Phébé s’est levée hier toute sanglante, et les poulets sacrés refusent toute nourriture. Malheur à nous !

CATON.

Et que fait Tullius maintenant ?

MARCIUS.

Je ne l’attendrai pas pour vous lire une lettre du conjuré Manlius, plus franche et plus claire que tout ce qu’on peut dire… (Il lit.) « Les dieux et les hommes nous sont témoins que nous n’avons pas pris les armes contre la patrie, ni pour attenter à la vie des autres, mais pour défendre la nôtre.

« Grâce à la tyrannie de l’usure, nous sommes la plupart sans patrie, tous sans fortune et sans honneurs. En vain, à la manière de nos ancêtres, nous invoquerions la loi qui sauve la liberté du débiteur par la cession de ses biens, tant est grande la rigueur de ce qu’on appelle le droit prétorien. Souvent, par leurs décrets, vos aïeux ont pris en pitié la misère du peuple ; tout récemment encore, nous nous en souvenons, l’énormité de la dette a altéré les monnaies, et le cuivre a payé l’or. Souvent le petit peuple, par velléité d’ambition ou dégoût du despotisme, a fait scission à main armée avec le sénat.

« Nous, nous ne voulons ni le pouvoir ni les richesses, causes ordinaires de toutes les discordes humaines, mais la liberté à laquelle on ne renonce qu’avec la vie. Nous te supplions donc, toi et le sénat, de nous rendre le secours de la loi confisquée par le préteur, et de ne pas nous réduire à chercher comment il nous faut mourir pour mieux nous venger. »

CÉSAR.

Savez-vous, pères conscripts, que si cette lettre était affichée et lue aux quatre coins de Rome, le peuple ne serait pas pour nous ?

MARCIUS.

J’ai répondu que, pour obtenir quelque chose du sénat, il fallait déposer les armes et venir à Rome en supplians, que le sénat et le peuple romain avaient trop de clémence et de générosité pour refuser aide et assistance à qui les demande.

CÉSAR.

Qui représente ici le peuple ? Ou toi, le sénateur, ou Manlius le tribun ? Il faut s’entendre. Il paraît que le peuple fait la demande et la réponse, mais les prétentions de Manlius ne me semblent point si absurdes.

MARCIUS.

Le peuple et le sénat n’ont jamais fait qu’un. Le corps obéit à la tête. D’ailleurs, grâce aux bruits qui se répandent, les conjurés sont des hommes à part : il n’y a pas de sympathie dans le peuple pour les incendiaires, pour les buveurs de sang ; tout se tient dans l’ordre social, nous avons intéressé ceux qui ont et ceux qui peuvent avoir ; à tort ou à raison, calomnie ou vérité, nous les avons faits nôtres. On a dit que c’était la guerre de ceux qui n’ont pas contre ceux qui ont, et de la masse des égoïsmes nous avons fait l’intérêt public.


Scène XII.


Les Mêmes, CICERON, grand appareil ; Licteurs.
DE TOUS CÔTÉS.

Le consul ! le consul !

MARCIUS.

Enfin ! nous t’attendions.

CÉSAR, s’approchant de Cicéron.

Par Jupiter ! tu es effrayant, ou plutôt effrayé ! une cuirasse au sénat ! Qu’as-tu donc appris de nouveau ?

CICÉRON, abattu.

Le danger devient plus pressant. Mes pouvoirs sont trop restreints pour protéger la république. Je ne réponds de rien si nous restons dans les limites ordinaires de la légalité.

CÉSAR.

C’est un exorde par insinuation, pour arriver au pouvoir dictatorial, pour avoir droit de vie et de mort sur tous les citoyens. Que se passe-t-il donc ?

(Un esclave apporte une lettre à César.)
CICÉRON.

Je sais tout. Vous devez tous être massacrés, pères conscrits, Rome sera livrée aux flammes, et quant à moi, je dois être la première victime.

CÉSAR.

Le dernier enfant de Rome pourrait nous en apprendre autant.

CICÉRON.

Je n’avance rien sans preuve. Une femme m’a tiré de l’incertitude affreuse où j’étais.

CÉSAR.

Et cette femme ?

CICÉRON.

Vous la connaissez tous, c’est Fulvie.

CÉSAR.

La courtisane Fulvie ! grands dieux ! quel témoignage.

CICÉRON.

La conspiration est flagrante jusque dans les provinces.

CÉSAR.

Tout ce que tu dis est vague, tu nous apportes aujourd’hui comme hier ta part de crainte et de soupçons, rien de plus.

CATON.

Tu redoutes la lumière, César ; tu te jettes au-devant de la vérité quand elle demande accès au sénat ; tu la repousses par tes sarcasmes et tes plaisanteries, et, retranché derrière un doute insolent, tu ménages aux conjurés le temps d’agir. Quand nous serons sous le fer des assassins, tu nous permettras de dire : Il y a du danger !

CÉSAR.

L’accusation est grave, noble Porcius Caton.

CATON.

Je la soutiens avant de passer outre, et je ne demanderais pour preuve que la lettre qui vient de t’être remise.

CÉSAR, chiffonnant une lettre.

Tu ne peux exiger…

CATON.

Je n’exige pas… mais je demande que Marcius, prince du sénat, ici présent, usant de son droit, t’oblige à remettre entre les mains des questeurs cette lettre, pour en donner lecture au sénat.

CÉSAR.

Tu le veux, Caton ; questeur, lis donc à voix haute.

LE QUESTEUR, lisant.

« Mon bien-aimé, je t’attends ce soir…

CÉSAR, interrompant le questeur.

Vous voyez que cette lettre est d’une femme.

CATON.

Rien ne prouve encore qu’elle ne soit d’un homme. Achève, questeur.

LE QUESTEUR, reprenant.

« Je suis inquiète de toi, par le temps qui court. Au nom de notre amour, ne manque pas de venir après l’heure du sénat, je t’en prie… »

CATON.

Signé ?

LE QUESTEUR.

Servilie.

CATON.

Ma sœur !

CÉSAR.

Tu l’as voulu. C’est ainsi que je conspire.

CICÉRON, à Caton abattu.
Lui donnant la main d’un air de compassion sympathique.

Ne rougis pas, noble Porcins Caton. Il ne s’agit que de ta sœur, et moi !…

CICÉRON, reste la bouche ouverte.
CÉSAR.

Parle, nous écoutons. Parle donc, sublime consul, est-ce que ta cuirasse te fait perdre haleine ?

CICÉRON.

Ô ma patrie !

CÉSAR.

Tu n’es pas en verve aujourd’hui.

CICÉRON.

Point de fausse honte. Ô patrie, tu l’emportes ! Ce matin, l’orgueilleux Curius s’est introduit dans ma maison, et se croyant seul avec ma femme, il lui parlait de la conjuration, et demandait à sa faiblesse le secret de nos moyens de défense.

CÉSAR.

Seul avec ta femme ; aveu sublime ! je vote pour qu’on te nomme père de la patrie ; (à part) cette paternité-là remplacera l’autre.

(Les sénateurs rient.)
CATON.

Que proposes-tu donc, consul ?

CICÉRON.

D’abord je mets en accusation Catilina, et je demande qu’on lui applique la peine portée par la loi Plautia contre la brigue.


Scène XIII.


On annonce les Députés Allobroges.
CICÉRON.

Voici d’autres preuves encore. Venez, nobles alliés du peuple romain.

PREMIER ALLOBROGE.

Pères conscripts, les conjurés nous ont fait l’injure de compter sur notre misère, et de nous promettre ce que seuls vous pouvez nous donner, l’abolition de nos dettes. Voici donc le plan de la conspiration, tracé de la main même d’un des conjurés, signé de Curius.

CICÉRON.

Curius, vous l’entendez.

CÉSAR.

Nous finirons par te croire, consul.

CICÉRON.

Je demande de plus que Catilina soit exclu du sénat.


Scène XIV.


Les Mêmes, CATILINA, LENTULUS, VARGUNTEIUS et les autres.
LES SÉNATEURS.

Catilina ! ah ! ah ! (Grand mouvement.) Catilina et les siens prennent place en silence ; leurs voisins s’éloignent d’eux.

Cicéron se lève pour parler.
LES SÉNATEURS.

Écoutons le consul ! écoutons !

CICÉRON.

Notre patience est à bout, Catilina. Quoi ! la garde qui se fait sur le mont Palatin et dans toute la ville, les alarmes du peuple, le concours des bons citoyens, la vigilance active du sénat, rien de tout cela ne t’avertit que tes projets sont découverts ! Penses-tu que personne de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et l’autre nuit encore ? où tu t’es trouvé ? quels hommes tu as vus ? quelles mesures tu as prises ? Ô temps ! ô mœurs !

CATILINA.

Tu avais besoin de parler aujourd’hui, consul ! Vous savez où tend toute cette déclamation, pères conscripts ; mais n’allez pas ajouter foi à de vaines paroles contre moi. Toujours plus rhéteur que consul, Tullius Cicéron se cramponne à toutes les occasions d’éloquence ! Ne pensez pas que moi, patricien dont les ancêtres ont rendu de si grands services au peuple romain, j’aie besoin, pour m’élever, de fouler aux pieds la république, tandis que Tullius Cicéron, l’indigène d’Arpinum, cet intrus dans la cité, en serait l’appui ! Silence donc, phraseur ! silence, mauvais prophète ! ailleurs qu’au sénat tout ce bavardage ! Tu veux m’appliquer la loi Plautia contre la brigue, tu m’accuses de conspirer ! Ah ! si c’est un crime de prendre en pitié la misère des plébéiens, si c’est briguer que de défendre leur cause contre l’usure, si c’est conspirer que de demander leur soulagement, oui, je suis coupable ; oui, je brigue ; oui, je conspire.

CICÉRON.

Toi et les tiens, vous ne devez attendre aucun soulagement. Tu demandes l’abolition des dettes ; tu demandes de nouvelles tables ; oui, j’en afficherai des tables, mais de vente.

CATILINA.

Vous tous, alors, qui l’entendez, vous conspirez contre la république ! vous voulez sa perte ! car vous, riches, vous êtes inexorables aux cris de détresse ; et pourtant, lorsque tout est d’un côté et rien de l’autre, vous savez bien qu’il n’y a plus d’équilibre.

LES SÉNATEURS.

Hors d’ici, l’impie ! hors d’ici, le parricide !

CATILINA, se levant.

Vous allumez un incendie contre moi, hé bien ! je l’étoufferai sous des ruines !

LES SÉNATEURS.

Ah ! ah ! (Catilina et les siens sortent avec des gestes menaçans.)


Scène XV.


Les Mêmes, excepté CATILINA et les siens.
CICÉRON.

Vous l’avez dit, sénateurs ! impie ! sacrilège ! parricide ! Il est venu lui-même effrontément nous déclarer la guerre, marquer du doigt ses victimes ! Que la guerre se fasse donc, et que Catilina et Manlius soient déclarés ennemis de la patrie.

LES SÉNATEURS.

Oui ! oui ! ennemis de la patrie !

CICÉRON.

Cette nuit même, à l’heure où ils se rassemblent, je propose donc que l’on envahisse le repaire des brigands, la maison de Bestia ; que Marcius parte pour l’Étrurie pour être opposé à Manlius ; Metellus Treticus, pour l’Apulie, Pompeius Ruffinus, à Capoue ; Metellus Celer, dans le Picenum ; et qu’Antonius, mon collègue, se mette à la tête des troupes contre Catilina même.

LES SÉNATEURS.

Accepté, accepté.

CÉSAR.

Écoutez quelques observations, n’allons pas imprudemment confier…

LES SÉNATEURS.

Silence, patron du désordre !

CÉSAR.

Prenez garde que l’intérêt public ne se charge de vengeances particulières.

CATON.

Tous nos ennemis ne sont pas dehors. Je propose que la liberté et cent sesterces soient accordés à l’esclave qui se fera délateur, deux cents à l’homme libre, et l’impunité, s’il était complice.

CÉSAR.

La loi est morale.

LES SÉNATEURS.

Accepté, accepté.

CATON.

Le temps presse ; pour couper court à tout, je demande, comme aux temps des grandes calamités, que Rome se livre à la merci des consuls et, qu’armés de pouvoir discrétionnaire, ils veillent à ce que la république n’encoure aucun danger.

LES SÉNATEURS.

Accepté, accepté.

CÉSAR.

Je l’avais bien dit. Ils ont fait de Tullius Cicéron un homme politique !

ACTE TROISIÈME.



Scène PREMIÈRE.

Maison de Bestia


BESTIA, Esclaves.
PREMIER ESCLAVE.

Chantons, dansons, nous sommes libres ; gloire au sénat !

DEUXIÈME ESCLAVE.

Cicéron est le bienfaiteur de l’humanité.

BESTIA.

Je vous ferai mourir sous le bâton.

PREMIER ESCLAVE.

Tu n’as donc pas entendu ? Nous sommes libres, il n’y a plus d’esclaves ici, il n’y a que des hommes. Nous t’avons dénoncé.

BESTIA.

Je vous ferai rompre, voleurs ! Le fouet ! le bâton ! le bourreau !

DEUXIÈME ESCLAVE.

Nous t’avons dénoncé, entends-tu, vieux sourd ? Nous sommes libres.

BESTIA.

Comment ! vous, mes amis, mes confidens ?

PREMIER ESCLAVE.

Tes amis, tes confidens ! dis donc tes bêtes de somme ! Maintenant nous ne sommes pas même tes affranchis, nous sommes les affranchis du peuple, et si tu nous tuais, il y aurait homicide.

BESTIA.

Je ne vous ai jamais fait tuer.

PREMIER ESCLAVE.

Tu y aurais trop perdu, vieil usurier ; tu ne fais pas tuer non plus tes chevaux, quand ils sont sains et robustes : veux-tu prendre à intérêt nos cent sesterces, car le sénat nous a donné de l’argent qu’il te fera rendre sans doute !

(Ils dansent en rond autour de Bestia, jetant leurs bonnets en l’air ; Bestia est à genoux, leur tendant les mains.)
PREMIER ESCLAVE.

Je suis libre, Bestia ; (jetant son bonnet à terre) ramasse mon bonnet.


Scène II.


Les Mêmes, VERCINGETORIX entre.
BESTIA.

À mon secours, Vercingetorix !

PREMIER ESCLAVE.

Tu t’adresses bien, c’est un homme libre de plus.

VERCINGETORIX.

Arrière ! je ne suis point délateur ; je ne vous connais plus, car vous valez moins, depuis que vous valez plus. Pourquoi m’avez-vous oublié au tribunal du consul, pourquoi oubliez-vous tous vos frères qui resteront esclaves dans Rome ? Allez, vous êtes libres ; il y a peut-être une récompense double pour le Gaulois affranchi qui dénonce le Gaulois esclave.

BESTIA.

Bon Vercingetorix !

PREMIER ESCLAVE.

Tu ne veux donc pas retourner dans notre belle patrie ? tu fais de la vertu pour avoir un autre maître ; on écrira sur ton front : Esclave fidèle, conspirateur muet ; et l’on t’achètera cher au grand jour de la vente des biens de Bestia.

VERCINGETORIX.

Vous n’êtes point encore assez riches pour m’acheter, cela viendra peut-être ; la délation mène loin, et je ne serais point surpris de vous voir tous siéger un jour au sénat, mes maîtres.

PREMIER ESCLAVE.

Qu’attends-tu de cette belle colère ? voyons, jette-toi aux pieds de Bestia, jure de lui rester fidèle, de mourir, s’il le faut, pour lui apprendre comment on meurt ; dévoûment sublime ! Pour nous, traversant l’Italie que nous avons trop long-temps arrosée de nos larmes, de notre sang, nous allons revoir les lieux de notre enfance, nos vertes forêts de la Gaule.

VERCINGETORIX.

Vous, revoir la Gaule ! et qu’irez-vous y faire ? Rome est désormais votre patrie, la délation vous y a naturalisés, la délation est votre droit de bourgeoisie ; adieu, citoyens.

ESCLAVES.

Adieu, esclave ; accepte nos fers pour souvenir. (Ils sortent.)


Scène III.


VERCINGETORIX, BESTIA.
BESTIA.

Maudit soit le jour où j’ai connu Catilina ! c’est fait de moi, j’y perdrai peut-être la vie, mais tu l’as voulu.

VERCINGETORIX.

Je n’avais d’autre volonté que la tienne.

BESTIA.

Loin de moi la pensée de te faire des reproches. Le moment serait mal choisi, mon fidèle esclave ; seulement j’envie ton sort, car tu ne perds ni tu ne gagnes à tout cela : mais moi ! (Se frappant la tête.) Je leur disais bien que les femmes seraient cause d’un malheur. Cet obstiné Catilina, je ne veux plus le voir, plus en entendre parler : l’incendiaire, l’assassin, le conspirateur, le voleur, qui me prenait mon argent, qui venait conspirer chez moi ! car moi, n’est-ce pas, je ne faisais que prêter ma maison et mon argent, encore à fonds perdu ; je ne conspirais pas ? Si je le dénonçais ? je tiens tous les détails ; par Jupiter, je vais…

VERCINGETORIX.

Arrête ! j’entends Catilina.

BESTIA.

Catilina !


Scène IV.


Les Mêmes, CATILINA, VARGUNTEIUS, CETHEGUS, couverts de leurs manteaux.
CATILINA, tendant la main à Bestia et aux autres conjurés.

Tous nos projets ont été déjoués par l’activité des consuls. Ils ont fait bonne garde partout. Le sénat était fortifié, le mont Palatin garni de troupes. Ils connaissaient bien le plan de notre attaque. Maudit soit Curius ! Mes chers et fidèles amis…

BESTIA, refusant la main de Catilina.

Moi, je ne suis pas ton ami.

CATILINA.

Le malheur rapproche.

BESTIA.

Il m’éloigne, moi ; je n’ai qu’un conseil à vous donner, c’est de partir. J’ai été trahi par mes esclaves.

CATILINA.

Et moi par Curius.

VARGUNTEIUS.

Oui, par Curius et Fulvie et Terentia.

BESTIA.

Ah ! les femmes ! je l’avais dit. Mais partez donc ! ils me feront prendre comme conspirateur.

CATILINA.

Nous sommes poursuivis, traqués partout ; mais attendons encore, car je suis inquiet de mes amis ; Lentulus, Capito, Læca et les autres ne sont pas arrivés encore, ils ont tous rendez-vous ici ; ils devaient essayer de mettre le feu à la ville cette nuit. Je crains bien qu’ils n’aient été pris les torches à la main.

VARGUNTEIUS.

Non, je les ai rencontrés dans la rue Appienne ; ils viendront ici.

CATILINA.

Aussitôt donc qu’ils seront venus nous rejoindre, nous partirons ; Bestia, nous sortirons de Rome, nous irons retrouver Manlius, en Étrurie, et là, vaincre ou mourir.

LES AMIS DE CATILINA.

Vaincre ou mourir !

BESTIA, d’un air inquiet.

Si les consuls venaient ici !

CATILINA.

Un peu de patience ! au risque de la vie, nos amis vont venir ; mais quel bruit au dehors !

BESTIA.

Je tremble.

UNE VOIX DU DEHORS, éloignée.

Grande conspiration découverte…

LES CONJURÉS.

Écoutons, écoutons.

CATILINA.

C’est le crieur public.

LA VOIX, se rapprochant.

Grande conspiration découverte par les soins du consul M. T. Cicéron. Bannissement de l’infâme Catilina. Les complices Lentulus, Gabinius Capito, Porcius Læca et Publius Sylla ont vécu.

CATILINA.

Grands dieux !

LES AUTRES CONJURÉS.

Ils ont vécu !

CATILINA.

Il n’a pas nommé Curius.

VARGUNTEIUS.

Ils lui auront donné la vie sauve pour prix de sa délation ; mais qu’il ne tombe jamais sous notre main !

VERCINGETORIX.

Le voici qui entre.


Scène V.


Les Mêmes, CURIUS.
BESTIA.

Le traître !

VARGUNTEIUS.

Il faut le tuer ! (Il fait un mouvement contre Curius.)

CATILINA.

Arrête, Vargunteius. (S’adressant à Curius.) Mais qu’y a-t-il maintenant de commun entre nous et toi ? viens-tu insulter aux malheurs dont tu es cause ? as-tu précédé ici les licteurs du consul ?

CURIUS.

Tu dis vrai, Catilina ; je suis venu vous sauver, vous avertir que, d’après les ordres du sénat, le consul Antonius a pris les armes, qu’il va faire investir la maison, et que vous n’avez pas un instant à perdre.

CATILINA.

Et qui nous dit que tu ne nous trompes pas encore, toi, qui nous a trahis pour le sénat, et qui viens trahir le sénat pour nous ? Les soldats du consul sont peut-être déjà à la porte, et tu nous dis de fuir ?

CURIUS.

Voici mes preuves ; ce poignard est teint du sang de Fulvie, et je jure par ce sang versé que je fus moins coupable qu’imprudent ; ne retire pas ta main de la mienne.

CATILINA.

Viens donc combattre avec nous, tu remplaceras ceux, hélas ! que nous attendions, toi que nous n’attendions pas ! Tu as échappé comme nous au consul ; mais qui t’a sauvé du mari ?

CURIUS.

La femme.

VARGUNTEIUS.

Partons.

CATILINA, à Curius.

Plus de femmes maintenant, la guerre !

TOUS.

La guerre !

BESTIA.

Si j’avais des jambes comme vous ! si j’étais jeune ! mais je ne suis ni homme de pied ni homme de cheval !

CATILINA.

Ta place est à Rome, tu y seras notre sentinelle perdue.

CURIUS.

Fais des vœux pour ton argent.

CATILINA à Vercingetorix.

Esclaves, le feu peut se rallumer.

(Ils sortent.)

Scène VI.


BESTIA, VERCINGETORIX.
BESTIA.

Ils croient que je vais attendre, conspirer encore, rester incessamment sous le coup de la loi, sans savoir ce que je suis, ce que je serai ; mort ou vif, sortons de cette incertitude ; aussi bien mon tour viendrait : j’ai des débiteurs dans le sénat qui ne m’oublieront pas, je ne peux ni ne veux survivre seul ! Les uns ont été étranglés en prison, les autres vont périr en Étrurie, mieux vaut mourir sans se déranger et librement, par le genre de mort qui me plaira. Tu es mon médecin, cela te regarde, mais mourons tous les deux.

VERCINGETORIX.

À quoi cela servira-t-il ?

BESTIA.

Je t’ordonne que nous mourions.

VERCINGETORIX.

Singulière folie !

BESTIA.

Que veux-tu faire de la vie ? Je suis vieux, ruiné, malade, à demi condamné.

VERCINGETORIX.

Mais moi !… n’importe, je suis ton esclave, je t’obéirai jusqu’au bout. Maître, ton épée et ta gorge ! (Il prend l’épée de Bestia.)

BESTIA, faisant un mouvement d’effroi.

Le fer me répugne, je n’aime pas à voir couler le sang.

VERCINGETORIX.

Tu as peur, noble Romain !

BESTIA.

Non… tu n’aurais qu’à me manquer ; récite-moi le traité sur l’immortalité de l’âme.

VERCINGETORIX.

Pour gagner du temps ; je vois que le consul et ses licteurs finiront par t’éviter l’embarras du choix.

BESTIA.

C’est que je voudrais mourir comme on s’endort. Étouffer dans un bain, est-ce agréable ?

VERCINGETORIX.

Dix minutes de souffrance.

BESTIA.

C’est trop, et puis moi je crains le chaud. Et s’étrangler ? mais non… il faudrait trouver un moyen d’en finir sans souffrir, et sans se déformer ; je voudrais mourir sans m’en douter.

VERCINGETORIX.

Comment ?

BESTIA.

Cela te regarde, médecin, ah ! j’y suis ; le poison ! nous n’y avions pas pensé ; au poison, vive le poison ! c’est notre affaire ; il y en a qui sont doux, forts, lents, terribles ; il y en a pour tous les goûts, n’est-ce pas ?

VERCINGETORIX, à part.

Le vieillard perd la tête, endormons sa folie.

BESTIA.

Moi, j’en veux un doux d’abord ; tu prendras, toi, celui que tu voudras.

VERCINGETORIX, à part.

Vite une dose de pavots !

BESTIA.

Eh bien ! tu restes là, cherche donc dans ta science.

VERCINGETORIX.

Tu l’ordonnes, je vais t’obéir, j’ai là ce qu’il te faut. (Il sort.)

BESTIA, seul.

Les consuls peuvent venir quand ils voudront, je n’ai plus rien à craindre, je n’aurai pas été le moins courageux des conjurés, et demain l’on parlera de ma mort dans Rome.


Scène VII.


BESTIA, VERCINGETORIX, rentrant un flacon à la main.
VERCINGETORIX, présentant le flacon à Bestia.

Voilà.

BESTIA, avec répugnance.

Non, je voudrais boire dans ma belle coupe d’or.

VERCINGETORIX.

Tu ne sais donc pas qu’hier Curius l’a donnée à Fulvie.

BESTIA

Encore un obstacle !

VERCINGETORIX

C’est par trop de faiblesse.

BESTIA, prenant le flacon.

Mourons tout simplement.

VERCINGETORIX

Bois, cela ne fait point de mal.

BESTIA

Tu devrais y goûter d’abord.

VERCINGETORIX

Non, maître, cela est trop doux pour moi, esclave !

BESTIA, tenant le flacon.

Jupiter, je t’invoque ! (Il boit.) Vercingetorix, n’oublie pas mon souper chez Pluton.

VERCINGETORIX

Dernier soupir d’un sénateur romain !

BESTIA

Vercingetorix, merci, je ne souffre pas… Approche mon lit !… (Il se couche.) Bien… ma tête s’alourdit… mon ventre se gonfle, je suis comme après dîner… Voilà maintenant mes yeux qui se troublent… Je te vois encore… Quelle confusion dans mes idées !… Quelle faiblesse… ! (Il étend les bras et bâille.) Couvre-moi du manteau des morts. (Vercingetorix étend un manteau sur Bestia.)

VERCINGETORIX

Le breuvage agit déjà, il dort.

BESTIA

Me voilà sur le chemin des enfers… je suis à la porte… j’entre… Ah ! quel affreux endroit ! quelles ténèbres !… Cerbère, tiens mon gâteau… Caron, prends mon obole… Je suis enterré, je suis mort !

(Il se met à ronfler.)
VERCINGETORIX

Il ronfle à réveiller un mort.


Scène VIII.


Les Mêmes, CÉSAR.
CÉSAR.

Quel vide ici ! Où sont les conjurés ?

VERCINGETORIX, montrant Bestia couché.

Voilà ce qui en reste.

CÉSAR.

Et les autres ?

VERCINGETORIX

Ils sont déjà loin.

CÉSAR.

Rendons grâce aux dieux, car les consuls sont bien près, ils ne trouveront que Bestia, et celui-ci ne compte pas.

VERCINGETORIX

Ou plutôt il ne compte plus. Tel que tu le vois, il se croit mort.

CÉSAR.

Comment, mort !

VERCINGETORIX

Oui, il m’a demandé la mort et je lui ai donné le sommeil ; tu l’entends.

CÉSAR, s’approchant de Bestia.

Bestia ! Bestia !

BESTIA, se soulevant.

Qui m’appelle ? je suis mort.

CÉSAR, le secouant.

Bestia !

BESTIA, se levant tout-à-fait.

Tiens, toi aussi, César, te voilà mort. Tiens, voilà aussi l’ombre de Vercingetorix : tu ne m’as pas manqué de parole ; c’est bien. Le souper est-il prêt ? je t’invite, César ; as-tu amené l’ombre de Fulvie ?

CÉSAR.

Réveille-toi, vieux fou ! les consuls vont venir.

BESTIA, se frappant sur le ventre.

Je ne crains rien, je ne suis plus qu’une ombre, me voilà dans le séjour des justes. Vercingetorix, le souper ; car je retrouve ici-bas tout ce que j’aimais sur la terre. Il n’y a vraiment que le nom de changé ; c’est, à peu de chose près, comme là-haut. Je suis l’ombre d’un maître ; toi, tu es l’ombre d’un esclave, et ceci est l’ombre d’un souper.

CÉSAR.

Sortiras-tu de ce cauchemar ? (Il le secoue violemment.)

BESTIA.

Finis donc, tu fais mal à mon ombre.

CÉSAR.

Vercingetorix, ouvre les portes, le grand air du matin le réveillera.

VERCINGETORIX, après avoir ouvert les portes.

Qu’il boive cette autre potion. (Il lui fait boire la potion et le frotte.)

BESTIA, ayant bu.
(Passant la main sur ses yeux, et recouvrant peu à peu sa raison) :

Où suis-je ?

CÉSAR.

Chez toi.

BESTIA.

Où ?

CÉSAR.

Dans ta maison, à Rome.

BESTIA.

Que vois-je ? qu’entends-je ?

CÉSAR.

Tu me vois, tu m’entends, moi, César, en chair et en os.

BESTIA.

Pas possible.

CÉSAR.

Ne crains pas de vivre, rêveur ! le sénat t’absoudra, grâce à ton nom.

BESTIA.

Comment ! le sénat ! Je reviens des Champs-Élysées.

CÉSAR.

Tu n’es jamais sorti d’ici ; ton esclave a été plus sage que toi.

BESTIA.

Est-ce qu’il n’est pas mort aussi ?

CÉSAR.

Pas plus que toi ; c’est lui qui a engourdi tes craintes avec la graine de Morphée.

BESTIA.

Vraiment !

VERCINGETORIX.

Mort, j’eusse été libre, je demande à l’être vivant.

CÉSAR.

Ce n’est pas trop exiger.

BESTIA.

Allons, approche : César est notre témoin, tends la joue. (Il donne un soufflet à Vercingetorix.) Cet acte suffit.

VERCINGETORIX.

Enfin, je suis libre ! (Il se dirige vers la porte ; on entend des clameurs dans la rue.)


Scène IX.


Les Mêmes, CICÉRON au-dehors.
CICÉRON, du dehors.

Six licteurs à cette porte, dix à la porte de la rue, et qu’on ne laisse sortir personne d’ici.

BESTIA.

Les consuls chez moi ! pourquoi suis-je ressuscité ! César, tu m’as trompé. Allons au-devant d’eux.


Scène X.


Les Mêmes, CICÉRON, ANTONIUS, Gardes.
BESTIA, à Cicéron.

Quel honneur ! je n’étais pas préparé… quel Dieu m’a fait la faveur insigne de te recevoir, toi, le père de la patrie ?

CICÉRON.

Ta maison est suspecte. N’as-tu vu personne cette nuit ?

BESTIA.

Qui donc ?

CICÉRON.

Ceux dont tu t’es fait l’hôte complaisamment.

BESTIA.

Forcément, ne m’en parle pas. J’ai tout su aujourd’hui ; ils conspiraient, les brigands, contre nous autres riches, hommes de bien, qui tenons à quelque chose, et je croyais qu’ils faisaient honneur à ma table, moi ! Je défrayais le crime, j’alimentais l’anarchie, j’enivrais le parricide, et sans le savoir !

CICÉRON.

C’est ce que n’ont pas dit tes esclaves.

BESTIA.

Ils m’ont prévenu, je voulais aller tout dire.

CICÉRON.

Tu as vu cette nuit les conjurés ?

BESTIA.

C’est vrai, je ne veux pas le cacher, mais je les ai bien reçus ; j’aurais bien voulu les retenir pour les faire prendre ; ils se sont bien gardés de rester. (S’approchant de Cicéron discrètement, et à voix basse.) Ils ont pris la route de l’Étrurie.

CICÉRON.

Tous ?

BESTIA.

Tous, Catilina, Vargunteius, Celhegus…

CÉSAR, l’interrompant et regardant Cicéron avec ironie.

Et Curius aussi ; (à Cicéron) je l’annoncerai à ta femme.

CICÉRON.

Le consul Antonius va les poursuivre.

VOIX DU DEHORS.

Les consuls ! les consuls !

CICÉRON.

Quel est ce bruit ?

UN LICTEUR, entrant.

Nous ne pouvons résister à la violence du peuple, il est dans l’ivresse : sénateurs, chevaliers, plébéiens, tous se poussent aux portes, ils veulent entrer ici et voir leur libérateur.

CICÉRON.

Laissez entrer. (Réfléchissant.) C’est toujours avec un nouveau plaisir… bien… j’y suis. — Qu’ils viennent.

(La porte s’ouvre sous les efforts du peuple qui renverse les licteurs.)

Scène XI.


Les Mêmes, MARCIUS, SANGA, PUBLIUS, Le Député des Allobroges, un Chevalier, un Homme du peuple, Licteurs, Foule.
LA FOULE, entourant les consuls.

Vivent les consuls !

MARCIUS, s’adressant à Cicéron.

Recois, consul Tullius, les félicitations du sénat : il doit à tes soins, à ta vigilance, la conservation de ses droits ; tu es le libérateur de la patrie.

CICÉRON.

C’est toujours avec un nouveau plaisir, mêlé d’orgueil, que je reçois les félicitations du sénat ; il peut à jamais compter sur mon entier dévoûment à la bonne cause et à la défense des droits de la cité !

PUBLIUS.

Reçois, consul, les remercîmens des dieux et du collége des prêtres. Ils doivent la conservation de leurs autels à ton courage et à ta vigilance ; tu es le sauveur de la patrie.

CICÉRON.

C’est toujours avec un nouveau plaisir, mêlé de respect, que je reçois les remercîmens des dieux et du collége des prêtres. Je déploirai sans cesse le même zèle pour le maintien des libertés publiques.

UN HOMME DU PEUPLE.

Reçois, consul, les humbles actions de grâces des plébéiens ; par toi Rome est délivrée de la famine, de l’incendie, de l’assassinat, de l’anarchie ; tu es le père de la patrie.

CICÉRON.

C’est toujours avec un nouveau plaisir, mêlé d’orgueil, d’attendrissement, que je reçois les actions de grâces de ce bon peuple à qui mon cœur voue un éternel amour.

CÉSAR, à Vercingetorix.

À ton tour, affranchi !

BESTIA, s’avançant.

Place ! place ! Reçois, consul…

MARCIUS.

Hors d’ici, Bestia ! Bestia ! le complice des traîtres !

BESTIA.

Je veux crier, moi : Oui, consul ! tu es le libérateur, le sauveur, le père de la patrie !

PUBLIUS, montrant Bestia.

Mort aux conspirateurs ! puisque c’est le seul qui reste, faisons sur lui justice des autres. (Il se jette sur Bestia.)

CICÉRON, l’arrêtant.

Qu’il soit pardonné !

BESTIA, d’une voix altérée.

Mort aux conspirateurs ! vivent les consuls !

CICÉRON.

Peuple, la loi est forte ; elle a frappé les coupables ; laissez donc aux consuls le soin de l’exécuter. N’avons-nous pas déjoué les complots des traîtres ? Nous avons puni de mort les principaux d’entre eux, nous avons réduit les autres à une fuite honteuse. Rassurez-vous ; le consul Antonius va les poursuivre à la tête des légions, et moi je reste à Rome pour veiller à votre sûreté.

Ô Rome fortunée,
Sous mon consulat née !

MARCIUS ET LES AUTRES.

Ô Rome fortunée,
Sous son consulat née !

CÉSAR, à part.

Sa gloire dépasse celle de Pompée-le-Grand.

CICÉRON, à part.

Rome, tu vaux bien une femme !

LE PEUPLE.

Au Capitole, au Capitole ! portons-le au Capitole ! mort à Catilina ! vivent les consuls !

(Ils enlèvent Cicéron en triomphe ; les fanfares et les cris se font entendre.)
BESTIA, suivant la foule de l’œil et du geste.

Vivent les consuls ! mort à Catilina !

(Sa voix baisse en proportion des cris du peuple.)

Scène XIII ET DERNIÈRE.


CÉSAR, BESTIA, VERCINGETORIX.
CÉSAR, ironiquement.

Ô Rome fortunée,
Sous mon consulat née !

Il l’a dit, ils le disent, et c’est en vers. Je savais bien qu’ils en feraient un homme politique, mais je ne savais pas qu’ils en feraient un poète ; encore une conspiration aussi absurde, et ils en feront un roi.

BESTIA.

Curius l’a bien fait autre chose.

VERCINGETORIX, à César.

Ton tour de roi viendra aussi, sans doute.

CÉSAR.

Est-ce une flatterie ?

VERCINGETORIX.

Peut-être une prédiction. Avec un tel peuple, on peut tout espérer.

CÉSAR.

Une prédiction ! tu es astrologue, je crois.

VERCINGETORIX.

Je suis libre maintenant ; c’est fait de l’astrologie, de la médecine ; la science était bonne pour l’esclave, maintenant je redeviens Gaulois et je retourne en Gaule. Là seulement, il y a des hommes libres, car ce peuple-roi n’est qu’un troupeau d’esclaves ; je l’ai vu d’assez près pour voir ses chaînes ; je porterai mon secret à ceux que vous appelez Barbares, et le Nord, un jour, prendra sa revanche. Adieu.

BESTIA.

Que dit-il ? C’est un homme dangereux, il est pire que les autres, il faut le faire arrêter.

CÉSAR.

Laisse-le partir. Vercingetorix, va, fais de ton mieux, nous nous reverrons, sans doute ; car, pour une conspiration dans les Gaules, il faudra un autre homme que Cicéron.


F. Pyat. — Théo.
  1. Nous avons tâché de représenter les Romains chez eux, avec les mœurs, le costume et le langage de Rome ; les Romains de Rome enfin, tels que leurs historiens nous les montrent, tels que nos poètes ne nous les montrent pas. Il nous a semblé que les fils de Romulus pouvaient être curieux à voir, descendus de leurs échasses classiques, marchant sans hémistiche et conspirant sans césure. Le public a déjà été de notre avis, et dans une Révolution d’autrefois, a encouragé notre premier pas au théâtre vers la vérité antique. Nous espérons qu’il ne nous saura pas moins gré de cette seconde étude historique, qui a toujours pour but de rendre à la raison tout ce qu’elle peut prendre à la poésie.

    (Note des Auteurs.)