Une Colonie anglaise - Birmanie et Etats Shans

Une Colonie anglaise - Birmanie et Etats Shans
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 377-416).
UNE COLONIE ANGLAISE
BIRMANIE ET ÉTATS SHANS

Une Française en exploration dans l’extrême Orient, c’est, paraît-il, chose peu commune. Cela explique le bienveillant accueil qui lui est fait quand elle revient sur le sol français, et l’intérêt qu’on veut bien attacher au récit de son voyage.

Les sentimens qui m’ont été témoignés m’encouragent à présenter au public un résumé des choses que j’ai vues et apprises au cours de mes pérégrinations. Je ne prétends qu’au modeste rôle de vulgarisatrice. Ce qu’une femme seule peut entreprendre est à la portée de tous ; et il me semble que nous avons intérêt à élargir notre horizon, à nous rendre compte de ce qui se fait au dehors, à observer d’autres initiatives que les nôtres, d’autres manières de comprendre la vie. Toute la difficulté ne consiste que dans l’effort nécessaire pour s’arracher aux mille liens qui nous enveloppent et se lancer dans ce certain inconnu que n’éclairent jamais entièrement les renseignemens préliminaires.

Dès le départ, c’est l’existence au jour le jour, l’accoutumance rapide à de nouvelles manières de vivre, et on ne comprend tout à fait, qu’après l’avoir éprouvé, le charme infini des sentiers peu battus. Les difficultés sont toujours moindres qu’on ne vous les avait prédites. On finit toujours par passer, et plus aisément qu’on ne prévoyait. Sans compter que cette bonne vie nomade est saine à l’âme comme au corps. J’ai traversé impunément, pendant des mois, les brousses tropicales où gîte la fièvre sans en être incommodée : un microbe tue l’autre dans ce déplacement continuel, et je compte dans les beaux souvenirs de ma vie les mois qu’il m’a été donné, à différentes époques, de passer sous la tente. Au retour, avec les images d’autres pays, d’autres peuples, d’autres mœurs, d’autres idées qu’on rapporte, il y a encore l’intime jouissance du cœur rempli de reconnaissance pour les bienveillances, les accueils aimables rencontrés sur la route, qui font croire à une bonté universelle.


I. — LA BIRMANIE

La partie méridionale de la Birmanie peut être comparée, pour son climat et la richesse de son sol, à notre belle colonie de Cochinchine, tandis que la Birmanie septentrionale correspond au Tonkin, mais un Tonkin plus secret, dans le nord, encore moins habité que notre haut Tonkin. Les États shans sont semblables à notre haut Laos, avec une plus grande exubérance tropicale.

Des charmes que j’ai trouvés dans les trois mois de voyage passés dans cette colonie anglaise, j’adresse ici tous mes remerciemens aux Anglais, nos terribles rivaux en Orient, mais les hôtes les plus parfaits qu’un voyageur puisse rêver. Ils ont le génie de l’hospitalité et de l’assistance pratique.

J’arrivai en Birmanie à la fin de novembre 1896. La ville de Rangoon, au milieu de son estuaire, dans les bouches de l’Irrawaddy, ne laisse apercevoir au loin que la pointe dorée de sa grande pagode, première évocation de son glorieux passé bouddhique. Elle s’étend sur une longue plaine sablonneuse qui ne fait rien présager de la riche et élégante Burma. Un immense delta sous-marin, formé par les sables des trois grands fleuves birmans, l’Irrawaddi, le Sittang et le Salouen, précède le continent. On dit qu’à 100 kilomètres du rivage, la sonde touche à 75 mètres de profondeur, tandis qu’au de la de ces bancs, les abîmes sous-marins se creusent jusqu’à 2 000 mètres.

Malgré le beau lac verdoyant dont les sinuosités semblent des lacs successifs et qui lui font de si rians environs, Rangoon ne peut être comparé à Saigon, qui est bien la plus belle ville européenne de tout l’extrême Orient. Mais la ville anglaise reprend le premier rang dès qu’on l’envisage au point de vue économique, et que l’on considère le grand mouvement de son port et la vitalité commerciale que révèlent partout sur les lignes de ses quais les innombrables navires et les hautes maisons à plusieurs étages, où pullulent des offices de toutes sortes.

La chose qui mérite le plus, à Rangoon, de retenir l’attention du voyageur, c’est la Sway-Dagon-Pagoda. Cette grande pagode est la plus belle et la plus sainte de l’Indo-Chine ; car elle a l’incomparable honneur de posséder huit cheveux du Bouddha ! Elle domine de loin tout le paysage et dresse fièrement sa coupole dorée à 98 mètres au-dessus d’un mamelon qui commande la ville. De ce sommet elle se mire dans les lacs qui baignent son pied, ainsi que les diverses pagodes et édicules qui s’élèvent tout autour d’elle. Un immense htî, de 46 pieds de haut[1] surmonte la coupole. Le tout est en or, garni de pierres plus ou moins précieuses, qui miroitent dans le ciel, riches présens de l’ancien souverain de Mandalay, « le Seigneur au parasol d’or. »

On accède à la troisième et grande plate-forme de la pagode par quatre majestueux escaliers aux larges terrasses, sur lesquelles commence l’encombrement du bazar pour se continuer sur la plate-forme supérieure à côté des pagodes et des dieux. Le trafic qui s’y fait constitue un important revenu pour le culte. On trouve là les fleurs pour les pagodes, les grands soleils aux rayons d’or bruni, la fleur sacrée du lotus de couleur violette, blanche ou rose, et toutes les fleurs que les Birmans savent arranger avec un art charmant ; les longues allumettes de santal odorant ; bibelots et objets de piété en papier colorié ; les curieuses marionnettes machinées de nombreuses ficelles et manœuvrées avec autant d’habileté qu’au Siam et à Java ; les masques grotesques, fantastiques, effrayans, qui servent aux fêtes et aux danses religieuses, enfin des marchandises de toutes sortes, jouets d’enfans, fruits, ustensiles de ménage et autres objets, qui sont étalés sur les marches, usées par les fidèles, de cet interminable chemin couvert.

Le péché mignon des Birmans, la coquetterie, ne pouvait manquer de trouver aussi son compte dans ce lieu de pèlerinage, et il l’y trouve largement. Il se fait ici un grand commerce de fausses queues, que beaucoup ajoutent à leur chevelure naturelle, parce qu’il est de mode, pour hommes et pour femmes, d’avoir de beaux cheveux, relevés en chignons bien fournis, sur le sommet de la tête. On y vend aussi beaucoup de gros boutons de verre de couleur que les femmes se mettent, dans le lobe de l’oreille, et qui tiennent par la tension des chairs.

Comme le célèbre Bourouboudour de Java, et contrairement aux pagodes de Mandalay et de Pagan, la grande pagode de Rangoon, entourée de ses cinquante pagodons, n’a pas de salles intérieures. Dans quelques niches et sous des baldaquins, les Bouddhas sont assis, accompagnés de leurs disciples, Yahanda et Moygala, agenouillés de chaque côté du « Sage » dans l’attitude du respect et de l’adoration. Sous quelques vérandas, aux colonnes de mosaïque formée de morceaux de verre encastrés d’or, figurant des fleurs en relief d’un fin travail, Gautama, le Bouddha au visage doux et presque féminin, est représenté, tantôt debout, la main levée en signe de paix, tantôt couché et appuyé sur un bras, dans l’attitude du repos ; mais toujours, il est entouré de tout le matériel de fleurs et amulettes qui parent ses autels. Les corbeaux et les moineaux vivent avec lui en douce intimité, et se perchent amicalement sur sa tête et ses épaules et sur celles de ses disciples.

Au milieu du bazar de la grande plate-forme, auprès des pagodons qui entourent la Sway-Dagon-Pagoda, autour des divinités qui trônent sous des édicules et des pavillons aux fines sculptures et aux étincelantes dorures, une foule parée s’agite, vêtue pour le grand nombre de soie légère aux brillantes couleurs. Ici, ce sont des hommes et des femmes agenouillés qui prient avec ferveur ; là, d’autres fument des cigares ; plus loin, on fait tranquillement sa toilette ; ailleurs, un cercle de causeurs traite d’affaires ou devise joyeusement. C’est, en un mot, la vie sous tous ses aspects à la fois. Mais prenez garde ! et n’allez pas imprudemment commettre quelque impiété ; car voici que, tout auprès des dieux, se montrent les farouches « bilou, » les gardiens des temples, aux figures grimaçantes et aux crocs redoutables ; à côté d’eux les « léogriphes » gigantesques, les chimériques lions sacrés, veillent sur tous les escaliers.

La tradition raconte qu’un prince au berceau ayant été abandonné dans une forêt fut secouru et nourri par une lionne, et que plus tard, lorsqu’il put s’enfuir et gagner d’autres pays, sa pauvre mère lionne mourut de chagrin, — of a broken heart. C’est en l’honneur de cet amour que lions et lionnes figurent au pied de toutes les pagodes.

La navigation, de Rangoon à Prome, est sans intérêt, et une ligne de chemin de fer directe de 263 kilomètres permet, en une nuit, de regagner le grand fleuve. Au-dessus de Prome seulement, je commence à remonter l’Irrawaddi. Ce fleuve peut être comparé au Yang-tse-Kiang. Il coule, tel qu’un grand lac en marche, au milieu d’une large vallée sablonneuse, aux paysages reposans, mais médiocrement pittoresque et beaucoup moins lumineuse que celle du Nil.

Les couchers de soleil cependant présentent chaque jour, sur le ciel bleu vif qui est particulier à l’extrême Orient, de grands effets de nuages gris ombrés de pourpre et d’or. Avec le crépuscule, les nuages légers et minces prennent un ton bleu sombre et restent frangés de flammes, qui vont en diminuant comme un foyer qui s’éteint, jusqu’à ce que la nuit soit venue.

La rapidité des crues dans ces grands fleuves, qui prennent leurs sources aux sommets orientaux du Tibet, et les déplacemens des sables rendent la navigation toujours difficile et les escales pittoresques, incertaines et incommodes. Le changement continuel des eaux ne permet pas, sur beaucoup de points, de savoir exactement où stoppera le steamer. Et c’est un tableau rempli de mouvement et de couleur que ces hautes falaises de sable aux pentes escarpées et tapissées par des centaines de coolies plus ou moins vêtus de leurs tatouages, qui grimpent en portant sur le dos de lourds sacs de riz et des caisses de marchandises. Ils hèlent avec ensemble pour hisser jusqu’au sommet, à l’aide de cordes, de lourdes barriques de pétrole, à raison d’une soixantaine d’hommes pour une futaille. Les marchandises déchargées sont entassées de-ci, de-là, se maintenant l’une l’autre pour laisser une voie libre à l’armée des chargeurs. Entre temps, une foule vêtue de couleur claire, le foulard rose tordu autour de la tête des hommes pour dégager un immense chignon, se presse au bazar ambulant de notre grand bateau, tandis que les corbeaux et les grands vautours plongent du haut de la falaise sur les paniers des vendeuses de fruits descendues sur la rive et emportent toujours quelque butin, malgré les couvercles soigneusement fermés et l’héroïque défense des femmes.

Toutes les anciennes capitales de la Birmanie s’échelonnent sur les rives de l’Irrawaddi. L’histoire moderne de ce pays est concentrée, avec Saraing, Ava, Amarapura, et Mandalay, dans le plus grand coude du fleuve, entre le delta et Bhamo. A Tagoung, lieu d’origine du bouddhisme birman, trente-cinq rois se succédèrent et Pagan, qui fut capitale du Ve au XIIIe siècle, étend les ruines de sa citadelle, de son palais et de ses remparts, avec ses centaines de pagodes, sur plus de 10 kilomètres le long du fleuve. Elle fut, entre le Xe et le XIIIe siècle, le plus célèbre centre des lettres et de la vie religieuse bouddhique de toute la péninsule indo-chinoise. Sa plus vieille pagode, d’un accès difficile aujourd’hui, fut longtemps lieu de refuge pour les bonzes, les rois et les nobles, dans les périodes de conquêtes chinoises et shanes. « Innombrables comme les temples de Pagan, » est un proverbe de la Birmanie. Et maintenant, dans la ville morte, un nombre extraordinaire de poonghee-kiung, de monastères grands et petits, garde ces ruines. Ce sont de curieux chalets de bois de tek, surchargés de sculptures, et habités encore par une foule de bonzes.


Je suis reçue à Mandalay chez le chief commissioner, — devenu depuis lieutenant gouverneur, le plus haut fonctionnaire de Birmanie, — dans la double enceinte entourée d’eau de la ville royale, fondée, en 1860, par le grand Myndoon. Si cet habile monarque avait vécu, les Anglais, de leur aveu même, n’auraient jamais pu s’emparer du royaume. Ville d’apparat, toute dorée, toute sculptée, Mandalay ressemble à un décor de théâtre, à un palais des Mille et une Nuits, créé uniquement pour le roi et sa cour. Le trône de Myndoon, sous sa haute flèche à trente-six toitures superposées, symbolisait le mont Mérou, la pyramide centrale de l’univers.

Hors de ce palais, tout le monde était peuple et coolies ; devant toutes les maisons, il y avait la « palissade du roi, » derrière laquelle se réfugiaient les habitans quand la police annonçait l’approche des « pieds dorés » du souverain. Tout le monde, même les Européens, était obligé, au passage d’un ministre, de descendre de cheval et, par manière de respect, de tourner le dos. Les personnes les plus qualifiées devaient, il y a vingt ans encore, ôter leurs chaussures devant le roi et se tenir à genoux. Jusqu’au moment où les Anglais se sont résolus à le prendre de haut, leur résident et les consuls de France et d’Italie se sont soumis à cette orientale étiquette.

Le monticule de Mandalay est couronné par une statue qui désigne du doigt l’emplacement où le roi reçut du ciel l’ordre de construire son palais. Une autre statue, placée un peu plus loin, regarde l’est. Elle désignait, croyait-on, le côté par lequel le dernier roi devait, tôt ou tard, s’enfuir pour échapper aux Anglais.

Tout autour de la ville royale, aujourd’hui appelée Fort Dufferin, s’étend maintenant, au milieu d’un monde de pagodes et de riches monastères bouddhiques, une ville qui compte 200 000 habitans.

Les Anglais reconnaissaient à Myndoon des qualités remarquables. Un de nos compatriotes, qui a eu l’honneur d’être son ami et qui a été accueilli par lui avec une faveur exceptionnelle, me racontait que ce roi était un esprit très élevé, un cœur chaud et enthousiaste. Ils avaient ensemble de longues conversations ; et tandis qu’on s’alarmait, les croyant occupés de politique, Myndoon se plaisait à discuter philosophie et religion. Nos idées et nos croyances chrétiennes répondaient à beaucoup de ses aspirations. Pour lui, les questions de l’au-delà, et du revoir des êtres aimés ne trouvaient pas leur solution dans le bouddhisme. La série des transmigrations dans toute sorte d’animaux plus ou moins nobles, avant de parvenir au plus haut degré de perfection et au Nirvana, ne répondait pas du tout aux idées de raison et de justice que concevait ce grand esprit. Il avait perdu une femme qu’il avait beaucoup aimée et dont il se plaisait à parler. Contrairement à l’usage en honneur chez les princes, il n’avait pas consenti à la laisser brûler et l’avait fait enterrer.

Myndoon avait succombé subitement à des intrigues de palais qui placèrent sur le trône de Mandalay un roi faible et incapable du nom de Theebaw. Or, le 28 novembre 1885, une centaine de soldats anglais, menés par quelques officiers, surprenaient le roi Theebaw, entouré de ses femmes et de sa cour, respirant l’air du soir, avant le crépuscule, sous la véranda du petit chalet que j’ai vu dans le parc. Le lendemain, le dernier roi de Birmanie ne s’enfuyait pas vers l’est, comme les augures l’avaient annoncé, mais, sous bonne escorte, il descendait pour toujours l’Irrawaddi, pour s’en aller vivre dans la solitude de Ratnagherry près de Bombay.

On ne voit que glaces et dorures dans tous ces palais de la dernière dynastie, convertis aujourd’hui en église protestante, club anglais et offices divers. La chambre, toute en mosaïques de glace, de la reine Supuyalat, belle et féroce, la femme de Theebaw, le roi détrôné, sert de salle à manger au club. Et que de scènes terribles, grand Dieu ! ont vues tous ces brillans lambris : scènes d’amour, de jalousie, de férocité, de massacres incessans qui ont précédé l’annexion anglaise ! Une main sanglante de femme n’a-t-elle pas laissé sur une porte son empreinte tragique comme un document pour l’histoire ?

Il possédait cent reines, sans compter les concubines, ce roi Tlieebaw qui a perdu le royaume, ce faible qui obéissait à la cruelle Supuyalat, dans les palais d’or et de glace de la superbe ville de bois fondée par le roi Myndoon ! Et ce nombreux harem ne lui était guère que spectacle : pour un regard de lui, une femme devait disparaître. « Qu’elle ne reparaisse plus devant moi ! » disait Supuyalat, et elle ne reparaissait jamais. L’usage et le devoir obligeaient les rois à épouser leurs demi-sœurs, à l’exception de la sœur aînée, qui, seule, n’était pas épousée. Theebaw a emmené dans sa captivité ses deux sœurs et femmes, la belle Supuyalat et Supuyalé, et sa sœur aînée Supuyaggi. Cette dernière est revenue vivre à Mandalay, où le gouvernement lui sert une pension. Chaque mois le commissioner va la voir et peut-être s’assurer de son existence, parce que les princes et les princesses pensionnés en Orient ont une tendance à ne pas mourir. J’ai été invitée à accompagner le fonctionnaire dans sa visite. Supuyaggi raconte volontiers qu’elle n’a pu rester auprès de Theebaw à cause de la jalousie de Supuyalat : la pauvre princesse est d’une laideur qui ne peut faire illusion qu’à elle-même et personne ne pourra supposer qu’on puisse être jalouse d’elle.

La vie était tragiquement agitée dans la ville royale, entre ce frère et ces sœurs de mères différentes, et les princes prétendans, plus légitimes que Theebaw. Un jour, Myngoon, notre prisonnier de Saigon, le fils du véritable héritier qui venait d’être assassiné, pénétra dans le palais, avec une troupe de révoltés, les sabres dissimulés sous des fleurs, et tua deux ministres ; mais Theebaw parvint à se sauver, emporté sur le dos d’un Birman, car le roi ne devait jamais marcher ! Deux terribles massacres eurent lieu sous l’impulsion toute-puissante de cette horrible Supuyalat. Elle avait décidé de donner une superbe « Pwe[2], » avec danses, musique, représentation de marionnettes et tout le solennel appareil des grandes fêtes birmanes. Cette solennité devait durer trois jours, et, pour clore dignement ces magnificences, le soir du troisième jour tous les princes de six mois à soixante-dix ans, pouvant prétendre au trône, devaient être supprimés. On dit que 260 personnes périrent dans la même journée, mais Myngoon s’échappa. Quatre-vingts personnes furent massacrées dans l’enceinte même de la prison, presque sous l’œil d’un vieux ministre de la police, avec lequel j’ai déjeuné chez le commissioner.

Les Anglais servent de petites pensions à grand nombre de princes et de princesses et à tous les anciens ministres de Theebaw. J’ai eu le plaisir de les voir chez le commissioner avec plusieurs princesses qui ont bien voulu poser devant mon objectif. Elles ont même, pour l’occasion, revêtu leur ancien costume de cour, surchargé d’or et de pierreries. Pour les reines en particulier, cet appareil était si pesant que, lorsqu’elles le portaient, ces malheureuses ne pouvaient marcher sans être appuyées sur deux dames d’honneur.

Le vieux Myo-Wun-U-Pé-Si, ancien ministre de la police de l’ancienne dynastie, voulut bien, lui aussi, poser devant moi, sous ses anciens et riches costumes : costume de paix et costume de guerre. C’est une curieuse et énergique figure, qui a conservé, à 70 ans, toute la verdeur de sa volonté, de son intelligence et de son indépendance. C’est lui qui exposa si énergiquement au fonctionnaire anglais la situation présente de l’héritier de Birmanie, le Myngoon de Saigon que j’avais vu à mon passage en Cochinchine et qui mettait à exécution, en ce même mois de décembre 1896, ses projets de fuite. Depuis plus de deux mois, une grande effervescence régnait en Birmanie, en faveur de Myngoon, et le gouvernement avait résolu de sévir contre les conspirateurs. Le fonctionnaire fait venir le vieux Myo-Wun-U-Pé-Si dont il sait l’influence et l’habileté, lui expose les inconvéniens de cette agitation, qui entrave les affaires, et la nécessité d’y porter rapidement remède. L’ancien ministre l’écoute avec sa placidité orientale, et lui dit : « Vous voulez connaître le nom de tous les partisans de Myngoon pour les faire arrêter ? — Oui. — Eh bien ! faites-moi arrêter, car je suis un partisan de Myngoon ; et tous, à Mandalay, nous sommes des partisans de Myngoon. Je vous sers, parce que vous êtes les plus forts et que je ne crois pas que Myngoon puisse revenir, parce que je ne veux pas que mon pays périsse et que vous pouvez lui faire du bien. Mais, si Myngoon était ici, je serais avec lui et nous serions tous avec Myngoon. » Le vieux ministre sert maintenant les Anglais avec tout son dévouement et ne les a jamais trompés.

Trois mois plus tard, au moment de gagner le Laos, l’héritier de Birmanie était arrêté par des agens du gouvernement français, à Laï Chau, sur la rivière Noire, près de notre dernier bureau télégraphique dans cette direction. S’il avait réussi dans son entreprise, Myngoon, le protégé des Ponghees (prêtres bouddhistes), l’héritier de droit divin, le représentant de Gautama, ne rencontrait que des amis parmi les princes des nombreux petits États des pays shans. Caché dans le dédale inextricable des montagnes et des forêts vierges de cette contrée, à peine connue de ses nouveaux maîtres, il restait introuvable tant qu’il le voulait et provoquait une nouvelle explosion de dacoïtisme d’autant plus gênante qu’elle coïncidait avec les troubles des Indes. Nous avons donc, dans cette occasion, rendu à nos rivaux un service signalé, qu’ils devraient au moins reconnaître à Bangkok.

Quelques-uns de nos nationaux avaient acquis, avant l’annexion anglaise, une situation importante. Beaucoup de ministres et de hauts personnages birmans parlaient français. On appelait alors les Français « les hauts talons. » Il paraît que nous portons les talons plus hauts que les autres. Ou bien est-ce un vieux souvenir de nos anciens talons rouges ? il faudrait alors l’aller chercher un peu loin. L’ancien ambassadeur birman à Paris, Thangyet-Mandaur, me disait en m’offrant le bras : « A la française ! » Élève du lycée Charlemagne et de l’Ecole des Mines, il avait été chargé de négocier avec nous un traité de commerce et d’amitié dans lequel on voulut voir un traité d’alliance. Il apprit à Paris que l’État de Birmanie, qu’il représentait, avait cessé d’exister, et ce fut l’ambassadeur d’Angleterre qui s’occupa de son rapatriement.

Les massacres odieux du règne de Theebaw, des désordres sur la frontière de la Birmanie anglaise, d’imprudentes chicanes à une compagnie anglaise, l’envoi d’ambassadeurs en France et en Italie et non à Londres, la crainte enfin de voir la France profiter de l’influence que quelques-uns de nos nationaux avaient conquise à la cour de Mandalay, précipitèrent l’envoi par le Foreign Office d’un ultimatum que le roi ne pouvait accepter. Immédiatement, les troupes anglaises franchirent la frontière et aussitôt la vieille dynastie des Alompra disparut. Et maintenant, aux jours fixés pour les audiences du commissioner anglais, une vieille reine se présente, en simple solliciteuse, pour appuyer un petit-fils, employé dans les bureaux du fonctionnaire. Elle est veuve de Thanawaddi, — embryon de dieu, — quatrième roi avant Theebaw. Elle a 78 ans.

En Europe, nous ne savons pas ce que c’est que la vieillesse : il y a de beaux vieillards et d’agréables vieilles femmes. En Orient, la vieillesse atteint, chez les hommes et les femmes, un degré de décrépitude heureusement inconnu pour nous. La reine est un squelette habillé. Ses deux jambes, sous la mince draperie de soie, semblent deux manches à balai. Ses mains et ses bras impressionnent à regarder. Elle doit sonner en marchant tant elle est sèche ! mais sa langue fait tant de bruit qu’on n’entend pas autre chose.

Son petit-fils est un assez mauvais sujet, qui ne fait jamais la moindre poussière à son bureau, et qu’on va mettre à la porte. Elle prétend qu’il n’aimerait rien tant que d’aller à son office, mais ce pauvre enfant a le malheur d’avoir des dettes, et alors, quand il sort de chez lui pour aller au bureau, ses dettes, malgré lui, lui trottent par la tête, et, au lieu d’aller au bureau, il va trouver ses créanciers. Quoi de plus naturel ? A tout cela, il n’y a qu’un remède, un seul : le nommer « Myoke, » petit magistrat ; alors il paierait ses dettes, et serait si content d’aller au bureau ! En vain, le commissioner affecte de causer avec moi, en vain sa femme, qui n’entend pas un mot de birman s’occupe de tout autre chose, la vieille reine ne tarit jamais. Quand elle comprend qu’on ne veut pas l’écouter, vous croyez qu’elle va se troubler, se froisser peut-être ? Allons donc ! rien n’est si loin de sa pensée. Elle récite son chapelet dans les intervalles. Cette prière consiste en trois seuls mots qui n’ont même pas le mérite de donner des pensées consolantes : « Aneïssa, Dokha, Anatta ! » Ce qui veut dire ; Tout passe, tout est misère, tout est imparfait. Et quand la vieille reine veut bien répondre au signal d’adieu donné par le commissioner, elle salue en grande dame. C’est du dernier macabre.


La conquête a-t-elle au moins fait le bonheur des Birmans ?

Un Anglais, arrivé dans ce pays avant l’annexion, me disait que la Birmanie était bien plus heureuse sous ses rois, mais que les fonctionnaires n’en veulent convenir à aucun prix. C’est toujours la vieille histoire du peuple conquérant qui prétend apporter au vaincu tous les bonheurs et toutes les gloires dans les usages d’une civilisation qu’on était loin de lui demander !

Le Birman est gai, aimable, il a la physionomie réjouie, il est indolent, paresseux, il aime à se laisser vivre, et, contraste étrange, voilà que, tout à coup, le time is money est devenu, autour de lui, le mobile de toutes choses. Il vivait sans soucis, dépensait sans compter, adorait la toilette, était passionné de voyages sous couleur de pèlerinages aux pagodes, et l’argent roulait, roulait toujours, mais il restait dans le pays. Avec les Anglais sont venus les Hindous des Indes, et puis les Chinois, plus nombreux, qui s’emparent des travaux, du commerce et drainent partout la richesse. Les Anglais ont, de tous côtés, fait des routes pour leurs voitures et placé des lanternes pour la nuit, et le Birman, qui se lève au chant du coq et se couche à la nuit, doit payer pour ces routes et ces lanternes indispensables à la vie anglaise.

Il n’y a pas en Birmanie de divisions de castes, comme aux Indes, et les relations sont faciles et cordiales. Naturellement doux, le Birman est passionné pour le pouvoir. Simple particulier, il est intelligent et raisonnable ; investi de l’autorité, la tête lui tourne, comme il arrive chez tous les peuples soumis à un long despotisme. Les princes ne cessèrent jamais de conspirer. Ils y étaient encouragés d’ailleurs par l’organisation politique du pays. Il suffisait d’être maître du palais pour disposer du royaume. Aussi, les Birmans ne peuvent-ils comprendre les fonctionnaires anglais, qui, après avoir exercé l’autorité durant vingt-cinq ou trente ans, n’ont d’autre désir, le temps venu de quitter le pouvoir, que d’aller jouir paisiblement de leur retraite et du bonheur de n’être plus rien.

Indolens par caractère, négligens comme tous les Orientaux, incapables de s’astreindre à une règle sévère, les Birmans sont de parfaits voleurs, et les missionnaires ne parviennent pas aisément à leur faire comprendre qu’il y a péché à prendre le bien d’autrui, même quand on n’a pas été vu. Ont-ils un désir et trouvent-ils l’occasion de le satisfaire ? Ils en profitent le plus naturellement du monde, sans même avoir l’idée que cela puisse être mal. Ils sont indépendans et nullement domesticables. Un jour de fête, nul ne saurait les empêcher de quitter tous la maison. Pour parvenir à être servis, les Anglais sont obligés d’employer des Hindous.

Au fond, ce peuple est perfectible, mais en toute chose il manque de persévérance et de ténacité.

Ce n’est pas que l’instruction ne soit plus généralement répandue qu’en beaucoup d’autres pays. Un lettré m’a affirmé que tout Birman sait lire, écrire et compter ; que beaucoup traduisent le « pâli, » langue sacrée, dans laquelle on écrit le « Wini, » livre de la loi bouddhique. C’est en cela, d’ailleurs, que consiste, en général, toute la science des bonzes qui sont, dans chaque village, à la tête d’une école. Sous les rois, non seulement tous les garçons, obligés d’être poonghee, recevaient une instruction qu’on n’avait pas partout, il y a quarante ans, dans nos campagnes de France, mais, ce qui est encore plus extraordinaire, dans chaque village, les filles elles-mêmes recevaient, d’un vieil instituteur, une certaine instruction primaire. J’ai constaté par moi-même que toutes ces marchandes de légumes et autres objets qui remontent avec moi l’Irrawaddi sur les grands bateaux-bazars, et qui pour la plupart ont été élevées sous les rois, savaient lire, écrire et faire leurs comptes. Et, je les ai vues toutes, avec admiration, faire leurs calculs, à l’aide d’un crayon blanc, sur un livre de carton noir monté en accordéon.

Les Anglais, en Haute-Birmanie, n’ont encore fait que peu de chose pour l’instruction publique, surtout en ce qui regarde les filles, dont s’occupe presque seule la mission catholique.

Les Birmans excellent à travailler l’argent et à sculpter le bois ; leurs travaux sont renommés. Depuis les grands bateaux birmans, aux hautes poupes relevées de toute la hauteur d’un étage, entre leurs montans renversés, richement sculptés, jusqu’à la décoration de tous les toits, souvent au nombre de sept dans les pagodes et les monastères, jusqu’aux porches des temples ornés de superbes baldaquins, tous les bois sont fouillés avec une délicatesse et une patience extrêmes. Les figures ne manquent ni de finesse, ni d’intelligence, ni d’esprit amusant. On voit des personnages, des cavaliers, des chars attelés de bœufs dans des reliefs extraordinaires, qui se détachent sous des feuillages finement ajourés. Tous leurs Bouddhas de marbre, d’albâtre ou de bois doré, laissent bien loin derrière eux les Bouddhas vulgaires et sans expression du Siam et de Bangkok.

La Birmane est jolie, généralement élancée, souple, élégante, toujours vêtue de soie ; car il n’est si pauvre, homme ou femme, qui n’ait eu au moins un costume de soie dans sa vie. Elle s’enveloppe dans une pièce de soie, légèrement croisée par devant et traînant à terre. Un vague corsage blanc, ou à dessins de couleur, couvre le buste, avec beaucoup de colliers. Elle a toujours des fleurs sur la tête avec des bijoux sur le côté de son épais chignon haut monté. Elle se couvre la figure d’une poudre jaune, faite d’une écorce broyée, qu’il faut écraser et réduire pendant des heures ; on la mêle dans l’huile, et cette couleur dorée lui sert de fard. Elle fume de gros cigares, longs de 23 centimètres sur 2 centimètres et demi de diamètre, faits de tabac et de sciure de bois mélangés. On dit ces cigares assez doux, mais ils sont d’une odeur déplaisante.

Habituée à l’indépendance, la Birmane circule librement et tient une place importante dans la vie. Il est vrai qu’elle ne mange pas avec l’homme et qu’elle commence par le servir le premier. Elle est la ménagère, tout comme la paysanne dans nos campagnes qui sert elle-même les hommes avant de prendre son repas. Depuis quelque temps cependant, dans les classes qui sont un peu élevées ou en contact avec les métis et les Européens, la femme prend place à table à côté de l’homme.

La Birmane a beaucoup plus d’initiative et d’énergie que le Birman ; elle a conscience de sa valeur et prend vite la suprématie dans le ménage. Quand elle devient veuve, elle est le chef de la famille et l’administratrice des biens jusqu’à ce que les enfans demandent leur part. Elle est maîtresse du bien qu’elle a apporté, et, dans la classe inférieure, elle ne verse pas à la communauté ses profits personnels. Elle a sa bourse propre et reste seule propriétaire de ses économies. Elle réussit à merveille dans le commerce : mariée à un Chinois, à un Yunnanais, à un Shan, elle fonde partout de riches maisons.

Le divorce a toujours été reconnu par la loi. Il est fréquent dans le peuple, où chacun des deux époux n’a qu’à reprendre sa bourse ; mais, il est plus rare dans la classe élevée. La femme qui divorce ne peut opérer sa reprise, s’il y a eu faute de sa part, ce qui est fort rare, dit-on. En ce cas, elle doit s’en aller avec son corps et son habit, selon la formule du juge. La fréquence des divorces ne doit pas être attribuée à l’excessive ardeur d’un tempérament tropical ; hommes et femmes ont au contraire des sentimens très calmes. La séparation est presque toujours provoquée par la question d’argent, le plus souvent l’amour du jeu chez les hommes les excite à vouloir gaspiller l’argent gagné par la femme.

La Birmane a les allures libres, elle a l’intelligence vive, de l’esprit, du trait et une extraordinaire puissance d’assimilation.

Mettez une fille du peuple à la table la plus sélect : elle regardera, suivra les mouvemens de chacun, les répétera adroitement, et bientôt elle mangera selon vos principes. Elle est naturellement polie, jamais honteuse ; elle se croit volontiers à sa place partout. Elle est née dame, et son costume élégant ajoute à ses charmes. Elle n’est point romanesque, ni vicieuse ; mais elle aime les galans propos, et la liberté est très grande entre garçons et filles, sans beaucoup d’inconvéniens.

La langue birmane est gracieuse ; elle est rythmée à trois tons ; les nuances sont infinies, elle a vingt nuances pour exprimer une même idée, là où nous en aurions quatre, tout au plus. On y peut dire les plus jolies choses, et les plus risquées, dit-on, sans choquer les convenances. Un vieux Français, oublié en Birmanie, me disait que s’il lui était donné de redevenir jeune et de vivre en France, il n’aurait qu’un seul regret, celui de ne pouvoir faire, en birman, la cour aux Parisiennes.

La Birmane est très positive, elle a peur du scandale et ne se laisse séduire qu’à bon escient. Un jeune Russe de distinction, de passage en Birmanie, s’était épris à la folie d’une jolie servante. Il serait resté près d’elle des mois, et peut-être toute sa vie ; mais, rappelé par son empereur, il lui fallait partir le lendemain. Il fait demander à la jolie fille, en lui offrant une grosse somme, de venir le visiter. Elle n’hésite pas à répondre que le Russe lui plaît. S’il était resté des mois à Mandalay, elle serait venue, heureuse, vivre avec lui ; et, selon la loi birmane, quand il serait parti, elle aurait été sa femme. Mais, si elle venait chez lui un jour, elle serait perdue, déshonorée pour toujours et, dût-il lui donner 1 000, ou 100 000 roupies, elle ne viendrait à aucun prix.

Comme bien des filles d’Europe, peut-être, la Birmane calculera quel sera l’épouseur qui donnera les plus beaux présens ; à cette différence près que les présens, somme d’argent ou autre chose, ne seront pas pour elle et resteront à sa famille. Dans son union avec l’Européen, c’est presque toujours le profit qui la décide ; les parens ont d’ailleurs une grande autorité sur leurs filles. Une liaison pour eux est un mariage, bien que provisoire. Si l’Anglais a offert à la mère des présens assez nombreux : « Je vous la donne, » dira-t-elle, et la fille n’aura qu’à accepter le marché.

L’Anglais si réservé, si prudent, si dédaigneux de l’indigène aux Indes, épouse la Birmane. Il y en a quatre exemples dans l’administration. Jolie, habile, tenace, la Birmane ne se laisse pas aisément abandonner. Le gouvernement se montre très hostile à ces liaisons notoires et à ces mariages ; car le fonctionnaire est magistrat, aussi bien que collecteur et administrateur, et la Birmane est mercantile. Femme ou maîtresse, elle se laisse facilement acheter par le justiciable, tout comme notre Annamite.


Les nombreux peuples de la Birmanie sont plus ou moins issus de la Chine ; beaucoup d’entre eux se rapprochent par les traits physiques des Chinois du Sud : tels les Khins[3] à l’Ouest, les Kakhins au Nord, les Shans à l’Est et les Karyans au Sud-Est. Mais leurs idées et leurs religions, venus par les ports de mer, les rattachent, et principalement le Birman, à la péninsule hindoue. Le Manou, le livre de la loi civile birmane, vient des Indes ; et, sous les rois, la cour suivait un certain nombre des formes du cérémonial hindou. Quand les Birmans ne peuvent comprendre le Manon, ils appellent les brahmines des Indes pour le leur expliquer. En réalité, ils ont toujours subi l’influence des coutumes civiles et religieuses des peuples auxquels ils ont été mêlés. Leurs costumes et leurs marionnettes sont empruntés au Siam.

A Mandalay, chez le pape du bouddhisme birman, où veut bien me conduire le commissioner de la province, je rencontre en effet trois ou quatre « brahmines, » avec les signes de Vichnou sur le front. Ils ont leurs places dans beaucoup de cérémonies bouddhiques. Ils ont en outre des fonctions, aussi bizarres que multiples, telles que : prédire l’avenir, percer les oreilles et verser l’eau sacrée aux cérémonies du mariage. C’est ce pauvre pape, à la vue affaiblie, qui dans son empressement à accueillir mon aimable guide, me tend la main sans s’apercevoir que je suis une femme. Tous les bonzes protestent, mais trop tard ; et il paraît que je puis bien me vanter d’être la seule femme qui ait touché la main d’un pape birman.

Le vieillard a l’air intelligent et volontaire. Il fait opposition au gouvernement anglais, pour la haute Birmanie, dans la question de l’enseignement. Il n’autorise que l’éducation des poonghees, les prêtres bouddhistes, sans adjonction de maîtres laïcs. L’instruction se borne à l’étude du pâli, dans le Wini. La basse Birmanie, soumise depuis plus longtemps, a accepté les programmes anglais, et, comme aux Indes, l’instruction y est largement répandue.

Le vieux bonze raconte, avec plaisir, au fonctionnaire anglais, les honneurs qui lui ont été rendus dans un récent voyage à Rangoon où il a été porté en triomphe aux pagodes. Sa situation de pape élu est assez délicate.

Un an auparavant, le dernier pape étant mort, les poonghees avaient dû s’adresser au gouvernement anglais, qui s’est arrogé les droits royaux des dynasties birmanes, pour leur désigner un nouveau chef. Les Anglais, trop habiles pour assumer ce choix, ont obligé les bonzes à procéder eux-mêmes à l’élection, s’en réservant seulement la ratification. Un bonze intelligent et très influent, autre curieuse figure que j’ai eu le plaisir de voir, était trop jeune pour se faire élire directement. Il a entrepris de régner sous un plus vieux, si vieux qu’il en est déjà mort. Mais, il y a eu division dans le vote des trente chefs de grands monastères. Le pape nommé n’a obtenu que vingt voix, et le gouvernement a trouvé la majorité insuffisante. Il ne sera pas procédé à une nouvelle élection qui, par l’influence du jeune bonze, donnerait, dit-on, le même résultat, et, le pape élu n’étant pas reconnu, la grande puissance des bonzes, très attachée et très fidèle à l’ancienne dynastie, en reste désunie et diminuée.

Les poonghees, les bonzes, si influens encore en Birmanie, ne forment pas, à proprement parler, une caste à part ; car, de même qu’au Siam, tout le monde doit avoir été poonghee, quelques mois au moins en sa vie. Les moines sont consacrés à l’instruction et ne doivent vivre que de charité. On les voit, chaque matin, descendre les degrés des temples, en longue théorie, leur marmite dans les bras, et s’en aller faire la quête : ils doivent marcher lentement, sans jamais rien demander à personne. Ils s’arrêtent devant les maisons, pour permettre aux femmes de leur apporter la dîme des provisions ; et ils doivent détourner la tête, pour ne pas voir ce qu’ils reçoivent, ni même qu’ils reçoivent. Les nonnes bouddhistes font aussi la quête et circulent la marmite sur la tête. Leur modestie — et le soleil — engagent les poonghees à tenir dans la rue un grand éventail, fait d’une immense feuille de talapot (latanier) emmanchée de côté, derrière laquelle ils doivent s’abriter pour ne pas voir les femmes. C’est de cette feuille de talapot que leur est venu l’appellation européenne de talapoins. Leur robe, emblème de leur pauvreté, ne peut être faite que de morceaux, soi-disant débris d’étoffes ; et la robe la plus neuve doit comprendre un nombre déterminé de coutures.

Le bouddhisme de la Birmanie, qui passe pour un des plus purs et des plus savans foyers de la doctrine du Bouddha, est pénétré de la croyance aux mauvais esprits, ceux qu’il importe avant tout de ménager. A côté des statues de Gautama, on voit le plus souvent deux natt, deux mauvais génies, toujours entourés de fleurs et près desquels les fidèles restent longuement prosternés. Dans une pagode à cinq ou six milles de Mandalay, on n’adore que les natt. En réalité, le bouddhisme n’a rien d’immuable ; celui du Sud ne ressemble pas à celui du Nord, la loi bouddhiste se modèle sur l’organisation politique et sur les coutumes de chaque peuple.

Les Birmans sont superstitieux. Ils voient un paon dans le soleil et, comme les Chinois et les Thibétains, un lièvre dans la lune ; comme les peuples d’Egypte, ils se croient descendans du soleil et de la lune que représentent leurs armes. Autrefois, sous les rois, quand on avait coutume de s’entre-tuer entre princes et princesses, il y avait toujours disette si on enterrait les victimes au lieu de les jeter à la rivière pour se rendre propices les génies des eaux. A Mandalay, la première pierre de chaque édifice devait être une pierre vive pour écarter les esprits et les mauvais génies. On croit encore qu’à certaines époques, les natt, les esprits, réclament le sacrifice d’une vie humaine encore vierge, et on ne se soucie pas alors de sortir le soir ; une erreur est si vite commise !

Les tremblemens de terre étaient autrefois très fréquens, et je constatais qu’à Mandalay, on avait coutume pour la solidité des temples de former leurs colonnes d’un long tronc de bois de tek, revêtu d’une maçonnerie. Tout le monde sait que les tremblemens de terre étaient causés par la colère des natt ; ils sont maintenant moins fréquens, mais les pluies ont considérablement diminué dans la haute Birmanie. Elles avaient commencé, dit- on, à diminuer sous le roi Theebaw, qui était un mauvais roi, et elles continuent de ne pas tomber sous les Anglais. On prétend que c’est la faute des Anglais. « Les natt, dit-on, n’en sont pas contens. » « Croyez-vous, disent les fonctionnaires, notre gouvernement aussi mauvais que celui du roi Theebaw ? — Non, répond-on, les Anglais sont justes ; mais ils déplaisent aux natt ! » Les Birmans disent encore que si le soleil et la lune s’étaient bien conduits, ils n’auraient pas été battus par les Anglais.

La Birmanie possède trois évêchés catholiques. Deux appartiennent à la Société des Missions étrangères : la Birmanie méridionale, siège : Rangoon ; et la Birmanie septentrionale, siège : Mandalay. La Birmanie orientale est confiée à une mission italienne.

La grande figure de Mgr Bigandet a illustré le siège de Rangoon, et nos compatriotes missionnaires et leurs œuvres sont très appréciés du gouvernement anglais. Leurs écoles reçoivent les mêmes faveurs que celles des confessions protestantes, et leurs élèves indigènes sont plus recherchés et inspirent plus de confiance. Le gouvernement, en outre du terrain qu’il donne, paie la moitié de la dépense des constructions, et les écoles de nos missionnaires et religieuses ont toute la clientèle européenne, de préférence aux écoles protestantes. Le lieutenant gouverneur de Birmanie, protestant convaincu, me disait, en parlant du zèle et du dévouement de nos missionnaires : « Quelle force et quel moyen, que de tels hommes ! Quoiqu’ils ne professent pas notre religion, nous avons tous, pour eux, la plus grande admiration et le plus profond respect. Si l’Angleterre possédait de tels apôtres, le monde lui appartiendrait ! Nos missionnaires ne savent pas se dévouer ; ils ne se donnent pas ; ils n’oublient pas leurs intérêts temporels ; mais, en revanche, ils nous frayent la route au même titre que nos commerçans. »

Un nouvel hôpital de lépreux, intéressante fondation de la Mission catholique, attire les malades et les secours, en dépit d’un asile semblable fondé par les Wesleyens. La lèpre de Birmanie revêt les formes les plus cruelles et les plus répugnantes. Cent six hommes et cinquante-quatre femmes sont secourus et encouragés par les Pères Wehinger et Martin. Il y a peu de catholiques parmi eux ; mais tous sont touchés de ces soins et de ce dévouement de toutes les heures, de cette bonté de cœur qui vient d’en haut. Ils comprennent qu’il y a un Dieu, plus grand que celui qu’ils connaissent, et qui seul peut inspirer de telles abnégations. Le calme, la douceur et la quiétude des premiers arrivés frappent les derniers venus, et, sans qu’on ait à leur rien dire, ils demandent à connaître cette religion qui rend si bon.

Chaque année 40 à 50 misérables viennent mourir en paix, soignés et consolés dans cet asile de charité. Quelques-uns arrivent in extremis et ne vivent que quelques jours. D’autres doivent mourir petit à petit, dans de cruelles souffrances, couverts de plaies hideuses, qui dévorent leurs membres, en commençant généralement par les extrémités.


Au-dessus de Mandalay l’Irrawaddi continue à étaler la vaste nappe de ses eaux, dans la même large vallée monotone, à travers de nombreuses îles.

Il coule paisible jusqu’à Schwegou et jusqu’à son premier rapide, près de la grande île de Kiong-Daw-Gyi, aux mille pagodes, qui attire chaque année, à la fête de Mars, plus de 2 000 pèlerins.

La navigation est toujours très active, et, jusqu’à Bhamo, d’immenses navires de 98 mètres de longueur sur 23 de largeur sillonnent le fleuve.

Ces bateaux, pour lesquels les roues sont préférées à l’hélice, sont flanqués d’un ou deux chalands plats presque aussi longs que le steamer. Une petite partie, à l’avant du pont supérieur, est réservée aux passagers de première classe et compte quatre grandes cabines, véritables chambres, très confortables. Tout le reste est livré à des marchands et marchandes, rangés en quatre longues files qui présentent l’aspect de rues. Les boîtes d’emballage superposées forment rayons le long du bord, et, à chaque escale, même le soir, sous la lumière électrique, les indigènes se pressent curieux sur le grand navire pour acheter et quelquefois pour vendre. Ce sont de vrais bazars ambulans qui développent le commerce, et, partant, les besoins. Des centres commerciaux se créent jusqu’aux limites de la civilisation, dans des contrées peu habitées, si j’en juge par le petit nombre des escales, qui ne dépassent guère deux ou trois par jour en comptant l’escale du soir.

De longues guerres ont ravagé le pays et décimé la population. On compte beaucoup, pour l’augmenter, sur les Hindous et les Chinois établis maintenant en grand nombre dans la Birmanie.

Mon lecteur me saura gré, sans doute, de lui épargner les nombreuses et monotones escales le long du fleuve et de le transporter tout de suite à Bhamo, à 1 450 kilomètres de la mer. Les maisons de bois de cette ville, son bazar et ses pagodes s’étagent sur les berges, dans un coude du fleuve qui forme lac. Sa grande pagode est tout un ensemble de htî. Tous ces pagodons, semés sur les monticules et entourés d’immenses et bizarres monastères de bois, forment un tableau des plus pittoresques.

Au delà, c’est le grand jungle, la forêt vierge qui commence, et se continue en Chine sur des milliers de kilomètres montagneux. Sous mes yeux, de longues caravanes de 300 et 500 mulets défilent sur le sable. Elles apportent ici tout ce qui constitue le commerce du Yunnan et de la Chine, et qui en peu de jours sera rendu à Rangoon et à la mer.

Tout un quartier de la ville appartient aux trafiquans chinois et yunnanais, groupés autour d’un riche temple dédié à Confucius. Ils viennent acheter le coton, le jade, la pierre précieuse de la Chine, et les articles d’Europe.

Le Deputy Cojnmissioner a la bonté de mettre à ma disposition un petit steamer du gouvernement, le Rob Roy, pour continuer de remonter l’Irrawaddi.

Jusqu’à Bhamo, la vallée est restée plate et sablonneuse. Au-dessus, les défilés boisés commencent ; c’est jusqu’à Simbo, la partie la plus pittoresque, un paysage calme, reposant, dans lequel les Anglais retrouvent leur Écosse. Rien n’y manque, pas même le brouillard du matin. Les rives se rapprochent, les roches rendent par moment la navigation difficile, et l’on corne dans les défilés comme aux tournans des routes dans les montagnes ; cette précaution n’est pas inutile, car nous croisons deux steamers qui descendent le fleuve.

Le charmant village de Simbo, en pleine forêt, domine l’Irrawaddi du haut de son monticule, surmonté de sa pagode et de son monastère. De grands troncs d’arbres sont épars sur la haute berge, bois de chauffage pour les bateaux à vapeur, que prépare tout un monde de travailleurs, des Kakhins, la petite race sauvage déjà entrevue à Bhamo. Ils portent un large sabre, le dâh[4], suspendu en sautoir, par un grand anneau de jonc. Leurs jambes sont chargées de cercles de cuivre superposés qui forment de hautes genouillères. Et, si primitifs qu’ils paraissent, leurs longs fusils, dissimulés derrière les buissons, ont tué nombre de soldats anglais. Je m’attarde jusqu’à la nuit à flâner et à regarder dans les cases, mais on est si peu habitué à voir des promeneurs que les enfans se sauvent à mon approche, comme s’ils voyaient un natt, un diable ; les chiens aboient et les vaches s’inquiètent et meuglent.


II. — LES ETATS SHANS

Revenue de mon excursion à Bhamo et au pays des Kakhins, je me dispose à quitter Mandalay et les aimables hospitalités anglaises pour gagner Hué, la capitale d’Annam, en un voyage de trois mois à travers les États shans et le Laos.

Le lieutenant-gouverneur, sir Frédéric Fryer, qui s’est montré si aimable et si bienveillant pour moi, m’a signalée aux officiers et fonctionnaires de Taunggy, de Fort Stedman et de Xieng-Tung. Il veut bien encore me donner une escorte de cinq beaux cavaliers du Punjab, portant sur la tête le vaste turban rayé blanc et bleu avec l’écharpe flottant en arrière, le fusil en main et le grand sabre à la ceinture ; parfaits soldats du reste, et un peu gentlemen, qui me serviront comme si j’étais leur officier. Dellawarkhan, leur caporal, me tiendra lieu tout ensemble d’écuyer et d’interprète. Une cinquantaine de mots hindoustani, acquis dans un précédent voyage au Cachemire et au Tibet anglais, suffiront à tous nos besoins, avec la belle langue des gestes et beaucoup de bonne volonté.

Le 25 décembre, je pars donc à cheval, les patti ou bandes de laine noire enroulées autour des jambes selon l’usage, suivie de mes cinq gardes du corps et d’un garry, char, qui portera mes bagages jusqu’à Taunggy, On m’avait offert des éléphans, mais je n’étais pas assez novice pour accepter des éléphans quand je pouvais me servir de chevaux. Ces pachydermes ne rencontrent pas toujours en montagne des sentiers assez larges pour livrer passage à leur masse énorme et ils sont obligés de se reposer un jour sur trois ou quatre pour ne pas user la plante de leurs pieds mous.

Les dix premières étapes jusqu’à Taunggy, résidence du superintendent des États shans, se font par une route carrossable, sablonneuse, parfaite aux cavaliers, mais laborieuse pour les chars, les « garries, » qui la suivent en longs convois. Elle est encombrée de caravanes shanes, dont les bœufs marchent en troupeaux désordonnés, heurtant leurs gros paniers les uns contre les autres, dans un blanc nuage de poussière.

Dès qu’on s’élève au-dessus de la plaine, la verdoyante végétation commence, et le chemin tourne en corniche au-dessus de profondes vallées, coupé sans cesse de petits ponts de bois près desquels se lit parfois un avis prudent écrit en anglais : « Dangereux pour éléphans. « 

Je marche, tous les matins, deux ou trois heures avant de monter à cheval. Des pluies de volubilis bleu pâle retombent de la cime des plus grands arbres. Les abîmes de verdure, coupés par de gigantesques lianes accrochées, se perdent au-dessous de moi dans la belle sauvagerie de la nature. Partout volent, de branche en branche, de jolis oiseaux bleu foncé, les ailes bordées de blanc, ouvertes en éventail, de chaque côté d’une queue très longue comme celle de l’oiseau de paradis.

Tous les soirs, sur la route anglaise, l’inspections bungalow, sous forme de chalet de bambou, toujours dans le site le plus pittoresque, offre au voyageur le gîte le plus confortable, sans qu’il soit nécessaire de déployer sa tente. Rien n’est plus coquet et plus pratiquement organisé que ces asiles sous leurs grands toits avançans, du genre des poonghee kiung, monastères bouddhiques. Une grande véranda, ouverte sur trois faces par de grands auvens de nattes de bambou, constitue le salon et la salle à manger, avec tables, buffets garnis de vaisselle, fauteuils pour s’asseoir ou s’étendre. En arrière sont deux chambres avec tables, fauteuils et cadres de lit pour la literie avec laquelle on voyage toujours ; puis deux grands cabinets de toilette avec larges « tubs » que le gardien s’empresse de remplir d’eau dès que vous arrivez. Portes, cloisons, clôtures et plancher sont en lattes de bambou ; le tout propre et agréable à l’œil, sur de hauts pilotis.

D’autres petites cases sont espacées dans le campoong pour la cuisine, pour les gens, pour les chevaux et les communs.


Sur le plateau de Kalow, je suis à 1 650 mètres d’altitude, au milieu d’un village d’une certaine importance, si j’en crois la foule qui se presse, les nombreuses pagodes et les htî répandus. C’est jour de grande pwe, et il y a théâtre, musique, danse et fête religieuse chez un riche Shan qui fait fête aux poonhhees « pour se porter bonheur. » Il y a, en cette saison, beaucoup de pwe, et les djunghi, habitans du jungle, sont nombreux à la fête. On s’est empressé de me faire place ; chaque artiste vient me danser, chanter, mimer ses plus jolies scènes, tandis que le maître me fait apporter un panier d’oranges exquises. Nous sommes sous un large abri de bambou et de paille, à travers lequel le soleil laisse tomber des taches éclatantes sur tous ces groupes pêle-mêle de femmes, d’enfans et d’hommes dans leurs plus beaux costumes.

Les poonghees viennent s’aligner l’un à côté de l’autre sur une légère estrade peu élevée, vêtus de belles soies jaunes, et assis chacun derrière une petite table basse surchargée de provisions alimentaires et de toiles blanches, présens destinés à la pagode. L’ensemble forme un superbe fond de tableau.

Les femmes shanes portent la grande chemise à mi-jambe, dans laquelle elles enferment leurs genoux lorsqu’elles s’accroupissent, ce qui est la manière de s’asseoir. C’est un tissu de laine aux dessins originaux, taillé droit à la chinoise, aux larges emmanchures descendant sur les bras. Une ligne de fines coquilles blanches garnit, dans une broderie de soie, l’encolure et le devant de la blouse. Un grand sac carré de fibres recouvertes de soie rouge, brodé des mêmes coquilles, est suspendu à l’épaule. Une grosse écharpe verte, rouge, ou de diverses couleurs, est très artistement posée sur la tête, et les deux extrémités mollement rejetées en arrière dessinent une jolie ligne de profil. Détail très original : de grands cercles de cuivre brillant, superposés, leur forment de hautes guêtres, tandis que d’autres cercles font de larges genouillères comme chez les Kakhins, et que d’autres bracelets assemblés ont l’apparence de manchettes mousquetaire.

Il ne leur manque que les hauts colliers des femmes de l’étrange tribu des Padoung, au sud de Fort Stedman. Le long cou de ces femmes, curieusement comprimé depuis l’enfance par des jeux de colliers de cuivre, ne peut se développer normalement. A mesure qu’il s’allonge, on soude de nouveaux cercles et puis d’autres encore, s’élargissant sur l’encolure, afin de soutenir le cou devenu trop faible pour la tête.

Les bijoux jettent partout des notes brillantes et argentées. De grandes rondelles au cœur rouge, ornées de flots de pointes d’argent, comblent, dans le lobe de l’oreille, un trou qui sert quelquefois à porter le cigare. Une vieille femme portait en boucles d’oreilles deux entonnoirs d’argent de six centimètres de diamètre, sur un tube rouge de la grosseur d’une pièce de deux francs.

C’est à Thamakan qu’il faut abandonner les jolis bungalows et la route de garry que continuera de suivre mon convoi jusqu’à Taunggy. Le myok, le fonctionnaire indigène, a reçu ordre de se mettre à notre disposition. Il nous conduit lui-même, en dehors de tout sentier visible, à travers un haut plateau coupé de profondes entailles creusées par le travail des eaux, dans un splendide panorama.

C’est déjà le grand souffle de la montagne. Au matin, un léger brouillard couvre d’un duvet de givre les brins d’herbe et les peluches de mon paletot. Une demi-heure après, le soleil aura bu tous ces blancs duvets.

Tout à coup, après 25 kilomètres de chevauchée, au fond d’un grand cirque de verdure, nous voyons s’étaler les eaux bleues de l’Inle-Lack, sous les montagnes de Fort-Stedman. Ce lac, très profond dans son centre, ne mesure que 15 kilomètres de longueur sur 5 kilomètres dans sa moindre largeur. Le paysage est noyé dans une jolie tonalité d’un gris bleu qui se fait gris perle au matin, dans la buée lointaine. De nombreuses pagodes ont été construites sur pilotis et se mirent dans les eaux profondes. D’innombrables canards sauvages nagent et volent près de moi en confiance, des multitudes d’oiseaux pépient et se poursuivent, d’autres s’en vont par troupes en un long nuage noir ; et, sur les berges, les énormes buffalos noirs, aux longues cornes, ressemblent, par leurs masses, à des rhinocéros cachés dans la verdure.

Les habitans de l’Inle-Lack sont des Inthas, descendans de tribus esclaves amenées de Tavoy. Ils vivent uniquement sur l’eau, dans des villages aux maisons sur hauts pilotis, entourés de jardins flottans qui sont fixés au fond des eaux par de longs bambous, comme les jardins maraîchers des lacs de Srinagar au Cachemire. Villages et jardins forment des îlots en désordre, le long des berges, et, d’un côté à l’autre du lac, les grands bois des pilotis semblent toute une flottille haut matée. Quelques arbres poussent dans ces jardins, avec des légumes, des tomates, des melons d’eau, etc. A la saison des grands vents et des tempêtes, la bourrasque a quelquefois au matin emporté le jardin qui s’en est allé flotter bien loin de la case suspendue de son propriétaire.

Sur une grande île artificielle gentiment boisée, tout à fait au sud de l’Inle-Lack, se trouve le village de Nampoong. Il est d’un aspect très curieux, ce village lacustre aux maisons et aux monastères élevés sur leurs hauts pilotis, sous lesquels la lumière se joue dans l’eau. Les Poonghee-Kiung, peints en rouge et dorés, sont épars au milieu des saules et des jolis arbres au feuillage frissonnant. Au centre est la grande pagode toute blanche qu’entourent cinquante pagodons et où mène une longue entrée de bois rouge et or couverte de sept toits tourmentés.

Fort-Stedman renferme 1 500 hommes de troupes indiennes du Punjab. C’est le moment du départ d’un régiment et de l’arrivée de l’autre, et je suis invitée, première femme admise, au mess des officiers pour le dîner d’adieu des deux régimens. Les installations des officiers et des troupes sont toutes en « kéféne, » comme on dit au Tonkin, pour désigner les cases en lattes de bambou, analogues aux bungalows que j’ai déjà décrits. Le grand effort financier, en Birmanie, a été consacré à la création rapide des grandes voies de communication ; mais les installations des fonctionnaires, à l’exception du royal palais du lieutenant-gouverneur à Rangoon, sont, même dans les villes et encore bien plus dans « les bois, » très simples, voire un peu primitives, ce qui n’est pas incompatible avec le genre de confort qui convient à ces pays.

Taunggy, la résidence du superintendent politique des États shans, est en pleine forêt. C’est un commencement de ville, — véritable sanatorium à 1 460 mètres d’altitude, — qui, lors de mon passage, remontait à dix-huit mois à peine et qui paraît destinée à un bel avenir dans les mains de l’homme habile qui la créée. La maison du superintendant commande une vue superbe au-dessus de grands jardins d’essais qui donnent les meilleurs résultats ; une canalisation d’une douzaine de kilomètres a amené les eaux en abondance et je mange, au commencement de janvier, des fraises exquises.


A partir de Taunggy, ma route n’a été parcourue, que je sache, par aucun Français jusqu’à Xieng-Tung. Les troupes anglaises n’en avaient pris possession qu’au mois de mars précédent. Le sentier shan a été égalisé le plus rapidement possible, pour le passage des caravanes militaires, et peu d’officiers et de fonctionnaires ont eu l’occasion de le suivre et le temps de revenir.

Nous devons abandonner à Taunggy le char pour porter les bagages et traiter avec un caravanier chinois qui me fournit sept chevaux de charge et deux lougli, conducteurs de caravanes. Le superintendant des États shans me remet une lettre de recommandation très pressante, écrite en shan et en birman, où il ordonne de me traiter comme lui-même à tous les Myosa, Sawbwa Baya, Kienmuong, Henis, Tamons, Kyaw et autres princes de ces États shans, peu connus, encore et que seuls jusqu’alors avaient parcourus de rares officiers en service.

Dans tous les villages, les princes indigènes se pressent en cercle autour de ma tente, avec leurs femmes et toute leur suite. Ils m’apportent leurs laies, leurs présens, sous forme de briques de sucre brun, de tubes de bambou remplis d’huile, qui font le bonheur de ma caravane.

Il est impossible de traverser un pays plus riant, plus pittoresque que celui qui précède le Salouen. C’est un véritable jardin anglais, agréablement vallonné : grands herbages semés d’arbres, groupés ou solitaires, encadrés, à droite et à gauche, de jolies montagnes rapprochées, dont les flancs et les sommets mêmes, qui se découpent sur le ciel, sont boisés de toutes les essences, colorés de tous les tons, du pourpre au vert et au blanc. Le tableau varie sans cesse. Le sentier monte et descend par de douces pentes ; les grands joncs se dressent à quatre ou six mètres de hauteur ; les cloches violettes tombent des lianes folles et géantes, à côté d’orchidées extraordinaires qui trouvent vie sur les bois ; des torrens cascadent sous l’ombre épaisse des branches, et tout à coup, de grandes eaux qui courent luisent au loin comme des miroirs. Toujours, suivant l’expression de Stanley, la « grande silve » qui ne finit pas, que les rivières coupent sans l’interrompre jamais.

Cependant le soleil a dépassé la montagne et monte lentement dans le ciel tout bleu, il répand sa lumière en perles sur toutes les herbes et rend brillantes toutes les feuilles.

Le sentier devient étroit, sentier perdu dans les hautes herbes, ombragé parfois des grands plumets blancs ou roses des joncs ; sentier charmant, sinueux à l’infini, et dans l’air très chaud, doux à respirer, je me laisse bercer avec délices au petit galop de mon cheval. Tous les oiseaux chantent dans les arbres ; de petites perruches trop vertes, à faire mal aux dents, sautent et se poursuivent de branches en branches. Devant nous, dans l’épaisseur du « jungle, » s’ouvre une étroite fissure dans la montagne. Un gros rocher perpendiculaire sur lequel grimpent des arbres en ferme l’entrée et il le faut tourner comme la porte d’une étroite gorge. Nous continuons de monter sous d’immenses arbres très droits au milieu des hautes gerbes de bambous, des fougères arborescentes et de la brousse tropicale. De grands singes prennent leurs ébats en poussant des cris qu’on croirait humains. L’un d’eux a la taille d’un enfant de douze ans. Tout à coup un immense abîme de verdure s’ouvre devant nous. Le soleil y verse à flots sa lumière et l’œil en pénètre les profondeurs. Mes soldats « Punjabi » eux-mêmes s’arrêtent saisis d’admiration : « Bota atcha ! » s’écrient-ils, « comme c’est beau ! » C’est une vraie jouissance que de planter sa tente dans ces grandes épaisseurs de végétation ; tel sera mon sort sans interruption durant un mois.

Des ponts écroulés nous créent des descentes et des montées périlleuses ; dans des passages marécageux, les chevaux s’ébrouent et enfoncent jusqu’au ventre. Je me suis vue trop heureuse, à l’un de ces mauvais endroits, de passer à pied avec mon écuyer de confiance, sur un long tronc d’arbre couché au-dessus de la fondrière plutôt que de risquer d’y tomber, tête première, avec mon poney.

Nous chevauchons plusieurs jours sur ces hauts plateaux accidentés et nous arrivons enfin dans la « plaine hantée. »

Les grands joncs surmontés de leurs hauts panaches, qui obstruent le regard, avec les natt sans doute, ont causé tout le mal. En vain, le matin, l’un de mes cipayes avait-il jeté son « la Ilâh illa Allâh, » ces musulmans ne connaissent pas les natt, et nous ne possédions pas la moindre clochette pour éloigner le Malin ! Aussi qu’est-il arrivé ? Il fallait bien s’y attendre. Notre caravane s’est trouvée divisée en quatre tronçons, et, ni les uns, ni les autres, nous n’avons pu trouver l’étape ! Je suis seule avec mon caporal. Il tente de couper au plus court, à travers les grands joncs qui s’étendent sur une douzaine de milles carrés, semés de quelques oasis de bambous et de quelques mamelons tous pareils ; mais les indigènes, profitant du chaud soleil de 60 degrés, ont incendié les joncs, et les flammes nous barrent le passage. Ailleurs, des eaux profondes nous détournent de notre chemin. Quand nous arrivons enfin à des oasis, nous demandons Nang-Sarrik. Les gens comprennent ou ne comprennent pas. Ils nous envoient à un autre village en arrière. Les heures passent ; nous tournons sur nous-mêmes, et les hameaux sont de plus en plus misérables, les gens de plus en plus épeurés de nous voir. La nuit est venue : il faut s’arrêter ! J’ai fait douze heures et demie de marche effective, tant à pied qu’à cheval, et nous sommes dans le plus pauvre hameau, abritant ses huit ou dix cases sous les grands bambous et les bananiers. Nous campons au centre du village, sous une sorte d’abri fait simplement d’un toit et d’un plancher surélevé. Il fait nuit, l’air est frais. Je demande de la lumière, et bientôt des bambous flambans ramènent la gaieté. Enveloppée dans mon unique châle, je me couche tout de mon long contre le feu, mon casque me servant d’oreiller. Mon pauvre écuyer me regarde si piteusement que j’éclate de rire. On n’avait jamais vu d’Anglais dans ce coin perdu, et nos personnes jetaient un certain émoi. Mais, en me voyant rire de si bon cœur et pas méchante, les hommes s’approchent et se risquent à satisfaire leur curiosité. Toute la nuit, je leur ferai entretenir le feu et me retournerai toutes les dix minutes pour égaliser la température.

On se repose tout de même, tandis que, suspendus à de hautes perches, des bouts de bambou heurtés contre d’autres morceaux de bois tintent comme des cloches sur ma tête, pour éloigner les natt. Comme ils ont raison, les braves gens ! sans les bambous qui résonnent, bien sûr, nous n’aurions au matin retrouvé ni l’oasis, ni le village, ni peut-être nous-mêmes.

Enfin nous arrivons au Salouen, à quatorze étapes de Taunggy et à douze étapes de Xieng-Tung. Les Anglais ont organisé des services de bac sur ce fleuve, de même que sur les trois larges rivières qui le précèdent sur la route et que l’on traverse près de leurs plus larges tournans, afin d’éviter les courans trop violens. Tout un campement nous y a précédés avec une douzaine d’éléphans privés qu’on est en train de promener, de baigner et de laver.

D’un côté à l’autre du Salouen, la configuration du pays change absolument d’aspect. A l’ouest, une série de hauts plateaux s’étendent, séparés par de profondes vallées, et interrompus par des chaînes de montagnes qui suivent toutes la même direction comme les grands fleuves. Quelques pics s’élèvent à 2 800 mètres, tandis que l’altitude générale des plateaux varie de 900 à 1 500 mètres. A l’est, la nature prend immédiatement un aspect plus sauvage, plus désordonné. Les montagnes se dressent brusquement et le sentier qui les côtoie surplombe les précipices. Le Salouen est à 400 mètres d’altitude. Dès la première assise de montagnes, nous sommes à 800 mètres ; à la seconde, nous atteignons 1 000 mètres, et sur l’arête, où je campe le soir même, je constate 1 100 mètres à mon anéroïde. Le lendemain matin, j’avais vite atteint 1 600 mètres et, le surlendemain, je descendais 1 000 mètres en deux heures, pour atteindre le village de Muong-Ping, sur le large Nam-Ping, dont le cours n’est pas encore exploré.

Il faut trois jours pour franchir l’étroite et haute muraille qui borde le Salouen à l’est. Ceux qui ont parlé de la possibilité d’un chemin de fer dans cette région n’ont pas idée de ce chaos de montagnes aux arêtes vives qui se succèdent comme les gigantesques vagues d’une mer en furie. Les arêtes se ramifient dans tous les sens, sans nulle épaisseur, à peine 1 mètre de largeur par endroit, entre deux abîmes de 200 et 300 mètres de profondeur, sur des pentes impraticables de telle sorte que, au milieu de ce dédale, il faut suivre les crêtes le plus exactement possible. Le sentier est le plus souvent au niveau de la cime des grands arbres qui poussent sur les talus presque à pic. Notre route se pour- suivra ainsi jusqu’à Xieng-Tung.

Cependant les gorges que j’ai longées, entre Muong-Ping et Xieng-Tung, sont plus habitées que les plateaux. A l’ouest du Salouen, je remarque de nombreuses cultures au fond des vallées ; les cases, rares, se perdent dans la brousse.

Beaucoup de ces tribus mènent la vie nomade et campent auprès de leurs cultures. Il est toujours curieux de considérer le peu qu’il faut à certains êtres. J’ai souvent examiné, au matin, les campemens nouvellement abandonnés, dont le foyer était encore fumant. Quelques grandes écorces ou des bambous femelles coupés en deux ont vite fait un plancher reposant sur le sol ou légèrement surélevé. Quelques bâtons soutiennent des branchages pour faire un abat-vent, et quatre bambous supportent la toiture de feuillage qui garantira de la rosée. Le feu est allumé ; la maison est prête.

La grande forêt se continue semblable à elle-même. On se croirait au Cachemire, mais un Cachemire tropical, avec les grands bambous, les belles légumineuses du genre des mimosas et des acacias au feuillage léger, qui estompent les masses d’une manière toute particulière.

Et toujours des oiseaux, des chants que je ne connais pas, la vie partout dans la grande paix de la forêt : les buffles noirs, formidables et doux, qu’on chasse sans crainte du sentier qu’ils encombrent ; les légions de criquets et de cigales, poétiques animaux, chantés par des poètes qui n’ont certainement pas entendu durant de longues étapes leur bruit de crécelle assourdissant et strident. Et cette intensité de vie, on la sent encore bien plus grande la nuit. C’est comme l’immense poussée de la chaude végétation ; les bambous éclatent comme une détonation ; j’entends des cris, des sons inconnus, et ce bruit de tonnerre assourdi, murmure des éléphans, qui monte du fond des vallées, avec le cop ! cop ! des tigres, moins agressifs qu’on ne croit. Ils viennent bien enlever un chien jusque dans le campement, mais on ne cite pas d’exemple de voyageur attaqué sous sa tente, car, heureusement, ils sont plus peureux encore que les hommes. Dans cette même année, pendant plus de cinq mois, je les ai entendus, et les cris des cerfs aux abois ; j’ai vu souvent leurs empreintes et celles des éléphans ; mais jamais je n’ai aperçu le grand félin, et je ne l’ai pas regretté.

Après m’être élevée jusqu’à 1 825 mètres, la plus haute altitude qu’atteigne la route militaire anglaise, j’arrive, deux jours après, à Xieng-Tung, où les officiers me font grand accueil.

Xieng-Tung, dans sa riche et grande vallée, est une ville de 16 000 habitans, qui possède un «cantonnement» de 900 hommes de troupes gourkas et un petit roi indigène. Elle présente l’aspect le plus charmant, entourée de ses murs d’enceinte, avec ses ponts d’entrée couverts, ses pagodes dorées et les toits de paille de ses maisons éparpillées dans la verdure.

La vallée de Xieng-Tung est une magnifique rizière de vingt kilomètres de longueur. De nombreux villages chinois entourent la ville. Leurs habitans se livrent aux cultures maraîchères et à l’élevage des porcs. Ce dernier détail provoque un mépris répulsif chez les musulmans de mon escorte, peu habitués, chez les Hindous, à rencontrer cet animal impur. Les jolies aigrettes, oiseaux des rizières, que les Anglais appellent" paddy-birds, » sont nombreuses dans la vallée, malgré la grande chasse qui leur a été faite, à la dernière saison, pour orner nos chapeaux.


Je touche à la fin de mon voyage dans le pays shan. Dix jours seulement me séparent de Xieng-Sen et du Mékong ; je détiens, dans ce dernier parcours, le record de la vitesse, sur les seules traces de M. Garanger, du côté français, et de M. Stirling et du capitaine Carrick, sans parler de deux officiers anglais qui n’ont pas dépassé Hong-Luk.

Le sawbwa ou prince indigène de Xieng-Tung nous donne un interprète shan sachant le birman, qui m’accompagnera jusqu’au Mékong et nous procurera des guides successifs dans les différens pays. Ce personnage voyage à cheval. Il a un serviteur qui le précède, toujours à pied et courant toujours. Celui-ci porte naturellement, pendue à l’épaule, la grande sacoche carrée, commune aux hommes et aux femmes, brodée de rouge et de coquilles, avec le coupe-coupe tenu en sautoir par la cordelière rouge ou verte. Trapu, pourvu de mollets bien rebondis, il n’a qu’une seule jambe tatouée, ce qui ne l’empêche de relever son écharpe des deux côtés au-dessus des hanches, comme le prescrit l’élégance, pour faire admirer son tatouage et son galbe.

Les tatouages prennent, dans cette région, les proportions d’une œuvre d’art : c’est un vrai costume. Chez quelques-uns, ils forment un pantalon tout entier aux dessins de dentelle, de point de Venise, qui finit en hautes pointes dentelées à la ceinture, remonte sur l’estomac et dans chaque dent, représente des personnages. J’ai souvent remarqué des dessins réguliers, figurant des animaux, dans leurs enroulemens. Souvent aussi les deux jambes portent des dessins différens : dessins jetés, ou grandes quilles pointues remontant de côté. Tous ces tatouages sont d’un beau bleu. Plus rarement je rencontre des tatouages rouges, mais uniquement sur les parties supérieures du corps, la poitrine, le cou ; exceptionnellement sur une joue.

A peine sortie de cette florissante vallée de Xieng-Tung, que les Anglais se sont si bien choisie, je vois se succéder, un peu clairsemées, quelques-unes des plus curieuses populations qui occupent les États shans. D’un district à l’autre, le type physique, la langue, les mœurs diffèrent.

Beaucoup de ces peuples sont bouddhistes ; néanmoins, tous les arbres, tous les ruisseaux sont des natt, et les sorciers seuls savent et disent ce qu’il faut sacrifier aux natt. Le bouddhisme se perd ici dans la croyance aux mauvais esprits, et ce sont des superstitions infinies pour s’en préserver. Nous sommes, aux pays shans, en pleine démonolâtrie. Les sorciers et devineresses sont légion. Un sorcier doit toujours être initié par un autre. Les sorciers passent pour donner la mort à distance, en invoquant leur natt. Ils prétendent se rendre invulnérables et invincibles et connaître l’avenir comme ce qui se passe au loin. On prétend qu’ils disent et font des choses extraordinaires, et j’ai entendu raconter de nombreux faits, à réjouir les amateurs d’occultisme.

Les Natt Kédo, les femmes possédées par un natt, comme leur nom l’indique, sont très nombreuses. On leur attribue de merveilleux talens de devineresses. Elles seraient capables de faire fortune parmi les civilisés, très friands, eux aussi, de connaître l’avenir, et peut-être plus naïfs et plus crédules qu’ils ne veulent en avoir l’air.

Tous ces Shans portent le coupe-coupe en sautoir et le grand chapeau de paille souple, très haut perché sur le turban. Ce chapeau, originaire de Chine, retombe mollement en trois grands plis et il est surmonté d’un large flot de soie floche rouge ou verte, quelquefois mêlée à des fils métalliques ou à de fines découpures de papier brillant.

Hommes et femmes, à mesure que j’avance dans le pays, portent davantage le paletot chinois de toile noire lustrée et matelassée. Dans le jour, les femmes ne gardent que l’écharpe barrant la poitrine, et souvent aussi elles marchent le buste découvert, comme les Laotiennes.

Un des caractères distinctifs les plus frappans chez ces peuples, c’est la fréquence des déplacemens souvent inutiles. Ainsi à Nam-Het, après une longue descente périlleuse dans un chaos de végétation, j’arrive dans une sorte de cirque, au centre duquel se dressent une petite toiture en paillotte et quelques abris de branches cueillies de la veille. C’était l’œuvre d’une caravane, une famille-tribu de quarante personnes, que le « Sawbwa » avait envoyée à je ne sais plus quelle ville prochaine pour chercher fortune, et qui, ne l’y ayant pas trouvée, refait en sens inverse un voyage de vingt ou trente jours avec ses soixante bœufs et tous ses buffalos. Ces déplacemens et ces déceptions sont de tous les jours, et paraissent à ces braves gens absolument naturels.

Et quelle vie, quel mouvement dans le camp, sous ces grands arbres aux fleurs écartâtes qui ressemblent à des tulipiers, à côté d’autres arbres couverts de fleurs très roses et plumeuses ! Quelques jeunes filles font la pêche aux crevettes dans le ravin voisin ; les femmes ont le buste nu, leur enfant sur la hanche ou sur le dos.

Le cérémonial du mariage est des plus simples chez les Shans. L’homme et la femme, devant le chef de village, nouent un cordon de coton autour de leurs poignets réunis et mangent ensemble une tasse de riz. Très réussis comme symbolisme ces liens du mariage en coton ! Les gens riches ont quelquefois deux ou trois femmes ; mais en général on n’en a qu’une ; d’autant mieux que le divorce est aussi aisé devant le chef du village que le mariage lui-même. « Je ne veux plus être votre mari ! — Je ne veux plus être votre femme ! » et le lien est rompu. Les gens d’un rang élevé réprouvent ces fréquens divorces, et il est rarement demandé lorsqu’il y a des enfans.

La femme shane est très courageuse. Elle travaille autant et plus que l’homme, et elle a, comme la birmane, beaucoup d’influence dans le ménage.

Les enfans sont très respectueux envers les parens et ils pratiquent à leur égard tout un cérémonial dont ils ne se départent jamais.

Le père peut choisir pour héritier celui de ses enfans qu’il regarde comme le plus digne, et a le droit de substitution à un degré. C’est ce qui est arrivé pour l’avant-dernier « sawbwa » : son premier fils désigné a régné et le second lui succède. Maintenant les sawbwa sont obligés de demander au gouvernement anglais le droit de choisir leur héritier, et ce choix doit être ratifié par lui.

Mais continuons notre route. Le sentier qui traverse le pays de ces peuples nous force à une perpétuelle escalade dans des dédales de rochers d’où il faut redescendre sans cesse sur des rivières et dans des fondrières. Les chevaux s’affolent au milieu des troncs d’arbres cachés sous la vase et ces rencontres nous causent bien des chutes. On franchit la même rivière cinquante et soixante fois. Elle fait des méandres très courts, autour desquels le sentier serpente en se jouant pour remonter toujours sous la haute forêt. Tantôt ce sont des arbres à la tige droite et superbe, qui s’élève à 60 mètres de hauteur, au tronc si large parfois que dix hommes ne peuvent l’embrasser ; tantôt on se croit dans les fossés d’un château fort, aux talus couverts de mousse et de fougères. Puis le fossé se rétrécit, et bientôt on ne peut plus passer que les jambes sur l’encolure du cheval.

Les bois abattus en travers du sentier me rappellent les exercices d’enjambement des pauvres chevaux de cirque ; mais ici les arbres sont terriblement nature, et, sur quelques-uns, les chevaux doivent monter faute de pouvoir les sauter. Ailleurs encore, et cela arrive souvent, ces géans sont à moitié renversés sur le sentier, et pour passer il faut encore, comme au cirque, s’aplatir sur sa monture.

Mes souvenirs de l’Himalaya ne me rappellent rien de comparable à ces sentiers, où les arbres tombés détournent sans cesse le chemin, où les zigzags et les S sont continuels, où l’on perd de vue aussi bien le cavalier d’avant que celui d’arrière. Au reste on n’a même pas le loisir de les chercher du regard, tout occupé que l’on est à préserver ses jambes et sa tête des divers obstacles.

C’est toute la flore tropicale qui se développe dans la grande serre de la nature vierge, dans la grande forêt qui me paraît chaque jour plus belle. Les palmiers les plus rares que nous mettons à grand prix dans des godets s’élancent et s’emmêlent aux grands bananiers. Les hauts bambous forment au-dessous de nos têtes des ogives parfaites, des cathédrales naturelles et magnifiques. Le sol est tapissé de fougères argentées et dorées à travers lesquelles les « coolies », le coupe-coupe à la main, doivent souvent nous frayer le chemin.


A Hong-Luck je suis en territoire siamois, au milieu des champs verts, près d’une petite pagode aux toits birmans, entourée de nombreuses cases disséminées et de toute une population curieuse et très amusée. Je suis la première femme venue par cette route.

C’est la zone des pirates. Ce sont en général des « Khas Mushô » et ils ne se font pas faute d’attaquer les pauvres Laotiens. Ceux-ci en ont si grand’peur qu’ils ont demandé au commandant du La Grandière de se mettre à huit pour m’apporter à Xieng-Tung une lettre qui, d’ailleurs, n’est pas arrivée. Mais attaquer une Française, accompagnée de cinq hommes de troupe anglais d’une race grande et forte, à quelques lieues de notre canonnière, que je ne savais pas à Xieng-Sen, c’eût été une bien autre affaire ! aussi n’y ont-ils pas même pensé.

J’ai assez vite apprivoisé tout ce peuple un peu déluré et effronté. Il faut si peu de chose pour séduire ces grands enfans ! Nous rions ensemble, nous faisons semblant de causer et je laisse regarder dans mon objectif ceux qui veulent bien se laisser photographier. Je m’introduis dans leurs petites « bâti. » De jolies filles se livrent au tissage, mais tous les travaux ont été vite interrompus, et cent et deux cents personnes ne cessent d’entourer ma tente.

Dans la grande plaine des joncs et des pirates, entre Hong-Luck et Xieng-Sen nous faisons des marches journalières de dix heures ; mais, par la paresse et l’infidélité des guides, nous errons de hameau en hameau.

Le 3 février, vers trois heures de l’après-midi, j’arrive sur les bords de ma dernière rivière, le Nam-Mé-Chane, tout près de l’endroit où elle descend dans le Mékong. Elle est fort large, très encaissée ; et j’aperçois, à grande hauteur, quelque chose que je prends de loin pour un pont. Par hasard, je suis à peu près à sec, et je répugne, avant d’arriver, à me remettre dans l’eau jusqu’à la ceinture dans un courant très rapide. On confie les chevaux aux mains des hommes, et je poursuis ma route à pied avec mon caporal et un cipaye. C’est bien un pont ; mais il n’est composé que de trois ou quatre troncs d’arbres, liés bout à bout sur une longueur d’environ 60 mètres et à 10 mètres au-dessus de la rivière cascadante. Mon écuyer de confiance, en émoi, me demande si la Mem-Saheb osera passer. Il n’y a pas à reculer : nos chevaux sont déjà de l’autre côté. Je lui fais signe d’avancer, et je le suis, en lui tenant la main. Je défends au cipaye de nous suivre, jugeant nos deux poids suffisans pour la force de la passerelle. Et, vous pouvez m’en croire, j’étais bien contente, quand je suis arrivée de l’autre côté. Peu de temps après nous commencions à distinguer de très loin, sur un monticule dominateur, le Tât, la longue flèche et la coupole de la vieille pagode de Xieng-Sen. Plus tard, la ville elle-même apparaît demi-cachée dans sa verdure, avec sa grande enceinte de terre et de hauts madriers en bois de teck, précédée d’un large fossé et de ses nombreuses portes aux entrées tournantes comme en Chine.

Xieng-Sen, dont les 75 pagodes sont en ruines, a été la capitale de tout le pays : Xieng-Tung, Louang-Prabang et Xieng-Maï ont été ses tributaires. Elle fut détruite par les Siamois, il y a environ cent vingt ans ; et ses habitans furent emmenés en captivité. Xieng-Sen compte maintenant à peu près 500 habitans, la plupart ramenés et attirés par le zèle et le dévouement d’un ancien interprète cambodgien de la mission Pavie, M. Ngin, notre agent commercial. Il m’apprend la présence, en ce lieu, du La Grandière, dont l’aimable commandant, M. Mazeran, veut être mon hôte, et je m’empresse de descendre au Mékong.

Tous les voyageurs comprendront mon bonheur de retrouver le grand fleuve français, si large, si imposant, même aux basses eaux, dans ce Xieng-Sen, à 2 400 kilomètres de la mer, et mon émotion sincère, en découvrant la canonnière surmontée du drapeau français. Nos chers marins au col bleu sont rangés le long du bord. Je leur crie de tout mon cœur : « Bonjour la Marine ! » J’avais retrouvé la France ! Ils étaient aussi contens que moi ! Il y avait 45 jours que j’avais quitté Mandalay.


Avant de dire un adieu définitif à la Birmanie, jetons un coup d’œil rapide sur ce que les Anglais ont fait pour l’organiser et pour mettre en valeur ce beau pays. Ils ont eu, depuis quatorze ans qu’ils ont annexé la Haute Birmanie, à lutter contre des difficultés nombreuses. Le dacoïtisme leur a causé au moins autant d’embarras que la piraterie en a causé au Tonkin. Malgré tout, cependant, la Birmanie a pris, sous leur impulsion, une extension, un développement extraordinaires.

Comme administration, organisation, initiative dans les plus hardies entreprises, suite dans les idées surtout, nous aurions peut-être beaucoup à apprendre de nos rivaux. Je n’oserais en remontrer à personne, mais il m’est impossible de ne pas ressentir une grande admiration pour leurs méthodes.

Au point de vue administratif, nos voisins de Birmanie ont obtenu le maximum d’effet utile, avec le minimum de personnel. C’est ainsi que cette immense colonie, dont la superficie est peut-être plus considérable que celle de toute l’Indo-Chine française réunie, n’a d’autres fonctionnaires que les suivans : un chief commissioner, appelé, depuis le mois de janvier dernier, lieutenant gouverneur, titre correspondant presque à celui de notre gouverneur général de l’Indo-Chine. Un secrétaire général, un chef des finances et un chef de la justice avec plusieurs secrétaires forment le gouvernement général.

Huit commissioners sont, en quelque sorte, les gouverneurs de province. Trente-quatre deputy commissioners équivalent à nos résidens et commandent les districts. Ajoutez à ce contingent soixante-douze assistant commissioners, analogues à nos vice-résidens ; et vous aurez un total de 133 fonctionnaires, qui sont, à la fois, préfets, percepteurs des finances, magistrats et maires dans les villes[5], qui ont sur l’indigène un prestige considérable, et sont obéis au doigt et à l’œil. Les services spéciaux : douane, poste et télégraphe, prisons, police, travaux publics, instruction publique et clergé forment avec l’administration un effectif total de 6S0 fonctionnaires pour 11 millions d’indigènes. Comparez maintenant avec l’annuaire du personnel colonial administratif français de l’Indo-Chine, et vous serez stupéfaits de la différence. Une publication officielle donnait pour l’année dernière le chiffre de 3 426 fonctionnaires pour 20 millions d’indigènes. Il est bon de dire aussi que les fonctionnaires anglais ont des traitemens plus élevés que ceux de nos fonctionnaires <ref> Gouverneur général : 8133 roupies par mois. Commissioners, 2 500. Deputy commissioners, 1200-1800. Assistant-commissioners, 458-1 000. </re> ; mais les frais de déplacement, pour raisons de congé, sont à leur charge et le budget du Colonial Office ne s’en plaint pas.

Tout l’effort de ce personnel de choix a porté sur l’utilisation économique du pays. En 1883, dans un livre qui fit beaucoup de bruit, Across Chrysé, un publiciste anglais, M. Colquhoun, au retour d’un voyage de Canton à Mandalay à travers le Yunnan et le pays shan, écrivait ce qui suit : « L’extension des voies de communication, à l’intérieur de la Birmanie anglaise, telles que le chemin de fer allant à Toungou, ne doit être que le point de départ de l’extension dans le Shan et le Yunnan… Tous les intérêts mercantiles et maritimes de l’Angleterre sont ici en jeu… Nous commettrions une faute grave, en différant plus longtemps de prendre possession de ce débouché. La France nous presse le flanc au Tonkin. Nous n’avons donc pas de temps à perdre. » L’appel de M. Colquhoun a été entendu par ses compatriotes, dont le premier soin a été de doter la Birmanie de voies de communication.

A dire vrai, dans cette vaste colonie, que l’annexion du royaume d’Ava et de Mandalay a plus que doublée en 1885, et que les États Shans ont encore si considérablement augmentée en 1896, les Anglais possèdent une voie de communication incomparable : le grand Irrawaddi, qui, malgré les déplacemens de ses sables, porte, aisément et sans danger, de grands navires à Bhamo, à 1 450 kilomètres de l’Océan.

Au-dessus de Bhamo, des steamers plus petits montent, trois fois par semaine, à Myiktila, au delà des gisemens d’ambre et de jade dont les produits sont facilement expédiés à Canton.

Et à côté de cette voie fluviale, que nous pouvons leur envier, les Anglais ont créé, près de la ligne du chemin de fer de Rangoon à Prome, sur l’Irrawaddi (263 kilomètres), une grande ligne de Rangoon, par Toungou, qui rencontre l’immense fleuve à Saraing au-dessous de Mandalay. Un grand steamer et deux bacs à vapeur transportent voyageurs et marchandises sur la rive droite à travers le fleuve-mer. Et la voie ferrée continue de monter, elle touche de nouveau le fleuve par un court embranchement à Katha, et elle arrive à Mogoung à 1 200 kilomètres de l’Océan, abandonnant Bhamo, au fond d’un grand coude de l’Irrawaddi, incliné tout à coup à l’Est.

Cette ligne, en exploitation lors de mon passage, a maintenant rejoint Myitkila, le terminus de la navigation à vapeur, 1 600 kilomètres de rivière.

La frontière de Chine est à 21 kilomètres de Bhamo, à Nampaung sur le Taping, navigable aux grosses barques, sur plus de 40 kilomètres dans la direction de Tali-Fou. Centre important dans la province du Yunnan, cette ville se trouve ainsi à 300 kilomètres de Bhamo et des grands steamers anglais.

Ces efforts ont été couronnés de succès, car, dès maintenant, des courans commerciaux sont établis entre la Chine méridionale et Bhamo ; et j’ai vu, je vous le disais tout à l’heure, sur les rives de ce port de l’Irrawaddi, des caravanes de 400 à 500 mulets, venant de Chine, avec des marchandises considérables, prêtes à être embarquées pour Rangoon et l’Europe.

Pendant ce temps, nous fiant trop à l’opinion répandue que les montagnes qui séparent l’Irrawaddi du Mékong étaient infranchissables pour une voie ferrée, nous n’avons fait que bien peu de chose, au Tonkin. Le chemin de fer de Phu-Lang-Thuong à Lang-Son est à peine terminé, sans aboutissement vers la mer. Le fleuve Rouge a toujours une navigation précaire et Lao-Kay, comme mouvement commercial, ferait bien petite figure auprès de Bhamo. Nous n’avons donc pas justifié, jusqu’à présent, les craintes que notre présence au Tonkin inspirait, en 1883, à M. Colquhoun.

Les Anglais ont accompli, en Birmanie, une œuvre dont ils peuvent légitimement être fiers. Mais toute médaille, même la plus belle, a son revers, et le revers de leur colonisation si méthodique est le caractère et la hauteur britanniques. En effet, malgré toutes leurs qualités éminemment pratiques, malgré leur esprit de justice, malgré leur habileté à jouer de la vanité orientale, à ménager toutes les susceptibilités religieuses et les préjugés de castes aux Indes, malgré la « respectability » dont ils savent s’entourer, et dont je les loue, le respect qu’ils imposent aux indigènes, la distance qu’ils savent toujours garder, la juste crainte qu’ils maintiennent sans violence, les Anglais ne s’assimilent pas les indigènes. Il reste, entre eux, l’antipathie de race, le mépris, le dédain du blanc pour le jaune ou le noir, contrairement à ce que je voyais en Sibérie et au Turkestan où tous les peuples annexés deviennent membres de la famille.

Le Russe les aime, ces grands enfans d’indigènes. Sa politique, qui sait attendre, convient à la politique orientale. Tous leurs sujets asiatiques sont les frères de ces Mongols qui les avaient soumis et dont ils ont secoué le joug. Ce sont des cousins ; des cousins pauvres, qui n’ont pas été éduqués et qui ressemblent au moujik.

A l’œuvre si bien entendue des Anglais, il manque une chose, sans laquelle on ne fait, me semble-t-il, œuvre qui vaille, en ce monde : il y manque l’amour. L’Anglais n’aime pas l’indigène. Il le méprise souvent et le dédaigne toujours. L’indigène le sent et ne pardonne pas. Il se soumet, mais n’oublie pas, et reste l’ennemi et le péril de l’avenir.

C’est précisément le sentiment de cet antagonisme entre conquis et conquérans qui faisait dire à Grant Duff : «Je n’entends jamais parler d’un vaisseau naviguant, à travers le brouillard, dans les bancs de Terre-Neuve, au milieu des montagnes de glace, sans penser à notre gouvernement de l’Inde. »


ISABELLE MASSIEU.

  1. On donne le nom de htî à un type de l’architecture bouddhique que l’on appelle dagoba aux Indes et que l’on rencontre depuis le Tibet, sous le nom de tchorten, jusqu’au sud de la péninsule indo-chinoise où il prend le nom de phnom au Cambodge, de htî en. Birmanie et de tât au Laos. C’est une légère coupole terminée par une haute flèche droite qu’entourent des parasols retombans, symboles sacrés d’honneur et de puissance dans tout le monde bouddhique.
  2. Ce mot se prononce « poé ».
  3. Se prononcent » Chine, Katchine. »
  4. Ce mot, se prononce « dao ».
  5. C’est ce qui existe au Tonkin, mais seulement dans nos territoires militaires.