Une campagne présidentielle aux États-Unis

Une campagne présidentielle aux États-Unis
Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 559-587).
une
CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE
AUX ÉTATS-UNIS

Le 6 novembre prochain les quarante-cinq États dont se composent présentement les États-Unis seront appelés à désigner les délégués électoraux à qui incombera, en janvier suivant, la mission de donner à la République Fédérale un nouveau président ou de confirmer dans ses fonctions le président actuel. Si les règles fondamentales en vertu desquelles s’effectue tous les quatre ans la nomination du premier magistrat de l’Union américaine sont généralement connues, il n’en est pas de même du travail préliminaire qui la précède et dont la complexité est faite pour dérouter toutes nos idées d’unité et de centralisation nationales. Il est difficile en effet d’imaginer un système plus différent du nôtre et qui s’éloigne plus des principes dont s’est inspirée notre Constitution en conférant aux deux Chambres, réunies en Congrès, le mandat de combler séance tenante la vacance présidentielle. On peut dire qu’en France la période électorale est presque aussitôt fermée qu’ouverte. C’est exactement l’inverse aux États-Unis, où un nouveau Président est à peine investi de ses fonctions que les partis songent déjà à préparer, l’élection qui doit avoir lieu quatre ans plus tard.

Aux termes de l’article II de la constitution de 1789, la nomination du Président et du Vice-Président de l’Union doit être faite par un collège électoral spécialement convoqué pour la circonstance et où chaque État est représenté par un nombre de délégués correspondant à celui des sénateurs et des députés qu’il envoie au Congrès. Le chiffre des sénateurs américains étant actuellement de 90, celui des députés ou des « représentans » pour leur laisser le titre sous lequel ils sont officiellement connus, de 357[1], le total des électeurs présidentiels est donc de 447. Ajoutons qu’aucun d’eux ne peut être choisi parmi les membres du Parlement ni parmi les fonctionnaires salariés du Gouvernement Fédéral : les seules conditions pour être éligible à la Présidence sont d’être né citoyen des États-Unis et d’être âgé de trente-cinq ans.

Tel est dans ses lignes essentielles ce mode d’élection à deux degrés, qui, dans la pensée des fondateurs de la République Fédérale, devait assurer aux délégués des États toute liberté d’action pour le choix du futur Président. Il en fut ainsi pendant près d’un demi-siècle, les candidats à la Présidence étant dans le principe simplement désignés par la majorité parlementaire de leurs partis et recommandés par elle, sans autre intermédiaire, aux suffrages des électeurs spéciaux prévus par la constitution. Ce système de nomination s’est peu à peu modifié sous l’influence des comités dits « nationaux[2], » qui, en prenant en main le patronage des candidatures, ont finalement décidé de leur sort et sont restés maîtres de la situation.

Ces comités-directeurs, où chacun des quarante-cinq États est représenté par un délégué permanent et dont les pouvoirs, renouvelables tous les quatre ans, s’exercent d’une façon constante, ont d’ordinaire leur siège principal à New-York ou à Washington. Reliés par une chaîne ininterrompue de comités secondaires à tous les centres électoraux de quelque importance, ils disposent d’attributions d’autant plus larges qu’elles sont moins définies et restent libres par conséquent d’orienter la future campagne présidentielle dans le sens qui semble le plus conforme aux intérêts de leur parti ou à ceux de leurs chefs.

Pendant les trois premières années qui suivent l’installation d’un président leur action demeure toutefois à peu près occulte et le grand public n’y est qu’accidentellement initié. Ce n’est guère qu’un an avant l’élection, qu’ils entrent ostensiblement en scène par l’organisation des Conventions qui seront chargées de se prononcer sur les candidatures rivales.

Cette campagne préliminaire échappe aux règles constitutionnelles que nous avons rappelées plus haut. C’est d’elle néanmoins que dépend presque toujours le résultat final, et ce n’est qu’en suivant pas à pas les comités nationaux à travers les. multiples étapes de cette marche vers le succès qu’on peut réellement se rendre compte de la continuité d’efforts, de la somme prodigieuse d’activité et d’énergie, et surtout des dépenses véritablement fantastiques qu’exige aux Etats-Unis la préparation d’une élection présidentielle.

Il nous a semblé qu’à ce titre un examen minutieux des conditions dans lesquelles s’accomplit ce travail de concentration et d’entraînement des forces électorales aurait son intérêt. Quoique les détails en soient plus particulièrement empruntés aux campagnes de 1890 et de 1900, cette étude s’applique d’ailleurs à toute élection américaine, sans distinction de parti.


PROLOGUE DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. — LES CONVENTIONS

Pour plus de clarté, nous rappellerons tout d’abord — très brièvement — ce qu’on entend aux Etats-Unis par Conventions. D’une façon générale on désigne sous ce nom toute assemblée réunie en vue de délibérer sur des questions d’intérêt public[3]. Les Conventions « nationales » dont nous avons à nous occuper spécialement ici, ne sont pas composées, comme l’épithète dont elles se parent pourrait le faire supposer, de délégués appartenant aux différens partis de l’Union. Tout au contraire elles n’admettent dans leur sein que les membres du parti au nom duquel elles se réunissent et tout dissident en est exclu. Quoique leur rôle en matière d’élection présidentielle soit décisif, il n’est pas inutile de faire observer, — ne fût-ce que pour mieux marquer la continuité d’action à laquelle nous avons fait tout à l’heure allusion, — qu’elles sont précédées elles-mêmes de nombreuses Conventions régionales (on en compte généralement une par Etat). Nous nous bornerons à mentionner pour l’instant l’existence de ces dernières afin de ne pas compliquer par trop de détails l’étude assez aride de ce mécanisme électoral.

Aucune règle constitutionnelle ne s’appliquant aux Conventions, c’est au Comité national de chaque parti, qui a à cet égard toute latitude, qu’incombe le soin d’assurer leur formation et leur organisation. La tâche est plus ardue qu’on ne le suppose. Tout d’abord il s’agit de choisir la ville où seront convoqués les électeurs présidentiels. Des considérations d’ordres divers entrent ici en ligne de compte. Avant tout le siège de la Convention doit être assez central et desservi par des voies de communications assez nombreuses pour que l’accès en soit facile de tous les points du territoire. C’est le cas de Chicago, qui a dû à sa situation géographique de servir tour à tour de lieu de réunion pour les Républicains et les Démocrates lors des élections de 1880, de 1884, de 1888, de 1892 et de 1896. L’espoir de rallier à un parti les voix hésitantes d’un État douteux peut aussi dicter les préférences du Comité national. C’est un privilège fort envié par les villes qui offrent à cet égard les conditions requises que d’être le siège d’une Convention. Les délégués électoraux sont en effet suivis d’une véritable armée de spectateurs, atteignant souvent le chiffre de 50 à 100 000 individus, dont l’afflux subit est un coup de fortune pour le commerce local. Le plus souvent les villes où se trouvent convoquées ces assemblées politiques sont choisies pour leur fidélité au parti dont les destinées sont en jeu. À ce point de vue, Philadelphie, qui est le principal boulevard du républicanisme, était tout indiquée pour abriter cette année les partisans de M. Mac-Kinley. Kansas-City, où se sont groupés ceux de M. Bryan, a dû son succès à la faveur qu’ont rencontrée dans cette région les théories du bimétallisme.

C’est d’ordinaire en juin ou en juillet que se tiennent les Conventions nationales, mais cette date peut être avancée ou reculée. Il n’y a à cet égard aucune règle précise.

L’usage, qui ici tient lieu de loi, a fixé le nombre de ceux qui y prennent part au double des électeurs présidentiels, ou autrement dit, au double des sénateurs et députés de chaque Etat. Les territoires[4] y étant généralement représentés par quelques délégués, les membres d’une Convention nationale atteignent un total d’environ 900 personnes.

Pour cette première consultation électorale, aussi bien que pour celle qui décidera définitivement du scrutin présidentiel, les États pèsent d’ailleurs d’un poids tout à fait inégal dans la balance, étant donnée l’inégalité de leur représentation parlementaire. Si le chiffre des sénateurs est invariablement de deux par État, celui des députés est susceptible en effet d’écarts considérables. Quelques exemples feront mieux saisir ces différences.

L’État de New-York, qui est le plus peuplé de l’Union et peut mettre en ligne 34 députés, compte 36 électeurs présidentiels et envoie par conséquent aux Conventions nationales 72 délégués.

La Pensylvanie, qui a 28 représentans au Congrès, peut réclamer 30 électeurs présidentiels, ce qui lui donne 60 voix à la Convention nationale.

L’Illinois, avec ses 22 députés, a droit à 24 électeurs présidentiels et à 48 délégués dans les Conventions.

Le Delaware, l’Idaho, le Montana, le Nevada, le North Dacota, l’Utah et le Wyoming, dont chacun n’est représenté au Congrès que par un député, tout en ayant chacun deux sénateurs, ne disposent respectivement que de 3 voix pour l’élection présidentielle et de 6 dans les réunions conventionnelles.

Aucune uniformité d’ailleurs dans le mode d’élection des membres de la Convention. Chaque État procède à leur nomination d’après des règles qui lui sont propres et qui résultent de traditions locales. Parmi les délégués républicains qui ont pris part en 1896 à la Convention de Saint-Louis figuraient quatre femmes envoyées par l’Utah, patrie du mormonisme. Leurs pouvoirs n’ont pas été contestés, alors que plusieurs de leurs collègues masculins ont vu annuler leur mandat sous des prétextes plus ou moins plausibles. Ce détail suffirait à montrer jusqu’où peuvent aller dans cet ordre d’idées la tolérance et parfois l’arbitraire ou la fantaisie.

La majorité restant libre de rejeter les délégués dont l’élection a soulevé des protestations et de les remplacer séance tenante par les protestataires, les garanties d’impartialité sont naturellement ici très relatives. Mais il ne faut pas perdre de vue que dans toute cette période préliminaire les partis ne relèvent que d’eux-mêmes, que les Conventions n’ont pas d’existence officielle, que la loi n’intervient en rien pour la fixation des règles à suivre et que les masses électorales s’accommodant en somme de ce système, quelque critiquable qu’il puisse être, leurs chefs sont implicitement autorisés par les intérêts du parti qu’ils personnifient à user de tous les moyens les plus propres à assurer le succès de leurs candidats.

C’est vers ce but que vont converger leurs efforts pendant les quelques mois qui précèdent la réunion de la Convention. Tous les modes de propagande susceptibles d’influer sur l’esprit des foules sont successivement mis à contribution. Meetings-monstres où l’éloge du candidat est prononcé par les orateurs du parti, exhibitions d’emblèmes reproduisant son image[5], défilés de clubs politiques, véritables processions avec bannières appropriées à la circonstance, rien n’est négligé pour éveiller en sa faveur les sympathies publiques.

Comme de juste, la presse joue dans ces manifestations un rôle prépondérant. On en comprendra toute l’importance si l’on songe qu’aux États-Unis les dimensions d’un journal quotidien dépassent trois ou quatre fois celles d’un journal français et qu’elles atteignent le dimanche les proportions d’une véritable encyclopédie, où toutes les informations, si étendues qu’elles soient, peuvent aisément trouver place. Ne pas perdre de vue non plus qu’un journal politique américain est en même temps un journal illustré donnant parfois dans un seul numéro plusieurs centaines de vignettes, où tout homme de quelque notoriété est assuré de voir son portrait, plus ou moins fidèle, aussi souvent que son nom est mis en vedette par les événemens. On peut se figurer ce que devient dans ces conditions une campagne de presse systématiquement poursuivie pour la glorification d’un candidat célébré chaque matin et chaque soir par toutes les trompettes de la publicité.

Une entreprise aussi complexe ne peut être menée à bien que si elle est concentrée entre les mains d’un organisateur spécial chargé de tous les détails de cette mise en scène et disposant d’une autorité indiscutée de façon à imposer, s’il le faut, sa volonté. C’est le rôle du président du Comité national (national chairman). Il est d’ordinaire dévolu à une des notabilités du parti que sa popularité a désigné à l’avance pour cette mission. Parfois c’est un riche financier qui, se sentant du goût pour la politique, met sa fortune au service de la cause qu’il épouse et se lance résolument dans la mêlée pour frayer la voie au candidat de son choix. Tel a été, en 1890, le cas de M. Mark Hanna, banquier de l’Ohio (aujourd’hui sénateur), inconnu la veille en dehors d’un cercle assez restreint de politiciens et qui, après avoir pris en main, comme un véritable général en chef, la direction de la campagne républicaine, est devenu tout à coup l’homme le plus en vue de son parti, qu’il se flatte cette fois encore de mener à la victoire.

C’est en effet une sorte de généralat qu’exerce celui qui assume la responsabilité de préparer le succès d’une élection présidentielle et cette qualification militaire se retrouve à chaque instant dans les bulletins électoraux des Etats-Unis. « Suivre pendant vingt-quatre heures les mouvemens du sénateur Hanna ou du sénateur Jones[6], — pouvait-on lire, il y a quelques semaines, dans le Herald[7], — c’est s’initier au problème le plus complexe qu’on puisse imaginer… Ces deux grands généraux de la campagne de 1 900 apportent dans l’organisation de la machine électorale un tel souci de perfection qu’on pourrait croire qu’ils n’ont plus d’autre perspective ici-bas que d’élire des présidens… Chacun de ces deux chefs marque sur sa carte la répartition du travail en réservant les grosses responsabilités à ses collaborateurs immédiats. Ceux-ci ont à leur tour sous leur juridiction directe vingt ou trente, au besoin cent agens chargés de surveiller les détails et d’assigner leurs tâches à des centaines de subalternes, qui attendent d’eux leur consigne. La campagne une fois engagée, les agens placés au bas de l’échelle font leurs rapports à leurs supérieurs comme dans l’armée le lieutenant fait son rapportait capitaine. Le capitaine en agit de même à l’égard de son major, le major vis-à-vis de son colonel, le colonel de son général. Quand la situation devient menaçante, les généraux, (Hanna ou Jones suivant le cas,) dûment avertis, avisent aux moyens d’écarter le péril. »

On voit le rôle capital que jouent pendant toute cette période les présidens des Comités nationaux. Leur importance est telle que leur personnalité va presque de pair, dans les manifestations de la presse, avec celle du candidat qu’ils patronnent. J’ai sous les yeux un numéro du World pris au hasard dans une collection d’articles semblables, où il est rendu compte « de la première journée de campagne » de M. Mark Hanna. Les « reporters » chargés de suivre l’honorable sénateur dans ses déplacemens nous font assister heure par heure aux moindres détails de son existence. « A 7 heures, Mr Mark Hanna quitte son cottage d’Elberon ; — à 8 h. 15, il rencontre Mr B… au bateau de Sandy Hook et voyage avec lui jusqu’à New-York ; — à 9 h. 30, il débarque à Rector Street et se rend en voiture n° 1 Madison Avenue ; — à 10 h. 15, il entre au quartier général républicain où une quarantaine de personnes attendent ses instructions, avec 6 messagers et 8 reporters, il y est acclamé ; — à midi, il confère avec MM. K…, B…, S…, M… et G… — De midi à 1 heure, on prend de lui cinq photographies instantanées, il signe de nombreux papiers et expédie quantité de gens qui sont venus offrir leurs services ; — de 1 heure à 2 h. 30, il se rend à l’hôtel de la 5e Avenue, y déjeune avec MM. M… et S…, cause politique avec le barbier qui le rase et revient au quartier général ; — 2 h. 30, entretiens avec les reporters ; — 3 h. 30, revenu à la station de Rector Street avec Mr B… et reparti pour Elberon. » Deux colonnes de petit texte font suite à cet en-tête, qui est accompagné de cinq photographies du National Chairman.

Le lecteur nous pardonnera de multiplier ces citations. Elles font mieux comprendre que des explications théoriques ces mœurs électorales d’une physionomie si particulière.

Le lieu et la date de la réunion d’une Convention une fois arrêtés, il reste à en préparer l’organisation matérielle. Une immense salle, dont notre palais du Trocadéro peut donner à peu près l’idée, terminée par une estrade de proportions colossales, est aménagée à l’avance, parfois construite en entier pour la circonstance. Une semaine au moins avant la date officielle de l’inauguration, les chefs du parti sont déjà à leur poste de combat. Des réunions préliminaires, dont les profanes sont exclus, ont lieu dans quelque chambre d’hôtel et c’est là que se prennent en réalité les décisions que les initiés vont s’efforcer de faire prévaloir en séance générale.

Le jour de l’inauguration arrivé, des trains spéciaux, décorés de drapeaux et de cartouches représentant les grandes figures du parti, déversent d’heure en heure le flot des curieux. Les hôtels sont pris d’assaut, car les premiers occupans seuls y trouveront place. Les manifestations en faveur des candidats ont déjà commencé. Partout, suspendus d’une rue à l’autre, leurs portraits sont signalés à l’enthousiasme des foules. Des processions gigantesques pendant le jour, des retraites aux flambeaux pendant la nuit se succèdent en leur honneur.

Aucun mode de réclame n’est dédaigné. En 1896, à Saint-Louis, « des hommes-sandwiches » portant sur leur dos et sur leur poitrine deux figures allégoriques montrant d’un côté l’ouvrier sous le régime du bill Mac-Kinley, de l’autre le même ouvrier sous le régime des tarifs démocratiques, le premier gras, élégant, heureux, le second hâve, déguenillé, misérable, circulaient sur le passage des délégations, les conviant sous cette forme suggestive à voter pour l’apôtre du protectionnisme. On sait, d’autre part, que la ressemblance, plus ou moins problématique, de M. Mac-Kinley avec Napoléon Ier a été un des grands moyens de propagande imaginés en 1896 par les promoteurs de sa candidature. Il est douteux qu’au temps de son omnipotence, le fondateur de la dynastie impériale ait été plus souvent représenté sous la redingote grise et le chapeau légendaires avec lesquels il est entré dans l’histoire que ne l’a été aux États-Unis pendant toute cette période le candidat du parti républicain.

Nous n’avons assisté jusqu’ici qu’aux manifestations de la rue et nous n’avons vu encore que le décor extérieur de la Convention. Nous allons pénétrer maintenant dans la salle des séances avec les quinze mille spectateurs qui vont s’y entasser pendant les cinq ou six jours, souvent plus, que dureront ces assises politiques.

Les plus ardens en ont franchi les portes dès l’aube et n’en sortiront que le soir si, comme c’est souvent le cas, deux réunions successives ont eu lieu dans la même journée. Quelques-uns auront payé 30 ou 40 dollars le droit d’entrevoir dans un lointain poudreux les illustrations du parti et de prendre part aux démonstrations tapageuses qui souligneront leurs discours. De ces discours les privilégiés placés à proximité de l’estrade officielle auront pu seuls entendre les passages essentiels ; les autres applaudiront ou siffleront de confiance. Quels que soient en effet les poumons de l’orateur, il est de toute impossibilité que sa voix puisse remplir une enceinte d’aussi vastes dimensions.

Les délégations des quarante-cinq États, bannières et musique en tête, ont fait successivement leur entrée au milieu des vivats de l’assistance. Le tumulte s’est à peu près calmé. Le président du Comité national déclare la séance ouverte. Elle débute invariablement par une prière, sorte d’invocation appropriée aux circonstances et qui sera répétée chaque jour, sous une forme différente, par un des pasteurs assistant à la séance[8]. Je reproduirai ci-après, à titre documentaire, celle qui a été récitée à Saint-Louis, lors de l’ouverture de la Convention républicaine de 1896, et qui peut être considérée comme un modèle du genre :

« Dieu tout-puissant, les cœurs de tes enfans sont pénétrés de gratitude pour les bénédictions de toute sorte que tu as répandues sur notre pays depuis l’aurore de notre indépendance jusqu’à ce jour. Nous te remercions pour la sagesse et le courage qui ont rendu nos pères capables d’élever si haut l’édifice de notre fortune nationale, pour nous avoir sauvés de tous les dangers du dedans et du dehors, pour nos progrès sans précédens dans les temps de prospérité et de paix.

« O Dieu de nos pères, continue à guider et à soutenir tes enfans ! Dans nos doutes, dans nos craintes et dans nos détresses, nous poussons vers toi un cri d’appel. Accorde-nous la sagesse nécessaire pour découvrir au milieu des problèmes et des perplexités de l’heure présente la voie de l’honneur et du salut. Aide-nous à chercher la solution des questions vitales qui se posent devant nous avec l’esprit de prudence, de patience et de tolérance qu’elles exigent, avec un patriotisme supérieur à toute mesquine condition d’intérêt. Rappelle-nous que l’honnêteté n’est pas seulement la meilleure, mais la seule politique digne d’être observée. Que nos cœurs soient remplis de respect et de sympathie pour les multitudes qui peinent et qui souffrent, succombant sous des fardeaux trop lourds pour elles et qu’il est de notre devoir d’alléger. Enseigne-nous comment nous pouvons diminuer leurs charges sans violer les droits de personne.

« Sur cette grande Convention, maintenant assemblée en ta présence, répands tes bénédictions. Puissent ceux qui vont y prendre part ne s’inspirer que du patriotisme le plus élevé, ne recherchant pour eux, ni pour leurs amis politiques, aucun avantage privé (seeknig ne private or sectional advantage) et n’envisageant que le bien de la nation, de façon qu’uni et prospère notre grand pays puisse, en tout ce qui est vrai et bon, servir de modèle aux autres peuples. Et c’est à toi, notre Dieu, qu’à tout jamais nous en rapporterons l’honneur et la gloire. Amen ! »

Après s’être ainsi mise en règle avec le ciel, la Convention procède à la nomination d’un président provisoire (temporary chairman) désigné par acclamation et qui le lendemain cédera la place à un président définitif (permanent chairman), à moins qu’il ne soit lui-même confirmé dans ses fonctions, lors de l’élection faite par les délégations des États. Chacun d’eux remerciera l’assemblée dans un discours, parfois fort développé, où seront exposés les principes généraux dont l’adoption leur paraît désirable.

Dans l’intervalle sont constituées les Commissions, investies du soin de préparer le travail de la Convention : « la Commission des lettres de créance » (committee on credentials), chargée de vérifier les pouvoirs des délégations ou, pour mieux dire, d’éliminer, au gré de la majorité, les délégués douteux ou importuns ; la Commission des résolutions, qui s’occupera de rédiger le programme ou, pour employer l’expression consacrée, la « plateforme » sur laquelle l’assemblée va être consultée ; la « Commission des nominations, » qui fera le triage préalable des candidats présidentiels, etc., etc.

L’élaboration de la plate-forme tient naturellement une place essentielle dans cette besogne préliminaire. Ce n’est d’ordinaire que trois ou quatre jours après l’ouverture des débats qu’elle est discutée en séance publique. Plusieurs rédactions différentes sont le plus souvent soumises à l’assemblée et amendées selon les vues des chefs les plus influens. On sait en quoi consistent ces manifestes électoraux, où se reflètent toujours plus ou moins, suivant le caprice des événemens, les principaux problèmes de l’heure présente. D’un caractère presque exclusivement économique en 1896[9] en raison de la lutte monétaire engagée entre les États miniers de l’Ouest et les régions industrielles de l’Est, il était à prévoir qu’en 1900 les programmes des partis emprunteraient leur note dominante au conflit hispano-américain et aux annexions qui en ont marqué le dénouement.

C’est sur ce terrain tout nouveau en effet que la question a été posée par M. Bryan et le bimétallisme est passé à l’arrière-plan. La politique de conquête inaugurée par le parti au pouvoir contrairement aux traditions émancipatrices des Etats-Unis a été dénoncée à Kansas-City, aux applaudissemens des démocrates, comme devant dans l’avenir conduire au despotisme et comme aggravant, dans le présent, les charges du pays dans des proportions telles que 65 000 hommes sont devenus nécessaires pour garder les Philippines, alors que 25 000 soldats suffisaient avant 1898 à la sécurité de l’Union.

La thèse opposée, appuyée sur la nécessité de défendre l’honneur du drapeau et sur l’impossibilité d’appeler à l’indépendance des peuplades divisées entre elles et qui n’ont pu faire encore l’apprentissage de la liberté, n’a pas trouvé d’ailleurs moins de faveur dans la Convention républicaine de Philadelphie.

Quoique le programme voté dans ces Assemblées, dont l’opinion est faite d’avance, soit le plus souvent adopté sans contestation sérieuse, l’adhésion cependant n’est pas toujours unanime et il peut arriver qu’une fraction de la minorité, mécontente des résolutions prises par la majorité, se sépare d’elle avec éclat et passe à l’ennemi. Le signal d’une sécession de ce genre a été donné à Saint-Louis en 1896 par le sénateur Teller, qui après avoir vainement essayé de faire accepter par les républicains le principe de la frappe libre de l’argent est sorti de la salle des séances, entraînant après lui une vingtaine de délégués, qui sont allés grossir les rangs des Démocrates.

Au vote de la plate-forme succède la présentation des candidats qui est faite par les « leaders » du parti et qui est l’occasion des plus assourdissantes manifestations, l’intensité du tapage pouvant en pareil cas devenir la pierre de touche de la popularité. Ces candidatures sont du reste souvent d’importance très inégale. Chaque région électorale a son fils favori (favorite son) sur le nom duquel se groupe d’abord, par courtoisie, un nombre plus ou moins respectable de suffrages, sans autre objet que d’accorder à un enfant du pays un témoignage de flatteuse déférence. La majorité des deux tiers des votans étant nécessaire pour assurer la validité d’une nomination (cette règle a toutefois varié et les partis sont toujours libres de la modifier), ces manifestations de sympathie individuelle ont toute chance de rester platoniques.

Néanmoins les surprises du scrutin sont fréquentes. Le vieux proverbe italien qui veut que « celui qui entre pape au conclave en sorte cardinal » trouve son application dans les Conventions américaines, et tel candidat dont la place était marquée d’avance à la Maison Blanche s’est vu, dans le conflit des compétitions, préférer un concurrent obscur (dark horse), que la modestie de son passé protégeait plus efficacement contre les jalousies qu’éveille une trop grande illustration.

La nomination de M. Mac-Kinley, désigné à Saint-Louis en 1896 au premier tour de scrutin par 661 voix contre 240 données à l’ensemble de ses concurrens, constitue un fait assez rare, justifié toutefois par l’importance exceptionnelle qu’avait prise la question des tarifs, dont il était le champion le plus autorisé. Celle de M. Bryan, choisi en 1896 à Chicago, au cinquième tour, par la majorité démocratique, rentre au contraire dans la catégorie des surprises électorales que nous signalions tout à l’heure. Une physionomie sympathique, une éloquence naturelle servie par une voix dont l’éclat métallique semble avoir exercé sur l’assistance une sorte de magnétisme ont décidé d’une victoire que nul ne prévoyait la veille, pas même peut-être l’heureux vainqueur. Un phénomène analogue s’était produit en 1880. Le général Garfield, qui s’était chargé de soutenir, dans la Convention républicaine, la cause du sénateur Sherman, l’avait fait avec une chaleur si communicative qu’électrisée par son discours la majorité de l’assemblée l’acclama comme son candidat et que son nom sortit finalement le premier du scrutin.

Les deux partis ayant décidé cette année de maintenir les mêmes candidats qu’en 1896 la question s’est trouvée très simplifiée, mais le triomphe ne s’affirme parfois qu’après une lutte de plusieurs jours, qui donne lieu aux plus émouvantes péripéties. Franklin Pierce, qui a occupé la présidence des Etats-Unis de 1853 à 1857, n’avait été nommé par la Convention démocratique de 1852 qu’après trente-six votes successifs. Il en avait fallu cinquante-trois pour décider de la nomination de son concurrent républicain.

L’élection du candidat présidentiel est suivie immédiatement de celle du candidat à la vice-présidence, qui s’effectue dans des conditions identiques. Quoique cette seconde élection soit loin d’avoir l’importance de la première, puisque le vice-président n’est appelé à l’exercice effectif du pouvoir qu’en cas de décès du président et qu’en temps normal ses fonctions sont limitées à la présidence du Sénat, elle est souvent l’occasion des mêmes contestations.

La proclamation des élus une fois faite, il reste à assurer le fonctionnement régulier du parti par la nomination des membres du Comité national, chargé pendant quatre ans, comme nous l’avons dit, de veiller à tous les détails de son organisation. Le Comité national renaît ainsi de ses cendres à chaque Convention et sa résurrection périodique est un gage de la permanence et de la continuité des vues qu’il représente.

Le rôle de la Convention nationale est terminé. La plate-forme qu’elle a votée doit maintenant recevoir la sanction du candidat sur lequel se sont portés ses suffrages et à qui elle sera présentée dans un délai plus ou moins long par une délégation spéciale. Il semble que ce soit là une simple formalité, l’élu du parti ayant dû être consulté sur la rédaction qu’il aura à contresigner. Cette ratification a néanmoins sa raison d’être, car les candidats présidentiels ne font pas nécessairement partie des Conventions qui les nomment et n’en suivent souvent les débats qu’à distance. En 1896 M. Mac-Kinley, par exemple, se trouvait dans l’État d’Ohio au moment où son nom était acclamé dans le Missouri et quoiqu’il eût adhéré aux principes du monométallisme, ses vues sur la matière étaient encore incomplètement connues.

La présentation de la plate-forme fournit d’ailleurs au principal intéressé, qui a déjà pu se faire une idée de l’accueil qu’a reçu dans le pays le manifeste politique dont il va endosser la responsabilité, l’occasion d’insister, dans un discours de circonstance, sur les points de ce programme qui peuvent lui rallier le plus de suffrages, ou d’atténuer au contraire les déclarations qui pourraient lui aliéner certaines classes d’électeurs. C’est ainsi qu’en ratifiant cette année à Indianapolis les résolutions votées quelques semaines auparavant à Kansas-City, M. Bryan s’est efforcé d’en accentuer le caractère anti-impérialiste, en gardant sur la question monétaire un silence significatif.

En esquissant la physionomie des Conventions nationales nous n’avons mentionné que les deux grandes assemblées où se décide d’ordinaire le sort des candidats présidentiels. Il est bon d’ajouter que le nombre n’en est pas forcément limité à deux. Au cours de la campagne électorale de 1896 une troisième Convention convoquée par les populistes s’est tenue à Saint-Louis peu de temps après celle de Chicago, dont elle a fini par accepter le programme et le candidat. Une quatrième, organisée par la fraction du parti démocratique restée fidèle à la doctrine de l’étalon d’or, s’est réunie en septembre à Indianapolis. Elle a choisi pour son candidat le sénateur John Palmer de l’Illinois, sans s’abuser sur ses chances de succès et uniquement pour permettre aux démocrates anti-argentistes de se compter sur un nom qui ne fût celui ni d’un républicain ni d’un partisan de la frappe libre. Une assemblée populiste s’est également tenue pendant la campagne de 1900, mais cette fois à Sioux Falls dans le South Dakota. Toutes ces conventions se sont invariablement intitulées « Conventions nationales. »


CE QUE COUTE UNE CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE. — ORGANISATION FINANCIÈRE DES PARTIS

Les candidats présidentiels se trouvant définitivement désignés aux suffrages de leurs futurs électeurs par les Conventions de chaque parti, il semblerait qu’il n’y a plus qu’à attendre l’époque du scrutin officiel et qu’une période d’accalmie va s’ouvrir. Mais trois grands mois séparent encore cette première consultation électorale des élections de novembre et dans l’intervalle l’orientation politique des esprits est susceptible de reviremens. Pour entretenir l’ardeur de leurs adhérens ou pour en augmenter le chiffre, les partis vont redoubler d’activité et de sacrifices, multipliant sur tous les points du territoire, à mesure qu’approche le vote suprême, les manifestations destinées à préparer le succès final.

Chaque jour l’éloge du candidat présidentiel reparaîtra sous une forme nouvelle dans tous les journaux acquis à sa cause ; les mêmes feuilles lui consacreront parfois jusqu’à cinq et six articles dans un seul numéro. Une pluie de brochures s’abattra sur les régions dont l’adhésion est douteuse. Des principaux discours prononcés pendant les dernières sessions parlementaires et qu’on suppose de nature à exercer une salutaire influence seront réédités à des millions d’exemplaires (ne pas perdre de vue que les Etats-Unis comptent près de seize millions d’électeurs) et distribués avec une incroyable prodigalité. Les meilleurs orateurs du parti se transporteront d’Etat en Etat, de ville en ville, sortes de missionnaires politiques chargés de prêcher l’évangile démocratique ou républicain, pendant que des courtiers électoraux de moindre envergure parcourent les campagnes, secondant l’action des grands chefs.

Le principal intéressé ne reste point inactif. Il a pu arriver parfois, surtout dans la période la plus rapprochée de la fondation de la République, alors que les États de l’Union étaient beaucoup moins nombreux et embrassaient de moindres espaces, qu’un candidat, fort des services rendus au pays, ait pu sans inconvénient abandonner à ses partisans le soin de combattre pour son élection, mais aujourd’hui une candidature présidentielle qui conserverait ce caractère contemplatif risquerait de courir à un échec. Il est de règle que celui qui aspire à l’honneur de gouverner les États-Unis paie de sa personne dans la bataille électorale et, comme un général d’armée, se porte de préférence sur les points où sa présence est jugée le plus nécessaire.

On évalue à plusieurs centaines les discours prononcés par M. Benjamin Harrison pendant les derniers mois qui ont précédé son élection et, au dire des journaux américains, M. Bryan n’aurait pas pris moins de dix-neuf fois la parole dans le trajet de vingt-quatre heures qu’il a effectué de Chicago à New-York quelques jours après que sa candidature avait été proclamée dans la Convention de juillet 1896. Nombre de ces harangues, débitées du haut de la plate-forme du palace car qui transporte le candidat, sont naturellement fort courtes. Bien souvent l’orateur se borne à quelques phrases de remerciement ou d’encouragement adressées à ses auditeurs. Ceux-ci semblent tenir à le voir plus encore qu’à l’entendre et, s’ils peuvent être admis à lui serrer la main, ses chances de succès sont singulièrement accrues. De tout temps, dans l’ancien monde comme dans le nouveau, la poignée de main a joué un rôle important dans les élections. Il y a dix-neuf siècles Salluste citait déjà l’exemple d’un candidat à la préture, qui avait compromis irrémédiablement sa nomination par le manque de conviction avec lequel il accueillait les mains qui se tendaient vers lui. Mais nulle part ce mode de propagande n’a été aussi généralisé qu’en Amérique. Il n’est pas rare d’y voir, pendant l’arrêt d’un train, plusieurs milliers d’inconnus défilant hâtivement devant la portière d’un wagon pour échanger un vigoureux hands shake avec le futur Président ou même avec le Président en exercice.

Une campagne électorale, du genre de celle que nous venons de décrire, entraîne naturellement un grand gaspillage de capitaux. La Fortnightly Review dans un article spécialement consacré à l’élection de 1896, évaluait, il y a quatre ans, à trois millions de livres sterling (75 millions de francs) les frais généraux qu’avaient eu à supporter les deux partis rivaux. Quelque excessif que ce chiffre puisse paraître, il est néanmoins très inférieur à ceux qui sont fréquemment donnés par les journaux américains. Le Herald par exemple estimait récemment[10] à vingt-cinq millions de dollars les dépenses de la double campagne actuellement poursuivie pour le compte de MM. Mac-Kinley et Bryan. La feuille new-yorkaise entrait à ce propos dans de curieux détails, qui rendent admissible l’énormité de ces évaluations.

Le principal élément de dépenses, en temps d’élection, provient de l’extraordinaire multiplicité des réunions publiques dans un territoire aussi vaste que les États-Unis et de la nécessité de faire face simultanément aux exigences oratoires qu’elle comporte. C’est ainsi que pour la campagne actuelle le Comité national républicain a dû enrôler, à lui seul, 5 500 speakers. Or chacun d’eux coûte en moyenne 110 dollars par semaine en y comprenant le salaire de certains agens spéciaux de propagande (spellbinders) qui les accompagnent dans leurs tournées, plus 8 dollars par jour de frais divers (frais d’hôtel et autres). Ajoutons que ceux d’entre eux qui figurent en vedette sur l’affiche électorale reçoivent des honoraires beaucoup plus élevés, en rapport avec leur importance.

Il ne s’agit, dans cette première estimation, que des orateurs directement recrutés par le comité national et destinés à prendre la parole dans les grands centres. Mais chaque État a, comme nous l’avons vu, son comité particulier (state committee) qui a également à sa solde d’autres « speakers » chargés d’entretenir l’enthousiasme dans les moindres bourgs qui relèvent de sa juridiction. Des calculs approximatifs permettent de croire que le nombre de ces derniers est dix fois supérieur à celui qui a été indiqué plus haut, soit un total de 55 000 « speakers » enrégimentés sous le drapeau républicain. Ce chiffre doit être doublé si l’on admet que les démocrates déploient la même activité électorale. La mobilisation et l’entretien de cette armée oratoire représenteraient 11 millions de dollars, rien que pour les trois derniers mois qui précèdent la désignation des électeurs présidentiels.

L’impression et la distribution, qui est incessante, des brochures de toute sorte dont il a été question plus haut pendant toute la période électorale, figurent également dans l’addition pour une somme considérable. Le nombre des documens expédiés dont le total était déjà évalué à plus de 16 millions lors de l’élection de Garfield (1881), — la première pour laquelle ce mode de propagande soit devenu un facteur essentiel du succès, — s’est sensiblement augmenté à chaque campagne nouvelle et on n’est pas éloigné de croire que cette année ces publications diverses atteindront 100 millions d’exemplaires pour chacun des deux partis. Ajoutons à cette nomenclature 10 millions de boutons à l’effigie ou aux initiales des candidats, des centaine de milliers de drapeaux et d’emblèmes de tous les genres et de tous les formats, de cartes géographiques indiquant l’extension territoriale acquise par les États-Unis sous la dernière présidence, etc., etc.

La présente campagne sera marquée, d’ailleurs, par des innovations qui viendront encore grossir le bilan ordinaire des dépenses. Le parti républicain a décidé, par exemple, de faire une abondante répartition de phonographes, qui se chargeront, partout où cette méthode sera jugée opportune, de faire entendre, sous une forme vivante, les conseils politiques que réclame la situation. A cet effet, des discours inédits ont été récités devant les appareils enregistreurs par un certain nombre de membres du Parlement[11], dont les « speeches » pourront être ainsi indéfiniment reproduits pour l’édification des populations rurales, à qui ils sont plus particulièrement destinés.

Les démocrates comptent prendre leur revanche en appelant à leur aide les exhibitions stéréoptiques. De véritables représentations en plein vent, organisées au moyen de projections électriques et tendant à la glorification de leur parti, doivent avoir lieu sur les points spécialement menacés par la propagande républicaine.

On comprend que des campagnes électorales exécutées d’après des plans aussi gigantesques exigent un apport de fonds dont les élections anglaises elles-mêmes, pourtant si dispendieuses, ne peuvent donner aucune idée. Les chiffres que nous avons cités plus haut deviennent par suite moins invraisemblables.

Le grand mal vient surtout de l’absence de contrôle dans l’emploi des ressources mises à la disposition des comités et de leurs ressortissans, car elle autorise toutes les suppositions. Des milliers d’intermédiaires, recrutés souvent à l’aventure, et dont nul ne peut surveiller la gestion, voient pendant plusieurs mois couler entre leurs doigts un Pactole, dont la source semble intarissable, sans autre consigne que de le répandre à leur tour pour le plus grand bien du parti. On devine ce que peut être une comptabilité établie sur ces principes[12].

L’Amérique n’est pas le seul pays où les consciences sont insuffisamment cuirassées contre les tentatives de ce genre, mais c’est celui où ces séductions peuvent se multiplier le plus librement. Les scandales de Tammany, pour se borner à cet exemple, ont montré dans le passé l’extension qu’avait pu prendre, un moment à New-York, le trafic des bulletins de vote. On risquerait néanmoins de s’éloigner tout autant de la vérité en généralisant ces accusations qu’en se refusant à admettre qu’elles soient partiellement justifiées. Ces campagnes électorales laissent surtout, — qu’on nous passe le mot, — l’impression d’un effroyable « coulage, » et il est douteux que les comités en aient, comme on dit vulgairement, pour leur argent. Les deux partis employant d’ailleurs les mêmes procédés, il est vraisemblable que les effets en sont le plus souvent neutralisés et qu’ils n’influent pas sensiblement sur les résultats du scrutin.

D’où sortent les fonds nécessaires à ces ruineuses campagnes ? Les États s’imposent à cet égard de lourds sacrifices. Ils y sont largement aidés par les contributions des gens en place que la défaite de leur parti rendrait à la vie privée ou, dans le camp opposé, par ceux qui aspirent à leur succéder. De véritables taxes étaient autrefois régulièrement prélevées à cet effet sur les fonctionnaires dont l’existence officielle dépendait de l’issue de la campagne. En février 1870, une loi spéciale a été votée en vue de mettre fin à ces emprunts forcés. Elle est restée à peu près lettre morte. Lors de la création du service civil[13] l’administration fédérale l’a complétée par des règlemens dont la stricte précision ne semblerait devoir laisser place à aucune échappatoire. Le civil service act du 16 janvier 1883 renferme, en effet, un paragraphe ainsi conçu : « Les sénateurs, les députés, les délégués des territoires au Congrès, les délégués électoraux, les officiers ou employés des deux Chambres, les officiers relevant du pouvoir exécutif, judiciaire, militaire ou naval, les clercs ou employés des départemens ministériels ou de tout bureau rattaché au service exécutif, judiciaire, militaire ou naval des États-Unis, ne pourront ni directement, ni indirectement solliciter ou recevoir aucune souscription ou contribution pour un objet de propagande politique quelconque d’un fonctionnaire, clerc ou employé d’un département ministériel ou d’un bureau s’y rattachant ni d’aucune personne recevant un salaire provenant des fonds du Trésor des États-Unis. »

Les fonctionnaires fédéraux ont d’autre part été invités par l’administration centrale à signaler les tentatives de pression qui pourraient être exercées contre eux. Toutes les précautions semblent donc prises pour empêcher de tourner une loi dont la violation expose d’ailleurs les délinquans à une amende de 5 000 dollars et d’un emprisonnement qui peut aller jusqu’à trois ans. Ces prescriptions se heurtent malheureusement à des coutumes invétérées, contre lesquelles il est plus facile de légiférer que de sévir. Les renseignemens suivans que donnait récemment le New York Herald[14] ne permettent guère en tous cas de croire sur ce point à l’efficacité des circulaires administratives.

« Le fonds de campagne de Tammany, lisons-nous dans la feuille américaine, ne sera pas cette année inférieur à 2 500 000 dollars. Voici quelles sont les estimations préliminaires :

« Prélèvemens sur les fonctionnaires : 1 million de dollars ; prélèvemens sur les intérêts protégés : 1 million de dollars ; contributions diverses : 500 000 dollars.

« Ces chiffres, ajoutait le Herald, sont regardés comme modérés par ceux qui sont familiarisés avec les sources de revenus dont dispose Tammany. La ville de New-York dépense annuellement de 70 à 80 millions de dollars pour les traitemens et salaires de ses employés. Le taux ordinaire de la contribution est de 5 pour 100. Le personnel de la Cité affecté à un travail manuel et les instituteurs en sont pratiquement exempts, mais les autres fonctionnaires de tout ordre relevant de la juridiction de Tammany figurent au budget pour 20 millions de dollars.

« Quoique ces prélèvemens soient faits en violation de la loi du service civil, tout le monde sait qu’ils s’effectuent partout où il y a une élection. Dans quelques cas, les collecteurs se heurtent à des refus. Mais les fonctionnaires récalcitrans savent que, l’élection une fois faite, ils auront à chercher une autre position. La coutume est de payer et de se taire.

« Parmi les « intérêts protégés » sur lesquels on compte pour le second million figurent les cafés louches, les « music-halls, » les maisons de jeu, les monts-de-piété d’une certaine catégorie et autres établissemens analogues à qui il est permis de violer la loi par faveur spéciale de la police. Les contributions qui peuvent être obtenues de ce côté n’ont guère de limite que la capacité financière des protégés.

« Le dernier demi-million peut provenir de dons volontaires, de contributions fournies par les candidats, de versemens faits par des corporations ou des maisons de commerce, qui ont toute raison de désirer rester en de bons termes avec l’administration au pouvoir. Le montant en est également variable et susceptible de s’accroître considérablement sous une pression énergique. »

Ne pas perdre de vue que ces estimations qui ne visent que les souscriptions démocratiques s’appliquent uniquement à l’État de New-York[15], le plus important, il est vrai, par le nombre des votans et celui où la machine électorale est montée avec le plus de perfection, mais qui, par le chiffre de sa population, ne représente en somme que la onzième partie de l’Union. Il nous semble toutefois que, dans ces évaluations, on a fait une place trop restreinte aux contributions privées. Il se trouve toujours aux États-Unis, en temps d’élection, de richissimes capitalistes disposés à aider de leurs millions une candidature qui se réclame de leur appui et pour jouer, ne fût-ce qu’en syndicat, le rôle de Warwicks présidentiels. L’Amérique n’est pas seulement le pays des grosses fortunes, c’est celui des larges donations et la générosité des donateurs s’étend même à la politique.

Le clergé, dont l’ingérence dans les questions électorales s’accorde mal avec nos idées, jouit au contraire à cet égard, aux États-Unis, d’une complète indépendance d’action, qui s’explique d’ailleurs tout naturellement par le fait que ne tenant pas son existence légale du Gouvernement il est libre de toute attache administrative. Quoique son intervention s’exerce plus généralement d’une façon occulte et officieuse, il lui est loisible, à l’occasion, de faire de la chaire une tribune, sans que les partis paraissent s’en offusquer, pour recommander aux fidèles la cause qui a ses préférences.

On trouvera ci-après un exemple de ces prédications politiques, noté pendant la campagne présidentielle de 1896. Il s’agit d’un sermon prononcé dans une église baptiste de New-York contre la candidature de M. Bryan. Nous nous bornerons à en traduire la conclusion[16] :

« La chaire chrétienne ne peut rester plus longtemps silencieuse quand d’aussi graves questions morales sont en jeu… Personnellement, les deux candidats sont également honorables. Mais l’un est jeune et inexpérimenté, l’autre est dans la force de l’âge, de l’expérience et de la sagesse et a déjà fait ses preuves… Je suis ici pour mettre le patriotisme chrétien en garde contre les doctrines de Chicago, qui encouragent l’esprit d’anarchie et mettent en péril l’unité sur laquelle est fondée la grandeur de la République américaine… Quelles qu’aient pu être dans le passé vos affiliations de parti vous voterez tous contre des principes aussi néfastes. »


PÉRIODE OFFICIELLE DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE

Nous allons entrer, enfin, dans la période officielle de l’élection, celle qui a pour point de départ la nomination des délégués chargés de choisir le président parmi les candidats déjà acceptés par les conventions. Ici encore aucune uniformité dans la manière de voter. Les États restent libres, de par la Constitution, de suivre à cet égard les traditions locales. L’élection doit toutefois être faite à la même date dans toute l’étendue des États-Unis.

L’Utah et le Wyoming accordent aux femmes le droit de suffrage. Le Connecticut le refuse aux illettrés ou plus exactement « à ceux qui sont hors d’état de lire la Constitution. » Même cause d’exclusion dans le Mississipi et dans la Caroline du Sud, où l’électeur doit prouver tout au moins « qu’il peut la comprendre, » dans le Massachussets et dans le Maine, où il doit de plus être capable de signer son nom. La Géorgie écarte du scrutin ceux qui depuis un certain nombre d’années n’ont point payé leurs taxes municipales.

Le plus souvent chaque district nomme séparément un délégué, qui choisira en son nom, sur une liste dressée à l’avance, les électeurs appelés à nommer le futur président, mais dans plusieurs États cette désignation appartient aux législatures[17]. C’est au commencement de novembre[18] qu’a lieu, comme nous l’avons dit, cette opération électorale. Ce n’est toutefois que deux mois plus tard (le deuxième lundi de janvier) que les 447 électeurs présidentiels dont les noms sortiront de ce scrutin seront convoqués dans la capitale de leurs États respectifs pour y faire usage de leur droit de vote. Aux termes de la Constitution les bulletins où sont exprimés leurs suffrages doivent être « signés, certifiés et transmis scellés au siège du gouvernement fédéral à l’adresse du président du Sénat. »

Un autre mois se passera encore avant le dépouillement officiel du scrutin, qui se fera à Washington le second mercredi de février en présence des deux Chambres. Le résultat en est d’ailleurs connu d’avance, les délégués étant moralement tenus de voter pour le candidat qui leur a été préalablement désigné par la convention de leur parti, qu’il ait ou non leurs préférences. Quoique cette règle ne soit écrite dans aucun code, elle est absolument impérative et il n’y a pas d’exemple qu’il y ait été dérogé[19].

Si la majorité obtenue par l’un des candidats dépasse la moitié des votans (elle doit être actuellement de 224 voix au minimum, le total des électeurs présidentiels étant de 447) l’élection est acquise et immédiatement proclamée. Si ce minimum n’était pas atteint, nous entrerions dans une nouvelle phase électorale et la Chambre des représentans serait appelée, séance tenante, à choisir le futur président parmi les trois candidats qui auraient réuni le plus de suffrages. Toutefois les votes ne seraient plus alors comptés individuellement mais par États, chaque État ne disposant plus que d’une voix, le Wyoming (100 000 habitans), pour nous en tenir à un des exemples déjà cités, étant investi du même pouvoir électoral que l’État de New-York (7 100 000 habitans).

Pour ce dernier mode de votation, la majorité absolue (soit aujourd’hui 23 voix pour 45 États), est également nécessaire. La Constitution a prévu le cas où cette majorité serait vainement poursuivie et décidé que, si la Chambre n’était arrivée à aucune solution avant le 4 mars, le « vice-président sortant » deviendrait de droit président des États-Unis.

La nomination du vice-président par les délégués électoraux est soumise aux mêmes règles constitutionnelles que celle du président. Elle doit, comme elle, s’appuyer sur une majorité dépassant la moitié des suffrages, à défaut de laquelle le Sénat est investi ipso facto du droit de choisir le futur vice-président parmi les deux candidats ayant obtenu le plus de voix.

Quelque minutieuses que puissent être ces règles dont la précision semble s’appliquer à toutes les éventualités, elles se sont cependant trouvées insuffisantes en 1876 et une procédure exceptionnelle a dû leur être substituée alors pour trancher le nœud gordien de l’élection présidentielle la plus embrouillée et la plus contestée qui fut jamais. L’Union fédérale ne comprenant alors que 38 États et le total des délégués électoraux ne dépassant pas 369, la majorité requise pour la validité de l’élection était par conséquent de 185 voix. Le candidat démocratique, M. Tilden, avait réuni 184 suffrages représentant les votes de 17 États ; le candidat républicain, M. Hayes, n’en comptait que 163 représentant un même chiffre d’États, mais pourvus d’une population moindre et disposant par suite d’un moins grand nombre de délégués. Quatre autres Étais, où la lutte avait été particulièrement ardente et où les partis s’accusaient réciproquement d’irrégularités de toutes sortes, la Caroline du Sud, la Floride, la Louisiane et l’Orégon avaient nommé une double liste de délégués électoraux, se réclamant avec une égale énergie de pouvoirs également douteux. La même divergence existait dans le Congrès, divisé, comme c’est assez fréquemment le cas aux États-Unis, en deux majorités rivales, le Sénat étant acquis aux républicains, la Chambre des représentans aux démocrates.

Le sort de l’élection présidentielle reposait en somme sur la vérification des pouvoirs des délégations contestées. D’un commun accord, les Chambres décidèrent d’en remettre le soin à une commission composée de 5 sénateurs, de 5 députés et de 5 membres de la Cour suprême, dont 4 seraient désignés par le Congrès et le cinquième par ses collègues. Chaque parti ayant nommé des commissaires inféodés à ses idées politiques, la commission se trouva comprendre dans le principe 7 républicains et 7 démocrates. Les 4 membres de la Cour suprême firent choix pour le quinzième siège d’un juge appartenant à l’opinion républicaine et c’est elle qui triompha finalement dans ce curieux procès. Le tribunal s’étant prononcé par 8 voix contre 7 en faveur des délégations républicaines envoyées par les États douteux, ces 4 États apportèrent à M. Hayes un appoint de 22 suffrages, qui joints aux 163 dont il disposait déjà, formèrent un total de 185 voix représentant exactement le minimum indispensable à son élection. Il fut en conséquence proclamé président.

Malgré les protestations des délégués évincés, les démocrates s’inclinèrent devant ce verdict, accepté avec une patriotique résignation par le candidat dont il ruinait les espérances et qui, dans un autre pays, eût peut-être été accueilli avec moins de philosophie. Cette soumission au fait accompli, cette sorte de désarmement au lendemain de la bataille est presque toujours de règle aux États-Unis. Elle est d’autant plus digne d’être notée que la guerre électorale y est plus acharnée et que les coups échangés au cours d’une lutte aussi prolongée laissent de cruelles meurtrissures.

D’autre part l’esprit de discipline fait généralement taire toutes les dissidences qui dans un même camp politique pourraient compromettre la victoire du drapeau, et il n’est pas rare de voir un candidat présidentiel écarté par une convention faire campagne pour le concurrent qui lui a été préféré. Tel a été en 1896 le cas de M. Reed, président de la Chambre des représentans, compétiteur de M. Mac-Kinley dans la Convention de Saint-Louis, et qui, au lendemain de sa défaite, a mis au service de son heureux rival son talent de parole et sa grande respectabilité. Un autre exemple de cette abdication et de ce sacrifice de toute susceptibilité personnelle au profit d’un programme commun a été donné à la même époque par l’ex-président Benjamin Harrison, dont le nom, avait été tout d’abord mis en avant pour une nouvelle présidence et qui, après avoir décliné les propositions qui lui étaient faites, s’est enrôlé sous la bannière du candidat choisi par son parti et a plaidé éloquemment sa cause dans les réunions publiques.

Nous touchons au terme de cette odyssée électorale. Le résultat définitif du scrutin a été enfin proclamé par le président du Sénat. Le futur président des Etats-Unis néanmoins n’est pas encore admis à l’exercice du pouvoir et un nouveau délai de deux mois va s’écouler avant son entrée en fonctions. Ce n’est que le 4 mars en effet, comme on sait, qu’il franchira le seuil de la Maison Blanche.

Pour le parti vainqueur, l’heure est enfin venue de jouir de sa victoire. En attendant qu’il puisse en recueillir des fruits plus substantiels, nous allons le voir, le jour de l’inauguration de la nouvelle présidence, officiellement associé au triomphe de son candidat. À ce point de vue la cérémonie du 4 mars, qui n’a d’analogue dans aucun autre pays, est particulièrement instructive. Elle comprend deux parties distinctes, d’un caractère tout différent : la prestation du serment qui a lieu sur les marches du Capitole et la « parade » (c’est le nom consacré) qui la suit presque aussitôt et qui a pour théâtre la principale avenue de Washington.

La première met littéralement face à face l’élu de la nation et la nation elle-même. C’est devant le peuple qu’il jure fidélité à la Constitution, c’est au peuple qu’il s’adresse ensuite pour exposer dans un discours, qui remplira plusieurs colonnes de journal, le programme de sa politique. Debout sur l’estrade découverte, qui a été édifiée au bas du grand escalier du Congrès, le nouveau président domine d’un mètre ou deux à peine la multitude qui couvre de ses vagues houleuses l’immense place environnante. Il semble qu’il n’aurait qu’à étendre la main pour toucher du doigt les premiers rangs de ses auditeurs. La date de l’inauguration correspondant à une période hivernale parfois très rigoureuse, cette station prolongée sur une plate-forme qui n’a d’autre plafond que la voûte du ciel peut presque devenir un acte d’héroïsme. Le 4 mars 1893, lorsque le président Cleveland haranguait la foule au Capitole le thermomètre était descendu au-dessous de zéro et par momens la neige tombait à flocons.

La scène est d’une simplicité qui tire toute sa grandeur des circonstances. La formule du serment est lue à haute voix par le Chief Justice (chef de la Cour suprême), le président en répète un à un les mots sacramentels la main posée sur la Bible qu’il porte ensuite à ses lèvres. « Je jure solennellement, dit-il, de remplir fidèlement les devoirs de la charge de président des Etats-Unis et de faire tout ce qui sera en mon pouvoir (to the best of my ability) pour maintenir et protéger la Constitution. » L’exemplaire du livre saint qui a servi pour cette cérémonie est remis au nouvel élu en souvenir de son inauguration. Pour les lecteurs qui douteraient que le sentiment soit conciliable avec la politique, j’ajouterai que, lors de ses deux élections, le président Cleveland a tenu à prêter serment sur une Bible qui lui venait de sa mère.

Tout autre est le caractère de la « parade » qui clôt la cérémonie d’inauguration. On peut dire que du haut de la tribune qui a été dressée pour lui en face de la Maison-Blanche le président va passer la revue de son parti. Les élémens les plus divers figurent, en effet, dans ce défilé de 40 à 50 000 hommes[20], qui commence peu après le retour du Capitole pour se prolonger parfois jusqu’à la nuit.

En tête du cortège marchent d’ordinaire plusieurs brigades de l’armée régulière, puis viennent les milices particulières, les gardes nationales des villes de l’Union connues pour leur dévouement au parti qui vient de vaincre dans les élections, les gouverneurs des États dont le vote a assuré la victoire, suivis de leurs états-majors étincelans de dorures, tous à cheval. A leur suite apparaissent les députations des clubs politiques[21] qui ont travaillé au succès de la campagne. Venues de tous les points du territoire, quelques-unes auront fait cinq ou six jours de voyage pour réclamer leur place dans cette procession triomphale. Chacune y forme un bataillon spécial, avec ses bannières et ses drapeaux où se lisent son nom et celui de ses chefs, avec son costume distinctif, sorte d’uniforme civil, destiné par l’étrangeté de sa coupe ou la bizarrerie de son ornementation à fixer l’attention de la foule et à solliciter ses applaudissemens.

C’est la partie la plus pittoresque et aussi la plus significative du défilé. L’effet produit par ces délégations n’est pas toujours heureux et l’excentricité dont elles font trop souvent étalage jure fâcheusement avec l’aspect général de la cérémonie, en elle-même très imposante. Quand une compagnie de ces « clubmen » par exemple, alignés comme des soldats en manœuvre, la main posée sur un gigantesque gourdin, semble se faire un point d’honneur d’évoquer par l’amplitude de ses collets noirs le souvenir des conspirateurs d’une opérette célèbre, on peut trouver que cette exhibition, quelque amusante qu’elle soit, serait avantageusement rayée du programme[22]. Mais l’ensemble laisse malgré tout une impression saisissante. En voyant défiler pendant plusieurs heures, d’une allure si martiale, ces multiples associations que nous avons vues tout à l’heure à l’œuvre sur toute la surface du pays, on sent qu’on a devant soi une force redoutable, militairement disciplinée, merveilleusement organisée pour la lutte, facteur indispensable du succès, mais avec laquelle il faudra compter après la victoire et qui saurait rappeler ses services, si on était tenté de les oublier.

Sans insister autrement sur les côtés critiquables d’un système électoral dont les inconvéniens sont dus surtout aux abus qui ont faussé l’œuvre des fondateurs de la République fédérale, on ne peut s’empêcher de toute façon d’être frappé de ses complications et de ses lenteurs. Les unes et les autres s’expliquaient en grande partie, à l’époque où il a été institué, par l’état rudimentaire des communications entre les différentes régions de l’Union. Des mois entiers pouvaient se passer avant que les électeurs éparpillés sur cet immense territoire pussent entrer en contact et des délais dont l’étendue serait aujourd’hui incompréhensible étaient simplement justifiés par l’énormité des espaces à franchir. Les chemins de fer et les télégraphes ont changé la face des choses, et leur développement continu rend chaque jour plus sensible l’archaïsme d’une législation qui ne se maintient que par la répugnance qu’éprouvent les Américains à porter la main sur l’édifice de leur Constitution, même pour l’améliorer. Il est à supposer que ce sentiment, d’ailleurs fort respectable, suffira à protéger longtemps encore ce mode d’élection contre des remaniemens dont l’urgence semble d’autant moins impérieuse que ses imperfections n’empêchent pas la République Fédérale de poursuivre ses merveilleuses destinées.


J. -P. DES NOYERS.

  1. Le nombre des sénateurs que chaque État envoie au Congrès est invariablement de deux. Celui des députés est fixé tous les dix ans, d’après le dernier recensement, proportionnellement au chiffre de la population, mais cette règle de proportion est variable.
  2. Le nom sous lequel ils sont désignés étant pour les étrangers une source fréquente de confusion, il ne sera peut-être pas inutile de rappeler que chaque parti a son Comité « national, » et que cet adjectif n’implique par suite aucune idée d’universalité.
  3. Une Convention est le plus souvent un « meeting » politique. Cette même expression sert néanmoins parfois à qualifier des réunions d’un tout autre caractère, des réunions religieuses par exemple.
  4. On désigne sous ce nom les régions qui n’ont pas encore été élevées au rang d’États et par suite n’ont pas de représentation au Parlement.
  5. Il y en a de toutes les formes et de toutes les dimensions. Quelques-uns figurent une sorte de rosette qui peut se porter comme une décoration, constituant ainsi pendant toute la période électorale une réclame permanente pour le candidat dont le portrait reste fixé à la boutonnière de ses partisans.
  6. Le sénateur Jones est président du comité national démocratique.
  7. 5 août 1900.
  8. Les bénédictions du clergé figurent, aux Etats-Unis, au programme de toute Assemblée politique, sans en excepter les Conventions populistes qui renferment les élémens les plus avancés.
  9. Si on élague des deux plates-formes adoptées en 1899 à Saint-Louis et à Chicago les vœux en faveur de l’indépendance de Cuba et quelques revendications secondaires, l’une et l’autre peuvent se résumer en quelques mots : dans le camp républicain, rétablissement des taxes douanières protégeant la production nationale, maintien de l’étalon d’or ; — dans le camp démocratique, suppression de ces mêmes taxes, adoption de la frappe illimitée de l’argent.
  10. 5 août 1900.
  11. M. Bryan a, de son côté, été prié de répéter, dans les mêmes conditions, la péroraison du discours qu’il avait prononcé en acceptant la candidature démocratique.
  12. Les journaux américains, qui sont les premiers à dénoncer ces fâcheuses pratiques, se contentent de signaler le mal sans paraître croire à la possibilité d’y remédier.
    «… Il y a dans chaque district des États-Unis, disait à ce propos le World, le 8 août dernier, au moins deux comités de campagne (campaign Committees) recevant de comités supérieurs des sommes d’argent pour les besoins électoraux. Ces sommes s’élèvent dans les années ordinaires à des centaines de milliers de dollars, à de nombreux millions dans les années présidentielles. Or ceux qui les perçoivent et les distribuent n’ont de comptes à rendre à personne. Jamais ils n’ont à produire un reçu, une note, une pièce justificative quelconque ! Ceux qui donnent l’argent ne savent pas et ne désirent pas savoir l’usage qui en est l’ait. Tout ce qu’ils demandent c’est le « résultat, » c’est que l’élection soit enlevée.
    Il n’y a pas le plus léger doute, poursuit le World, qu’une large part de ces sommes mystérieuses soit affectée directement ou indirectement à des tentatives de corruption, sous forme d’achat ou de sophistication de votes. Toute une horde de politiciens parasites trouve moyen d’en vivre. »
  13. Le service civil, institué en 1883, a eu pour objet d’obvier aux inconvéniens résultant du remaniement complet du personnel administratif à chaque changement de présidence. Sans conférer précisément l’inamovibilité à ceux qui en font partie, il les garantit contre des destitutions arbitraires. Son action protectrice s’étend à près de 75 000 fonctionnaires.
  14. Numéro du 23 juillet 1900.
  15. D’après les déclarations ultérieures (26 août 1900) faites par le Président du Comité national républicain, la part contributive de la Ville de Philadelphie a été évaluée à six cent mille dollars (trois millions de francs) pour l’appui à donner à la candidature du parti.
  16. Le texte intégral de ce sermon a été donné le 20 juillet 1896 par le New-York Herald.
  17. Chacun des quarante-cinq États a, comme on sait, son Sénat et sa Chambre des représentans dont les pouvoirs législatifs s’exercent dans les limites de son territoire.
  18. Aux termes de la loi, l’élection doit être faite « le premier mardi qui suit le premier lundi de novembre. »
  19. L’ex-Président Benjamin Harrison, dans une publication récente, This Country of Ours, est allé jusqu’à déclarer que le délégué qui voterait pour un autre candidat que celui choisi par la Convention « serait un objet d’exécration et dans une période d’excitation électorale risquerait d’être lynché. »
  20. Chiffre relevé lors de la seconde inauguration du président Cleveland.
  21. D’après l’énumération qui en a été donnée à cette époque par un journal américain, près de cent de ces clubs étaient représentés à l’inauguration du 4 mars 1897.
  22. Dans un intéressant article publié en 1897 par le Harper’s Monthly Magazine, peu de temps après l’inauguration du président Mac-Kinley, un auteur américain qui a marqué sa place parmi les écrivains les plus estimés de la jeune génération, M. Richard Harding Davis, portait le jugement suivant sur les députations civiles qui, cette même année, avaient pris part au défilé du 4 mars :
    « On doit reconnaître l’importance des organisations politiques, et, dans nombre de cas, elles ont leur raison d’être et leur justification… Mais quand trois cents personnes marchent sous une bannière portant le nom et reproduisant les traits de quelque politicien, le spectateur est amené à penser qu’il n’a plus devant lui une république où chaque citoyen est supposé voter librement, mais une féodalité avec ses barons, leurs serfs et leurs vassaux… Tout le monde peut être fier de figurer dans les rangs d’une Société qui se pare du nom d’un Américain qui a fait quelque chose pour son pays, qui a vécu et qui est mort pour une grande idée. Mais pourquoi porter le collier d’un patron (boss) dans une cérémonie publique et se faire précéder d’une musique tapageuse pour attirer plus sûrement l’attention ? Parmi ceux qui défilaient ainsi le jour de l’inauguration, on pouvait reconnaître, nous ont dit les journaux, des hommes d’affaires en vue, des avocats, des banquiers. Beaucoup d’entre eux paraissaient certainement appartenir à ce milieu social, mais si leur intelligence est réelle, comment ne voient-ils pas à quel point il est antidémocratique et anti-américain d’abdiquer leurs consciences aux mains d’un seul homme ? Une de ces sociétés, de près de mille membres, avait arboré cette devise : « Nous suivons Quigg partout où il nous conduit. » M. Quigg est peut-être, est probablement même, un jeune homme plein de bonnes intentions, mais pourquoi un millier d’individus font-ils un long voyage pour venir proclamer à Washington, en face des représentans de toutes les parties de l’Union, qu’ils ont cessé d’être de libres Américains, investis du droit sacré de voter à leur guise et qu’ils ne sont plus que de simples instrumens à la disposition de M. Quigg ? »