Une Campagne électorale aux États-Unis

Une Campagne électorale aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 177-208).
UNE
CAMPAGNE ELECTORALE
AUX ETATS-UNIS

Sur les trente-huit états dont se compose actuellement l’Union américaine, trente ont procédé l’année dernière à des élections générales dont le résultat a trompé bien des prévisions et déconcerté bien des ambitions. Au sénat et à la chambre des représentans, la majorité s’est déplacée ; le président et le ministère ont été battus, et, pour la première fois depuis la guerre de sécession, le parti démocrate l’emporte sur le parti républicain. Le sud vaincu affirme son existence et reprend l’offensive contre ses vainqueurs. Un courant nouveau se dessine et s’accentue. Déjà la dernière élection présidentielle, si indécise qu’il avait fallu recourir à l’intervention du congrès pour prononcer en dernier ressort, avait révélé la faiblesse croissante du parti républicain. Il se peut qu’en 1880 les démocrates, en majorité aujourd’hui dans le congrès, triomphent de leurs adversaires, installés à la présidence depuis dix-huit ans. Il nous a paru intéressant et utile d’étudier les causes de ce revirement. L’avènement du parti démocrate inaugurerait aux États-Unis une ère politique nouvelle, encore moins peut-être dans l’administration intérieure, que dans la direction imprimée aux affaires étrangères.

L’Europe ne saurait être indifférente à ce changement non plus qu’à la solution des difficultés qui préoccupent en ce moment l’opinion de l’autre côté de l’Atlantique. L’Angleterre, l’Allemagne et l’Espagne y sont directement intéressées. Pour la première il s’agit du règlement de l’éternelle question des pêcheries et de celle du Canada, que nous avons précédemment exposée ici même[1]. En ce qui concerne la Prusse, les décisions des autorités allemandes à l’égard des sujets naturalisés qui visitent leur ancienne patrie ont provoqué aux États-Unis d’énergiques protestations, et le parti démocrate s’est constitué le défenseur à outrance des droits des Allemands devenus citoyens américains. L’Espagne enfin ne saurait voir sans appréhension le pouvoir passer aux mains de ceux qui ont toujours prodigué aux insurgés de Cuba, outre de bruyans encouragemens, des secours en hommes, en munitions et en argent. Quant à la France, si elle n’a pas dans la question d’intérêt immédiat, elle n’en surveille pas moins avec attention les événemens qui se passent à l’étranger. Le temps n’est plus où l’on se plaisait à nous regarder ou même à nous définir comme la nation la plus ignorante et la plus insouciante de ce qui se passait ailleurs que chez elle. Une dure expérience nous a enseigné le danger des théories arbitraires, des idées préconçues, et nous a ramenés à l’étude patiente et à l’observation attentive des faits.

En ce qui concerne les États-Unis d’Amérique, nous connaissons leur origine et le but auquel ils tendent. Nés d’une protestation de la conscience humaine contre une doctrine théocratique absolue et un gouvernement arbitraire, ils poursuivent l’application des principes du self-government, la conquête, la colonisation et la mise en valeur d’un continent immense et fertile. Entre ces deux points extrêmes, il y a place pour bien des événemens imprévus ; l’accord sur le but qu’il s’agit d’atteindre n’implique pas toujours l’entente sur les moyens qui doivent y conduire. C’est ainsi que nous avons vu la république américaine débuter par l’autonomie des provinces, grandir avec et par l’esclavage, puis répudier l’un et l’autre principe, les briser comme des instrumens usés, au prix d’une guerre civile sanglante. Aux théories fédéralistes fondées sur le droit souverain des états ont succédé le régime d’une union autoritaire et les liens d’une centralisation puissante. L’aristocratie du sud, dépossédée du pouvoir, ruinée par l’émancipation des esclaves, décimée par la guerre de sécession, a fait place à la démocratie du nord et pendant quinze ans a dû plier sous le joug du vainqueur. Est-ce à dire pour cela que les États-Unis reniaient leur passé, les services rendus par le sud, sa politique souvent habile et toujours heureuse, la guerre de l’indépendance, la conquête des rives du Mississipi, le démembrement du Mexique, cette prodigieuse extension de leur pouvoir qui reculait leurs frontières jusqu’au Pacifique et faisait d’eux la plus puissante nation du Nouveau-Monde ? Non, pas plus que la France n’a renié les gloires et les conquêtes de la royauté, de la république et de l’empire. L’esclavage avait fait son temps et son œuvre. Condamné par la conscience humaine, il devenait en outre un obstacle à l’immigration. Le travail servile faisait une concurrence ruineuse au travail libre. L’esclave corrompait le maître ; on émancipa l’un en ruinant l’autre. Le sud cherchait à substituer ses vues particulières, son ambition personnelle au courant national qui entraînait la colonisation vers l’ouest, il perdit le pouvoir et dut subir à son tour la loi de ses adversaires.

Nous avons cherché dans une étude précédente à mettre ces faits en lumière, à montrer comment le parti du sud était amené, par le fait même de l’institution de l’esclavage, à détourner à son profit toutes les forces vives de l’Union et à la jeter hors de ses voies naturelles pour maintenir sa prépondérance dans le congrès. Nous nous proposons aujourd’hui d’examiner le mouvement de réaction qui se produit, d’étudier de près la dernière campagne électorale aux États-Unis et ses conséquences probables sur l’élection présidentielle de 1880.


I

Les dénominations diverses adoptées par les partis politiques aux États-Unis ne brillent pas généralement par la clarté ; toutes ou presque toutes ont besoin d’un commentaire pour que l’on sache au juste ce qu’elles représentent. Si, au début, on emprunta à la mère patrie les dénominations de whigs et de tories, on ne les garda pas longtemps, et le besoin d’innover, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, ne tarda pas à créer une langue spéciale dont l’étymologie serait fort difficile à préciser. On peut admettre à la rigueur que le mot whig se compose des initiales de la phrase : we hope in God (nous espérons en Dieu) ; mais qui nous dira pourquoi les deux branches du parti démocrate s’affublèrent des noms de hard shells et soft shells (coquilles dures et coquilles molles), ou pourquoi les adversaires de l’immigration revendiquèrent le titre de know nothing (qui ne sait rien) ? Quant aux locos focos, qui jouèrent un rôle important, leur nom vient d’un incident qui se produisit à Tammany-Hall, quartier général du parti démocrate. Un soir qu’ils étaient en séance, leurs adversaires éteignirent soudainement les lumières. Il s’ensuivit un tumulte indescriptible qui ne prit fin que lorsqu’un des membres tirant de sa poche une boîte d’allumettes, alors appelées locos focos, ralluma les bougies. En ce qui concerne les kuklux, les hunkers, les grangers, ils seraient assez embarrassés d’expliquer ces noms bizarres. Laissant de côté ces dénominations, nous nous bornerons à faire connaître dans leurs traits généraux les partis qui se disputent le pouvoir et auxquels se rattachent, dans les circonstances graves, les sectes politiques dissidentes dont nous venons seulement d’énumérer quelques-unes.

Pendant la guerre de l’indépendance, les dissentimens particuliers et les divergences politiques s’étaient effacés devant le danger commun. L’esprit de contradiction reprit ses droits quand on dut procéder à l’œuvre d’organisation. Deux partis se trouvaient en présence : le parti fédéral, qui ne voyait de salut que dans la constitution d’un gouvernement fort, concentrant entre ses mains la plupart des droits des états particuliers, et le parti républicain ou démocrate, car au début ces deux termes étaient identiques, fortement imbu des théories extrêmes de la révolution française et conseillé par Jefferson, alors à Paris, grand ami de Paine et lié avec les principaux jacobins. Ce ne fut qu’en 1801 que le mot de démocrate prévalut ; jusque-là le parti le repoussait comme une injure et se désignait lui-même sous le nom de parti républicain. Le parti républicain actuel date de 1855 ; il prit pour mot d’ordre populaire la suppression de l’esclavage. C’était le but apparent ; le but réel était d’enlever le pouvoir à l’aristocratie du sud et de le faire passer dans les mains des états du nord, renforcés par l’immigration, fortifiés par l’admission des états de l’ouest, et qui disputaient dans le congrès la majorité au parti démocrate. L’élection présidentielle de 1856 mit pour la première fois les deux partis en présence. Les républicains portaient John C. Frémont, les démocrates soutenaient James Buchanan, qui fut élu par 1,838,000 suffrages, mais le parti républicain en réunit 1,341,000, et le candidat dit américain, Fillmore, 874,000. Ce résultat prouvait que l’alliance des américains et des républicains constituerait les démocrates en minorité, et cette alliance était d’autant plus probable qu’entre américains et républicains, à vrai dire, il n’y avait qu’une nuance.

L’élection de Buchanan fut le dernier succès des démocrates. Quatre ans plus tard, la majorité se déplaçait par suite des dissensions intestines du parti démocrate. Une scission s’était produite dans leurs rangs, et deux candidats, John S. Douglass et John C. Breckinridge, se disputaient les suffrages d’un parti qui n’avait pas trop de toutes ses forces pour tenir tête à ses adversaires. Abraham Lincoln, candidat républicain, obtint 1,866,000 voix, et de ses deux adversaires, l’un 1,375,000, et l’autre 845,000. Lincoln était élu, et le sud, confiant dans ses ressources militaires et dans la majorité des votes démocrates, déclarait l’Union rompue et proclamait à Richmond la confédération des états esclavagistes. Les chefs du mouvement sécessionniste opposaient aux 1,866,000 votes républicains les 2,220,000 donnés aux démocrates et affectaient de croire à l’union des partisans de Douglass et de Breckinridge. En réalité, ces derniers seuls étaient en faveur de l’esclavage ; Douglass et ses adhérens, sans le répudier d’une façon absolue, déclaraient hautement qu’ils n’en désiraient pas l’extension et entendaient laisser au libre choix des nouveaux territoires le droit de l’adopter ou de le repousser. Les 845,000 voix données à Breckinridge représentaient donc exactement la force numérique du sud et le chiffre des adhérens décidés à lui rester fidèles. Les 1,375,000 électeurs de Douglass se décomposaient en démocrates indifférens ou même hostiles aux tendances esclavagistes, et en américains dissidens qui n’avaient pas suivi les chefs du parti dans leur alliance avec les républicains.

La force trancha la question, et le sud fut vaincu. En 1865, au lendemain de la guerre, vingt-sept états votèrent le treizième amendement qui supprimait l’esclavage, et qui prit place dans les articles organiques de la constitution américaine. Cet amendement consacrait le triomphe du parti républicain et n’était que la conséquence logique des faits accomplis, mais on ne devait pas s’en tenir là. Trois ans plus tard, sous la présidence de Johnson, le congrès adoptait un quatorzième amendement en vertu duquel le droit de suffrage était accordé aux nègres. Il décrétait en outre qu’aucun des habitans du sud ayant pris part à la guerre de sécession ne pourrait occuper un emploi public ; que la dette confédérée demeurait nulle et non avenue, et qu’aucune compensation pécuniaire ne serait accordée aux propriétaires d’esclaves à titre d’indemnité. Enfin, en 1870, sous la présidence du général Grant, un quinzième amendement déclara garantir à tout hasard le droit de vote, sans distinction de race, de couleur ou de servitude antérieure, et le placer sous la protection des lois et de la force armée. Par ces mesures rigoureuses, le parti républicain, maître du sénat, de la chambre des représentans et du pouvoir exécutif, entendait rendre impossible toute nouvelle tentative de sécession en s’assurant, dans les anciens états à esclaves, le concours des noirs dont il avait été l’émancipateur et dont il se constituait le protecteur. A défaut de reconnaissance, on estimait que l’intérêt de ces derniers était de faire cause commune avec les républicains et que leurs votes, désormais acquis à la cause du nord, annuleraient ceux des blancs dans le sud. Il faut ajouter qu’en fait la clause relative à l’incapacité d’occuper les emplois publics frappait les planteurs en masse. Tous en effet avaient pris fait et cause pour le gouvernement confédéré, toute la partie intelligente et éclairée de la population l’avait soutenu. L’ostracisme qui l’atteignait avait donc pour conséquence de remettre les emplois locaux entre les mains soit des petits blancs, comme on désignait les ouvriers et les artisans établis dans le sud, soit des nègres eux-mêmes, et de déconsidérer le pouvoir en le confiant à des personnalités indignes quelquefois et à coup sûr sans prestige. Vainement dans le congrès et dans les rangs mêmes des républicains quelques voix sages signalèrent les dangers de ces mesures implacables. Les partis victorieux vont droit aux conséquences extrêmes d’une logique absolue, sans tenir compte des mouvemens de réaction de l’opinion publique. On avait le droit et la force, on usait de l’un et de l’autre ; il fallait tout prévoir, même un retour offensif du sud écrasé, mais non soumis, et le réduire à l’impuissance de reconquérir le pouvoir. On envenimait les haines. Des esclaves de la veille on faisait les électeurs du lendemain, les maîtres de ceux auxquels ils avaient obéi si longtemps et qui conservaient tous leurs préjugés de race et de couleur. On créait en apparence un antagonisme perpétuel, une lutte sans trêve et sans issue tant que nègres et blancs vivraient côte à côte sur le même sol et sous les mêmes lois. Mais on ne tenait compte que du nombre. On oubliait la supériorité intellectuelle des uns et l’infériorité des autres, l’usage de l’autorité et l’habitude de l’obéissance.

À ces complications diverses s’ajoutaient des difficultés d’un autre ordre. Au nord comme au sud, la question financière s’imposait, grosse de dangers, fertile en péripéties, longtemps ajournée, mais exigeant enfin une prompte solution. Au nord le malaise s’accroissait par suite de la reprise imminente des paiemens en espèces, dans le sud la misère grandissait et les réclamations étouffées ou dédaignées devenaient plus bruyantes et plus impérieuses.

Si la répudiation de la dette confédérée était une inévitable conséquence de la défaite du sud, il n’en était pas de même quant au dommage causé aux planteurs par la proclamation d’émancipation. Tous, sans distinction, avaient subi une perte considérable, et il s’en trouvait dans le nombre, bien peu il est vrai, qui s’étaient opposés à l’ordonnance de sécession et avaient essayé de conjurer la lutte. Décréter en principe que les propriétaires d’esclaves n’avaient droit à aucun dédommagement, insérer dans la constitution un article prescrivant qu’aucune indemnité ne devrait jamais leur être allouée, c’était s’interdire une mesure réparatrice dont l’utilité, la nécessité même pouvait s’imposer un jour. Il vient une heure dans l’histoire des nations, heure souvent tardive, où les passions apaisées permettent à l’équité de faire entendre sa voix. L’instinct de solidarité se réveillé et rappelle aux vainqueurs les droits des vaincus, les pertes subies et les ruines à relever. Le sud d’ailleurs n’était pas seul lésé. Au moment où éclatait la guerre de sécession, les négocians du nord se trouvaient créanciers des planteurs pour des sommes considérables. Ainsi que cela se pratiquait d’ordinaire, les capitalistes de New-York faisaient des avances dont ils se remboursaient sur les sucres et les cotons que leurs débiteurs consignaient entre leurs mains. Ces avances avaient pour gage la plantation elle-même, le sol, le matériel d’exploitation et la valeur des nombreux esclaves qu’elle occupait. Cette dernière valeur supprimée par l’émancipation était de beaucoup la plus importante et, dans nombre de cas, la plantation incendiée, le sol dévasté ne couvrait pas le montant des dettes. Le planteur était ruiné, et souvent aussi son créancier avec lui. Certes l’esclavage était odieux, condamné par la conscience, mais il n’en était pas moins reconnu par la constitution, protégé par elle. Le Fugitive Slave Law n’ordonnait-il pas aux autorités des états libres de rechercher, d’arrêter et de remettre à leurs maîtres les nègres fugitifs ? L’esclave était, de par la loi, une propriété comme une autre, et, à ce titre, ne pouvait être émancipé sans compensation. Il représentait une partie du gage des créanciers du nord, l’équité exigeait qu’il en fût tenu compte.

Si du sud nous passons au nord, là aussi la question politique se compliquait d’une question financière née des exigences de la guerre de sécession et appelée à jouer un rôle considérable dans l’évolution qui se préparait.

Lors de l’avènement du parti républicain aux affaires en 1860, le montant de la dette fédérale et des dettes particulières des divers États s’élevait au chiffre total de 1,475 millions de francs. En 1861, la guerre éclate, mais on se faisait alors les mêmes illusions aux États-Unis qu’en France en 1870. Il fallut, là aussi, une terrible expérience et de sanglans désastres pour les dissiper. On voyait alors à New-York un spectacle analogue à celui qui attristait nos yeux à Paris en août 1870. On y criait : « On to Richmond ! En marche sur Richmond ! » comme sur nos boulevards : « A Berlin ! » Les masses sont partout les mêmes, et si nous n’avons pas, comme nous nous en flattions dans notre orgueil, le privilège de tous les succès, nous n’avons pas non plus, ainsi que nous le croyons dans nos accès d’humilité, le monopole de toutes les erreurs. On estimait dans les états du nord que la guerre serait de courte durée ; le président Lincoln demandait, pour en finir promptement, quelques millions de francs et quelques milliers d’hommes ; il fallut des milliards et plus d’un million de soldats.

Dès 1862 les yeux étaient dessillés. En 1863 on avait dépensé plus de 10 milliards. Le sud chancelait sous des coups répétés ; ses meilleurs généraux, ses plus vaillans soldats tombaient, ses ressources s’épuisaient ; l’argent, les armes, les bras commençaient à lui manquer, mais il fallait pour l’abattre un dernier et puissant effort. Le président et le congrès le demandèrent à un crédit ébranlé, à une population à demi ruinée, et l’obtinrent. L’emprunt, le papier-monnaie, les bons du trésor donnent 7 milliards. Le sud succombé, mais la dette fédérale atteint le chiffre énorme de 14 milliards de francs, et le papier-monnaie est déprécié à ce point que 100 francs en or valent 234 francs en greenbacks.

Une lourde tâche incombait au parti républicain : licencier l’armée, réorganiser l’administration dans le sud vaincu et le mettre hors d’état de recommencer la lutte, résoudre le problème financier, liquider la dette et relever le cours du papier-monnaie, seule ressource disponible. Il est vrai que ce parti était maître absolu. Le licenciement de l’armée s’effectua sans difficultés ; quant au sud, nous avons indiqué les mesures prises par les vainqueurs et le vote des 14e et 15e amendemens. Restait la question financière. M. Chase, alors secrétaire du trésor, fit habilement face aux premières difficultés. Soutenu par le président et par le congrès, il décida la création des banques nationales, instrument destiné par lui à relever progressivement les cours du papier-monnaie et à retirer de la circulation une masse considérable de bons du trésor, rachetés par elles à titre de cautionnement. Là ne se bornait pas leur rôle. Créées par le parti dominant, dirigées par ses adhérens, administrées par ses notabilités financières, elles devaient forcément faire cause commune avec lui, servir ses intérêts en même temps que maintenir sa prépondérance, et mettre entre ses mains une organisation puissante qui enserrait tout le pays et recevait son mot d’ordre des chefs.

L’intervention des gros capitaux dans la politique n’est pas chose nouvelle en Amérique, où l’on n’a pas oublié la lutte entre la banque des États-Unis et le président Jackson. Fondée en 1790 par Alexandre Hamilton et constituée gardienne des fonds du trésor, la banque des États-Unis, inféodée au parti fédéral, mettait à sa disposition des avances considérables en numéraire à l’époque des élections. En 1824, Andrew Jackson, deux fois président des États-Unis, posait sa première candidature. Il passait et avec raison pour un ennemi personnel de la banque, dont il était d’ailleurs un adversaire politique. La banque réussit au prix des plus grands efforts à empêcher sa nomination par le collège électoral, mais aucun des candidats n’ayant obtenu la majorité, la chambre des représentans appelée à se prononcer élut Andrew Jackson.

Old Hickory, le vieux bois de fer, comme on l’appelait, ne pardonnait pas plus à ses ennemis qu’il n’oubliait ses amis. Le privilège de la banque expirait en 1836. En 1832 elle sollicitait et obtenait de l’assemblée un renouvellement de sa charte. Le président opposa son veto et rallia la majorité dans le congrès. La banque attendait son remplacement pour faire une nouvelle tentative et enlever le vote. Andrew Jackson réussit à se faire réélire en 1832, et cette fois, décidé à en finir, il n’hésita pas, malgré l’opposition du congrès et de son cabinet, à faire retirer de la banque tous les fonds de l’état. Ce retrait inattendu provoqua une panique financière ; le congrès protesta ; deux tentatives d’assassinat eurent lieu contre le président, mais, en dépit de la clameur publique et de la détresse universelle, A. Jackson persista. Le sénat vota une résolution déclarant que le président avait outrepassé ses pouvoirs et violé les lois. Il tint bon, et trois ans plus tard, sur la proposition de Benton, le congrès revenait sur cette résolution et décidait qu’elle serait rayée du registre des délibérations. La banque des États-Unis était supprimée et remplacée par l’organisation actuelle du trésor public.

Les banques nationales, œuvres de Chase et du président Lincoln, n’offrent qu’une lointaine analogie avec celles dont nous venons de résumer l’histoire, mais les adversaires du parti républicain voient en elles aussi des instrumens de corruption électorale aux mains de leurs ennemis. L’opinion publique s’est émue ; au congrès et dans la presse, elles ont été violemment attaquées et violemment défendues. Cette agitation, coïncidant avec celle que provoquait l’annonce de la reprise des paiemens en numéraire, a déterminé la naissance d’un nouveau parti qui, sous le nom de greenbacker, a joué un rôle dans les dernières élections et donné l’appoint de ses voix aux démocrates.

Ce parti s’est recruté dans tous les camps, aussi bien parmi les démocrates que parmi les républicains. Le signal est parti de l’ouest, le mouvement s’est propagé dans le nord comme dans le sud, et, si l’on peut dire d’une manière générale que les démocrates s’y montrèrent plus favorables que les républicains, il n’en est pas moins vrai que dans plusieurs états ces derniers s’y sont ralliés. D’où viennent et que veulent les greenbackers ? Leur nom est emprunté au papier-monnaie créé pendant la guerre de sécession. Imprimé sur papier vert d’eau, on l’appela populairement green-back (dos vert), et ce sobriquet passa d’abord dans la langue usuelle pour se glisser ensuite dans les cotes de la bourse et enfin dans le langage officiel. L’émission prodigieuse de greenbacks à laquelle le gouvernement dut recourir pendant les temps difficiles eut pour résultat de faire disparaître de la circulation les espèces métalliques avec lesquelles seules on pouvait solder les achats à l’étranger. Ce papier, qui ne s’exportait pas, devint la monnaie courante et on fabriqua des billets de 25 centimes et de 50 centimes pour les transactions quotidiennes. La guerre terminée, l’or et l’argent reparurent lentement, mais pour être aussitôt absorbés par les paiemens des droits de douane. D’une part les masses s’étaient habituées aux greenbacks, de l’autre la grande quantité de numéraire fictif ainsi mis en circulation favorisait outre mesure la spéculation et créait une aisance factice. La dépréciation des billets surélevait le prix des achats et celui des salaires. La main-d’œuvre paraissait plus payée sans l’être en réalité, mais, comme peu à peu le papier-monnaie relevait ses cours et tendait à se rapprocher du pair, il en résultait un bénéfice réel pour l’ouvrier, le fermier, l’artisan, pour tous ceux enfin, et c’est le plus grand nombre, qui vivaient de leur travail quotidien. Le spéculateur y trouvait également son compte. Les banques regorgeaient de greenbacks et prêtaient à taux réduits. A l’abri d’un tarif protectionniste, on créait partout des usines, des manufactures, usant d’un crédit facile et d’une circulation abondante.

Il fallait pourtant bien en revenir un jour ou l’autre à de plus justes notions, et le gouvernement, désireux de rentrer dans les voies normales, poursuivait son but, qui était le retrait du papier et la reprise des paiemens en espèces. Si ménagées qu’elles soient, ces transitions ne sont ni sans difficulté ni sans danger. A mesure que l’on se rapprochait du terme prévu, le crédit se resserrait, le papier-monnaie devenait plus rare ; avec la cause l’effet disparaissait, et l’on se trouvait en présence d’une circulation restreinte qui contrastait avec l’abondance des années précédentes. Or, l’on s’expliquait mal une gêne qui coïncidait avec la fin des troubles et une prospérité matérielle apparente. La misère gagnait peu à peu, et, pour la première fois, on voyait des immigrans découragés retourner en Europe pour y chercher le travail qu’ils ne trouvaient pas aux États-Unis. En Californie, l’invasion chinoise provoquait des troubles sérieux et laissait sans emploi les Irlandais et les Allemands. Elle s’étendait vers l’est. Les grandes manufactures de chaussures de l’état de Massachussets congédiaient leurs ouvriers de race blanche pour appeler des Chinois à prendre leur place. La première tentative faite en 1870 avait réussi ; depuis, leur nombre augmentait constamment. L’exemple donné par les fabricans de North Adams, les résultats obtenus éveillaient l’attention, et nombre de manufacturiers réduisaient les salaires, bien décidés, en cas de grève, à substituer l’ouvrier asiatique à l’ouvrier européen plus exigeant et moins docile.

Le parti socialiste ne restait pas inactif. C’est aux époques de misère qu’il recrute ses adhérens et qu’il cherche dans l’excès du malaise général les moyens de conquérir le pouvoir et d’appliquer ses formules. Aux États-Unis, comme en Europe, il croit ou feint de croire à leur efficacité et à la toute puissance de l’état, incarnation de la divinité, pouvant tout, même l’impossible, capable de décréter l’abondance et la prospérité, mais ne sachant pas ou n’osant pas le vouloir. Le programme qu’il prétend imposer au gouvernement se résume en deux mots qui s’étalent dans ses journaux, retentissent dans les meetings et donnent la mesure exacte de sa science économique : Fiat money : Que l’argent soit !

Les greenbackers ont emprunté ce mot d’ordre sans toutefois en tirer les conséquences absurdes et absolues des socialistes. Ils estiment que le retrait des greenbacks et le retour aux paiemens en espèces est une mesure intempestive et trop précipitée, que le pays s’est habitué à ce mode de paiement, que le numéraire est rare, et que c’est paralyser l’industrie au moment même où elle prend un grand essor que la condamner à une circulation restreinte. Quant aux socialistes, ils proclament l’état souverain, libre de créer l’argent et de le multiplier indéfiniment. Vainement on leur objecte que le greenback n’est pas de l’argent, mais une promesse de payer en argent, pas plus qu’un acte de vente de propriété n’est la terre elle-même, mais un engagement de livrer une étendue déterminée du sol ; qu’à ce compte on pourrait décupler, centupler la richesse d’un état, centupler aussi sa superficie, sans ajouter un centime ou une parcelle de terre labourable à ce qu’il possède réellement. A toutes ces objections ils ne répondent que : Fiat money, et mettent le gouvernement en demeure d’agir, non de discuter.


II

C’est dans ces conditions que s’ouvrit en 1878 la période électorale. Trente états étaient appelés à procéder à des élections générales et à fortifier dans le congrès la majorité républicaine ou à se prononcer en faveur du parti démocrate. Aucun des autres partis dissidens n’était en mesure de disputer le pouvoir aux républicains. Ils ne figuraient dans la lutte qu’à titre d’appoint que se disputaient les deux camps, fortement organisés, disposant seuls d’un personnel gouvernemental et dirigés par des hommes d’état éminens. Les républicains avaient pour eux la possession incontestée du pouvoir depuis dix-huit ans, le prestige de leurs succès passés, un programme bien défini et, comme l’on dit aux États-Unis, une plate-forme connue et acceptée. Ils avaient contre eux l’exercice du pouvoir qui use les hommes en donnant leur mesure exacte et en dissipant les illusions, le souvenir d’une politique implacable à l’égard du sud, les mécontentemens sourds des ambitions déçues, des espérances ajournées et surtout le malaise général dont ils n’étaient pas cause, mais dont ils portaient la responsabilité. On leur reprochait en outre de nombreux abus de pouvoir, un budget militaire excessif, les troupes mises à la disposition des gouverneurs républicains nommés dans les états du sud et qui ne pouvaient y faire respecter leur autorité qu’à la condition de s’appuyer sur la force armée. Quant aux accusations de malversations et de fraudes électorales dirigées par les démocrates contre leurs adversaires, elles sont trop habituelles et malheureusement trop fondées aux États-Unis pour y être estimées à leur juste valeur ou considérées comme l’apanage exclusif d’un parti. C’est une machine de guerre invariablement dirigée par l’opposition contre ses rivaux et que ceux-ci retournent avec le même succès et la même justice contre elle quand les événemens l’appellent au pouvoir.

Cette fois pourtant elle empruntait à des circonstances récentes une importance particulière. L’élection présidentielle de 1876 avait causé une émotion profonde. Deux candidats se disputaient les suffrages, R.-B. Hayes, porté par le parti républicain, et S.-J. Tilden par le parti démocrate. Hayes avait été déclaré élu par 185 votes électoraux contre 184 donnés à Tilden ; mais, en additionnant les votes populaires, Tilden avait 4,284,757 voix contre 4,033,950 obtenues par Hayes, soit une majorité de plus de 156,000. Pour expliquer cette contradiction, il convient de dire que chaque état possède un certain nombre de votes présidentiels qui varie, suivant sa population, de 3 à 35. Ce sont ces votes, au total de 369, qui décident l’élection ; mais si l’on tient compte des suffrages donnés à chaque électeur présidentiel, on peut arriver, comme le cas s’est présenté en 1876, à constater l’élection d’un président l’emportant d’une voix sur son concurrent, et en minorité de plus de 150,000 quant aux votes populaires. L’impression générale aux États-Unis est que le candidat du parti démocrate avait en réalité réuni les deux majorités, et que c’est à l’aide d’une fraude gigantesque que le parti républicain réussit à faire valider et proclamer par le congrès l’élection de R.-B. Hayes. Pourtant l’empire de la discipline et le désir d’éviter ce qui pourrait ébranler l’autorité du congrès sont tels, que les démocrates s’en tinrent à des protestations indignées, ajournant leur revanche à 1880.

En agissant ainsi, les chefs du parti démocrate suivaient une ligne politique habile. L’élection douteuse de Hayes ébranlait le prestige de leurs adversaires. Pour la première fois depuis 1860, leur candidat obtenait la majorité des votes populaires. L’opinion publique revenait à eux ; mais il ne suffisait pas de conquérir le pouvoir exécutif, il fallait, pour l’exercer, disposer d’une majorité dans les deux chambres. Ils la possédaient déjà dans celle des représentans, où ils comptaient 155 membres contre 136 ; mais, dans le sénat, ils se trouvaient en minorité : 39 républicains, 36 démocrates et 1 indépendant. Le congrès se composant des sénateurs et des représentans, ils y étaient les maîtres, ils paralysaient l’action du pouvoir exécutif, qui s’usait en efforts impuissans. Ils comptaient sur les élections de 1878 pour fortifier leur majorité dans la chambre, l’obtenir dans le sénat et entamer la campagne présidentielle de 1880 dans des conditions favorables. En attendant, ils observaient les événemens, ils encourageaient les attaques dirigées contre les banques nationales, que les haines populaires désignaient comme la cause première de la misère croissante, et ils suivaient avec attention le réveil de l’opinion dans les états du sud, qu’ils aidaient à s’affranchir du joug militaire qui pesait sur eux et qu’éprouvait alors une terrible épidémie.

La fièvre jaune dévastait le Missouri, le Tennessee, la Louisiane, et gagnait du terrain dans les états limitrophes. Le mécontentement s’accentuait parmi ces populations si malheureuses depuis la guerre de sécession, et le danger commun y rapprochait les deux races ennemies. Dans le sud, le parti républicain était sans force et sans consistance. Il n’avait réussi à s’implanter et à s’organiser qu’à la condition d’être soutenu par les troupes fédérales. Cet état de choses ne pouvait se prolonger. La chambre des représentans réduisait d’une part le budget de la guerre, et de l’autre sommait le pouvoir exécutif d’évacuer les états occupés militairement. L’armée, disait-on, ne devait pas être entre les mains du gouvernement un instrument politique. Il était temps de renoncer à ce système d’état de siège déguisé, contraire aux lois et à la constitution. Le parti républicain se vantait d’avoir réorganisé le sud, soit ; on allait pouvoir juger des résultats, et s’il était vrai, comme il l’affirmait, que les états du sud se ralliaient à sa politique, il convenait d’en finir avec un régime arbitraire sans précédens et sans utilité. Au fond, personne n’ignorait la vérité, et le parti républicain savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les sentimens hostiles du sud à son égard. Il supposait toutefois que le retrait des troupes serait le signal d’une lutte entre les nègres et leurs anciens maîtres, et que les violences commises de part et d’autre, justifiant dans le passé les mesures prises, autoriseraient à brève échéance une occupation nouvelle. Il ne tenait pas compte de l’apaisement relatif que le temps avait produit, du rapprochement amené par l’épidémie et surtout de l’influence que la race blanche exerçait sur une race inférieure longtemps asservie, mais qui, bien qu’affranchie du joug, n’en conservait pas moins un fond de respect pour ceux qui avaient été ses maîtres. La partie la plus intelligente de la population nègre se rendait compte que nul ne songeait à la ramener à sa condition antérieure et que l’esclavage avait fait son temps. Pour vivre, les noirs s’étaient remis au service de leurs anciens propriétaires comme travailleurs libres ; à ce contact quotidien, bien des haines s’étaient calmées. Les années avaient passé ; la race blanche, à demi ruinée par la guerre, essayait péniblement de se relever et ménageait les susceptibilités des nègres sans le concours desquels les plantations restaient en friche. Les deux races étaient condamnées à vivre côte à côte, utiles et nécessaires l’une à l’autre. L’expérience le prouvait ; lors de la conclusion de la guerre, beaucoup d’esclaves avaient quitté le sud, où ils ne se croyaient pas en sûreté ; ils étaient allés chercher du travail dans les états du nord et de l’ouest ; mais d’une part ils résistaient mal à ce climat froid, et de l’autre la sympathie toute platonique et humanitaire de la Nouvelle-Angleterre n’excluait pas une répugnance marquée pour le contact avec ces nouveaux affranchis. Ils étaient peu à peu revenus dans le sud ; les planteurs leur offraient un genre de travail qui leur était familier, l’occupation militaire les rassurait, et le parti républicain, tout-puissant, affectait de les prendre sous sa protection, sollicitait leurs suffrages et se flattait de les rattacher définitivement à lui par les liens à la fois de la reconnaissance, de l’intérêt et de la peur.

Quant au parti démocrate, vaincu et terrassé dans les anciens états à esclaves, il se taisait, maintenant ses cadres et son organisation, mais attendant que les fautes de ses adversaires et un retour de l’opinion publique dans les états du nord et de l’ouest lui permissent de relever la tête. Il ne pouvait donner le signal, mais il se mettait en mesure de profiter des événemens et cherchait à gagner le concours politique des noirs. Il fallait pour en arriver là dissiper bien des préventions, combattre des terreurs réelles ou simulées. lutter contre les excitations de la presse républicaine, habile à tirer parti des moindres incidens pour réveiller l’antagonisme. La campagne fut longue et difficile, mais le parti démocrate, habilement dirigé par des hommes de talent, Bayard, Randolph, Lamar, Hill, réussit peu à peu à reconquérir dans le sud le terrain politique qu’il avait perdu par la guerre. Le retrait des troupes fédérales, en laissant face à face les nègres et les blancs, fut pour ces derniers une occasion de proclamer hautement leur volonté de maintenir la paix, de répudier à nouveau les intentions qu’on leur attribuait et de déclarer que le sud, en réclamant ses droits, n’entendait nullement remettre en question la liberté des affranchis.

À ces déclarations officielles vint en aide une propagande active et personnelle. Les planteurs s’efforçaient de démontrer aux nègres qu’ils avaient tout intérêt à faire cause commune avec eux, que la prospérité du sud leur importait à tous, que la ruine des uns entraînait celle des autres et que le parti républicain, en fomentant la division, n’avait d’autre but que de les condamner à la misère et de les réduire à l’impuissance. Si la vie matérielle devenait chaque jour plus rude, on le devait, disaient-ils, aux théories protectionnistes qui rendaient le sud tributaire des manufactures du nord. Les impôts augmentaient, le crédit se resserrait, et, en présence d’une épidémie terrible, on se trouvait sans ressources pour soigner les vivans et ensevelir les morts. Les femmes du sud déployaient toute l’habileté d’un esprit ingénieux et d’une active bienfaisance pour rallier à leur parti les voix indécises, pour détacher des républicains les adhésions intéressées, pour réunir en un faisceau commun les forces divisées. Le mot d’ordre était : A solid south, un sud compact, uni dans la campagne électorale qui se préparait et au terme de laquelle elles entrevoyaient la défaite du parti républicain et, avec le triomphe des démocrates, le commencement d’une revanche dont elles n’avaient jamais désespéré.

L’élection présidentielle de 1876 avait permis en effet de mesurer le chemin parcouru. En 1872, le général Grant, candidat républicain, l’emportait de plus de 700,000 voix sur son concurrent ; seuls le Kentucky, le Missouri, le Texas, la Géorgie et le Tennessee donnaient une faible majorité de 75,000 voix au parti démocrate. En 1876, le mouvement se dessinait. Tous les états du sud votaient pour le parti démocrate. L’Indiana dans l’ouest, le New-Jersey et New-York dans l’est se déclaraient dans le même sens, et tandis que H. Greeley en 1872 n’avait pu réunir que 2,834,000 votes, Tilden en 1876 ralliait 4,284,000 suffrages.

Les états de l’ouest et de la Nouvelle-Angleterre tenaient pour le parti républicain. Maître absolu à Boston et dans le Massachusetts, le Kansas, l’Iowa, le Vermont, le Maine, lui donnaient d’écrasantes majorités, mais des symptômes significatifs indiquaient un revirement possible. La question financière en fut à la fois le signal et l’occasion. L’Indiana et l’Illinois en prirent l’initiative, et les deux plus riches états agricoles de l’Union furent ceux qui donnèrent naissance au parti des greenbackers. Il paraît étrange à première vue que l’ouest, peuplé de fermiers indépendans et intelligens, inféodé au parti républicain, se soit déclaré contre la reprise des paiemens en espèces et constitué le défenseur et l’avocat d’une thèse socialiste. Il y avait pour cela des raisons particulières. Pendant la guerre de sécession et les années qui suivirent, les fermiers de l’ouest avaient écoulé leurs produits à des prix avantageux ; la terre augmentait de valeur, l’abondance de la monnaie de papier et la facilité des crédits déterminèrent un vif mouvement de spéculation. Les fermiers se portèrent acquéreurs, obéissant à cet instinct qui pousse constamment le propriétaire du sol à augmenter l’étendue de son domaine. Les petits détenteurs, séduits par la hausse, vendirent à leurs voisins ; il en résulta que peu à peu les fermiers s’endettèrent. Le taux de l’argent varie dans l’ouest de 7 à 10 pour 100. Pour payer cet intérêt, il leur fallait beaucoup produire et vendre cher, mais de mauvaises récoltes diminuèrent leurs ressources. Les terres grevées d’hypothèques ne suffisaient pas à couvrir l’intérêt et à amortir le capital ; une baisse considérable s’ensuivit. Elle coïncidait avec le retrait progressif des greenbacks et une rareté de numéraire. Les banques qui s’étaient constituées en avances, effrayées de voir diminuer leur gage, exigèrent le remboursement de leurs capitaux et accélérèrent ainsi une crise inévitable. De là un double courant d’animosité contre les banques et d’hostilité aux mesures financières du gouvernement. On réclama le maintien des greenbacks. Cette monnaie factice avait créé une prospérité factice comme elle ; elle ne coûtait rien à fabriquer, elle circulait facilement ; on ne comprenait pas pourquoi on se privait de ressources illimitées pour leur substituer une gêne croissante.

L’erreur du parti républicain fut de ne pas comprendre dès le début l’importance de ce mouvement et de ne pas adopter une ligne politique bien nette. Il ne vit là qu’un dissentiment passager et crut en avoir raison en gagnant du temps. Quelques-uns des hommes influens du parti, entraînés par les opinions locales, se déclarèrent même en faveur du maintien des greenbacks et de la suppression des banques nationales. Cependant le gouvernement maintenait énergiquement sa résolution et fixait au 1er janvier 1879 la date de la reprise des paiemens en espèces. Le parti démocrate tira habilement parti de ces divisions. Sans adopter d’une manière absolue le mot d’ordre des greenbackers et le Fiat money des socialistes, il se constitua l’adversaire des plans financiers du pouvoir exécutif dont il était déjà l’ennemi politique ; il s’attaqua violemment aux banques nationales et, profitant du schisme du parti républicain, il détacha ceux de ses adhérens que leurs intérêts ou leurs animosités amenaient à faire cause commune avec lui.

L’Ohio et la Pensylvanie suivaient le mouvement de l’Indiana et de l’Illinois et se rapprochaient des démocrates ; le sud leur était acquis, l’ouest venait à eux, l’état de New-York, quartier-général du parti, n’était pas douteux. Seuls, le nord et la Nouvelle-Angleterre opposaient une vive résistance ; il semblait impossible de les entamer, et l’on y manquait de candidats démocrates ayant une notoriété suffisante pour engager la lutte avec les républicains. Sur ces entrefaites une éclatante défection vint rallier à Boston même les débris du parti démocrate autour d’un ancien républicain, jusque là l’objet de sa haine ardente. Le général Butler, « l’homme de la Nouvelle-Orléans, » comme on le désignait en souvenir de la brutalité militaire avec laquelle il avait traité cette malheureuse ville pendant la guerre de sécession, se détachait bruyamment du parti républicain et posait sa candidature au poste de gouverneur de l’état de Massachussets en réclamant l’appui des démocrates, des greenbackers et des socialistes. Butler visait plus haut et plus loin ; il aspirait à la présidence des États-Unis. Politique habile et audacieux, homme de ressources et sans scrupules, il se rendait compte de la faiblesse croissante du parti républicain. Il avait lentement et prudemment préparé son évolution politique, et il attendait pour se déclarer un moment opportun. Son influence était grande dans l’état de Massachussets, qu’il avait plusieurs fois représenté comme sénateur, mais il ne se dissimulait pas qu’elle était due surtout aux services qu’il avait rendus au parti républicain et aux gages qu’il lui avait donnés. Il se savait non-seulement craint, mais haï par la société aristocratique de Boston, qui ne voyait en lui qu’un parvenu. De toutes les villes américaines, Boston, qui se désigne volontiers du nom de la Nouvelle-Athènes, est la plus exclusive, la plus puritaine et aussi la plus intelligente. Les arts, les sciences, les lettres y sont en grand honneur, et les vieilles familles y exercent une influence et elles y conservent un prestige qu’elles ne possèdent nulle part ailleurs aux États-Unis.

Benjamin Butler appartenait par sa naissance à une classe inférieure. Le manque de fortune ne lui avait pas permis d’entrer à l’université d’Harvard, où sont élevés d’ordinaire les fils de famille de l’état. Il fit ses études à Lowell, partageant son temps entre le collège et des occupations manuelles qui lui permettaient de subvenir à ses besoins. Admis au barreau, il se vit, malgré ses succès scolaires et sa réputation naissante, tenu à l’écart par un monde auquel il n’appartenait pas. Blessé dans son orgueil et dans son ambition, il se constitua dès lors l’avocat, le défenseur des intérêts et des classes populaires, l’adversaire de l’aristocratie financière de Beacon-Hill, qui concentrait entre ses mains les grandes corporations de Boston et siégeait seule dans les conseils d’administration des compagnies d’assurance, de banque, de chemins de fer et autres établies dans cette ville. Cette aristocratie riche et puissante se transmettait de père en fils ces fonctions largement rétribuées ; son prestige local et son influence politique soutenus par des capitaux considérables lui assuraient une domination absolue. On n’arrivait à la fortune, à la réputation, au pouvoir que par elle, et ceux qu’elle frappait d’ostracisme n’avaient d’autres ressources que d’aller chercher ailleurs un milieu moins exclusif. Butler n’en fit rien : il accepta résolument la lutte. Il s’attaqua à ces corporations, se chargea de plaider la cause des intérêts lésés par elles, et les amena plusieurs fois à composition. Sur le terrain politique, il dénonça leur ingérence dans les élections, la pression exercée sur leurs nombreux cliens et sur les classes pauvres, et se posa en champion des droits du peuple. Élu, malgré une violente opposition, à l’assemblée législative de l’état, en 1853, par le parti démocrate auquel il appartenait alors, il réussit en 1859 à se faire nommer sénateur au congrès. Lors de la guerre de sécession, il rompit ouvertement avec son parti et passa dans les rangs des républicains, dont il considérait le succès comme certain. Brigadier général de la milice de l’état, il prit une part active aux événemens de la lutte, fut successivement gouverneur militaire de Baltimore, du fort Monroë, et enfin de la Nouvelle-Orléans. La guerre terminée, le parti républicain le nomma membre du congrès.

Malgré sa grande fortune personnelle et sa haute situation politique, Butler était resté l’ennemi de l’aristocratie locale, une sorte de tribun du peuple autoritaire, absolu, d’ailleurs toujours et profondément imbu des rancunes et des haines de sa jeunesse. Ses adversaires d’autrefois n’avaient pas plus changé que lui. Ils lui reprochaient amèrement de s’être enrichi par la concussion pendant la guerre. La vérité était que Butler, après l’occupation de la Nouvelle-Orléans par la flotte de l’amiral Farragut, avait déclaré prise de guerre les navires sous pavillon confédéré qui se trouvaient alors dans le port, qu’il avait ainsi fait répartir à titre de butin 6 millions de francs entre les officiers et matelots de l’escadre, et qu’il avait réclamé pour son compte et obtenu près de 500,000 francs. L’exercice de sa profession lui avait en outre rapporté des sommes considérables, et l’on évaluait sa fortune à plusieurs millions.

Tels étaient les antécédens de l’homme qui entreprenait de relever le parti démocrate dans l’état de Massachussets inféodé jusqu’alors aux républicains, d’en prendre la direction, de se faire nommer gouverneur et de poser sa candidature à la présidence de l’Union. Ce fut le 30 août dernier, à Lowell, dans un meeting public, que le général Butler annonça hautement ses projets de rallier en un faisceau commun les forces du parti démocrate, les greenbackers et les socialistes, pour combattre à leur tête le parti républicain, qui le considérait comme un de ses adhérens les plus compromis. Si nous insistons de préférence sur les détails de la campagne électorale dans le Massachussets, c’est que l’évolution hardie de Butler et la notoriété du candidat lui donnent un intérêt particulier, et qu’elle nous semble résumer, mieux que toute autre, ce qui se passait alors dans chacun des états appelés à procéder à des élections générales. Si la lutte était partout engagée sur le terrain que nous avons défini, si partout les mêmes passions se trouvaient en présence, nulle part elles ne s’accusaient avec autant de netteté et n’avaient plus de retentissement.

III

Lowell, ville essentiellement manufacturière, était tout acquise à Butler, qu’elle considérait comme une illustration locale. Il y avait passé sa jeunesse, et, depuis, arrivé à la fortune et à la notoriété, il s’était établi aux environs, dans une luxueuse campagne qu’il avait fait aménager avec goût. Les nombreux ouvriers de la ville voyaient en lui leur chef et leur représentant, l’adversaire des capitalistes de Boston, propriétaires des usines de Lowell. Le meeting auquel les convoquait Butler avait ostensiblement pour but de lui permettre de rendre compte de ses actes au congrès comme sénateur ; en réalité il s’agissait de poser officiellement sa candidature au poste de gouverneur de l’état et de rompre en visière avec le parti républicain. Ses nombreux amis de Boston étaient prévenus et, au moment même où s’ouvrait la séance, un télégramme, adressé à Lowell, annonçait qu’à Boston une salve de cent coups de canon saluait le grand orateur et le grand patriote. Rien, on le voit, n’était négligé quant à la mise en scène. Dans un discours habile, tour à tour humoristique, grave, pathétique et railleur, le général Butler entretint ses auditeurs des doutes et des préoccupations que lui causait depuis longtemps la direction imprévue donnée aux affaires politiques par le parti républicain. « L’élection de Hayes, dit-il, lui avait ouvert les yeux. » La majorité était incontestablement acquise à Tilden ; pour la première fois, dans une élection présidentielle, on avait vu la décision remise à une commission électorale composée d’hommes politiques choisis dans les rangs de l’un des deux partis qui se disputaient le pouvoir. L’enquête avait mis à jour des manœuvres honteuses, et pour tout homme de bonne foi, le président actuel occupait une place à laquelle il n’avait aucun droit. Passant ensuite en revue les principaux actes de l’administration républicaine, l’orateur critiqua amèrement les négociations avec l’Angleterre au sujet des pêcheries du Canada, le tarif protectionniste et la politique financière. Il en dit assez pour satisfaire les démocrates, flatter les greenbackers et les socialistes en quête d’un candidat possible, et s’assurer les votes des étrangers naturalisés en accusant, le gouvernement de ne pas faire respecter les droits des Allemands devenus Américains, que la Prusse prétendait astreindre au service militaire quand ils rentraient dans leur ancienne patrie.

Récapitulant ensuite les actes de sa vie politique, il se dit prêt à remettre à son successeur au congrès le mandat qu’il avait reçu de ses constituais. « Nous vous nommerons gouverneur, Ben ! » avaria l’un des auditeurs. — Vous pourriez faire pis, répliqua-t-il ; un gouverneur est payé 5,000 dollars, ce n’est pas un poste à envier comme émolumens. — Nous vous ferons président de la république ! — Si cela vous convient, soit. Les journaux publient partout que je gagne 100,000 dollars par an ; pour une fois, ils ne mentent pas. En ce qui me concerne, je suis prêt à renoncer à ma profession s’il vous plaît de me nommer gouverneur. Comptez sur moi comme je compte sur vous. »

Ce n’étaient là que les préliminaires, en quelque sorte classiques, de la campagne entreprise par Butler. Son discours, reproduit par les journaux, accompagné de commentaires élogieux ou injurieux, devait être suivi de beaucoup d’autres, mais les paroles ne suffisaient pas ; il fallait agir, et Butler avait affaire à forte partie. Il le savait, mais ce n’était pas l’audace qui lui faisait défaut.

Toute élection aux États-Unis traverse trois phases distinctes. Le candidat commence par faire sa profession de foi dans un meeting public, où ses partisans se réunissent en nombre suffisant pour tenir ses adversaires en échec. Il se met alors en route, et pendant des semaines, voyageant de ville en ville, de village en village, il parle chaque jour et plusieurs fois par jour, loue des salles, paie des agens, subventionne la presse, multiplie sur les murs les affiches et les placards. Pour faire face à ces frais, le candidat ne peut compter que sur lui-même et sur le concours plus ou moins désintéressé de ses amis. Cette première campagne a pour but de s’assurer la nomination de délégués favorables. Ces délégués sont choisis par les adhérens au parti dont il sollicite les suffrages et se réunissent en convention dans une ville désignée à l’avance. Le nombre de ces délégués est proportionnel au chiffre des électeurs. Le vote de la convention détermine celui des candidats qui réunit la pluralité des suffrages. Il faut donc s’assurer ces délégués, obtenir dans la convention la majorité des voix et, alors seulement, représentant attitré du parti, disputer au candidat adverse les suffrages populaires.

Dans cette troisième phase, la lutte, plus circonscrite, est aussi plus ardente, mais l’élu de la convention a pour lui l’appui de son parti et les ressources financières et autres dont ce parti dispose. L’argent joue un rôle important, et le candidat du parti alors au pouvoir a sur son concurrent un grand avantage. On sait qu’aux États-Unis les fonctionnaires changent avec l’administration. A tous les degrés de l’échelle, ils sont donc intéressés à la soutenir. L’usage s’est introduit de prélever sur leurs appointemens un tant pour cent versé à la caisse du parti et destinée faire face aux frais considérables qu’entraînent les élections. Le candidat de l’opposition n’a pas cette ressource, il lui faut faire appel au zèle de ses partisans. Tous ceux qui attendent de son succès une place, un emploi quelconque, versent une somme proportionnée à leurs aspirations. Plus ses chances sont cotées haut, plus la caisse se remplît, l’espoir dénoue les cordons de la bourse et, pour beaucoup, la contribution n’est qu’un placement, parfois aventuré, mais dont ils comptent tirer de gros intérêts.

Ce n’était pas sur les capitalistes de Boston que le général Butler pouvait faire fond. La plupart de ses adhérens avaient plus de bonne volonté que de dollars. À cette cause d’infériorité s’en ajoutait une autre. Dans le parti démocrate, les opinions étaient divisées. Une fraction importante n’accueillait qu’avec une répugnance marquée les avances de Butler. Le rôle qu’il avait joué dans la guerre de sécession lui aliénait ceux qui sympathisaient avec le sud. On lui reprochait ses défections politiques et son alliance avec les socialistes. Les dissidens lui opposaient le juge Abbott, dont ils soutenaient la candidature auprès de la convention appelée à se réunir à Worcester, dans le Mechanic’s Hall. Les délégués convoqués dans cette ville se partageaient en deux camps, mais les partisans d’Abbott avaient pris la précaution de louer d’avance toutes les chambres du Bay-State House, vaste hôtel voisin du Mechanic’s Hall, afin d’être en mesure d’occuper dès le matin la salle de la convention. Leur plan était de composer le bureau d’hommes sûrs, et, sous prétexte de vérification des pouvoirs, d’exclure les délégués favorables à Butler. Pour plus de sécurité, ils s’étaient fait remettre les clés du local situé au premier étage.

Prévenu de la tactique de ses concurrens, l’agent électoral de Butler prit des mesures en conséquence. Ses délégués, convoqués dans la nuit, se dirigèrent au nombre de plusieurs centaines sur le Mechanic’s Hall ; des échelles appliquées aux murs permirent d’atteindre les fenêtres de la salle. Un à un et sans bruit les délégués y pénétrèrent, et à cinq heures du matin, ils l’occupaient. A l’aide de cordes, on hissa des bourriches de vivres, des provisions et des armes que des affidés apportaient du dehors ; lorsqu’au jour les délégués favorables au juge Abbott vinrent pour siéger, ils trouvèrent la salle barricadée à l’intérieur, la place approvisionnée, en état de soutenir un siège et de résister à un blocus prolongé. Un comité fut chargé de se rendre auprès du maire et de lui demander d’expulser les envahisseurs. La police reçut ordre d’agir, mais on avait affaire à forte partie et on dut recourir aux troupes. Deux compagnies de milice se dirigèrent sur le Mechanic’s Hall et tentèrent l’escalade, mais les assiégés renversèrent les échelles. Le maire seul fut admis en parlementaire dans la salle. Il somma les assistans de se retirer, mais ils lui opposèrent un refus péremptoire, se déclarant résolus à repousser la force par la force. Tous étaient armés et décidés à une résistance énergique. Après de nombreux pourparlers, le magistrat, convaincu de son impuissance, adressa au comité du juge Abbott la lettre suivante :

« Worcester, 17 septembre 1878.

« A MM. GEORGE HILL, G. F. AVERY ET AUTRES.

« Messieurs,

« Un certain nombre de personnes se sont emparées de la salle de la convention démocratique ce matin entre quatre et six heures. En ce moment (onze heures), elles en gardent possession. Je les ai sommées, au nom du comité central, de l’évacuer, mais elles s’y refusent absolument et, dans mon opinion, on n’y réussira que par un siège en règle et en risquant nombre d’existences.

« CHARLES B. PRATT,

« Maire. »



Le comité, exaspéré, insista pour donner l’assaut, mais les autorités reculaient devant les conséquences d’une pareille tentative ; au dehors, l’attitude de la populace n’était rien moins que rassurante. Dans la nuit, une foule d’ouvriers favorables à Butler avaient envahi la ville et semblaient disposés à prêter main-forte aux assiégés. Le comité dut renoncer à engager la lutte ; il déclara la convocation nulle et non avenue et ajourna la convention à Boston, où, dit le président, des mesures énergiques seraient prises pour prévenir un coup de main. Pendant ce temps les délégués, restés maîtres de la place, procédaient à une organisation régulière. On nomma un président, des secrétaires et des assesseurs, une commission fut chargée de la vérification des pouvoirs, et on fit l’appel nominal. La convention se déclara légalement constituée, en nombre pour délibérer, 973 délégués sur 1,250 étant présens. On feignit de s’étonner de l’absence non motivée des autres, puis Butler fut proclamé à l’unanimité candidat du parti démocrate pour les fonctions de gouverneur. A quatre heures des l’après-midi, on se sépara.

Ce coup de main hardi donnait la mesure de ce que Butler et ses partisans pouvaient tenter ; il lui assurait aussi le prestige qui s’attache à la force et à l’audace, et qu’apprécient tout particulièrement aux États-Unis les « politiciens » de profession, peu soucieux de se mettre à la remorque d’un chef timide et scrupuleux. Pour les électeurs, la convention avait été convoquée à Worcester, elle s’y était tenue ; les deux partis avaient manœuvré pour s’en rendre maîtres, les « Butleristes » l’emportaient, la nomination était valable, Butler devait être soutenu. Quant à l’ajournement à Boston, décidé par le comité du juge Abbott, il était illégal, sans objet ; la partie était jouée et gagnée, on faisait acte de trahison en essayant de diviser les voix du parti et d’opposer convention à convention. Les délégués dissidens étaient d’ailleurs sans pouvoir pour en tenir une nouvelle, puisqu’ils ne possédaient pas la majorité et que 973 sur 1,250 avaient voté pour Butler.

Ce résultat, immédiatement connu à Boston, y causa une profonde sensation. Le parti républicain et l’aristocratie financière, unis et maîtres des élections depuis dix-huit ans, se sentaient en présence d’un candidat redoutable, grandi par un premier succès. Ils comptaient toutefois sur les divisions des démocrates. Les partisans du juge Abbott, le juge lui-même, déclaraient hautement qu’ils voteraient pour le candidat républicain plutôt que de laisser nommer Butler. Les vieilles haines se réveillaient plus intenses que jamais. Les menaces des socialistes et les théories des greenbackers effrayaient les capitalistes, bien décidés à ne ménager ni leurs efforts, ni leur argent pour faire échouer leur adversaire. Butler, de son côté, encouragé par le succès de sa campagne de Worcester, ne négligeait rien pour le rendre définitif. Il établit son quartier général au centre même de Boston. Mac Davit, son secrétaire et son agent électoral, qui avait tout conduit dans la convention, dirigeait une armée d’agens inférieurs disséminés dans l’état et dont les rapports, soigneusement contrôlés, tenaient jour par jour le général au courant. Un comité spécial, composé d’électeurs influens, dévoués à Butler et personnellement intéressés à son élection, siégeait en permanence, entretenant et stimulant l’agitation dans les classes ouvrières, dans la presse et dans l’opinion publique au moyen d’orateurs populaires, d’articles passionnés, d’extraits de journaux et de gigantesques placards apposés sur les murs ou promenés dans les rues.

Dans tous les états de l’Union, on suivait avec attention la campagne audacieuse entreprise par Butler. On ne croyait pas à son succès. Chercher à détacher du parti républicain l’état de Massachussets, qui en était la clé de voûte, paraissait une tentative insensée, mais aussi un signe des temps. Le parti démocrate lui-même doutait de la nomination de Butler, mais c’était déjà beaucoup que de disputer la victoire aux républicains et d’oser se mesurer avec eux sur un pareil terrain. Le nombre total des électeurs de l’état était de 240,000. Le parti républicain avait obtenu plus de 140,000 suffrages aux élections précédentes et s’autorisait de la scission du parti démocrate pour grossir ce chiffre des adhérens du juge Abbott. D’autre part, le comité de Butler prédisait des défections dans les rangs des républicains par suite de la question financière ; il estimait que Butler pourrait rallier 70,000 démocrates, 35,000 greenbackers et socialistes et 30,000 électeurs républicains. La presse de New-York enregistrait les moindres incidens ; les reporters des grands journaux affluaient à Boston et tenaient leurs lecteurs au courant de leurs fréquentes entrevues avec Butler. On sait qu’aux États-Unis un homme politique ne peut se soustraire à ce genre d’inquisition et que mal lui prendrait d’éconduire ces visiteurs importuns, mais toujours ménagés. Le compte rendu d’un entretien entre le reporter du Herald et le général donnera une idée de ce genre d’enquête, qui rappelle par la forme l’interrogatoire d’un prévenu par le juge d’instruction :

« Je trouvai Butler, lundi soir, dans le salon n° 1 de l’hôtel de la cinquième avenue. Le général venait d’arriver à l’instant après un voyage de trente-six heures en chemin de fer. Il était évidemment très fatigué, mais me parut content du résultat de sa tournée et de l’accueil fait aux nombreux discours qu’il avait prononcés. Je lui demandai ce qu’il pensait de ses chances.

— Je sais que j’ai de grands obstacles à surmonter, et si je ne comptais que sur moi-même, je serais fort indécis, mais le peuple veut un changement ; il a la conviction que, si cela dépend de moi, il l’aura. C’est pour lui que je lutte.

— Sur quelle classe de la population vous appuyez-vous ?

— Sur ceux qui pensent et réfléchissent, sur ceux qui ont à cœur l’intérêt public en dehors de toutes considérations sociales, sur ceux qui plient sous le fardeau des taxes et qui blâment les dépenses extravagantes de l’administration républicaine.

— Quels sont vos adversaires ?

— Les capitalistes, ceux qui prêtent de l’argent sur hypothèque, ou qui sont intéressés dans les banques.

— Êtes-vous satisfait du résultat de la convention de Worcester ?

— J’aurais grand tort de ne pas l’être. Les trois quarts des délégués, 973 sur 1,250, ont voté pour moi.

— Êtes-vous personnellement pour quelque chose dans le coup de main de Worcester ?

— Absolument pour rien. Le comité central avait décidé d’exclure de la convention tous ceux des délégués qui m’étaient favorables. Ceux-ci ont pris possession de la salle ; ils étaient dans leur droit, étant les plus nombreux. Les dissidens se sont ajournés à Boston.

— Que feront-ils ?

— Ils désigneront un autre candidat, puis ils l’abandonneront au moment de l’élection et voteront avec les républicains s’ils ne voient pas d’autre moyen d’empêcher ma nomination. Le juge Abbott, leur chef, le dit à qui veut l’entendre.

— Vous croyez possible une fusion entre les démocrates dissidens et les républicains ? — Je crois qu’elle ne sera que temporaire, mais elle se fera.

— Admettons que vous soyez élu, quelle influence exercera votre élection sur le vote des autres états ?

— Mon succès dans le Massachussets porterait un coup terrible au parti républicain. Il prouverait que la masse de la population veut une réforme. Je crois que les états de New-York, de Pensylvanie et autres entreraient dans la même voie. Le Maine a déjà donné le signal d’un revirement nécessaire.

— Où croyez-vous que les greenbackers l’emportent ?

— Dans les districts agricoles de l’est et de l’ouest.

— Pensez-vous qu’ici ils disposent d’un vote considérable ?

— Oui, environ un tiers des suffrages, peut-être même plus.

— Votre parti est divisé, vos adversaires en profiteront.

— Sans nul doute. J’ai contre moi, outre les capitalistes, les chefs du parti démocrate. Ils redoutent que ma nomination de gouverneur ne me désigne comme candidat à la présidence. Ce n’est pas qu’ils blâment les réformes dont je prends l’initiative ; ils voudraient les effectuer eux-mêmes et en réclamer l’honneur. Quant aux républicains, ils craignent que je ne dévoile les actes de corruption dont ils se sont rendus coupables à l’occasion de l’élection de Hayes.

— Que pensez-vous de la liste adoptée par le parti républicain ?

— Il était difficile de faire de meilleurs choix. Le sentiment du danger qui le menace lui a fait mettre en ligne les hommes les moins compromis et ceux qui ont le plus de chance de l’emporter. Jusqu’ici il manœuvre très habilement, mais je lui disputerai le terrain pied à pied. »

Le candidat que le parti républicain opposait à Butler, Talbot, jouissait en effet dans tout l’état d’une légitime popularité et, moins que tout autre, prêtait le flanc à ces attaques violentes et personnelles si fréquentes dans les élections aux États-Unis. Butler jugeait sainement la situation. Les républicains se sentaient menacés, non-seulement dans l’état de Massachussets, mais dans les états de l’ouest et du sud, où le parti démocrate faisait de rapides progrès. Dans la Virginie, Beale et Johnston, ex-généraux de l’armée confédérée, étaient portés comme candidats. Ces noms bien connus réveillaient les souvenirs de la guerre de sécession et prouvaient les rancunes persistantes du sud. A Washington, Isaac Cohen, disciple de Kearney, le célèbre agitateur de San Francisco, groupait autour de lui de nombreux partisans, organisait le parti socialiste, proclamait l’antagonisme entre le travail et le capital, et poussait à une grève générale. Son attitude menaçante obligeait les autorités fédérales à concentrer des troupes autour du Capitole. Les nègres soutenaient Cohen, séduits par ces théories nouvelles pour eux et toujours avides de manifestations bruyantes.

Les républicains accusaient le parti démocrate de fomenter ces troubles ; ils lui reprochaient ses sympathies, son alliance même avec ces énergumènes de bas étage, et lui attribuaient l’intention, s’il triomphait, de faire voter par le congrès une indemnité d’un milliard et demi de francs en faveur des anciens propriétaires d’esclaves. Loin de se défendre de cette dernière accusation, les démocrates s’en servaient pour gagner du terrain dans le sud. Ils laissaient même entendre que, dans la campagne présidentielle de 1880, ils ne seraient pas éloignés d’appuyer la candidature d’un homme du sud ; quelques-uns des chefs politiques du parti préconisaient cette concession, qu’ils estimaient de nature à consolider l’Union et à effacer les dernières traces des discordes civiles.

Sur ce dernier point, Butler se renfermait dans un silence prudent. Candidat éventuel à la présidence, il se refusait à toute explication qui l’eût entraîné trop loin et enchaîné sa liberté d’action. Il se maintenait exclusivement sur le terrain social, évitant la question politique, désireux de conserver l’appui des électeurs républicains qui l’avaient précédemment élu, ainsi que le concours d’une fraction considérable du parti démocrate uni aux greenbackers et aux socialistes, impatiens de réformes, ennemis de l’aristocratie financière et des capitalistes. De part et d’autre on se disputait l’appoint du vote étranger, c’est-à-dire des Irlandais et des Allemands naturalisés, dont le concours pendant la guerre de sécession avait puissamment contribué au triomphe du nord. Leur ancien général exerçait sur eux un grand ascendant, et ils étaient aussi disposés à le suivre dans sa campagne électorale qu’ils l’avaient fait autrefois sur les champs de bataille. Au fond ils se préoccupaient peu des rivalités politiques, et la lutte des partis leur était assez indifférente. Relégués pour la plupart dans les rangs populaires, ils étaient plus soucieux des questions sociales qui les touchaient de près que des théories à l’aide desquelles on expliquait, sans y remédier, une gêne croissante. La population allemande avait fort à cœur les mesures rigoureuses prises par la Prusse contre ses anciens sujets qui arguaient de leur naturalisation pour se soustraire au service militaire. De nombreuses réclamations avaient été adressées à ce sujet au ministre des États-Unis à Berlin. La presse démocrate mettait l’administration en demeure de protéger ces nouveaux citoyens, mais sur ce point la Prusse ne voulait rien entendre. L’émigration avait pris chez elle des développemens tels, par suite de la misère et de la rigueur des lois militaires, que l’on comptait déjà aux États-Unis en 1870 1,700,000 émigrés allemands naturalisés, soit un tiers du chiffre total des étrangers. Depuis, ce nombre s’était encore considérablement accru, et le gouvernement impérial, préoccupé, de cet exode, comprenait que, si le fait de la naturalisation américaine exemptait de l’impôt du sang, bon nombre de ses sujets auraient recours à ce moyen et s’affranchiraient, eux d’abord, et leurs enfans ensuite, d’une lourde obligation. N’avait-on pas vu en 1869, lors de l’élection du gouverneur de New-York, le juge Mac Kunn naturaliser en vingt et un jours quarante mille étrangers, ainsi convertis, à raison de deux par minute, en citoyens américains et en électeurs ? Il est vrai qu’ils s’engageaient d’avance à voter pour le candidat du parti auquel appartenait le juge, et que cet appoint considérable avait déterminé la victoire. Les autorités allemandes se refusaient à prendre au sérieux une naturalisation aussi peu compliquée ; elles maintenaient leurs exigences, et tout émigré rentré était tenu de prouver qu’il avait satisfait à la loi militaire en Allemagne, faute de quoi il était immédiatement incorporé.

Le ministre américain à Berlin, assailli de réclamations, demandait des instructions à Washington, et le secrétaire d’état impuissant prévenait les Allemands naturalisés des dangers auxquels les exposait même une courte visite en Europe et les invitait à s’abstenir. Le parti démocrate reprochait au gouvernement son inertie. N’ayant ni le pouvoir ni la responsabilité, il usait largement du droit de critique ; il affirmait dans ses journaux que le jour où il reviendrait aux affaires, il mettrait fin à un pareil état de choses et saurait faire respecter les droits des citoyens américains. N’était-ce pas lui, répétaient ses orateurs, qui, en 1812, avait déclaré la guerre à l’Angleterre plutôt que de lui permettre de reprendre à bord des navires américains les matelots anglais naturalisés ? Ce qu’il avait fait contre la première puissance maritime du monde, alors que l’Union ne comptait pas 10 millions d’habitans, il saurait bien l’entreprendre et parler haut aujourd’hui.

Vainement les chefs du parti républicain représentaient aux Allemands qu’en votant pour les démocrates ils mettaient en péril les résultats obtenus par la guerre de sécession, que le triomphe de ces derniers équivaudrait à l’abrogation des amendemens constitutionnels, que le vote d’une indemnité en faveur du sud serait une violation de ces mêmes amendemens et pèserait lourdement sur les finances fédérales ; ces argumens ne pénétraient pas dans les masses, bien autrement séduites par les promesses de leurs adversaires.

Kearney, l’agitateur de San Francisco, l’ennemi déclaré des capitalistes et des Chinois, qu’il confondait dans une haine commune, venait d’arriver à New-York, précédé d’une notoriété bruyante et du prestige de son succès dans les élections californiennes[2]. L’ancien charretier, devenu l’un des chefs du parti socialiste, visitait les états de l’est, en quête d’un homme politique disposé à accepter ses idées, assez hardi pour se mettre à la tête du mouvement, assez connu pour lui apporter l’autorité de son nom et de son influence, assez ambitieux pour viser haut, habile et sans scrupule. Butler lui semblait remplir ces conditions. Le coup de main énergique qui l’avait rendu maître de la convention de Worcester, son évolution audacieuse, sa haine contre l’aristocratie financière de Boston et sa campagne entreprise avec les greenbackers et les socialistes, avaient éveillé l’attention de Kearney. Après s’être consulté avec les notabilités socialistes de New-York et de Chicago, il se rendit à Boston pour conférer avec Butler et lui offrir son concours.

Butler était trop intelligent et trop expérimenté pour adopter les théories chimériques et les idées impraticables de Kearney, mais il était serré de trop près pour refuser les offres de ce collaborateur populaire, bien que compromettant. La lutte prenait un caractère d’intensité tel que rien n’était à négliger. Butler s’appuyait sur les classes populaires, mais ses adversaires disposaient de moyens d’influence que son parti ne pouvait mettre à sa disposition. Les banques, les compagnies d’assurances et de chemins de fer coalisées contre lui ne reculaient devant aucun sacrifice d’argent pour le combattre, et, sur ce terrain, Butler, si riche qu’il fût, ne pouvait leur tenir tête. Sans donc s’engager trop avant, il accueillit Kearney avec bienveillance, écouta sans sourciller les projets de l’agitateur, s’y montra favorable, et lui traça un plan de campagne. A la suite de cette entrevue, Kearney convoqua un meeting public auquel se rendit une foule considérable, curieuse d’entendre cet orateur dont le nom était dans toutes les bouches et que la haine maladroite de ses ennemis grandissait bien plus encore que l’admiration de ses partisans. Devant cinq ou six mille auditeurs, il refit à Newark son éternel discours, dénonçant successivement la corruption administrative, les banques nationales, la presse vendue aux capitalistes et les Chinois. Abordant la question politique, il se déclara partisan de la candidature de Butler : « Lui seul, s’écria-t-il, saura faire rendre gorge à ces capitalistes repus, à ces fils de Satan. Avec l’aide de Dieu nous le nommerons gouverneur, puis président. Nous sommes les plus nombreux : emparons-nous du pouvoir, inondons les États-Unis de greenbacks, alors seulement et ainsi seulement nous aurons raison des banques, des corporations, des compagnies qui écrasent l’ouvrier et le font mourir de faim. La force, c’est vous ; le droit, c’est vous ; la loi, c’est vous ; osez agir et vous pouvez tout. »

Si ces déclamations violentes flattaient les pires instincts de la populace, elles avaient aussi pour effet de faire réfléchir les classes moyennes, et les adversaires de Butler s’empressaient de reproduire dans leurs journaux les divagations de Kearney et de les répandre par tous les moyens possibles. Butler s’efforçait de ramener son imprudent collaborateur à une appréciation plus saine du terrain sur lequel il manœuvrait, mais Kearney n’entendait rien et ne voulait rien entendre à toutes ces subtilités. Grisé par les applaudissemens, habitué aux excès de langage et aux dénonciations brutales qui avaient le don de ravir et d’entraîner les roughs de San Francisco, il reprochait à Butler de manquer d’audace, d’être plus politique que novateur, et, stimulé par son entourage, il continuait à jouer le jeu de ses ennemis, dépassant toute mesure, alarmant tous les intérêts et prêchant l’universel chaos, dernier mot de ses allocutions insensées.

Dans l’état du Maine, limitrophe du Massachussets, la lutte n’était pas moins vive. Le parti démocrate, uni aux greenbackers, y disputait la victoire aux républicains jusqu’ici maîtres incontestés des suffrages’. On attendait avec anxiété le résultat de ces élections qui avaient lieu au commencement de septembre, six semaines avant celles de la plupart des autres états, et qui constatèrent les progrès considérables des greenbackers. Ils réussirent à faire nommer cinquante-sept de leurs candidats à l’assemblée législative et vingt-neuf démocrates. Les républicains n’obtenaient que soixante-cinq sièges contre quatre-vingt-six conquis par leurs adversaires coalisés. Le Maine faisait défection, et cet exemple donné par l’un des états agricoles les plus riches de l’Union menaçait d’entraîner l’ouest, d’encourager le sud et de mettre les républicains en minorité.

Le terrain de la lutte se rétrécissait de plus en plus, et la question financière devenait, ainsi que l’indiquaient les élections du Maine, le vrai champ de bataille des deux partis. D’une part les républicains, appuyés sur les banques nationales disposant de deux milliards et demi de capital primitif, de quatre milliards de dépôts, et de l’autre les démocrates alliés aux greenbackers, héritiers des traditions de Jackson, réclamant l’abolition des privilèges conférés par la loi aux grandes institutions financières, et la substitution du papier de l’état à celui des banques. Telle était, en résumé, la thèse soutenue par ces derniers, désireux d’écarter de leur programme les théories subversives des socialistes comme Kearney et autres. Partout ils répudiaient ces alliés compromettans, et Butler lui-même sentait les dangers qu’ils lui faisaient courir. Mais il était trop tard, et la partie était trop engagée pour risquer à la dernière heure une rupture qui lui enlèverait des votes sans lui en assurer la compensation.

Le 5 novembre, les élections eurent lieu dans trente états et le résultat dépassa les espérances du parti démocrate, bien que sur deux points il subit une défaite sensible. Dans le Massachusetts, Butler fut battu par 15,000 voix ; au dernier moment, Abbott et ses électeurs votèrent pour le candidat républicain, ainsi qu’on le prévoyait. L’état de New-York donna la majorité au parti républicain. Le sud tout entier vota pour les démocrates. Une partie des états de l’ouest se déclara pour eux, et ils obtinrent dans le nord des succès partiels. Au sénat, ils firent nommer 42 de leurs candidats contre 33 républicains. Dans la chambre des représentans, ils emportèrent 124 sièges contre 91 donnés à leurs adversaires, désormais en minorité dans les deux assemblées et conséquemment dans le congrès. Mais ce qui frappait le plus l’opinion publique, c’était le réveil menaçant du sud, donnant partout d’écrasantes majorités au parti démocrate et ralliant dans un puissant effort le vote nègre et le vote blanc. Jusqu’ici l’un contre-balançait l’antre ; appuyés sur les noirs, les républicains avaient réussi à obtenir dans le sud soit une faible majorité, soit une imposante minorité. Il n’en était plus de même ; les anciens maîtres et les anciens esclaves faisaient cause commune et assuraient le succès de l’opposition. Les chefs du parti républicain ne s’y trompèrent pas. Les élections de 1878 présageaient leur défaite dans l’élection présidentielle de 1880.

Pour conjurer le péril qui les menace, ramener à eux l’opinion publique qui les abandonne, ils ont fort à faire, et le temps presse ; mais ils ne sont pas hommes à désespérer d’une partie, même compromise, et, dès le lendemain des élections générales, ils se mettaient à l’œuvre pour rallier leurs partisans ébranlés. Si, dans la campagne présidentielle, la lutte n’est ni moins vive ni moins passionnée que pour les nominations au congrès, le terrain n’est plus le même, et les influences locales jouent un moindre rôle. Le prestige personnel du candidat, les services rendus par lui agissent sur l’esprit d’un certain nombre d’électeurs, indécis entre les deux partis, indifférens aux luttes politiques et qui votent pour un homme célèbre par cela seul qu’il est célèbre, sans se préoccuper autrement des idées qu’il représente ou des tendances de ceux qui le mettent en avant. Les républicains l’ont compris, et, sans hésiter, sans même prendre le temps de se concerter, ils ont prononcé le nom du général Grant. Dans tous les états inféodés aux républicains, le mouvement a été spontané. Grant seul pouvait sauver le parti menacé, rallier les hésitans et les indifférens, lutter avec succès contre le candidat démocrate.

Quel serait ce dernier ? On l’ignorait, on l’ignore encore. Le parti démocrate ne compte pas dans ses rangs de noms illustres. Ses chefs sont peu connus en Europe, et aux États-Unis même leur notoriété est limitée. Exclus du pouvoir depuis dix-huit ans, leur rôle a été celui d’une opposition souvent habile et éloquente, mais longtemps impuissante, Tilden seul, candidat à la dernière élection ; présidentielle, doit à son insuccès contesté une certaine renommée, mais il aurait contre lui les greenbackers. Sur la question financière, Tilden s’est ouvertement déclaré partisan de la reprise des paiemens en espèces, et on le soupçonne d’être sympathique au maintien des banques nationales. Dans la convention démocrate, il rencontrerait une vive opposition, et son nom ne saurait rallier toutes les forces du parti.

En dehors de lui, trois autres candidats sont possibles : Bavard, Thurman et Hendricks. Le premier serait un excellent président. Nature droite, loyale, courageuse, Bayard est entouré de nombreuses sympathies. Sénateur du Delaware, c’est-à-dire homme du sud, il serait assuré du vote unanime des états du sud qui constitue aujourd’hui la principale force du parti démocrate. Cette considération puissante déterminera peut-être la convention à l’opposer au général Grant. La seule objection que l’on puisse faire à sa nomination est que l’état qu’il représente ne dispose, vu le chiffre restreint de sa population et son exiguïté, que de trois votes présidentiels, qu’en outre le Delaware est acquis au parti démocrate quel que soit le candidat adopté, et qu’il y aurait avantage à choisir le représentant de l’un des grands états de l’ouest, tel que l’Ohio ou l’Illinois, qui, sur les trois cent soixante-neuf votes présidentiels en comptent respectivement vingt-deux et vingt et un.

On estime que le Solid South, le sud compact, votera unanimement pour le candidat démocrate. L’ouest est douteux. Si l’on parvenait à s’assurer soit l’Ohio, soit l’Illinois, le succès serait certain.

Thurman réunit ces conditions. Sénateur de l’Ohio, il l’entraînerait avec lui et très probablement aussi l’Illinois, mais dans l’est il trouverait une vive opposition, et l’état de New-York, qui dispose de trente-cinq voix présidentielles, accueillerait sa nomination avec moins de faveur que celle de Tilden ou de Bayard.

Quant à Hendricks, politicien consommé, il ne rallierait les suffrages de la convention que dans le cas où la lutte entre ses trois rivaux menacerait d’aboutir à une scission. C’est à un compromis de cette nature qu’Abraham Lincoln dut, en 1860, d’être désigné au troisième tour de scrutin candidat républicain, et, en raison même de son peu de notoriété, l’emporta sur Seward, Chase et Bates, chefs du parti.

Les démocrates ajourneront vraisemblablement une décision qui n’a rien d’urgent. La désignation de Grant comme candidat probable des républicains est un indice de la position critique de son parti et impose aux démocrates une circonspection dont ils ne se relâcheront qu’au dernier moment. Si Grant a des partisans nombreux, il a aussi, dans son propre parti, de puissans adversaires, un entre autres, chef du parti allemand, naturalisé Américain, Carl Schurz, ministre de l’intérieur. Nous avons précédemment insisté sur l’influence de l’élément germanique aux États-Unis. La haute position qu’occupe dans l’administration actuelle son représentant attitré en est une preuve. Entre Carl Schurz et Grant existe une haine personnelle de longue date. L’alien vote, le vote des étrangers naturalisés, fera probablement défection à Grant ; en tout cas il sera pour lui un sérieux obstacle dans la convention républicaine. Schurz lui suscite des concurrens : le général Sherman, son collègue au ministère des finances, célèbre par sa campagne du sud lors de la guerre de sécession ; James Garfield, représentant de l’Ohio ; James Blaine, sénateur du Maine, Conkling, sénateur de New-York, meneurs habiles et éprouvés du parti républicain.

Aucun d’eux n’a pour lui l’illustration personnelle de Grant. Son absence des États-Unis, loin de lui nuire, n’a fait qu’augmenter son prestige. En dehors des luttes politiques quotidiennes, il a pu se renfermer dans le silence, éviter de se compromettre et de prendre des engagemens. Grant excelle à cet art difficile ; son voyage lointain, son retour différé, son attitude modeste en présence des ovations bruyantes de ses partisans, sont peut-être les calculs d’une rare habileté politique.

Le 9 avril 1865, le général confédéré Lee, cerné par les troupes fédérales, n’ayant plus ni vivres ni munitions et ne possédant que 8,000 hommes à opposer aux 100,000 combattans de Grant, de Sheridan et de Sherman, dut se rendre à discrétion après une tentative héroïque pour forcer les lignes ennemies. Une entrevue eut lieu à Appomattox. Lee remit son épée au vainqueur qui, sans mot dire, s’inclina courtoisement et, tournant bride, se rendit à son quartier général. On raconte qu’en descendant de cheval, Grant qui n’avait pas encore ouvert la bouche, salua son état-major et dit : « Messieurs, la guerre est finie ; je vous remercie. » Un de ses officiers s’écria : « Celui qui a forcé Richmond à capituler et qui a reçu l’épée de Lee a plus mérité de la république que Washington lui-même. » Comme Washington, Grant a été deux fois président. Est-il destiné à l’être encore et la fortune, amie des silencieux, lui réserve-t-elle l’honneur jusqu’ici refusé à ses prédécesseurs, d’occuper à trois reprises différentes le fauteuil de la présidence ?


C. DE VARIGNY,

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1879.
  2. Voyez la Revue du 1er octobre 1878.