Une Biographie psycho-pathologique de Victor Alfieri

Une Biographie psycho-pathologique de Victor Alfieri
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE BIOGRAPHIE PSYCHO-PATHOLOGIQUE DE VICTOR ALFIERI

Vittorio Alfieri, studi psicopatologici, par G. Antonini et L. Cognetti de Martiis, avec une préface de M. Cesare Lombroso. 1 vol. in-8o, Turin, 1898.

J’ai autrefois connu un poète qui chantait les grands hommes, ou plutôt les hommes célèbres, parmi lesquels s’en trouvent, comme on sait, de petits et de grands. Mais, grands et petits, il les chantait tous, pourvu seulement que l’actualité lui remît leurs noms en mémoire. D’humeur très calme, à l’ordinaire, et s’accommodant parfaitement de vivre en bonne prose, il ne pouvait lire dans les journaux l’annonce d’un centenaire, d’un jubilé, de l’inauguration d’une statue ou d’un buste, sans qu’aussitôt sa muse, réveillée, lui dictât une ode, des stances, ou tout au moins un sonnet, à la gloire du personnage qu’on allait fêter. Peu lui importait, d’ailleurs, que celui-ci fût un artiste, un savant, ou un philanthrope : on le fêtait, il voulait le fêter aussi ; et les dictionnaires ne manquaient point pour lui fournir, après cela, sur les mérites de son héros improvisé, autant et plus de renseignemens qu’il en pouvait désirer.

Je dois ajouter que cette façon particulière de concevoir la poésie, tout en procurant à mon ami les palmes académiques avec maintes autres distinctions flatteuses, ne lui permit pas cependant de prendre rang lui-même entre ces hommes célèbres dont il s’était, spontanément, constitué le poète : c’est un premier point par où son cas diffère de celui de l’éminent professeur Cesare Lombroso, dont la gloire, désormais, est universelle. Mais, tout comme mon ami, M. Lombroso a une façon à lui d’honorer les grands hommes ; et il ne peut lire l’annonce d’une fête en l’honneur de l’un d’eux, sans se croire aussitôt obligé de publier un livre, ou tout au moins un article, pour établir que le personnage qu’on fête a été un dégénéré, un épileptique, un fou, ou un criminel. Peu lui importe, à lui aussi, que ce personnage ait écrit des livres, ou dirigé des ministères, ou gagné des batailles : et peu lui importe que sa célébrité soit de bon ou de mauvais aloi. Puisqu’on le fête, il entend le fêler aussi. Et on peut toujours être sûr qu’il trouvera, dans les dictionnaires biographiques, une ou deux anecdotes qui l’autoriseront à porter un diagnostic de dégénérescence : car il lui suffit, par exemple, d’apprendre que Darwin détestait les longues conversations, que Napoléon n’aimait pas à changer de chapeau, et que Luce de Lancival supportait sans crier une opération chirurgicale, cela lui suffit pour que tout de suite Darwin, Napoléon et Luce de Lancival lui apparaissent comme des dégénérés, et chez qui le génie était une « psychose, » la conséquence ou « l’équivalent » de l’épilepsie.

Au surplus, sa théorie de « la psychose du génie » est assez connue, ainsi que les étonnans exemples sur lesquels il l’appuie : M. G. Valbert en a rendu compte ici même, l’année passée[1], dans un article dont M. Lombroso ne semble pas avoir pleinement senti l’ironie, car peu s’en faut qu’il ne le cite comme un témoignage de la nouveauté et de l’importance de ce qu’il n’appelle plus désormais que « sa doctrine, » ou, plus volontiers encore, « la doctrine lombrosienne. » Mais ce que l’on sait moins, peut-être, c’est l’ardeur infatigable avec laquelle le fondateur de la « doctrine lombrosienne » s’acharne, depuis deux ou trois ans, à justifier sa doctrine en publiant, ou en faisant publier par ses nombreux disciples, des biographies « psycho-pathologiques, » destinées à noter les maladies des hommes célèbres, leurs infirmités, leurs vices, voire telles de leurs vertus, comme la pitié ou la générosité, où l’école lombrosiste s’accorde désormais à reconnaître des symptômes certains de faiblesse mentale. Pas un mois ne se passe sans que se produise une nouvelle biographie de ce genre, et déjà le Tasse, Léopardi, Cardan, Beccaria, Byron, Napoléon, Michel-Ange, déjà Lucrèce lui-même, — en attendant Homère, — se sont trouvés l’objet d’études spéciales d’où ressort la conclusion que ces grands hommes ont été, surtout, de malheureux malades, n’ayant dû leur génie qu’à leur maladie. Et voici maintenant que, sur le conseil du maître, deux lombrosistes italiens, MM. Antonini et Cognetti de Martiis, se sont mis, chacun de son côté, à étudier à ce point de vue la vie et le caractère du poète tragique Victor Alfiieri, en prévision, sans doute, des fêtes que ne pourra manquer d’occasionner le prochain centenaire de sa mort. C’est M. Lombroso lui-même qui nous présente le résultat de leurs recherches, en le faisant précéder d’une préface des plus curieuses, et que je ne puis m’empêcher de signaler tout d’abord.


« Frappe, mais écoute, ai-je coutume de répéter toutes les fois que, devant les nouvelles preuves que nous apportons à l’appui de ma théorie de la psychose du génie, je vois les représentans les plus éminens de la littérature et de la critique détourner le visage, et se refuser non seulement à admettre, mais même à discuter cette théorie. Quand j’ai publié mon Homme de génie, on m’a demandé des monographies, établissant par des exemples suivis, et non plus par des anecdotes prises de droite et de gauche, la justesse de la thèse que je soutenais. Les monographies sont venues, et entrés grand nombre. Et voici à présent que nos adversaires nous reprochent, tantôt d’avoir mal interprété tel vers, tantôt d’avoir tenu pour authentique tel autre, qui était douteux. Soit donc ; je consens à avouer que nous pouvons commettre bien des erreurs de détail : mais la faute n’en est-elle pas un peu à vous, lettrés, qui n’avez jamais voulu nous prêter votre aide ? Et puis, ces erreurs fussent-elles plus nombreuses encore, ne sent-on pas qu’elles n’ont guère d’importance ? Quand on découvre que tour à tour tous les hommes de génie, considérés de près et avec une attention continue, que tous sans exception ont été des malades, comment des inexactitudes de détail pourraient-elles empêcher d’en conclure qu’entre le génie et la maladie existe un lien profond, essentiel ? Et cette conclusion s’impose davantage encore quand on s’aperçoit que, dans les cas très rares où le parallélisme du génie et de la dégénérescence pouvait sembler moins évident, cela tenait seulement à l’insuffisance des renseignemens biographiques : puisque, par exemple, des lettres récemment publiées ont établi, d’une façon désormais incontestable, la psychose de Michel-Ange et de Beccaria, l’épilepsie de Guerazzi et celle de Helmholtz. »

Après quoi M. Lombroso répond, en quelques lignes rapides et tranchantes, aux diverses objections qui lui ont été adressées. C’est ainsi que M. Nordau, — « son Nordau, » comme il l’appelle, — ayant soutenu que la folie ou l’épilepsie n’étaient peut-être qu’un effet accidentel du génie, il réplique que « les phénomènes épileptoïdes du génie ne sont point postérieurs aux manifestations du génie, mais les accompagnent et souvent les précèdent, par exemple chez Cardan, Léopardi, Poe, Byron et Rousseau. » A M. Mantegazza, qui lui a fait observer que bien des hommes étaient épileptiques, ou fous, sans avoir du génie, il riposte aussitôt : « Quand la folie se produit chez un homme médiocre, elle peut pour un moment en faire un homme de génie : c’est de quoi j’ai donné une série d’exemples, parmi lesquels le plus éclatant est celui de ce médiocre fou, ancien employé, qui a écrit un poème admirable sur un Oiseau dans la cour. Mais pour qu’il y ait génie, il faut que, en plus du ferment de l’hyperhémie cérébrale, en plus de la polarisation spéciale des cellules du cerveau qui détermine la folie, l’hystérie, etc., en plus de ces conditions existe encore une prédisposition organique spéciale, constituée par une plus grande quantité de cellules nerveuses, surtout dans les lobes antérieurs. Et le fait que, souvent, la folie donne un génie momentané, ce fait prouve déjà assez péremptoirement l’extrême influence de la folie sur le génie. » Mais on sent que toutes ces objections importunent M. Lombroso, sans qu’une seule d’entre elles lui paraisse mériter d’être discutée sérieusement. Et il finit par s’en expliquer, avec une louable franchise. « Les contradictions qu’on adresse à ma thèse, dit-il, viennent surtout de ce que la grande majorité, sinon la totalité de mes critiques, manquant eux-mêmes de génie, et par suite ne trouvant point en eux les anomalies qui en sont la condition nécessaire, ne peuvent se résigner à admettre une doctrine qui démontrerait trop manifestement leur propre médiocrité. »

M. Lombroso, au contraire, se résigne-t-il à reconnaître son « manque de génie, » ou bien aurait-il, par hasard, trouvé en lui « les anomalies qui sont la condition nécessaire du génie ? » C’est là une question psycho-pathologique à laquelle il devrait bien répondre, entre deux études sur d’autres grands hommes. Mais puisqu’il nous présente, en attendant, une biographie d’Alfieri, écrite, nous dit-il, sous son inspiration, et qui doit apporter une « confirmation décisive à sa doctrine de la psychose du génie, » essayons de voir, avec un peu de détail, sur quels documens s’appuie cette biographie, et comment procède l’école lombrosiste pour découvrir, dans la vie d’un homme de génie, les signes de la dégénérescence physique et morale.

Encore aurions-nous à nous demander, au seuil de l’ouvrage de MM. Antonini et Cognetti, si Victor Alfieri était vraiment un homme de génie. Mais M. Lombroso a prévu la question ; et voici l’extraordinaire réponse qu’il y fait : « Alfieri, nous dit-il, n’a peut-être pas eu de génie en littérature : mais il en a eu en politique, lorsque, — par une trop juste observation que des faits tout récens sont venus confirmer, — il a engagé ses compatriotes à réagir contre cette invasion étrangère où des esprits moins clairvoyans croyaient reconnaître une conquête de la civilisation et de la liberté. » Voilà donc en quoi a consisté tout le génie d’Alfieri : et son seul titre de gloire, aux yeux de M. Lombroso, serait ainsi d’avoir eu pour les Français une haine que, cent pages plus loin, le lombrosiste M. Antonini met entièrement sur le compte de la vanité blessée et de la prévention hystérique ! Pour produire un « résultat génial » aussi mince, ce n’était vraiment pas la peine d’être un épileptique, ni un dégénéré : un « homme moyen » y aurait parfaitement suffi. Mais enfin, puisqu’on nous affirme qu’Alfieri était un épileptique et un dégénéré, puisqu’on nous avertit que l’étude psycho-pathologique de sa vie « confirme » d’une façon décisive la doctrine de la « psychose du génie, » nous allons oublier un moment qu’il « n’a pas eu de génie en littérature », pour mieux suivre les deux lombrosistes dans le détail de leurs déductions.


Celles-ci sont presque entièrement fondées sur un document unique : la célèbre autobiographie d’Alfieri publiée, après sa mort, par la comtesse d’Albany. M. Antonini joint bien, à son analyse de cette autobiographie, quelques réflexions complémentaires que lui ont suggérées l’écriture d’Alfieri et son portrait par Xavier Fabre ; et M. Cognetti, de son côté, nous offre bien toute une série d’observations sur la généalogie du poète et les influences héréditaires qu’il a pu subir : mais tout cela est absolument insignifiant, de l’aveu même des deux biographes, et la principale source d’information, pour l’un comme pour l’autre, est le récit que nous a laissé Alfieri lui-même des aventures de sa vie. Pas une fois, d’ailleurs, M. Antonini non plus que M. Cognetti ne paraissent avoir songé à contrôler l’exactitude de ce récit ; pas une fois ils n’ont admis, chez Alfieri, la possibilité d’une erreur ou d’une exagération. Ils ont tenu son autobiographie pour un document de o tout repos » : et M. Antonini, en particulier, s’est pour ainsi dire borné à la résumer chapitre par chapitre, en insistant sur les divers passages qui, suivant lui, attestaient un tempérament de dégénéré épileptoïde.

C’était là, je crois, attacher aux Mémoires d’Alfieri une importance historique, et pour ainsi dire scientifique, un peu excessive. On sait en effet dans quelles circonstances le poète piémontais a écrit ces Mémoires, qui sont du reste fort intéressans, pleins de mouvement et de vie, et dont nous possédons trois ou quatre traductions françaises. Admirateur passionné de Rousseau, il a voulu, lui aussi, léguer à la postérité une confession qui, sous des apparences de franchise cynique, pût contribuer à faire admirer la droiture de ses sentimens et Faîtière indépendance de son caractère : sans compter que, en attendant l’admiration de la postérité, il aura sans-doute souhaité conquérir celle de sa royale maîtresse, la comtesse d’Albany, personne éminemment romanesque, et elle-même fort amie de l’exagération : de telle sorte qu’à toutes les pages de ces curieux Mémoires, écrits en grande partie à Paris durant la tourmente révolutionnaire, on sent l’emphase d’un rhéteur, ou, si l’on veut, d’un poète romantique, forçant la mesure de ses vices comme de ses vertus, et ne visant à rien qu’à paraître passionné. Considérés à ce point de vue, les Mémoires d’Alfieri pourraient même fournir la matière d’une étude littéraire des plus intéressantes. Ils nous feraient voir, notamment, combien le byronisme a eu peu à faire, et le romantisme tout entier, pour sortir des Confessions de Rousseau et de la littérature révolutionnaire. Et l’on y verrait aussi comment une volonté infatigable peut suppléer à l’absence du talent naturel : car, sans avoir la prétention de juger l’œuvre poétique d’Alfieri, nous pouvons bien affirmer que jamais une œuvre n’a été aussi voulue, produite au prix d’efforts aussi obstinés ; et c’est cette volonté, ce sont ces efforts incessans pour devenir un grand homme, qui forment le vrai sujet des Mémoires du poète. Mais l’école lombrosiste ne l’entend pas ainsi : l’œuvre d’Alfieri, suivant elle, n’est pas un résultat de la volonté, mais une manifestation morbide résultant fatalement d’un état de dégénérescence, un « équivalent » et un succédané de l’épilepsie. Et ainsi M. Cognetti, prenant à la lettre les affirmations même les plus invraisemblables du poète d’Asti, se fait fort d’en tirer un diagnostic complet de « psychose géniale. » — « Attiré et fasciné, nous dit-il, par la féconde théorie lombrosienne sur le génie, j’ai entrepris d’en établir une preuve nouvelle en étudiant la vie et le caractère d’Alfieri : car la névrose épileptique est, chez ce poète, très nettement caractérisée, et son exemple montre clairement tout ce qui entre d’inconscient, d’instinctif, et d’intermittent dans la production géniale… Et qu’on ne me reproche pas de manquer de respect à la mémoire de notre grand tragique : car mon objet est au contraire d’établir qu’il a possédé les attributs et les symptômes de la génialité, tels que les a déterminés, dans son admirable ouvrage, notre maître Lombroso. » Cette façon de démontrer le génie d’un poète n’est-elle pas, à la fois, imprévue et touchante ?


« A l’âge de plus de cinquante-cinq ans, écrit Alfieri, mon père devint amoureux de ma mère, et l’épousa. » Conclusion : Alfieri était fils d’un vieillard, ce qui explique déjà sa dégénérescence. Mais poursuivons. Alfieri raconte qu’à sept ans il souffrit beaucoup de se voir séparé de sa sœur Julie, qu’on avait mise au couvent. « Sensibilité exagérée, note M. Antonini, hypéresthésie psychique, débilité fonctionnelle de la vie émotive : tous symptômes indiquant un cerveau atteint d’une grande névrose. »

Et c’est bien pis lorsque, au chapitre suivant, l’imitateur de Rousseau croit devoir se confesser du plaisir qu’il a eu, dans son enfance, à fréquenter les offices d’une chapelle de Carmes, où il y avait des enfans de chœur jolis comme des anges. « Passion intempestive et anormale, perversion précoce du sens génésique. » Plus de doutes, désormais, sur l’existence du tempérament épileptoïde.

A neuf ans, Alfieri quitta Asti, sa ville natale, pour aller à Turin chez un de ses oncles. « Lorsque l’heure du départ arriva, je pensai m’évanouir de chagrin : et je me souviens que je pleurai pendant toute la première poste : mais bientôt l’élan de la calèche me causa un certain plaisir, car dans la voiture de ma mère, où je ne montais que rarement, nous n’allions qu’au petit trot avec une lenteur désespérante. » Alfieri ajoute d’ailleurs, pour nous expliquer ce rapide changement d’humeur, que « la curiosité de voir des choses nouvelles, la joie de courir la poste, et mille autres petites idées d’enfans » concouraient à faire pour lui de ce premier voyage un événement des plus agréables. N’importe, M. Antonini découvre là un symptôme évident de cette « manie voyageuse qui, bientôt après, va faire errer Alfieri aux quatre coins de l’Europe. »

A Turin, l’enfant est mis au collège, et le régime qu’il y doit subir ne tarde pas à le rendre malade. « J’étais mal nourri, on ne prenait aucun soin de moi, et je dormais trop peu : aussi fus-je attaqué successivement par diverses maladies, dont la plus singulière fut celle qui fit crevasser ma tête en vingt endroits différens. Je ne grandissais point : je ressemblais à une petite bougie toute mince et toute pâle. » Cela signifie, d’après M. Antonini, que « dans son adolescence Alfieri restait atteint de la même débilité constitutionnelle et de la même dégénérescence que déjà son enfance avait fait pressentir, et qui devait s’accentuer encore durant la période suivante. »

La période suivante, en effet, est caractérisée par un « état neurasthénique permanent » et par certaines « prédispositions psychopathiques. » Alfieri nous apprend, par exemple, que, lorsqu’il allait voir sa sœur au couvent où elle faisait ses études, souvent il passait tout le temps de sa visite à pleurer avec la jeune fille, qui avait alors un gros chagrin d’amour. « Ces pleurs, ajoute-t-il, me faisaient grand bien, et je m’en retournais plus soulagé, sinon plus gai. » Puis c’est lui-même qui devient amoureux. « Voici, nous dit-il, quels furent chez moi les premiers symptômes de cette passion, dont je devais par la suite éprouver les atteintes bien plus cruellement encore : une mélancolie opiniâtre et profonde ; une recherche continuelle de celle que j’aimais et que je quittais aussitôt que je l’avais trouvée ; une timidité qui m’empêchait de lui parler lorsque, par hasard, je me voyais un peu à l’écart avec elle ; l’impossibilité non seulement de jamais parler d’elle, mais même d’entendre prononcer son nom ; enfin tous les mouvemens que notre Pétrarque, peintre divin de cette passion divine, a décrits dans ses vers avec tant de justesse et d’éloquence à la fois. » La mention de Pétrarque aurait dû désarmer M. Antonini : mais non ; et après avoir signalé « la teinte paranoïque » de ce premier amour, il nous parle, à son propos, d’ « hyperactivité sexuelle » et d’ « érotisme idéal. »

Le chapitre suivant de son étude porte le titre qu’on va lire : « Jeunesse, période de dépression et d’exaltation. — Impulsions ambulatoires. — Amours morbides. — Équivalent épileptique. — Véritable accès d’épilepsie psycho-motrice. — Sensibilité météorique. » Voilà tout ce que M. Antonini a découvert dans les vingt pages où Alfieri raconte ses premiers voyages à travers l’Europe ! Et que si, en effet, on peut trouver que le poète a beaucoup voyagé, lui-même prend soin d’expliquer, à plusieurs reprises, les motifs qui l’ont poussé à ces constans déplacemens. Il était riche, désœuvré ; il ne pouvait se résigner à la vie de courtisan qu’il aurait dû mener à Turin ; et son beau-frère, pour l’occuper, lui avait suggéré le projet de se préparer à la diplomatie en visitant les principales cours de l’Europe. Ses « impulsions ambulatoires, » d’ailleurs, lui étaient communes avec la grande majorité des jeunes gens riches de son temps ; et en Italie comme en France, comme en Allemagne et en Angleterre, le « tour d’Europe » était alors un usage au moins aussi fréquent qu’aujourd’hui. Mais M. Antonini s’obstine à découvrir, dans les voyages du jeune Alfieri, « l’indice d’une névrose épileptique qui va, bientôt après, se traduire en génie. »

Encore les voyages ne lui paraissent-ils pas, à ce point de vue, aussi caractéristiques que les amours du jeune homme, et notamment son aventure galante avec une dame anglaise. « Je vivais dans une espèce de transport qu’il est impossible de faire comprendre à ceux qui ne l’ont jamais éprouvé. Je ne pouvais plus rester en repos : et aussitôt que j’étais obligé de m’étendre un peu, je me relevais avec des gémissemens, et me démenais dans ma chambre comme un véritable fou. Dans un des jours intermédiaires qui séparaient mes visites à ma bien-aimée, me promenant à cheval, aux environs de Londres, avec le marquis Caraccioli, je voulus lui montrer combien mon cheval était étonnant : je m’apprêtai à sauter au galop par-dessus une barrière : je tombai et, quand je me fus relevé, il me sembla d’abord que je n’avais aucun mal. Mais, après avoir fait quelques pas, dès que ma tête et mon corps commencèrent à se refroidir, j’éprouvai une douleur affreuse dans l’épaule gauche. Elle était démise, et le petit os qui l’unit au col était brisé[2]. » Sait-on ce que prouve ce récit, suivant M. Antonini ? Il prouve qu’Alfieri « était dès lors atteint de cette invulnérabilité et de cette analgésie qui sont propres aux épileptiques. »


Ici se placent les deux faits « psycho-pathologiques » les plus ira-portans de la vie d’Alfieri, ou plutôt les deux seuls faits vraiment « psycho-pathologiques » de toute cette vie, car après eux M. Antonini ne trouve plus guère à noter, jusqu’au bout de son étude, que des accès de goutte et des accès de mauvaise humeur.

Le premier de ces deux faits est celui que le savant lombrosiste définit : « un équivalent épileptique. » En voici l’histoire, racontée par le poète lui-même : « Un soir que j’avais soupe avec un ami, et que j’étais encore à causer, près de la table, avec lui, mon valet Élie entra dans la chambre pour me coiffer, comme il faisait tous les soirs ; en me serrant une boucle avec son fer, il me tira les cheveux si fortement que je crus qu’il me les arrachait : et aussitôt je me lève, dans un accès de fureur, je prends un chandelier et le lui lance à la figure… Quand je me suis demandé, par la suite, quelle avait été la cause d’un transport si brutal, je me suis convaincu que ce cheveu tiré notait, pour ainsi dire, qu’une dernière goutte jetée dans un vase prêt à déborder. Mon caractère irascible, exaspéré encore par la solitude et par l’oisiveté, n’avait besoin que de la plus légère impulsion pour éclater. » Mais Alfieri se trompe dans son explication : la vérité, du moins suivant M. Antonini, c’est qu’il a eu, ce soir-là, une crise « d’obnubilation du jugement et de suspension de la conscience, » en d’autres termes un « équivalent épileptique » des mieux accentués. Et je suis prêt à l’admettre ; mais je songe à la prodigieuse quantité « d’équivalens épileptiques » qui, tous les soirs, se produisent de par le monde, notamment dans les restaurans de nuit, à la suite de soupers un peu trop copieux. Encore n’y a-t-il pas à comparer, à ce point de vue, nos mœurs bourgeoises d’à présent avec celles des jeunes viveurs du siècle passé, pour qui l’action de rosser un valet, après boire, était la chose au monde la plus naturelle ; et l’on peut même s’étonner qu’Alfieri, durant ces années de désœuvrement et de grossière débauche, n’ait eu que cette seule crise « de suspension de la conscience. » Il nous en aurait raconté maintes autres, sans doute, s’il ne s’était souvenu tout à coup, en écrivant ses Mémoires, qu’il était républicain, et que son valet était son « égal. » — « Au reste, ajoute-t-il en terminant le récit de son aventure, jamais je n’ai levé la main sur aucun de mes domestiques que comme j’aurais pu faire avec mon égal. Jamais je ne me suis servi ni d’un bâton, ni d’une arme, mais seulement de mes mains, ou du premier meuble que je trouvais à ma portée, ainsi qu’il arrive souvent aux jeunes gens dans les transports de leur colère. »

Mais ce n’est encore là qu’un « équivalent épileptique » : voici maintenant « la véritable épilepsie psycho-motrice, » voici le trait que M. Antonini et M. Cognetti ne se lassent point de citer et de rappeler et de nous offrir comme la « confirmation décisive de la doctrine lombrosienne. » Laissons de nouveau la parole à Alfieri : « Pendant le long espace de temps que durèrent mes relations amoureuses avec une femme indigne de moi, je ne faisais qu’enrager du matin au soir, ce qui finit même par me rendre malade. Vers la fin de 1773 je fus atteint d’un mal singulier. Je commençai par vomir pendant trente-six heures : et quand mon estomac n’eut plus rien à rejeter, le vomissement devint un spasme si horrible du diaphragme qu’il me fut impossible d’avaler même une goutte d’eau. Les médecins craignirent une inflammation, et me saignèrent au pied. Aussitôt l’effort pour vomir cessa, mais il fut remplacé par un tremblement général, avec des secousses si fortes que je donnais tantôt de la tête contre le chevet de mon lit, et tantôt des pieds et des coudes contre tout ce qui se rencontrait. Je passai dans cet état cinq jours entiers, durant lesquels je n’avalai que quelques gouttes d’eau. Enfin, le sixième jour, on me mit dans un bain très chaud, où on me laissa six heures : cela calma les convulsions. On me fit continuer ces bains : et une fois que l’œsophage fut ouvert, je bus beaucoup de lait, ce qui acheva de me guérir… Une maladie si singulière n’était que le résultat de la rage, de la honte, de la douleur où m’avaient jeté mes maudites amours. » Erreur ! déclarent de nouveau les deux lombrosistes : la singulière maladie dont fut frappé le poète était le produit de sa dégénérescence, et d’ailleurs elle n’était « singulière » que pour la médecine d’un âge de ténèbres, car aujourd’hui son nom est assez connu : c’est simplement une « épilepsie psycho-motrice. »

MM. Antonini et Gognelti sont médecins : nous aurions mauvaise grâce à contester leur diagnostic. Admettons donc qu’Alfieri a eu, en 1773, une crise d’épilepsie qui a duré cinq jours sans discontinuer, et sans lui enlever, du reste, un seul instant, la conscience, ni même la raison : car il nous raconte que, le cinquième jour, au plus fort de la crise, il demanda un prêtre et un notaire, et se prépara à la mort avec un grand sang-froid. « Il m’est ainsi arrivé deux ou trois fois, dans ma jeunesse, de regarder la mort en face, et toujours avec la contenance la plus ferme. » Regarder la mort bien en face, avec la contenance la plus ferme, pendant qu’on se débat dans une crise d’épilepsie nettement caractérisée, voilà qui suffirait à démontrer la « génialité » de l’auteur du Misogallo !


Cette crise fut unique dans la vie d’Alfieri : nouvelle, éclatante confirmation de la « doctrine lombrosienne ! » Car l’épilepsie du poète, comme bien on pense, ne pouvait pas guérir : elle s’est simplement modifiée, après le grand accès de 1773, et au lieu de reparaître sous la forme d’un tremblement nerveux, elle a pris désormais la forme du génie. « La maladie de 1773 eut vraiment pour résultat de constituer l’être poétique du jeune homme : et la façon dont il composa sa Cléopâtre, peu de temps après, ne peut s’expliquer que si l’on admet, avec Lombroso, non seulement une correspondance entre le génie et l’épilepsie, mais l’équivalence de l’impulsion géniale et de l’accès épileptique. » La façon dont Alfieri composa sa Cléopâtre est en effet assez bizarre : « Cloué des semaines entières au chevet de ma maîtresse malade, j’essayais vainement de tous les moyens pour tuer le temps, jusqu’à ce qu’un jour, à force d’ennui, je m’emparai de cinq ou six feuilles de papier et me mis, au hasard, sans aucun plan, à barbouiller ! une scène d’une pièce que je ne sais si je dois appeler comédie ou tragédie. Puis ma maîtresse se rétablit, et moi, sans plus penser aux scènes ridicules que j’avais écrites, je les plaçai sous un coussin de sa chaise longue où elles restèrent une année entière sans que personne y touchât. » La « génialité » du poète, pour ses débuts, n’avait produit que des « scènes ridicules ; » mais on ne saurait exiger que l’épilepsie, d’un seul coup, passât du tremblement nerveux à la création d’un chef-d’œuvre.

Et voilà, absolument, tout ce que M. Antonini a découvert de « psycho-pathologique » dans la vie d’Alfieri. Tout au plus le portrait du poète, peint par Xavier Fabre, et exposé aujourd’hui au Musée des Offices, lui fournit-il encore l’occasion de constater qu’Alfieri « avait le front légèrement hydrocéphalique » et que son visage « manquait du type régional, » ce qui est un des symptômes constans de la génialité, « ainsi que l’a démontré Lombroso par d’innombrables exemples. » Et quant aux recherches de M. Cognetti de Martiis, leur principal résultat est d’établir qu’Alfieri a eu, parmi ses ascendans, des militaires, des hommes politiques, et même des lettrés, de sorte que la forme géniale de la dégénérescence s’explique, chez lui, par l’hérédité.


Voilà donc comment l’étude de la vie et du caractère de Victor Alfieri « apporte une confirmation décisive à la doctrine lombrosienne de la psychose du génie ! » Et voilà comment « tous les hommes de génie, considérés tour à tour avec une attention continue, se trouvent avoir été des malades, ce qui prouve bien qu’entre le génie et la maladie existe un lien essentiel et profond ! » S’obstinera-t-on, dans ces conditions, à ne pas vouloir prendre au sérieux la théorie de M. Lombroso, ou bien ne se décidera-t-on pas une bonne fois à reconnaître, avec M. Antonini, que « c’est désormais enfoncer une porte ouverte que de vouloir démontrer l’équivalence du génie et de l’épilepsie ? »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 1er  juin 1897.
  2. Nous empruntons toutes nos citations des Mémoires d’Alfieri à la traduction française publiée par M. F. Barrière, en 1862, dans la Bibliothèque des Mémoires relatifs à l’Histoire de France (Librairie Firmin-Didot).