Une Ascension au Jardin D’Acclimatation

L’Aérophile
(6p. 103-105).

UNE ASCENSION AU JARDIN D’ACCLIMATATION

L’après-midi du 4 juillet dernier, de nombreux spectateurs pouvaient voir sur la pelouse du Jardin d’Acclimatation, à côté du grand ballon captif de M. H. Lachambre apparaître un aérostat de minuscules dimensions.

Ce petit canot aérien, construit dans les ateliers de M. H. Lachambre à Vaugirard, ne mesure que 6 m. 10 de diamètre, son volume est de 118 m. cubes seulement, environ trois fois moindre que les plus petits ballons ordinaires enlevant une personne.

Il est construit d’une soie extra-légère ne pesant que 120 grammes au mètre carré, tout verni et manufacturé ; mais la résistance atteint cependant 500 kg. par mètre, ce qui donne un coefficient de sécurité appréciable.

Le poids total de ce matériel aérostatique : l’enveloppe avec ses soupape et appendice, filet en coton, cercle et nacelle est de 27 kg. 500. Les engins d’arrêt comprennent un guide-rope de 100 mètres de long et une petite ancre en fer forgé système H. Lachambre.

L’opération du gonflement dirigée par M. Alexis Machuron ne demande pas une heure ; l’aérostat se dresse de toute sa petite taille ; il est d’un aspect diaphane superbe ; on peut voir à travers le tissu la corde de soupape se balancer à l’intérieur.

À 5 heures je prends place dans la nacelle entourée par un grand nombre de curieux. MM. H. Lachambre et Lair font le pesage. Je possède 15 kg. d’engins d’arrêt et 35 kg. de lest. Le pesage terminé, Mme H…, qui veut bien me faire l’honneur d’être marraine, s’approche de l’esquif aérien et dit : « Brazil » tu t’appelleras, — sois heureux — envole-toi dans les airs et que Dieu te protège ». « Lâchez tout. »

Le « Brazil » s’élève lentement semblant ralentir pour saluer les nombreux spectateurs qui l’admirent, puis gagnant la zone du vent au dessus des arbres, il s’éloigne assez rapidement dans la direction sud sud ouest. Au dessus du bois de Boulogne, il atteint 300 mètres quand un gros nuage interceptant les rayons solaires, lui fait subir une brusque condensation qui le force à descendre.

Avare de mon lest j’hésite à m’en séparer, mais la descente continuant, je me résigne et suis obligé de projeter 4 kg. de lest pour ne pas venir effleurer les arbres du bois. Le « Brazil » remonte aussitôt jusqu’à 1100 m. où il s’équilibre.

Le ciel est splendide, l’atmosphère limpide permet de découvrir un large horizon ; toute la grande ville s’étend là sous mes pieds et ses milliers de bruits forment un brouhaha assourdissant.

Je traverse la Seine à Auteuil à 5 h. 20 ; et j’arrive au-dessus de Sceaux à l’altitude de 500 mètres. Le ballon baisse lentement, subissant l’influence de la température ; il arrive près de terre à Antony et le guide-rope commence à traîner. Je voyage ainsi entre 60 et 80 mètres de hauteur, jusqu’à Longjumeau où les habitants malgré moi, s’emparent du guide-rope et me forcent à descendre jusqu’à eux sur une petite place, après m’avoir fait effleurer les toitures, ce qui m’obligea à perdre quelques kilogr. de lest. Je réussis à faire allonger mon guide-rope et commandais de lâcher tout. Le « Brazil » délesté de plus de 5 kg. s’élève rapidement et atteint l’altitude de 2100 mètres où il reste en équilibre. Les diverses péripéties du voyage m’ayant ouvert l’appétit, je profite de ce moment de répit pour dîner, ne craignant pas que de mauvais farceurs viennent me tirer par la corde à cette altitude.

L’aérostat stationne pendant près d’une heure 1/2 entre 1800 et 2000 mètres sans le moindre jet de lest, prouvant ainsi sa parfaite étanchéité.

À huit heures il commence à descendre. J’assiste à un ravissant coucher de soleil tandis que d’un autre côté se lève la lune qui apparaît à l’horizon en une boule de feu du plus beau rouge. Elle pâlit doucement, le crépuscule arrive et bientôt sa face blafarde reste seule éclairant la terre.

Maintenant je voyage au guide-rope, entre Etampes et Milly à 9 heures ; je traverse le village de Prunay, il fait tout à fait nuit ; les habitants poursuivent le ballon et veulent l’arrêter je réussis à les en empêcher et continue ma route.

À 9 h. 40 je découvre les lumières d’une ville sur laquelle le vent me conduit. Consultant la carte, je devine Pithiviers.

Il me reste encore plus de 15 kg. de lest et je pourrais passer la nuit en voyageant au guide-rope, mais il faut que je sois rentré le lendemain matin à Paris, Aussi, arrivant au point le plus près de Pithiviers, j’ouvre la soupape à 10 h. du soir ; le gaz s’échappe rapidement Le temps de lancer l’ancre et la nacelle touche le sol dans un coin de prairie. Pas le moindre traînage, l’ancre a parfaitement mordu et l’aérostat est dégonflé en quelques minutes. Personne ne m’a vu descendre ; seul dans la nuit je plie et emballe le ballon dans sa nacelle ce qui me demande une demi-heure à peine. Je me disposais à quitter la place de l’atterrissage pour gagner la ville qui est tout proche quand j’entends sur une route voisine le bruit des pas de deux voyageurs. Je hèle ces promeneurs qui me répondent et semblent surpris d’apprendre que je suis arrivé en ces lieux à l’aide d’un ballon, aussi s’approchent-ils lentement et avec méfiance. Mais reconnaissant la vérité de mes allégations en apercevant la nacelle, ils avancent plus franchement ; et mettant leurs forces musculaires à mon profit ils emportent le matériel jusqu’à Pithiviers où nous arrivons à 11 heures du soir.

Santos Dumont.