Une âme simple
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 177-202).
UNE
AME SIMPLE

MEMOIRES D'UN ILLETTRE

L’âme simple dont nous allons retracer l’histoire n’était pas du tout une belle âme. Elle n’avait aucune des nobles qualités qui font les héros ou les saints, et les vertus plus humbles de l’humanité moyenne étaient chez elle comme étriquées. Jetée par le hasard au milieu d’événemens gigantesques et tragiques, elle n’en fut ni élevée au-dessus d’elle-même ni écrasée, parce qu’elle n’en comprit pas la portée. Le dénûment de cette âme est précisément ce qui nous attire vers elle. Lorsqu’on a fait le compte de ses sensations, pesé ses sentimens, mesuré ses idées, et qu’on a vu combien les idées étaient bornées, les sentimens médiocres, les sensations peu nombreuses et vulgaires, on comprend combien il est injuste de demander beaucoup aux millions de sœurs qu’elle a sur la terre. C’est pourtant ce que nous faisons tous les jours, faute de savoir calculer ce qu’elles peuvent donner et de nous être assez intéressés a elles pour les interroger avec patience et sympathie.

Cette âme simple appartenait à un paysan anglais nommé William Lawrence, qui ne savait pas écrire et qui a laissé des mémoires[1]. Il les a dictés, nous apprend une préface de M. Nugent Bankes[2], à un camarade qui savait tout juste écrire, de sorte que le manuscrit original présente un aspect informe. Il a suffi pourtant de rétablir l’orthographe, d’ajouter des points et des virgules, çà et là un mot sauté, pour rendre le récit clair et assez agréable dans sa simplicité. Le livre reflète, avec une netteté que n’ont pas toujours des œuvres plus littéraires, l’humeur de son naïf auteur, ses manières d’être et ses vues rustiques sur le monde et sur la vie. C’est la confession d’un homme du bas peuple, profondément ignorant et à la cervelle épaisse. William Lawrence a fait les guerres du premier empire dans l’armée anglaise sans jamais voir plus loin que la minute présente, ou plus haut que le souci de dîner. Ses pauvres Mémoires sont bien pâles à côté de ceux des soldats français du même temps dont M. Henry Houssaye a dessiné ici même, dans une brillante étude[3], les silhouettes empanachées et pittoresques. Ne demandez pas à Lawrence les ardeurs patriotiques du sergent Fricasse[4], volontaire de 1792, soulevé et légèrement gonflé par l’ivresse révolutionnaire. Ne lui demandez pas l’entrain merveilleux du capitaine Coignet[5], ni ses trouvailles de style ; ce n’est pas William Lawrence qu’on aurait l’idée d’appeler « le Saint-Simon du bivouac. » Demandez-lui une seule chose : de vous aider à mieux connaître les petits, ceux qui forment, en somme, la grande masse de l’humanité, et de vous rendre plus juste à leur égard. Vous ne serez point déçu.


I

William Lawrence est né en 1791, dans un village du comté de Dorset. Son père et sa mère font songer au bûcheron et à la bûcheronne au Petit Poucet. Ils étaient de même fort pauvres, chargés de sept enfans qui les incommodaient beaucoup, et trop misérables pour être tendres, car la sensibilité est un grand luxe : que deviendraient les bonnes gens comme ces Lawrence, s’ils avaient nos mollesses de cœur pour nos enfans ? Ils élevaient donc les leurs rudement, tout en les aimant à leur manière, ainsi que le montrera la fin de l’histoire. Comme dans le conte de Perrault, le père était plus dur que sa femme ; chargé de gagner le pain de la famille, il ne voyait guère dans ses petits que des bouches à nourrir. La mère était une ménagère économe et soigneuse. Le dimanche, pour aller à l’église, elle porta toute sa vie un manteau rouge et un chapeau noir qu’elle avait dû recevoir en héritage, car ils avaient toujours été très vieux.

George Eliot croyait que la position géographique du lieu où nous sommes élevés exerce une grande influence sur notre développement intellectuel. La circulation des idées, disait-elle, suit la circulation générale ; en conséquence, les régions du centre, où n’atteint pas le mouvement de la mer et des frontières, produisent les esprits les plus engourdis. D’après cette loi, le comté de Dorset, situé sur la Manche, entre les deux grands ports de Plymouth et de Portsmouth, aurait dû contenir une population éveillée, sachant les nouvelles et ayant des idées. Il y a cent ans, c’était tout le contraire. Lawrence a peint d’un mot, sans y songer, les villages endormis de son enfance. Étant en Espagne, il remarque un homme qui passe des jours entiers sur le pas de sa porte, dans l’espoir qu’il arrivera quelque chose pour le distraire. « C’est, dit-il, comme chez nous. Qu’il arrive du nouveau, que quelqu’un ait seulement un chapeau neuf : tout le village est sens dessus dessous. » Les jours où personne ne s’était acheté un chapeau neuf, les villages du Dorset ne pensaient à rien, et ce n’était pas la famille Lawrence qui aurait manqué à la règle. Penser est un luxe, comme aimer, et le pauvre pense peu ; il n’en a pas le loisir, il est trop occupé de gagner de quoi manger.

Ce qu’il apprit à l’école ne put ni ouvrir ni fausser l’esprit du jeune William. Il était censé savoir lire, mais nous le voyons, dans ses Mémoires, se faire lire une lettre par un passant. Il n’y a pas là contradiction. Quiconque a habité la campagne a observé que les cerveaux incultes ont deux manières de savoir lire : en attachant un sens aux mots prononcés, ou en n’y attachant aucun sens. Il y a pour le paysan un pas difficile à franchir entre l’opération mécanique d’épeler et l’effort d’abstraction nécessaire pour identifier l’idée la plus simple avec de petits signes noirs. William Lawrence n’avait apparemment point franchi le pas, et, quand il tenait à comprendre, il s’adressait à plus savant que lui. Nous avons vu qu’il ne savait pas du tout écrire. Chose curieuse, il réussit à le cacher au régiment. Il servit dix-sept ans, devint caporal, puis sergent, sans que ses officiers aient jamais découvert qu’il était incapable de tenir une plume. Il avait le don des illettrés pour calculer de tête, et gardait tous les comptes imaginables dans sa mémoire. Lorsqu’il était indispensable de présenter un écrit, il s’ingéniait et se le faisait faire. Il se garde bien d’avouer qu’il dicte ses souvenirs, et son secret serait mort avec lui, si son éditeur ne l’avait trahi dans la préface.

Entre la somnolence générale des esprits dans son village et l’impossibilité pour les siens d’avoir une autre pensée que de ne pas mourir de faim, l’âme de William Lauwrence se conserva fraîche aux impressions de tous genres et pure d’opinions de seconde main. Dans tout le comté de Dorset, on n’en eût pas trouvé une plus neuve que ne l’était la sienne, le jour où il s’enfuit de chez un patron brutal en lui volant une pièce de 7 shillings et trois livres de jambon. « Je pensais, dit-il pour toute excuse, que cela pourrait m’être utile. » Sans remords et sans projets, il erra quelque temps, éprouvant, comme J.-J. Rousseau lors de ses immortels voyages à pied à travers les Alpes et la France, que la jeunesse peut se confier sans crainte aux grandes routes. Le hasard s’intéresse à elle et toujours la tire d’affaire. C’est tantôt une connaissance improvisée, tantôt une aubaine imprévue, un hôte ou une hôtesse charitables ; c’est le bon Perrottet de Lausanne pour Rousseau, c’est la bonne dame du Cheval et du Palefrenier pour William Lawrence. Mais il faut être jeune. Personne ne s’intéresse à un vieux vagabond.

Pour être un parfait vagabond, il faut aussi jouir à plein cœur de ce qu’on voit, de l’air qu’on respire, de l’oiseau qui chante et de l’appétit qui vient ; en un mot, il faut avoir un grain de poésie. William Lawrence n’était rien moins que poète. Le paysage ne le touchait en aucune façon. Il n’ignorait pas qu’il existait des « beautés » de la nature, mais ces beautés étaient représentées, pour lui, par ce qui est bon à manger. Un arbre fruitier, une poule, un champ de fèves, voilà ce qui charmait ses yeux. Dans ces conditions, il eut vite assez du voyage à pied, et songea à se faire soldat. Il s’en ouvrit à un brave homme qu’il avait rencontré à l’auberge. Le brave homme lui offrit complaisamment de le conduire à un régiment de sa connaissance, où l’on donnait 16 guinées de prime aux recrues. Le chiffre éblouit Lawrence. Ils allèrent ensemble chez le colonel, qui donna 2 guinées au racoleur, 2 1/2 à Lawrence, et le voilà enrôlé. C’était tout ce que valait ce petit malheureux ; il avait quinze ans !

Cinquante ans plus tard, quand il songeait à la visite au colonel du 40e d’infanterie et aux deux guinées, il déclarait qu’il avait fait une sottise en quittant son patron. C’était, à la vérité, un homme difficile, mais les grenadiers français étaient encore pires. Dès sa première campagne, Lawrence s’aperçut qu’il « avait affaire à beaucoup d’hommes encore plus difficiles que son ancien maître. » Il reconnut aussi que la carrière militaire a était peut-être plus dangereuse que beaucoup d’autres. » Peut-être est délicieux dans la bouche d’un homme qui a fait les guerres d’Espagne et la campagne de Waterloo ! Sa sottise lui parut d’autant plus grande qu’il n’était pas soutenu et entraîné par la passion du métier. Son cœur ne bondissait pas d’allégresse au mot de départ, le bruit du canon n’était pas une fête pour ses oreilles. On ne peut pas dire qu’il manquât d’esprit militaire. Il faisait son devoir bravement et largement ; quand on demandait des volontaires pour un assaut, William Lawrence se présentait assez souvent. Mais il faisait jusqu’aux belles actions sans joie, par conscience. Les batailles n’étaient pour lui qu’une besogne désagréable, et il s’ennuya à Waterloo. Il était bon soldat ; il lui manquait l’étincelle.

Il n’avait pris le fusil ni par goût ni par dévoûment à une idée. Le sergent Fricasse, paysan champenois et volontaire de 1792, s’était enrôlé pour défendre une idée. Quand il appelle les soldats français « les braves républicains » ou « les défenseurs de la patrie ; » quand il nous raconte avec orgueil qu’à l’armée de Sambre-et-Meuse on mourait « pour la liberté, » sans « donner, au milieu des douleurs les plus aiguës, aucun signe de plaintes, » c’est son idée qui éclate, et nous sentons circuler dans ce récit maladroit et ampoulé le souffle irrésistible qui sauva la France. Le sergent Lawrence ne se bat ni pour la patrie ni pour la liberté. C’est le type du mercenaire qui s’est laissé séduire par l’appât de 2 guinées, et qui fait la guerre sans plaisir, parce qu’il le faut bien, ayant commis la faute de s’engager. Lancé pour deux pièces d’or dans une carrière épineuse, il est dans la situation d’un lourdaud condamné à faire le saut périlleux sans tremplin.


II

Il savait à peine l’exercice et n’avait jamais tiré un coup de fusil, même sur une cible, lorsque le 40e d’infanterie fut désigné pour une expédition contre Montevideo et Buenos-Ayres. Nous n’aurions pas su l’âge de Lawrence que nous aurions deviné à ses sentimens en cette occasion qu’il n’était encore qu’un enfant. Il eut d’abord un vif mouvement de joie. L’idée qu’il avait été le plus malin et que son patron ne le rattraperait pas à Montevideo lui rendit très douce la nuit qui précéda l’embarquement. Vint le malin, les trompettes sonnèrent, la troupe marcha vers le quai, musique en tête, accompagnée par les vivats de la foule, et, tout à coup, le petit Lawrence vit son régiment fondre en larmes. Un grand nombre d’hommes avaient femmes et enfans ; d’autres quittaient leurs parens, d’autres leur fiancée. Tout ce monde les accompagnait et pleurait de même. Bref, « si l’on avait pu recueillir toutes les larmes, dit Lawrence, il y aurait eu de quoi approvisionner un hôpital d’eau pour les yeux pour plusieurs mois. » Cela lui fit un effet singulier. Il se mit à sangloter, lui aussi, « bien qu’il n’eût personne pour lui jeter seulement un regard d’adieu, » et le plaisir de jouer un si bon tour à son patron fut tout gâté. Le doute entra dans son esprit et fit promptement place à une amère certitude : « En voulant sortir de la poêle à frire, j’étais tombé dans le feu. » Il fut confirmé dans son opinion par l’arrivée à Montevideo, où il fallut débarquer sous le feu des Espagnols. « Nous avions, dit-il, comme un mauvais goût dans la bouche, car il semblait qu’il n’y eût devant nous que la mort ou la gloire. » Cri du cœur d’un mercenaire, qui s’aperçoit qu’il a fait un mauvais marché en vendant ses os pour 2 guinées.

Sa seconde expérience de la guerre fut aussi très pénible. Les Espagnols surprirent un poste anglais, l’obligèrent à la retraite et massacrèrent de sang-froid, à la vue des ennemis, deux blessés demeurés en arrière. Quelques naïfs, dont Lawrence, coururent rapporter à leur général la conduite horrible des Espagnols. Le général, sans s’émouvoir, répondit qu’il fallait « les payer de la même monnaie. » Lawrence n’en fit jamais rien. Son cœur n’était pas sanguinaire, et il ne tua jamais qu’à regret, pour éviter d’être tué. Encore s’excuse-t-il lorsque cela lui arrive. Au siège de Badajoz, en 1812, pendant une sortie, un sergent français lui courut sus avec sa baïonnette, le manqua et tomba. « J’eus vite fait de le clouer au sol avec ma baïonnette, et le pauvre homme expira presque aussitôt. Après, je fus fâché de ne pas avoir essayé de le faire prisonnier, au lieu de le tuer ; mais à ce moment-là nous étions tous très occupés, car c’était le fort du combat, et on n’avait guère le temps de réfléchir. Et puis, de plus, c’était un homme qui avait l’air très vigoureux, car il était grand et gros, avec une barbe et une moustache qui lui couvraient toute la figure ; je n’ai jamais vu de plus beau soldat dans l’armée française ; et si je l’avais laissé se ramasser, je m’en serais peut-être mal trouvé ; de sorte que, dans un moment pareil, mon parti était peut-être le meilleur, — tuer ou être tué. » Quelle différence avec le chant de triomphe du capitaine Coignet, racontant la journée où il a tué sept Hongrois ! C’était la première affaire de Coignet, et la vocation se dessina sur-le-champ. Il embrocha les sept Hongrois avec un bonheur sans mélange. Il n’eut jamais l’ombre d’un remords d’avoir tué les deux derniers par tromperie, en feignant de se rendre : a Je leur tends mon fusil de la main gauche et je lui fais faire bascule de ma main droite en plongeant ma. baïonnette dans le ventre d’un, et ainsi de suite à son. camarade. » Il est tout content en se rappelant cette baïonnette qui entre dans le corps de l’ennemi. Lawrence est tout triste en se rappelant la sienne. L’un avait la vocation, l’autre ne l’avait pas.

Le courage de Lawrence fut mis devant Montevideo à une troisième épreuve, plus rude que les précédentes. C’était le lendemain du massacre des deux blessés. L’armée britannique avait vengé les siens avec usure, et 2,000 Espagnols venaient d’être enterrés par les vainqueurs. La nuit tomba, et Lawrence fut placé en sentinelle perdue non loin d’une fosse où étaient ensevelis plus de cinq cents cadavres. Il avait ordre de surveiller une certaine route. Quand il se vit seul, l’épouvante le saisit. Il ne pouvait détacher ses yeux de la fosse. Il faisait effort pour regarder la route, et toujours ses yeux revenaient se river avec angoisse sur le « trou. » L’idée de la mort, et du sort qui l’attendait peut-être avant la fin de sa faction, n’était pas la cause de sa terreur. Lawrence était du peuple, et le peuple sait mourir. La plus humble paysanne, à son lit de mort, en remontrerait à un philosophe. Elle a le sentiment profond que la mort est l’accomplissement naturel de la destinée humaine, et elle se détache de l’existence aussi passivement que le fruit se détache de la branche et tombe. En revanche, elle a souvent très peur de ceux qui ne sont plus, et c’était cette crainte-là qui étreignait Lawrence près du trou aux cadavres, dans l’obscurité. Il croyait aux revenans, et s’attendait à voir cinq cents fantômes sortir de terre pour faire Dieu sait quoi.

Il peut être très salutaire pour l’homme d’éprouver un instant de profonde détresse morale. Il peut en résulter une secousse qui renverse l’échafaudage de mensonges et de sophismes par lequel nous nous cachions à nos propres yeux. Nous avons alors beau faire, nous nous voyons tels que nous sommes et nous nous jugeons malgré nous. Malheureusement, au lieu de conserver précieusement la mémoire des souffrances et de l’humiliation de ces minutes de cruelle clairvoyance, nous nous efforçons de les effacer de notre souvenir dès que le choc est passé. Lawrence eut un de ces momens d’impitoyable sincérité, tandis qu’il attendait avec terreur l’apparition des Espagnols morts. Il considéra toute sa vie, sa pauvre vie d’enfant affamé et battu, il se jugea et se condamna. « Je commençai à penser, dit-il en son langage candide, que j’avais fait beaucoup de choses que j’aurais mieux aimé ne pas avoir faites. » Nous savons les plus graves d’entre ces choses. Il nous les a confessées. Elles se représentaient à son esprit sous la forme d’une pièce de 7 shillings et de 3 livres de jambon, emportées comme cela, sans réflexion, parce qu’il « pensait que cela pourrait lui être utile. » Il faudrait connaître bien mal l’humanité pour s’étonner que ses remords pendant cette crise ne l’aient pas empêché plus tard de s’approprier d’autres pièces d’argent et d’autres morceaux de jambon, mais il le fit sachant du moins qu’il avait tort, et talonné par la faim ou entraîné par les mauvais exemples, qui ne manquent jamais dans une armée en campagne. La leçon n’avait pas été perdue pour lui ; il en garda un sentiment plus net du bien et du mal. Que pourrait-on souhaiter de plus, dans une épreuve semblable, à un grand esprit ?

La peur physique des balles lui passa assez vite, et il devint un de ces soldats patiens et opiniâtres qui font la force de l’armée anglaise. Il allait ici ou là, faisait ceci ou cela, selon qu’on lui commandait, et aurait donné cinquante vies, s’il les avait eues, sans songer à reculer, quand son capitaine lui avait dit de rester où il était. L’un des traits qui frappent dans ses Mémoires, c’est combien peu il se demandait la raison des ordres qu’il recevait, et à que point ses camarades et lui-même ignoraient pourquoi ils allaient à droite ou à gauche, se battaient ou ne se battaient pas. En voici un exemple pris au hasard. Ils s’étaient emparés de Buenos-Ayres. Ils abandonnèrent la ville après un combat malheureux dans les rues, se rembarquèrent avec un air de défaite et de honte, et ce fut bien plus tard que les soldats apprirent qu’une convention était intervenue au moment où ils attendaient l’ordre de reprendre l’offensive et de venger leur échec.

La modestie est un autre trait du caractère de Lawrence. S’il ravagea des cœurs, il ne s’en vante pas, chose rare chez tous les hommes, et particulièrement rare chez les militaires, qui considèrent l’obligation d’être irrésistibles comme une des charges de l’uniforme. Une seule fois, à Montevideo, on lui offrit « une fortune » s’il consentait à épouser une Espagnole qui était évidemment jeune et belle, et dont le père avait des étriers d’or massif « pesant au moins une livre. » Ce père se promenait avec ses étriers d’or aux environs des corps de garde anglais, emmenait les soldats au cabaret, et tâchait de leur persuader, après boire, d’épouser sa fille. Il jeta son dévolu sur Lawrence, sans doute à cause de l’inexpérience que laissait supposer son extrême jeunesse. Il le régalait sans cesse et lui donnait même de l’argent. Jamais conteur n’eut plus joli canevas pour broder des aventures romanesques. Telle est la modestie de Lawrence, aidée, il faut bien le dire, par l’absence complète d’imagination, qu’il ne nous dissimule pas qu’il ne vit jamais la belle Espagnole, et que tout son roman se borna à des séances chez le marchand de vin avec le vieux gentleman. Il eut si peu la tête tournée, qu’il ajoute à propos du père une réflexion d’une extrême justesse : « Je crois, dit-il, qu’il ne tenait pas à moi plutôt qu’à un autre pour épouser sa fille, pourvu qu’il pût persuader quelqu’un. » L’histoire eut un dénoûment ridicule. Un jour que le père avait emmené au cabaret, non plus un soldat anglais, mais tout un lot de soldats anglais, tandis qu’il leur offrait à la ronde « une fortune » et sa fille, ceux qu’il n’avait pas invités remarquèrent les étriers d’or et en volèrent un. Le bonhomme fut si indigné, qu’il renonça à prendre un gendre dans cette race de peu de foi. Il s’en alla, ne revint plus, et sa fille était encore à marier au départ de l’armée anglaise en 1807.


III

Au retour de Montevideo, le 40e d’infanterie alla tenir garnison en Irlande. Il se rembarqua avec Wellington, en juillet 1808, et fut descendre en Portugal. Cet événement parut singulier à Lawrence, et lui a inspiré la seule réflexion politique que l’on rencontre dans son volume. Après avoir expliqué au lecteur que les Anglais allaient aider les Espagnols à chasser « leurs anciens alliés » les Français, il ajoute : « De sorte qu’il nous fallut aller, et nous battre pour cette même nation que nous avions combattue quelques mois auparavant à Montevideo et Buenos-Ayres. » Il est visible que Lawrence a fait ici un effort afin de comprendre pourquoi son gouvernement s’intéressait subitement à ces Espagnols à qui l’on envoyait la veille des boulets. On sent aussi, à travers la réserve de ses paroles, qu’il lui fut impossible d’imaginer une explication satisfaisante à un manque de suite aussi choquant dans les idées. C’est ainsi que le peuple juge les savantes combinaisons des politiques. Lawrence connaissait l’existence de « Buonaparte, » car il le nomme deux ou trois fois. Le lien qui existait entre les faits et gestes de ce Buonaparte et l’idée baroque de se battre pour les Espagnols était trop subtil pour son esprit.

Quand il vit de près les nouveaux alliés, il comprit encore bien moins. Il les trouva méprisables et haïssables. Méprisables, parce qu’ils ne tenaient pas en bataille rangée et abandonnaient leurs amis les Anglais. Haïssables à cause de leur barbarie envers les blessés ennemis et les prisonniers. Ils faisaient l’effet de sauvages aux soldats de Wellington, et il est vrai qu’en ce temps-là, une partie des populations de la Péninsule était à demi sauvage. La conduite des Français en Espagne fut loin d’être exemplaire ; ils commirent de grandes déprédations et tuèrent maint habitant désarmé. Il y avait néanmoins un abîme entre leurs violences et leurs pilleries, et la froide barbarie des Espagnols et des Portugais, vrais raffinés de la cruauté, qui prenaient plaisir aux supplices lents et au spectacle des souffrances. « J’ai été témoin, raconte Lawrence, d’un de leurs actes de barbarie. Ils avaient formé un cercle de paille autour d’un blessé français et y avaient mis le feu. Quand le malheureux essayait de se traîner hors du cercle, il était reçu par une fourche qui le renvoyait au milieu. Nous eûmes vite fait fuir les Portugais en tirant dessus, mais quand nous arrivâmes au pauvre homme, il avait déjà les cheveux, les doigts et la figure terriblement brûlés. Il nous supplia de ne pas l’abandonner, mais nous fumes forcés de le laisser, et sûrement les Portugais revinrent le tuer, ou bien il mourut de leurs mauvais traitemens ou de ses blessures. »

Lawrence n’imagine qu’une manière d’expliquer que des soldats puissent commettre de semblables horreurs. L’opinion du 40e d’infanterie, dont il est le fidèle écho, sur les guérillas espagnoles de la guerre d’indépendance, diffère sensiblement du lieu-commun que chacun connaît. Les fameuses bandes de Mina et du curé Mérino perdent de leur prestige. Elles ne rachètent plus leurs atrocités par un patriotisme désintéressé. Dans l’esprit de Lawrence et de ses camarades, dont nous donnons le jugement pour ce qu’il vaut, les guérillas étaient tout bonnement des bandes de brigands qui profitaient des circonstances pour pêcher en eau trouble. « Elles étaient principalement composées, dit-il, de malfaiteurs qui s’étaient réfugiés dans les montagnes, où ils s’étaient réunis et avaient formé un corps montant à plusieurs milliers. Ils passaient leur temps à guetter les approvisionnemens et à tâcher de les attraper, surtout ceux des ennemis. » Les derniers mots sont significatifs. A en croire le 40e, les guérillas s’emparaient de préférence, quand elles avaient le choix, des approvisionnemens de l’ennemi ; quand elles n’avaient pas le choix, elles pillaient les alliés : il faut bien vivre.

Le soldat anglais faisait infiniment plus de cas de ses adversaires les Français. Les haines qui animaient les chefs des deux nations n’étaient pas descendues dans les rangs. On s’estimait réciproquement, et on se le témoignait. Le soir de la seconde journée de Talavera, pendant un armistice pour l’enlèvement des blessés, les deux armées fraternisèrent, les blessés « allant souvent jusqu’à se donner des poignées de main. » Lors du séjour dans les lignes de Torres-Vedras, à l’automne de 1810, le 40e était cantonné dans un petit village situé en avant des ouvrages anglais. « Nous étions aussi tranquilles, raconte Lawrence, qu’en pleine paix. Nous étions pourtant si près de l’ennemi, que nous allions très souvent vaguer dans les mêmes vignes. Nous échangions alors des politesses, sous forme de poignées de main. »

Ce n’était pas qu’on ignorât, au 40e, que les Français commettaient des excès réprouvés par la morale divine et humaine, et dont il est connu qu’une armée anglaise est incapable. On le savait si bien, que « notre noble ennemi » devient en un endroit « l’atroce ennemi. » Toutefois, on ne se croyait pas le droit d’être trop sévère pour les Français, et la raison nous en est donnée par Lawrence dans une phrase qui a dû lui coûter bien de la peine, car elle dépasse de beaucoup la portée ordinaire de ses réflexions. « Nous sommes souvent trop disposés, dit-il de ses compatriotes, à voir les fautes des autres peuples et nations, tandis que, si l’on faisait la lumière sur nos propres fautes, elles égaleraient souvent, si même elles ne les surpassaient, celles de nos adversaires. » C’est une remarque d’enfant terrible, extraordinaire chez un paysan et d’une justesse parfaite ; la grande nation britannique ne médite pas assez la parabole de la paille et de la poutre. Lawrence accompagne sa remarque d’une anecdote destinée à démontrer « que les Anglais commettaient souvent des déprédations presque aussi vilaines que l’ennemi. »

La sensibilité s’émoussait vite parmi tant de scènes affreuses. Chez les meilleurs, la pitié ne faisait jamais oublier de remplir ses poches et d’assurer son souper. Le jour de la bataille de Vittoria (21 juin 1813), le 40e d’infanterie prit part à la poursuite de l’armée ennemie. Lawrence raconte en ces termes ce qui lui advint : « Je tombai sur un pauvre blessé français qui nous criait de ne pas l’abandonner, parce qu’il avait peur des sanguinaires Espagnols. Le pauvre diable n’en avait pas pour plus de deux heures à vivre ; il avait eu les deux cuisses emportées par un boulet. Il me supplia de rester avec lui, mais je ne restai qu’autant que cela m’arrangea. Je voyais bien qu’il ne pouvait pas durer longtemps, ce qui fait qu’il n’y avait pas à compter sur une grande sympathie de ma part. Je fouillai dans ses poches et dans son havresac, et j’y trouvai un morceau de cochon tout cuit et trois ou quatre livres de pain, ce qui me parut très bon à prendre. Le malheureux me demanda de lui en laisser sa part. Je coupai un morceau de pain et un autre de viande, je vidai les fèves qui étaient dans mon havresac, et je déposai le tout à côté de lui. Je lui demandai ensuite s’il avait de l’argent. Il répondit que non, mais je n’étais pas tout à fait convaincu, de sorte que je recommençai à fouiller dans ses poches. J’y trouvai dix cartouches à balle, que je jetai, une brosse à habits et un paquet de dentelle d’or et d’argent. Je ne voulus pas me charger de tout cela. Je finis, enfin, par trouver sa bourse, qui contenait 7 dollars espagnols et 7 shillings. Je mis le tout dans ma poche, excepté 1 shilling, que je rendis au pauvre mourant, et je continuai mon chemin. »

On trouvera que les bienfaits de Lawrence envers le pauvre Français se réduisaient à peu de chose. On n’est pas un grand cœur pour avoir laissé à un malheureux blessé une petite part de ses vivres et une de ses pièces de monnaie ; quant aux fèves, il n’est guère douteux que Lawrence les donna pour faire de la place dans son sac, et parce qu’elles ne valaient rien. Aussi n’avons-nous jamais dit que Lawrence fût un grand cœur. Nous avons insisté, au contraire, sur l’absence chez lui de toute qualité remarquable, et c’est ce qui donne un intérêt pathétique à sa modeste destinée. Son sort est celui de tous les simples aux prises avec la vie, et les désavantages avec lesquels ils entrent dans la lutte sont bien propres à nous remplir de pitié. L’épreuve de traverser ce monde est la même pour eux que pour nous, et ils ne sont pas munis comme nous de la foule bigarrée de sentimens et de préjugés, d’idées et d’usages, de bienséances et de conventions, qui nous fournissent de nombreux points d’appui aux jours de tentation ou de difficulté. Sur quoi s’appuyer quand on est un Lawrence ? Combien sont rares, dans ces âmes grossières, les forces vivifiantes qui soutiennent et relèvent ! Qu’elles sont dignes d’indulgence quand elles sortent de la lutte ou salies ou meurtries !

Et, après tout, ce que fit Lawrence n’était pas si peu de chose. Les souffrances des armées d’Espagne étaient terribles. Comme elles tenaient à la nature du sol, au climat, au caractère de la population, elles n’épargnaient guère plus les amis que les ennemis. L’armée anglaise était arrivée à Vittoria après trente et un jours de marche, dont quinze « à travers des difficultés presque insurmontables. » Les soldats étaient nu-pieds ou il ne s’en fallait guère. « Il restait certainement, dit notre consciencieux narrateur, un morceau du dessus de mes bottes, mais presque toute la semelle était ma semelle naturelle, faisant partie de mon pied. » On manquait de vivres. Les hommes passèrent une partie de la nuit qui précéda la bataille à chercher à manger, et la compagnie de Lawrence s’estima heureuse d’avoir trouvé de la farine et des fèves, qu’ils firent cuire à l’eau claire et dont ils serrèrent les précieux restes pour le lendemain. Dans une telle détresse, du pain et de la viande étaient un trésor, et peu d’affamés auraient consenti à en laisser la moindre parcelle à un homme qui n’en profiterait pas, puisqu’il était expirant. Lawrence comprit que le blessé ne se rendait pas compte de son état, puisqu’il demandait des provisions, et ce fut pour lui laisser son illusion et lui procurer une mort tranquille qu’il sacrifia une partie de son butin. La délicatesse du sentiment prouve qu’à défaut d’un grand cœur, il possédait un bon cœur.

Il raconte, quelques chapitres plus loin, une autre histoire de blessé qui est également à son honneur. Celle-ci a toutefois un défaut. On se croirait au théâtre, tant le hasard se montre un grand maître dans l’art de préparer les scènes à effet. La coïncidence rapportée par Lawrence n’est certes pas impossible : elle vient trop à propos. Il y a des épisodes de ce genre touchant et invraisemblable dans les pièces militaires qu’on joue aux baraques de la foire. Au surplus, voici l’anecdote. Si Lawrence l’a embellie, c’est à son insu ; nous le savons incapable d’inventer.

C’était en France, le soir de la bataille de Toulouse (10 avril 1814). « La nuit étant tombée et le feu ayant cessé partout, les hommes se mirent à examiner le terrain conquis, principalement en vue de trouver du bois. Il arriva que je rencontrai un Français grièvement blessé. Je lui demandai si je pouvais faire quelque chose pour lui. Il avait reçu une balle dans l’estomac. Il me demanda de l’eau. Je lui en donnai de mon bidon, qui était presque plein. Il but de bon cœur, et presque aussitôt l’eau ressortit par la blessure. Mais le plus étonnant fut qu’il me montra la maison de son père, — autant que je puis en juger, elle était à un demi-mille, — et me dit qu’il y avait six ans qu’il n’avait vu ses parens ; depuis qu’il était revenu dans le pays, il n’avait pas pu s’échapper pour aller les voir. Il me pria de l’y conduire, pour qu’il pût mourir en présence de ses parens ; mais je lui répondis que cela m’était impossible, parce qu’il y avait une masse de Français là-bas. Alors je me procurai une vieille couverture dans laquelle je l’enveloppai, l’installant aussi confortablement que le permettaient les circonstances, et je le quittai pour aller moi-même reposer, et il avait l’air beaucoup plus résigné à son terrible sort. Et, après avoir mangé mon souper et bu ma ration de grog, je m’enveloppai dans ma couverture, me couchai et fus bientôt endormi. Je m’éveillai de bonne heure le lendemain matin et, n’ayant rien de particulier à faire, je me glissai hors de ma couverture et mis toutes mes affaires en ordre ; et ensuite, plus par curiosité que par tout autre motif, j’allai voir si le pauvre Français vivait encore ; mais la mort devait remonter à plusieurs heures, car il était tout froid et raide. »

Est-ce la crainte de paraître sentimental qui lui fait dire qu’il a agi « plus par curiosité que par tout autre motif, » ou serait-ce la peur qu’on ne le croie meilleur qu’il n’était ? C’est probablement l’un et l’autre. Il composait ses Mémoires, à ce qu’il nous confie, en vue de « la populace, » et il ne se souciait peut-être pas de prêter à sourire à ce public spécial. D’autre part, on connaît sa modestie, et il était encore poussé ici par un goût d’exactitude qui allait chez lui jusqu’à la manie. Jamais il ne put prendre son parti des principes selon lesquels se rédigent en tout pays les bulletins officiels des armées. Par exemple, il savait pertinemment, lui qui avait souvent travaillé à ramasser les blessés, qu’il n’est pas vrai que, dans une bataille quelconque, les pertes de l’ennemi soient toujours les plus fortes, et c’était cependant ce que les généraux anglais essayaient de leur faire accroire. Son esprit méticuleux donne du prix aux descriptions de combats qu’il nous a laissées. Nous sommes sûrs qu’il ne nous dit que ce qu’il a réellement vu ou fait.


IV

La première bataille rangée à laquelle il assista fut celle de Vimeiro (21 août 1808), où Junot fut battu par Wellington. Le récit qu’il en fait se divise en deux parties, de longueur très inégale. La première, de beaucoup la plus développée, contient la petite bataille particulière de Lawrence contre un Français. Ils se battirent comme les héros d’Homère, c’est-à-dire que chacun fut l’ennemi personnel et spécial de l’autre jusqu’à ce que l’un des deux fût tué ; mais la manière du combat fut très différente. Lawrence était caché derrière un arbre, le Français derrière un buisson ; ils se guettaient et s’envoyaient des coups de fusil. Ils tiraillèrent longtemps sans se toucher. Tout en rusant, Lawrence adressait des paroles d’encouragement à son arbre, selon la tendance innée qu’ont les gens du peuple, les enfans et les barbares à personnifier les objets inanimés qui les intéressent particulièrement. Depuis que le monde pense, il est né des milliers de légendes de l’état d’esprit qui obligea en ce jour un pauvre fantassin anglais, dépourvu d’imagination, avoir dans un arbre un vaillant guerrier le protégeant de son corps. Si Lawrence, au lieu de dicter ses aventures, s’était contenté de les raconter aux enfans de son village, il aurait suffi de deux ou trois générations pour métamorphoser le tronc robuste qui recevait les balles sans broncher, et avec lequel il causait, en un héros de chair et d’os, la gloire du 40e d’infanterie sous les Georges.

Un autre Anglais tua le Français, à la vive satisfaction de Lawrence, qui se sentait très mal à l’aise. Cette heureuse délivrance paraît avoir marqué pour lui la fin des grands événemens de la journée, car il expédie ensuite la bataille de Vimeiro en quelques lignes qui ne méritent pas qu’on s’y arrête.

A Talavera (27 juillet 1809), il ne vit rien de curieux, si ce n’est que les blessés anglais et français, ainsi qu’il a été dit plus haut, se donnaient des poignées de main. En revanche, la prise de Badajoz (6 avril 1812) fut signalée par des incidens inoubliables.

On s’attendait à une chaude affaire ; l’année précédente, Wellington s’était déjà acharné contre Badajoz, et il avait dû lever le siège après plusieurs assauts inutiles et meurtriers. On avait demandé des volontaires, et Lawrence s’était présenté. Il était environ huit heures et demie du soir. Les colonnes d’assaut étaient formées, et Lawrence lui-même, peu observateur pourtant, avait été frappé de la physionomie de la sienne. Les hommes se taisaient, attendant avec une sorte de solennité le signal qui devait les envoyer à une mort presque certaine. Malgré l’inexpérience du narrateur, ce silence grave et soucieux est plus éloquent que le salut théâtral du gladiateur antique : Morituri te salutant. Enfin, le signal fut donné, les soldats se mirent à courir, et le mouvement soulagea aussitôt les poitrines oppressées.

Lawrence portait une échelle. Il avançait sans hésiter, selon sa coutume, mais non sans avoir de grandes préoccupations. Les accidens probables de la route n’étaient pas ce qui le tracassait. Ils étaient au moins trois compagnons, dans la colonne d’assaut, qui n’y pensaient pas, ayant bien autre martel en tête. Le bruit s’étant répandu dans le camp anglais que les soldats auraient trois heures de pillage si la ville était prise, Lawrence avait lié partie avec son ami Harding et un autre camarade, pour se retrouver devant une certaine boutique d’orfèvre qu’ils avaient remarquée jadis dans une rue de Badajoz. Il s’agissait maintenant de ne pas manquer le rendez-vous et, surtout, de ne pas perdre Harding, car c’est lui qui avait dans sa poche le bout de bougie destiné à éclairer l’emballage. Entre son échelle, qui le gênait, et la difficulté de ne pas se séparer les uns des autres dans la confusion du combat, Lawrence n’avait plus de place pour aucune autre pensée, et c’était heureux pour lui dans les circonstances où il se trouvait. C’est une grande force pour un soldat que d’être capable de monter à l’assaut de Badajoz sans autre souci que d’arriver à temps à la boutique de l’orfèvre.

« Tout notre plan manqua, » continue-t-il piteusement. A la première décharge des Français, Harding, celui qui avait la bougie, reçut sept balles qui le tuèrent net, l’autre associé eut les deux cuisses emportées, et Laurence reçut trois blessures qui, sans mettre sa vie en danger, l’obligèrent bientôt à gagner l’ambulance. Il se retira très affecté, car la mort de Harding était une grande perte, à tous égards, pour la compagnie. C’était un Irlandais et, comme tel, il avait toujours un mot drôle pour égayer les camarades. Il n’y avait pas quinze jours, dans la tranchée devant Badajoz, une bombe française avait éclaté au milieu d’un poste anglais, éparpillant des bras et des jambes dans toutes les directions. C’était un spectacle qui pouvait être pris du côté triste. Harding s’était écrié gaîment : « Lawrence, si quelqu’un a besoin d’un bras ou d’une jambe, voilà du choix ! » On ne s’ennuie jamais avec un homme pareil. Lawrence admirait profondément la fertilité d’esprit de son ami, lui qui était réduit à se souhaiter des aventures fâcheuses, « parce que ces sortes de choses font des sujets de conversation » pour les nuits de bivouac. Et ce n’était pas tout. Harding était précieux par son adresse incroyable à commettre des larcins. Selon une expression de Lawrence, il avait les a doigts à ça. » La marmite commune en profitait, et, tant qu’il existait une saucisse ou un poulet dans le pays, on était sûr de ne pas souper avec des fèves cuites à l’eau. Maintenant, le « pauvre Harding » était mort, et d’autres pillaient la boutique de l’orfèvre.

Le fruit des réflexions de Lawrence fut « qu’il ne prendrait plus jamais d’engagement » au moment d’un assaut, puisqu’on ne savait sur quoi compter.

Sa surprise presque indignée, devant un dénoûment si facile à prévoir, ne doit pas être imputée à sa stupidité. De même que le paysan sait mourir quand l’heure est venue, il y pense peu d’avance, parce qu’il est beaucoup plus frappé, sur cette terre, par la vie que par la mort. La révélation incessante, éternelle, du phénomène de la vie, par le blé qui pousse, l’arbre qui verdit, le troupeau qui multiplie, voilà l’important pour lui, voilà ce qui l’intéresse. A force d’appliquer sa pensée aux moyens d’activer la production et d’aider la Nature dans son vaste enfantement, il arrive à considérer la mort comme l’événement secondaire de notre passage ici-bas, l’événement principal étant d’exister, de posséder la vie. Dans les classes cultivées, il arrive souvent le contraire. Nous sommes plus frappés par le phénomène de la mort que par celui, autrement merveilleux pourtant, de la vie.

Pendant que Lawrence se faisait panser, sa colonne était presque détruite et, finalement, repoussée. La ville fut prise d’un autre côté, par la faute d’un bataillon allemand, et illumina de joie. En leur qualité d’alliés, les Espagnols n’avaient pas prévu les trois heures de pillage. Ils auraient dû cependant être instruits par le sort de Ciudad-Rodrigo, emporté par Wellington le 20 janvier précédent et livré toute une nuit à la soldatesque, qui y commit de grands excès. Le général anglais accordait à ses soldats, à titre d’encouragement et de récompense, le sac des villes qu’il « délivrait » des Français. Le récit de notre humble témoin est éloquent dans sa nudité : « Nos troupes trouvèrent la ville illuminée en leur honneur, ce qui ne les empêcha pas de se mettre à faire toutes les horreurs qui suivent ordinairement une prise d’assaut : pillage, dévastation, destruction de la propriété, ivresse et débauche. Je n’eus aucune part à tout cela, à cause de mes blessures, qui me retenaient au camp lorsque la ville fut prise. Mais, bien que je fusse au moins à un mille, j’entendis distinctement les clameurs et le tumulte dès qu’eut cessé le bruit du canon et de la mousqueterie. Le lendemain matin, je me traînai comme je pus dans la ville en m’aidant d’un bâton,.. et là, pour sûr, je trouvai les choses en bel état. On avait roulé des barriques de vin dans la rue et on les avait défoncées pour que chacun pût y boire. Quand les officiers essayaient de rétablir l’ordre en renversant ces barriques, les hommes, qui étaient ivres, se couchaient par terre pour boire à même le ruisseau, où coulait ainsi un mélange de toute sorte de liqueurs. Les portes avaient été brisées dans toute la ville, aussi bien aux étages supérieurs qu’au rez-de-chaussée, en appliquant le bout des canons de fusil sur le trou des serrures et en faisant tout sauter. J’ai vu, de mes yeux vu, un prêtre tout nu, que quelques-uns des nôtres avaient jeté ainsi dans la rue et qu’ils poursuivaient en le fustigeant ; ils lui en voulaient à cause de la façon dont ils avaient été traités dans un couvent, lors d’un précédent séjour dans la ville. »

Quelque sincèrement indigné que fût Lawrence, nous craignons qu’il n’ait été en boitant chez l’orfèvre, et que son dégoût n’ait redoublé en trouvant les armoires vides. Sa vertu était moins farouche quand il pouvait prendre sa part du butin. Durant sa promenade dans Badajoz, nous voyons son humeur se radoucir singulièrement au moment où il rencontre un homme de sa compagnie, qui lui montre un gros sac d’argent et lui promet de ne pas « le laisser manquer. » Il reprend aussitôt après son ton scandalisé : « Mais pendant que quelques-uns de nos soldats se livraient à toute cette débauche, je dois dire un mot d’éloge pour un grand nombre qui valaient mieux, et qui faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour calmer la férocité des autres. Ce matin-là, j’en rencontrai beaucoup, qui disaient combien ils étaient fâchés de penser que les soldats ne pouvaient pas s’empêcher de se porter à de pareils excès. Des maisons respectables étaient saccagées du haut en bas, sans égard pour les supplications des quelques personnes qui y étaient restées. Souvent on détruisait ce qu’on ne pouvait pas emporter. On menaçait les hommes pour les obliger à donner leur argent, et on traitait quelquefois les femmes de même. Comparativement, je crois qu’il se commit peu de meurtres ; mais il y en eut sans doute quelques-uns. »

« Lorsque toute cette canaille fut ivre-morte et qu’un certain nombre furent vraiment morts de leurs excès, alors seulement la pauvre ville put respirer un peu. Le matin, on mit de garde quelques troupes fraîches et on dressa quelques potences ; mais on ne s’en servit guère. Deux ou trois officiers avaient été tués en essayant de rétablir l’ordre, et l’on m’a donné à entendre que des soldats de la cinquième division, arrivés lorsque presque tout avait été ravagé, avaient dépouillé leurs camarades ivres ; on m’a même raconté qu’ils en avaient tué. Lord Wellington punit tous les coupables en leur supprimant leur grog pour quelque temps. En ce temps-là, il se passait généralement de pareilles scènes quand on avait eu beaucoup de mal à prendre une place. Sans doute qu’aujourd’hui, près d’un demi-siècle plus tard, la discipline est mieux observée dans ces sortes de circonstances, et il faut avouer que c’est un grand progrès. »

La suppression du grog paraît une punition douce après les gentillesses qu’on vient de voir. C’était une des plus redoutées de l’armée anglaise. « Dans des temps pareils, dit Lawrence, ça va au cœur du soldat. » Pour lui, il eut la bonne fortune d’être envoyé dans le même hôpital que le camarade au sac d’argent, qui, selon sa promesse, ne le « laissa pas manquer. » Ils burent tant et si bien, que leurs blessures s’enflammaient au lieu de se fermer. Puis vint le typhus, et l’année 1812 approchait de sa fin quand William Lawrence put reprendre son service.


V

Il était encore simple soldat, après six années de bons services, pendant lesquelles il avait mérité une seule fois le fouet. Presque au début de la guerre, il avait été condamné à 400 coups pour s’être absenté sans congé. Le colonel arrêta les fouetteurs avant qu’ils fussent à moitié, et Lawrence eut néanmoins trois semaines d’hôpital. Il avoue que la leçon lui fut utile et l’empêcha de « commettre des crimes plus grands, qui l’auraient finalement conduit à sa perte, » c’est-à-dire à être pendu. En même temps, il a une idée vague qu’il y aurait eu d’autres manières de s’y prendre avec le soldat, plus « à l’honneur de ceux qui commandaient » l’armée anglaise. Ses vains efforts pour s’expliquer rendent plus sensible l’avance intellectuelle prise tout à coup par l’homme du peuple français à l’école de la révolution. Le sergent Fricasse, simple paysan comme Lawrence, n’aurait pas été en peine de dire pourquoi les verges sont une punition honteuse. Il est familier avec les considérations abstraites. Sa tête est pleine de notions sur la patrie, la gloire, l’honneur militaire, la dignité humaine, les devoirs du « bon républicain. » Justes ou fausses, ces notions mettent une distance considérable entre lui et le pauvre Lawrence, qui patauge sans pouvoir saisir la pensée qu’il entrevoit, et finit, de guerre lasse, par la conclusion suivante, qui ne conclut rien : « Car ça confond de penser qu’on voulait donner 400 coups de fouet à un tout jeune homme comme j’étais alors, et qui supportait toutes les privations d’une guerre sanglante. » Pourquoi est-ce que « ça confond ? » Il le sent obscurément, voudrait l’expliquer, et ne le peut pas.

Quelques semaines après avoir rejoint le régiment, il fut enfin promu caporal. L’augmentation de solde lui était agréable, mais ce plaisir fut empoisonné par un chagrin auquel on ne se serait guère attendu de sa part. Il fallait changer de compagnie et, en regardant ses nouveaux camarades, il fut profondément froissé dans son sentiment esthétique : « J’avais, dit-il, 6 pieds 1 pouce (environ 5 pieds 6 pouces français), et pas un homme de cette compagnie-là n’avait plus de 5 pieds 7 pouces (environ 5 pieds français). » Il y avait là une disconvenance qui blessait son œil, accoutumé à une belle compagnie bien assortie, et l’instinct qui lui permettait de percevoir ce défaut d’harmonie était le même qui remplit un artiste d’indignation devant une statue antique à qui un restaurateur ignorant a mis un bras trop long : c’était l’instinct du beau. « Il y a en nous tous, a dit M. Anatole France, dans les petits comme dans les grands, chez les humbles comme chez les superbes, un instinct de la beauté, un désir de ce qui orne et de ce qui décore, qui, répandus dans le monde, font le charme de la vie. » L’éducation développe ou étouffe le besoin de la beauté. Le plus souvent, elle le trompe en pervertissant le goût, mais cela importe moins qu’on ne pense : l’essentiel n’est pas de trouver le beau, c’est de le chercher. L’homme qui colle sur son mur des images d’Épinal et celui qui y suspend des tableaux de maîtres obéissent également au « désir de ce qui orne et de ce qui décore ; » ils sont frères par l’instinct de la beauté, quoique aux antipodes du goût.

Lawrence avait raison, lorsqu’il s’affligeait d’avoir à s’aligner, lui géant, avec des pygmées. Le coup d’œil y perdait évidemment, et le soldat est plus sensible au coup d’œil qu’on n’a l’air de le croire de nos jours où la tournure du régiment est sacrifiée aux considérations utilitaires. Comme si un régiment qui se sent beau n’avait pas un avantage sur celui qui se sait laid ! Le 40e d’infanterie était tout entier de cet avis. Quand Lawrence rejoignit, après sept mois d’hôpital, on lui apprit la grande nouvelle, qui réjouissait tous les cœurs. Pendant son absence, Wellington, avait gagné sur Marmont la bataille de Salamanque (22 juillet 1812), dont on se rappelle les suites fatales pour la cause française : l’armée anglaise à Madrid, le maréchal Soult obligé d’abandonner l’Andalousie, les cortès espagnoles ranimées et les négociations avec le roi Joseph rompues. Mais tout cela n’était point l’important pour le 40e. Le grand, le glorieux souvenir qui lui restait de la bataille de Salamanque, celui qui dut se transmettre à travers plusieurs générations de recrues, c’était la conquête d’une magnifique canne de tambour-major, prise aux Français. La canne du régiment était « horriblement usée et abîmée, » et celle-là était si jolie, si riche : on l’estimait 50 livres sterling. Tout le 40e se sentait paré quand passait son tambour-major. Rie qui voudra de la pensée qu’on marche plus volontiers au-devant de la mitraille quand les tambours battent la charge sur le signe d’une belle canne, la grandeur de l’humanité n’en est pas moins dans son incorrigible et, parfois, ridicule idéalisme.

Les rieurs doivent aussi tenir compte de ce que les proportions des choses ne sont pas les mêmes pour des hommes bornés et ignorans, comme l’étaient ces troupiers, que pour eux, dont l’horizon embrasse une foule d’intérêts nobles et de jouissances raffinées. Il est clair que, dans une existence fermée aux pensées hautes, les choses petites ou basses passent au premier plan et accaparent toute l’importance. Le lecteur connaît assez, à présent, Lawrence et ses camarades, pour savoir qu’ils auraient été bien en peine de s’occuper de sublimités ou même, simplement, de la politique européenne pour laquelle ils se battaient. Il serait donc injuste d’accuser Lawrence de vulgarité ou d’égoïsme, parce qu’il juge les plus grandes batailles, non d’après leurs conséquences politiques, qu’il ignore, mais d’après les petits bénéfices personnels qu’il en a retirés. Ainsi, Vittoria, qui livra aux alliés la route de Sayonne, demeura dans sa mémoire la bataille ou il réussit enfin à se procurer une paire de bottes, après avoir marché si longtemps sur « sa semelle naturelle. » Nous verrons tout à l’heure que l’événement capital de la journée de Waterloo fut pour lui la découverte providentielle d’un jambon. Et c’était un sentiment très naturel.

Nous l’admirons d’autant plus d’avoir attendu « avec une anxiété intense » une occasion de retourner dans son ancienne compagnie, la 5e, à la beauté de laquelle il contribuait, tandis qu’il faisait tache dans la 7e. Il eut bientôt cette satisfaction, ne tarda guère non plus à passer sergent, et, juste au même moment, arriva la partie lumineuse de ses campagnes. L’armée anglaise franchissait les Pyrénées. Après six ans de guerre d’Espagne, le doux pays de France parut au soldat le paradis. Il s’émerveillait des « élégances » des campagnes, couvertes de vignes et d’arbres fruitiers ; de l’humanité des habitans, qui ne pouvaient souffrir le spectacle du fouet et intercédaient en faveur des coupables ; du luxe et du bien-être des habitations. Lawrence a des mots et des anecdotes qui font penser aux anciennes invasions des gens du Nord, rudes et demi-barbares, dans le Midi policé. L’histoire de ses débuts dans le monde est charmante. J’imagine que, si quelque compagnon de Simon de Montfort, de retour dans son village des Ardennes ou du Gâtinais, avait eu l’idée de dicter au tabellion du pays le récit de sa course au pays des Albigeois, il aurait eu à raconter des impressions assez semblables sur les lits de plume et les fins ragoûts.

La paix était faite, les Bourbons restaurés ; le 40e d’infanterie se dirigeait lentement vers Bordeaux, où il devait s’embarquer. A la dernière étape avant la ville, le sergent Lawrence et un homme de sa compagnie furent logés dans une maison particulière dont le maître, sans doute quelque vieux royaliste, crut devoir leur faire honneur et les admettre à la salle à manger. Jamais hôtes si éblouis et si gênés. Quand ils aperçurent la table étincelante, servie en vaisselle plate, et le beau laquais poudré à blanc, eux qui n’avaient « même jamais vu une pompe pareille, » ils furent saisis d’admiration, mais se souhaitèrent de tout leur cœur « à la cuisine. » Ce fut bien pis quand il s’agit de manger. Ils comprenaient qu’il ne serait pas à propos « de se servir de leurs doigts, » comme ils y étaient accoutumés, et les fourchettes les mettaient au supplice. Lorsqu’ils eurent réussi à porter les mets à leur bouche, nouvel embarras. C’était bon, mais trop compliqué ; impossible de deviner ce qu’on mangeait. Après le repas, le vieux royaliste leur offrit une pipe, apportée cérémonieusement par le beau laquais poudré, puis ils se retirèrent dans un appartement « admirablement meublé, » et les deux soudards, demeurés seuls, éclatèrent de rire de leur métamorphose en gentlemen. Mais ils ne rirent pas longtemps. Le maître du logis fut vengé de leurs gouailleries par ses lits. Quand ils furent dans cette plume, un malaise indéfinissable s’empara d’eux. Au bout de quelque temps, le soldat appela : « Sergent ! je ne peux pas dormir là-dedans. — Moi non plus, je ne peux pas. » Ils s’étendirent sur le plancher, la tête sur leur havresac, et trouvèrent aussitôt le sommeil.

Le lendemain était un dimanche, et le régiment se reposait. Un peu avant le déjeuner, le vieux royaliste vint s’informer lui-même de la manière dont ses hôtes avaient passé la nuit, et fut très étonné de les trouver par terre, roulés dans une couverture. Il les questionna par signes, et ne parvint pas à comprendre leurs raisons, de sorte qu’il les conduisit à sa femme, qui désirait avoir une conversation avec eux sur « les épreuves du soldat en temps de guerre. » Elle les reçut dans une pièce » somptueusement meublée, » et Lawrence recommença à se souhaiter « à la cuisine. » Cependant il fallut se soumettre. La dame avait préparé un volume de dialogues anglais, au moyen duquel elle essaya d’abord de se faire expliquer pourquoi ils avaient couché par terre et non dans leur lit, puis elle passa aux « épreuves du soldat en temps de guerre, » et prouva sa sensibilité en se mettant à pleurer. Lawrence fit de son mieux pour être éloquent, et admira le bon cœur qui lui faisait verser des larmes ; toutefois, il ne fut pas fâché lorsque vint une diversion, sous la forme de l’exécution de deux camarades, condamnés chacun à deux cents coups de fouet. Tout le régiment avait ordre d’assister au supplice. Lawrence eut donc une excuse galante pour quitter la vieille dame, qui pleura encore plus fort en apprenant ce qui allait se passer. Les condamnés furent graciés à la demande des habitans, et le reste de la halte se passa à boire et manger.

Il arriva en ce temps-là que le 40e d’infanterie britannique, qui était extrêmement réduit de nombre et vêtu de haillons, se repeupla tout d’un coup, à l’annonce de la paix, d’hommes en belle tenue, qu’on croyait morts depuis des siècles, et qui sortirent de dessous terre, sans qu’on pût comprendre d’où ils venaient et ce qu’ils avaient fait dans ces dernières années. L’amour-propre du régiment fut blessé au vif à l’aspect de ces revenans. Lawrence était hors de lui de colère. Depuis longtemps, il était le seul sergent de sa compagnie, et ils se trouvèrent soudain huit sergens, deux de plus que le nombre réglementaire ! Encore un détail que les relations officielles auraient jugé oiseux et dont nous sommes obligés à cet honnête garçon. Un régiment où il y avait tant de « héros ! » Ils s’embarquèrent sur cet affront et employèrent le temps du séjour à l’île d’Elbe à faire une petite campagne aux Indes-Occidentales. Le récit en est assez obscur. On démêle seulement qu’il y avait des troupes nègres, des fortifications construites avec des barils de sucre, et que les troupes nègres mangeaient les fortifications. Quoi qu’il en soit, le 40e de ligne revint en Europe juste à temps pour prendre part à la bataille de Waterloo, dont Lawrence nous donne un récit moins littéraire que le fameux récit de Stendhal dans la Chartreuse de Parme, mais conçu dans le même esprit de scrupuleuse véracité. Sun régiment fut placé dans un champ quelconque, en vue d’une combinaison qu’il ignore, et avec l’ordre de garder sa position. On forma le carré, et Lawrence raconte ce qu’il vit.

Il vit d’abord un régiment de cavalerie française, qui les chargea et fut repoussé. Il vit ensuite un régiment d’infanterie française, qui dut aussi reculer, mais après un combat acharné et de grandes pertes des deux côtés. Puis ce fut le tour d’un autre régiment de cavalerie, et les rangs du 40e demeurèrent tellement éclaircis, « qu’à peine pouvait-on former le carré. » Cependant il conservait son terrain, et c’est pourquoi Lawrence n’a pas pu voir ce qui se passait sur le reste du champ de bataille. De toutes les batailles auxquelles il a pris part, Waterloo fut la plus ennuyeuse. Les hommes étaient énervés de recevoir les charges et de serrer les rangs. Très peu d’incidens, et pas un seul qui fût gai. Sans leurs officiers, les soldats s’en seraient allés. La journée s’écoula lourdement, et la nuit tomba sur une ombre de régiment noyée dans la boue. Le feu avait cessé et il passait des Prussiens ! Lawrence suppose qu’ils poursuivaient les Français, mais il ne l’a jamais su positivement. Peu lui importait d’ailleurs. Il souhaitait les Prussiens au diable, et c’était tout ce qu’il pensait d’eux pour l’instant, car il avait trouvé un sac contenant un jambon et deux poulets, et son général lui avait conseillé « de bien se cacher des Prussiens, car c’étaient des gens dont il fallait se défier, et qui le voleraient s’ils l’apercevaient. » Les armées pouvaient fondre sous la mitraille, les empires pouvaient s’écrouler et les peuples trembler dans l’attente de leur sort : il y avait sur le champ de bataille de Waterloo au moins un homme dont l’unique pensée était de sauver sa marmite.

Il n’y réussit pas complètement. Ces « mêmes Prussiens, dont le général lui avait recommandé de se défier, » s’approchèrent de son feu et contemplèrent son jambon avec des regards de convoitise. Il jugea de bonne politique d’aller au-devant de leurs désirs, tira son épée et leur coupa des tranches de jambon, moyennant quoi il s’en débarrassa et put se livrer en paix aux opérations importantes de la journée, qui n’eurent aucun rapport avec les surprises de la tactique. Était-ce Grouchy ? était-ce Blücher ? Là ne fut point le problème de Waterloo pour William Lawrence. Le problème de Waterloo, sur lequel il s’étend avec autant d’abondance qu’il avait montré jusqu’ici de concision, fut d’allumer du feu avec du bois humide, afin de faire cuire son reste de jambon et ses deux poulets. Tel est l’aspect des grandes catastrophes de l’histoire aux yeux de la foule qui forme la matière brute des nations.

Le 40e vint à Saint-Denis et escorta Louis XVIII à sa rentrée dans Paris. Un peu plus tard, le régiment alla camper à Saint-Germain, où le sergent Lawrence tomba amoureux d’une jeune Française qui tenait une petite boutique. Il l’épousa et l’emmena en Angleterre, et il n’a jamais eu à se repentir de son choix : elle faisait les étapes mieux que pas un du régiment. En 1817, étant caserne à Glasgow, il demanda un congé et emmena sa femme à son village du comté de Dorset. Il n’avait jamais revu ses parens, et on lui avait écrit que son père se mourait.

VI

Depuis Ulysse, le retour du soldat dans ses foyers a servi de thème à tant de variations en prose et en vers, que les écrivains hésitent aujourd’hui à le reprendre. Il n’y a plus que les hommes de génie ou les illettrés pour avoir cette audace. Tolstoï l’a eue dans ses Souvenirs. Le sergent Lawrence l’a eue également dans ses Mémoires, et c’est une audace heureuse. Pour le naturel et la vérité, il ne sera jamais surpassé, et il s’élève par endroits jusqu’à la grandeur épique.

« Nous arrivâmes un dimanche, dit-il, dans la matinée, pendant le service religieux. Nous prîmes le raccourci à travers le cimetière et remontâmes le village, demandant à plusieurs maisons où demeurait John Lawrence (mon père). Je trouvai que c’était dans la même maison où j’étais né ; mais, quoique ça ait l’air drôle, je ne me pressai pas du tout d’y aller. J’avais su par les voisins qu’il vivait encore et qu’il allait beaucoup mieux, de sorte que j’étais tranquille. »

C’est bien le paysan. Il n’est pas du tout incapable d’émotion, mais il lui faut du temps ; les sentimens sont lents à se faire jour, comme les idées. Lawrence flâna donc dans le village, se divertissant de la curiosité excitée par son uniforme et traité partout en étranger. Enfin, il fut reconnu par une vieille femme, qui alla prévenir sa sœur. Le tableau de leur rencontre est une merveille de réalisme. Lawrence ne s’était pas fait la barbe depuis plusieurs jours. Au moment d’entrer dans la maison paternelle, sa sœur en sortait, courant au-devant de lui. Elle s’écria : « Entre ! Pourquoi ne t’es-tu pas fait la barbe ? » Alors je lui demandai s’il y avait un barbier près de là. « Non, dit-elle, mais je vais te raser ; c’est toujours moi qui rase le père. » Alors j’entrai. Mon père et ma mère n’étaient pas rentrés de l’église… J’ôtai mon havresac, et on en sortit ce qu’il fallait pour la barbe, »

Soyez sûrs que ce frère et cette sœur, séparés depuis douze ans, avaient beaucoup de choses à se dire ; mais ils se les diront plus tard, peu à peu. Le paysan ne se presse pas de dire les choses.

Le voilà rasé. Il s’approche de la porte et regarde dans la rue. Le service religieux durait encore. « Mais quand il fut fini, j’aperçus tout à coup la vieille dame[6], avec le même vieux chapeau noir et le même manteau rouge que quand je l’avais quittée. Elle avait eu vent de la nouvelle, et elle arrivait comme un aigle, les ailes étendues. J’allai au-devant d’elle, mais elle était si bouleversée par l’émotion, que je dus l’accoter contre la maison pour l’empêcher de tomber, après quoi je continuai au-devant du vieux, qui était tout à fait infirme et clopinait en arrière avec deux bâtons. J’ai à peine besoin de dire qu’il fut pire que tous les autres en me revoyant comme ça, tout d’un coup. Je le fis entrer, et j’eus de la peine à le mener jusqu’à une chaise. Aucun de nous ne dit rien pendant longtemps. A la fin, le vieux dit : « Mon enfant, je ne croyais pas te revoir. »

Il suffit d’un sentiment un peu profond pour réveiller le poète qui dort au fond de chaque homme. Lawrence a été poète en dépeignant cette vieille femme éperdue, son manteau rouge flottant au vent, et qui fond sur son enfant « comme un aigle aux ailes étendues. »

Quelques années après sa visite au village, il fut mis à la retraite avec une pension de 18 sols par jour, qui fut portée sur la fin à 25 sols. Ses Mémoires se terminent par une sorte d’envoi au lecteur d’une humilité touchante : « Je me suis efforcé, dit-il, de raconter du mieux que je pouvais, — et je sais que ça laisse bien à désirer, — et en n’étant pas long, de manière que la populace de l’endroit puisse le lire en quelques heures, les scènes principales de ma vie, reliées aux diverses campagnes dans lesquelles j’ai servi ; et, bien que je sois fâché de ne pas pouvoir donner au lecteur plus de détails sur la Péninsule et Waterloo, je crois que, si mes anciens camarades eux-mêmes, ceux qui ont fait les mêmes campagnes, examinaient mon ouvrage, ils ne pourraient pas dire que les renseignemens que j’ai donnés ne sont pas exacts. » Nous souhaitons à tous les historiens de pouvoir se rendre le même témoignage à la dernière page.

Le sergent Lawrence est mort en 1867. Et c’est toute son histoire.

On conviendra qu’il était impossible de rencontrer une âme plus simple, comptant moins de rouages et de ressorts, plus strictement réduite, en fait d’idées et de sentimens, au fonds commun et éternel de l’humanité. De plus, ce qu’elle en possédait était encore mal dégagé de l’instinct, comme on voit des alluvions récentes qui ne sont plus l’eau et ne sont pas encore la terre ferme. C’était à tous les points de vue une âme élémentaire, dont l’inventaire était bientôt dressé, et rendue d’ailleurs calleuse par une longue expérience des hasards de la guerre, de sa licence et de ses férocités. Quelques affections de famille, sincères mais peu encombrantes ; quelques notions assez vagues sur des sujets abstraits, tels que le tien et le mien ou les mœurs des revenans ; le souci cuisant et ininterrompu de satisfaire sa faim, d’abord chez ses parens, puis en campagne, et dans son ménage ; au fond de tout cela, cherchant à poindre, un obscur besoin de beauté, d’ordre et d’harmonie ; par-dessus tout cela, cet inexplicable et merveilleux sentiment du devoir qui déroute les raisonnemens : — voilà le bagage intellectuel et moral dont William Lawrence dut se contenter pour être un honnête homme et s’acquitter convenablement de la tâche de l’existence.

Il eut infiniment plus de mérite à en venir à bout tant bien que mal, et même plutôt mal que bien, qu’une foule de gens, qui se sentiraient humiliés d’être comparés à un manant, n’ont de mérite à faire beaucoup mieux que notre humble héros. Nous n’en savons néanmoins aucun gré à Lawrence et à ses pareils, nous tous les favoris du sort ou de la nature, qui regardons ces pauvres diables d’en haut. Au contraire, nous nous indignons que des êtres mal doués, peu aidés par les circonstances, condamnés à rester presque passifs dans la vie, ne soient ni très vertueux, ni très héroïques, ni très généreux, ni très accessibles aux grandes idées. Il nous paraîtrait naturel qu’ils fussent des saints, eux qui n’en retireraient même pas les jouissances d’orgueil que rapporte la sainteté dans les sphères supérieures. William Lawrence n’a jamais fui devant l’ennemi, bien que souvent il ait eu grand peur. Ses petits larcins d’apprenti ou de soldat maraudeur ne l’ont pas conduit au vol. Il a regretté ses amis, bien qu’à force d’habitude la mort ne lui parût pas un grand événement. Il a été patient dans le danger, et il a supporté de grandes misères sans murmurer. Venu au monde pour peiner, il a été exempt d’envie, humble de cœur, content de son sort. Il a fait le moins de mal qu’il a pu et a tâché quelquefois de faire un peu de bien. Il a droit, non à une indulgence dédaigneuse, non à une compassion humiliante : étant ce que nous avons vu et la vie étant ce qu’elle est, il a droit à l’admiration pour ne pas s’en être tiré plus mal.


ARVEDE BARINE.

  1. The Autobiography of Sergeant William Lawrence. (Loudres, 1880 ; Sampson Low.)
  2. Auteur d’Un Jour de ma vie à Eton, etc.
  3. Revue du 1er décembre 1883 : les Commentaires des soldats.
  4. Journal de marche du sergent Fricasse.
  5. Les Cahiers du capitaine Coignet.
  6. C’est sa mère.