Bibliothèque Charpentier (p. 269-283).


XIX


L’ancien avait donné l’argent nécessaire et les Parisiennes s’en étaient allées. Leur départ avait rendu le village à sa vie monotone et simple : Loriot-Moquin ferrait les chevaux, sa femme s’épanouissait de quiétude, à peine si les fugitives étaient oubliées du fils Roubeau et de Martine qui se rejoignaient à Jupelle, la nuit, dans un hangar, pour se faire plaisir.


Les ciels dorés d’automne s’étaient éteints ; l’hiver avait durci les champs sous la neige lumineuse ; autour de la flèche de Chartres, hardie et fine, c’était, après les caprices des aurores, l’azur joyeux et vierge toute la journée, avant les crépuscules légers, lilas, traversés de compagnies d’hirondelles. Et le blé levait sur toute la Beauce, offrant aux hommes, dans ses milliards de tiges vertes sorties des sillons droits, la fallacieuse image de l’égalité désirable, une leçon de force, et l’espérance du pain quotidien.

Au parfum de la terre, Michel avait recouvré son énergie. Il avait conduit la charrue, semé le grain ; et le hersage lui avait semblé le plus noble des labeurs, de préluder au travail secret des germes.

Les années d’exil à la caserne et les derniers mois, ceux de sa liaison, l’avaient mûri. Comme il le disait lui-même, il était devenu un homme sans s’en apercevoir, et nulle femme au monde ne vaut qu’on achète sa possession de la parcelle de terrain que peut couvrir, à midi, son ombre portée. Il se marierait à bon escient, le cœur froid, par calcul. Ses parents l’écoutaient avec respect. Parfois, Gaspard les avertissait les uns et les autres que la Fortune ruine les projets médiocres et les superbes. Il disait cela rudement. Eux ne devinaient point que ses prunelles claires les condamnaient, de nourrir une ambition mesquine. Au reste, il parlait peu et ils attribuaient sa continence à l’âge, à la fatigue.

Il vieillissait, vraiment. La vie se retirait de ses membres gourds et de son corps desséché. Sa pensée s’appesantissait dans la contemplation des lieux qu’il avait parcourus et la mémoire de ses actes violents. Il ignorait le remords ; même, il lui arrivait de goûter la saveur du mal accompli, vivifié d’une âpre joie, l’orgueil au cerveau ainsi qu’à la minute criminelle ; et il regardait avec gratitude ses mains énormes étalées sur ses cuisses maigres.

Par choc en retour, il se souvenait aussitôt de ses humiliations récentes. Quand il ouvrait une cachette pour voir, palper, baiser les pièces de monnaie, sa jouissance le décevait, si complète qu’elle fût. Seul dans sa masure close, à plat ventre près de la mauvaise lanterne d’écurie dont la mèche basse charbonnait, lorsqu’il se caressait les joues au tas d’or amassé entre ses bras, il appréhendait d’être volé, il maudissait la perte de sa vigueur, il accusait les siens de vouloir le dépouiller.

Cependant, son fils lui versait son dû aux échéances, et il apportait les sommes par petits paquets, chacun représentant le produit d’une terre, pour éviter toute confusion. Michel recevait la paye dont se contentent les Belges qu’on embauche pour la moisson, et il avait rendu les cinquante francs empruntés pour Mlle Rubis. Cette exactitude scrupuleuse alarmait Gaspard : « Ils attendent », songeait-il.

À la longue, il s’irrita du plaisir que prenait Michel à faire la tâche de deux bons ouvriers. Celui-ci, la poussée printanière de la sève correspondait à un développement merveilleux de sa force, et il montrait une exubérance de poulain libre. Gaspard en jalousait la fraîcheur, la robustesse, et il ne lui pardonnait point sa rébellion. Il en venait, petit à petit, à lui vouer cette haine patiente des gens débiles, des femmes désarmées par la laideur, et des domestiques. Rien n’effaçait pour l’aïeul l’opprobre d’avoir plié devant Michel. Il y rêvait avec plus de colère lorsque, par l’esprit, il s’était retrempé dans les aventures d’amour, de sang et de mort, où il avait toujours vaincu, depuis que la Mabrouka l’avait arraché du sol beauceron et jeté dans l’univers comme une force souveraine.

De Magellan au cap Nord, d’Irkoutsk aux prairies australiennes, des solitudes asiatiques aux jardins clairs de la Toscane, transgresseur des lois, sujet de ses seules passions, n’avait-il donc roulé, bataillant, victorieux, impitoyable, que pour subir la tutelle d’un enfant timoré ! Ah ! il lui fallait l’espace encore, les horizons renouvelés, les contrastes du chaud, du gel, de la montagne, des marées furieuses, et il finirait son destin, l’âme saoule de grandeur, parmi des gens que son cadavre effraierait !

Au lieu de cela, il n’avait pas su refuser à Michel ces cinquante francs qui manquaient aux filles, il supportait sa déférence hypocrite, et il achèverait de vivre, sans plus rien contempler que les mêmes visages, les mêmes arbres, les mêmes toits, les quatre saisons sur la plaine plate, immense, toujours semblable d’année en année.

S’il laissait couler une poignée d’or, les pièces en tintant lui disaient tout ce qu’on peut obtenir par elles. Et, de les accumuler, il croyait enfermer dans sa maison, pour en jouir à son heure, les joies qu’elles vaudraient à d’autres s’il permettait qu’elles lui échappassent. C’est pourquoi il les baisait, il les palpait, et, quand elles glissaient entre ses doigts, il se rappelait la fuite caressante des chevelures, la fraîcheur que la menace du viol donne à la peau, et il se souvenait de sensations beaucoup plus rares. En cet état, avec une incroyable lucidité, il prévoyait l’avenir, et il examinait les moyens de leurrer ses héritiers.

Il avait envisagé les plus folles hypothèses ; mais il s’en tint au plan très sage de vendre ses terres, une à une, d’abord celles qui étaient convoitées, les autres ensuite, sans montrer d’impatience. Il ne s’en ouvrait pas aux siens. Ils le connurent par les nouveaux propriétaires, quand ils prenaient possession du fonds. Ce qui restait aux Michel ne suffirait pas à leur subsistance. Outre le dépit d’avoir labouré, fait les semailles, conduit la herse, et de perdre sa part de la prochaine récolte, le fils enrageait à l’idée de devoir se mettre en service. Il osa questionner :

— Alors, l’ grand-père, c’est-y qu’on peut vous d’mander si vous allez tout vend’, à c’te heure ?

— Tu peux d’mander… comme j’ peux n’ point répond’… moi…

Il avait serré les dents et les poings pour se contenir. À une semaine d’intervalle, il reprit l’entretien :

— J’ pense ben qu’ vous n’ céd’rez point vot’ champ qui monte su’ Jupelle… c’est l’ meilleur… d’ la terre facile, en belle exposition… Vous l’ gardez, c’ champ-là ?

— Il est vendu de c’ matin…

— Ah ! vous m’ laiss’rez vous dire…

— Rien !… J’ suis-t-y l’ maît’ de mon bien… ou si c’est toi ?

— C’est vous, ben sûr…

Michel était moins abattu par la morgue de l’ancien que désappointé par le silence de ses parents dont il attendait une aide. La mère en appelait de cet entêtement du vieillard au bénitier qui décorait l’alcôve. Le père frottait sa jambe infirme, pour paraître souffrir sans critiquer personne. L’aïeul, impassible, les tenait tour à tour sous son regard cruel.

— Alors… faudra qu’ je m’ loue chez l’s aut’s… si vous n’ gardez rien ? dit encore Michel.

Gaspard souleva les épaules et ce fut toute sa réponse avant de quitter la place.

— Y n’a pas l’ droit d’ fair’ ça ! s’écria Michel.

Les autres l’approuvaient. Il s’emporta, leur faisant honte de se soumettre quand la ruine les menaçait.

— On peut rien cont’ lui, tu sais ben ! murmura la femme.

Comme il poursuivait, crachant l’injure, allant et venant, le boiteux lui intima de se taire :

— C’est d’ mon père, que tu parles !… Assez !… Sans lui, on s’ rait pas là, ni moi, ni toi… Il est l’ maît’ de son bien avant nous…

— Alors, ça vous va qu’y s’ défasse de tout ?

— Non, ça m’ va pas !… Mais je l’ respec’ quand même… et j’ veux qu ’t’ en fasses autant !…

Par sa douceur, la Michel réussit à les apaiser.

Ils arrêtèrent d’aller, l’après-midi, consulter le notaire, à Chartres. Ils surent que les opérations de Gaspard étaient légitimes, qu’il avait vendu sans y perdre et tenait chez lui, en espèces et billets de banque, plus de vingt-cinq mille francs.

Au retour, inquiets tous les trois comme s’ils eussent porté cette fortune dans leurs habits, ils n’osaient parler de peur d’éveiller de dangereuses convoitises. Michel harcelait le cheval, du fouet, du mors, de la voix, et quoique la bête maintint le galop à en crever, ils trouvaient son allure paresseuse et la route interminable.

Michel laissa ses parents discuter. Le cheval mis à l’écurie et la carriole rangée, il mangea sa soupe en silence. Le père discourait, loquace, confus et solennel. La mère opinait, préoccupée de voir à son fils des gestes saccadés, des yeux fixes, un front têtu, qui le faisaient étrangement semblable à Gaspard. À la fin, elle dit :

— As-tu eun’ idée, toi, p’ tit gas ?

Les assiettes sautèrent, au coup de poing dont Michel frappa la table :

— J’ vas coucher chez l’ grand-père… Faut pas qu’on y vole c’ qu’il a, bon sang !

— Et si y veut pas d’ toi ?

— Alors, j’irai quand même, l’ père ! J’ai mis ça dans ma caboche… et ça y est bien !…

Dès le lendemain, au soir venu, Gaspard accueillit Michel dans sa maison :

— Ton père m’a dit qu’ tu voudrais coucher ici ?

— Oui… dame ! c’est pour vot’ service… rapport aux ch’ minards…

— Ça m’ connaît, c’ te graine-là… et c’est moins voleur qu’ la famille, souvent…

Il eut un ricanement sec, et il ajouta :

— J’ suis qu’une vieillerie, à présent…

— Personne dit ça ! protesta Michel.

— Ah ! j’ suis p’ us un homme, va !… Ben, tu couch’ ras au grenier… où qu’ tu couchais avec Rubis… C’est la même paille, d’ailleurs…

Tandis que l’autre montait par l’échelle, le vieux sembla attiré, le cou tendu, un pied sur la première barre ; et il tâtait son couteau dans sa poche.

L’aïeul et le petit-fils passèrent ensemble plusieurs nuits sous ce toit.


Or, cette nuit, Michel dormait au grenier, malgré les rats. Gaspard cousait des billets de banque dans la doublure d’une veste sordide. Il en logea jusque dans les manches. Après, il réunit silencieusement les sommes en or qu’il avait cachées partout. Il ne s’entendait pas lui-même. Comme si les pièces eussent tinté, il jouissait de les voir luire au creux de ses mains fébriles haussées vers la lanterne où vacillait une flamme fumeuse.

La respiration de Michel était profonde. Par moments, l’ancien s’arrêtait pour l’écouter ; et son regard devenait farouche, jusqu’à ce que la lueur de l’or l’adoucit.

Gaspard avait gonflé de pièces le gousset large de sa ceinture en cuir. Il restait des monnaies. Ayant beaucoup réfléchi, il les versa dans un croûton de pain évidé qu’il referma d’une boule compacte faite de la mie. Il secoua le croûton près de son oreille ; et satisfait, il le déposa dans une musette de soldat, parmi de vieux linges. Alors, il murmura :

— Maint’ nant, à toi, Gaspard…

D’en haut, un chuchotement parvint, des mots prononcés très vite, de cette voix oppressée, haletante, sourde, que donne le cauchemar. Et, de nouveau, il n’y eut que la respiration profonde de Michel. Le grand-père attendit, une main en cornet tournée vers l’orifice noir de la trappe béante où se perdaient les montants de l’échelle. Un sourire mauvais crispa toute la face de l’homme, sans y altérer la ligne en relief de la balafre. Il tira son couteau, l’ouvrit, et, quittant ses savates, il grimpa nu-pieds à l’échelle. Elle gémissait. Un coffre craqua aussi. Gaspard s’arrêta, la figure à hauteur de la lanterne suspendue à un échelon.

— Ben quoi ! se dit-il.

Le couteau entre ses dents, il décrocha cette lanterne et, la flamme contre lui, il continua l’ascension. L’ombre qui s’était faite dans la salle paraissait monter derrière lui et le pousser.

Arrivé au grenier, debout, il reprit son couteau et il tourna brusquement la lanterne. Une fuite de rats dans tous les sens, agita la paille. Il contempla Michel qui dormait sur le dos. La chemise ouverte montrait la chair rose de blond, depuis la gorge jusqu’au creux de l’estomac.

Il avança très près et il se mit sur un genou, d’aplomb, le manche de son arme bien en main, la lanterne au niveau le son épaule. Un effort de volonté plissa son front et les veines de ses tempes étaient gonflées. Les yeux du dormeur s’ouvrirent, vagues d’abord, et l’épouvante les agrandit quand Gaspard les eut captés dans la lumière froide des siens.

Cela dura moins d’une seconde. Le passé d’une race et son futur étaient confrontés dans ces deux êtres. Leurs visages, si pâles soudain, exprimèrent que chacun avait peur de soi-même.

Michel se souleva, d’un élan rapide. La lame entière lui entra dans le cou, à gauche, et il tomba comme une chose renversée, sur la paille rougie d’un jet intarissable de sang.

— Imbécile ! fit Gaspard ; et, arrachant le couteau de la plaie, il se releva.

Il mit sans hâte les gros souliers qu’il avait achetés à Paris, il boucla sa ceinture, endossa la vieille veste où sa fortune était cachée et, par-dessus, il s’habilla d’une blouse. Ayant pris son chapeau, son bâton ferré, la sangle de sa musette à l’épaule, prêt à partir, il resta aux écoutes et il guetta le rectangle obscur que formait au plafond la trappe ouverte.

— Ah !… tant pis ! Il l’ fallait !… s’écria-t-il en sortant.

Le printemps embaumait. C’était une de ces nuits où la clarté des astres parait la cause même du silence pur.

Gaspard huma l’espace, il se roidit, et, prenant le milieu de la route, il s’éloigna, d’un pas égal. Il ne se retourna point. Derrière lui, c’était l’immuable passé.

Il allait, haut et maigre, sans daigner voir plus bas que les étoiles. De tels souvenirs le hantaient qu’il se fiait au hasard avec ivresse. Au delà de la plaine beauceronne, il pressentait les lieux déserts, arides, qui, pareils à son âme, étaient sa vraie patrie. Il lui tardait d’en respirer l’air vivace. Il redressa encore sa taille et, comme s’il eût jeté bas sa vieillesse, il allongea les enjambées, marchant à l’avenir avec la hâte d’un adolescent qui croit à l’amour, à la gloire, à la bonté.

Et il barrait le paysage nocturne, — noir et anguleux entre le ciel de féerie et la terre que frappait son bâton à chaque pas, — vieux bougre solide, pourvoyeur de la mort et son épouvante…


fin