Bibliothèque Charpentier (p. 230-241).


XVI


— On va pas moisir, ici, hein ? dit Mlle  Youyou.

Arrêtée pour allumer une cigarette, Mlle  Rubis injuria d’abord le vent, ce gêneur, et, mise en goût, elle parla vertement des Michel :

— Nous en aller ?… Ah ! pas avant d’ m’êt’ vengée d’ ces croquants-là !… T’as vu… ces façons d’ me flanquer dehors !… J’ suis bonne fille, mais faut pas en abuser… et l’ coup d’ tout à l’heure, ça passe la m’sure !…

Elle rappela ses bontés envers Michel, au temps qu’il était soldat et depuis sa libération du service :

— Quant y m’ parlait d’ son pays, ça m’ serrait le cœur… comme au théât’ quand c’est un drame… et j’ l’aimais plus, de l’ trouver aussi bon, la rosse !… Ah ! c’ qu’on est bête, quand on aime !… et, pas plus tôt qu’il est ici, le v’là croquant à lui tout seul comme ces oies-là, tiens !…

Une troupe blanche de ces volatiles cheminait au milieu de la route. La trompe d’une voiture effraya leur compagnie, qui, partagée en deux bandes, gagna d’un vol lourd les talus d’où, battant des ailes, leurs longs cous rigides, les bêtes sifflèrent. La machine passa dans un vacarme, emportant une femme protégée d’une gaze verte ; et un nuage de poussière se déroulait.

— La veinarde ! s’écria Mlle Rubis.

Elle montra l’automobile déjà lointaine :

— V’la c’ qu’y nous faudrait, ma vieille, au lieu d’ ces croquants et compagnie qu’on n’a même pas d’ plaisir à embêter !

— Autant s’ trotter tout d’ suite, va !

— La peau ! pas avant d’ leur avoir fait. payer leurs rosseries… Ça s’ra pas long, d’ailleurs…

— Qu’est-c’ qu’ tu vas faire ?

— J’ sais pas encore… mais ça m’viendra !… Rentrées à la maison de Gaspard, pour tromper leur ennui, elles se coiffèrent. Mlle  Rubis accentua de noir le cerne de ses yeux, elle se mit du fard aux joues, de la poudre rose qui sentait le musc, et, sur les lèvres, d’une pâte carminée. Les cheveux en une coque gigantesque, elle s’admira. Alors, sa colère déborda contre Michel qui s’était affranchi des charmes de sa beauté. Elle le raillait de sa faiblesse, à cause de l’énergie qu’il venait de prouver en la chassant, et celle-ci excitait sa rage folle.

Mlle  Youyou raccommodait un jupon. L’aiguille en l’air, elle se prenait à rêver devant la route, le ciel énorme qu’elle apercevait par une échappée sur la plaine sans fin baignée de lumière.

— Ah ! les pue-l’crottin qu’ tout ça ! s’écria Mlle  Rubis.

— T’emballe pas, Rubis ! lui conseilla doucement Mlle  Youyou.

Elle se remit à coudre, parce que le fils Roubeau la regardait, accoudé sur le bord extérieur de la fenêtre. Le garçon ne lui semblait point ridicule, malgré son sourire niais de coquebin et sa face trop pleine aux couleurs vives de radis. L’aînée alluma une seconde cigarette, disant :

— Tiens ! si y m’ dégoûtaient pas tant, j’ prendrais tous les homm’s d’ici, pour y fair’ voir, à Michel, qu’on s’ fiche pas d’ ma figure !

— Tous, ça f’rait beaucoup, observa Mlle  Youyou.

— Blague pas, Youyou, j’suis en rogne !

Mlle  Youyou se tourna tout à fait vers le jour, afin d’enfiler son aiguille. Elle n’y parvenait point, distraite par l’insistance de Roubeau à mimer les sentiments amoureux qui l’exaltaient.

— Faut pas s’ faire de bile, va, ça n’avance à rien !… dit-elle.

Cependant, Mlle  Rubis venait d’apercevoir le jeune homme.

— Ah ! c’ t idiot-là, quest-c’ qui va prend’, ma chère !

— Laisse-le, quoi… y n’ fait pas d’ mal !

— Non, mais alors ?

— Laisse-le, répéta gravement Mlle  Youyou.

Sa sœur, les poings sur les hanches, se pencha devant elle, la tête de côté :

— Quoi ? t’as l’ pépin pour c’ gosse-là !

Elle ne leva pas les yeux de dessus son ouvrage et elle répondit :

— T’es bête !…

Elle demeura pensive. Une délicate fraîcheur émouvait son âme, et elle était éblouie, autant que si toute la clarté solaire l’eut elle seule inondée.

— Ben, ma vieille ! s’écria Mlle  Rubis.

— M’ennuie pas… Tu t’trompes, et puis c’est tout…

Après un temps, Mlle  Rubis lui proposa d’aller voir ferrer, devant chez Loriot-Moquin. C’était un de leurs amusements, faute de mieux. Le maréchal se croyait admiré d’elles. Il se faisait raser deux fois la semaine au lieu d’une, et il maniait les chevaux avec rudesse, donnant de la voix, fier de ses biceps qu’il gonflait pour le moindre effort. Mme  Loriot-Moquin laissait brûler les sauces à la cuisine, parce que les effets de la jalousie sont incalculables.

— Viens !… on f’ra bisquer la mère Loriot… je m’ sens en train !…

Ml ! Youyou remarqua que Roubeau avait déserté son observatoire. Alors, elle dit simplement :

— Pour un’ fois que j’ couds, c’est pas du luxe… J’aime autant rester…

— Comme tu voudras ! fit Mlle  Rubis.

Elle jeta sa cigarette, enroula une troisième, et sortit, murmurant :

— Youyou, tes pas chouette de t’ cacher d’ moi…

— Zut ! tu t’ fais des idées et tu t’ figures qu’ c’ est arrivé…

Elle travailla, très assidue, jusqu’à ce que Mlle  Rubis s’en fût allée ; puis elle abandonna son ouvrage pour rêver. Un coup discret aux vitres la rappela du monde vague où elle était entraînée. Elle sourit à Roubeau revenu. Il riait bêtement, rouge de son audace, et sa bouche aux lippes sanguines montrait une dent cassée de biais, un peu verte, parmi les autres qui brillaient, très blanches, larges et courtes. Les mains en cornet, il parla contre les carreaux :

— Comm’ça… vous cousez donc, ma’mselle ?

Mlle  Youyou éleva l’étoffe en guise de réponse, et son dé scintillait dans un rayon. Le galant s’accouda, les pouces sous les lobes de ses oreilles. Elle éprouvait une joie et un regret de le sentir timide ainsi. Elle n’osait tourner les yeux de son côté, mais elle était lente à tirer l’aiguillée après la piqûre.

— Faudrait point que j’ vous gênerais, quand même ! dit Roubeau.

— Mais, vous n’ me gênez pas, monsieur Roubeau ! répliqua-t-elle.

Son visage dut exprimer plus qu’elle ne voulait, car le garçon, enhardi, passa, d’un trait, de la fenêtre à la porte :

— Si y a pas d’offense pour vous… on s’ caus’rait mieux d’dans…

Il continua, en se dandinant, et il s’inclina plusieurs fois, la main à son front, comme pour se découvrir, quoiqu’il n’eût pas de chapeau. Mlle  Youyou le laissa balbutier et prodiguer les révérences, étonnée des détours qu’il prenait et de sa propre émotion. Elle le fut davantage d’avoir choisi ces mots sans le vouloir :

— On peut bien s’ causer entre jeunes gens… y a pas d’ mal…

— Hébé ! ben sûr ! approuva Roubeau.

Il avança de trois pas, frottant ses paumes à son pantalon, de côté, les doigts ouverts ; et il prit un tabouret qu’il posa près d’elle.

— Comm’ ça, ici, c’est chez l’ père Gaspard, dit-il en s’asseyant.

Elle ne sentit pas le grotesque de cette constatation. Roubeau se cura les ongles de la main gauche avec la droite, et il nettoya ensuite ceux de la droite avec la gauche :

— Ah ! y en a des histoir’s, su’c’ vieux-là !… et on les sait pas toutes encore !…

Mlle  Youyou l’entendait à peine. Elle respirait difficilement, à cause d’une contraction nerveuse de son gosier et elle éprouvait la même angoisse qu’au chant des cloches, à l’angélus, lorsque toutes les églises vêtues de soir et la cathédrale de Chartres encore dorée lui rappelaient, des quatre vents de la plaine, ses croyances inutiles et ses illusions mortes.

Elle devinait le désir de ce gars fruste et sain, et elle subissait la loi de sa chair dans une ignorance de vierge. Il parlait, s’efforçant vers cette perfection verbale qu’on lui avait enseignée à l’école et dont l’emploi lui manquait d’ordinaire. La jeune femme abandonna son raccommodage pour la tendresse voluptueuse qui la gagnait. Des pensées ferventes, vagues, douces, la hantaient, et son regard en était alourdi et plus chaud.

Roubeau tournait un bouton de sa blouse. Quand il l’eut arraché, il prit un air si douloureux qu’il toucha Mlle  Youyou :

— J’vas vous l’ recoud’, c’t idée !

Il approcha son siège et il la frôla, d’un genou :

— Du diab’ si j’aurais cru ça, vrai ! dit-il.

Elle coupa le fil, près de la bobine, avec les dents.

Le garçon observait le mouvement des doigts si près de sa poitrine, et il respirait la chevelure de Mlle  Youyou. Il déclara, bouffi d’importance :

— Ça f’ra tantôt quinze ans qu’ mon père est maire d’ici…

— Mazette ! admira Mlle  Youyou par courtoisie.

— On peut soutenir qu’ c’est un bail !

Elle adorait ce benêt pour son incroyable réserve, mais elle en aurait mollement repoussé les attaques galantes.

— Comment qu’on vous appelle, d’ vot’ nom d’ baptême ? demanda-t-elle.

Cette question correspondait à une envie d’intimité.

— Jean, comm’ mon père… Jean… Oui… et vous aimez ça ?

— Oui… Jean… C’est gentil…

— Jean Roubeau… ça f’rait un beau nom pour un député, hein ?

Le bouton recousu, elle se soulagea du dépit qu’elle éprouvait de cette vanité, en rompant le fil d’un coup sec.

— Grand merci, mam’selle Youyou…

Ayant osé la nommer, il prit courage :

— Vos yeux et vos ch’veux, c’est c’ que vous avez d’ plus beau…

— Vous trouvez ? fit-elle, coquette et radieuse.

— Ah ! p’is l’ reste aussi, autant dire !

Il lui prit les mains et il les serra, ajoutant :

— C’ que j’ai à vous dire, parions qu’ vous l’ savez ben ?

Elle frémit toute, à la soudaineté de ce contact : et, pour le prolonger, elle s’abstint de répondre. Roubeau la lâcha, s’excusant :

— J’ voulais point vous offenser…

Tant d’inexpérience et une vigueur si neuve irritèrent en elle les forces prêtes à se donner :

— Mon p’tit Jean ! s’écria-t-elle.

Il répétait :

— J’ savais pas ! J’ savais pas !…

Et il l’étreignait, livrant sa bouche, surpris des baisers de Mlle Youyou qui n’étaient point des baisers de villageoise. Elle, jamais l’amour ne l’avait sollicitée avec cet acharnement ; elle pâmait, les paupières closes, afin que rien ne s’échappât plus de son corps en espoir de joie. Il pesait comme le fruit à cueillir, mais volontairement lourd aux bras qui l’emportaient, pour en éprouver les muscles jeunes. Et la tête, par le dernier mouvement dont elle fût maîtresse encore, indiqua, au bout de la pièce, les rideaux d’andrinople fané qui masquaient le lit de Gaspard.