Bibliothèque Charpentier (p. 215-229).


XV


La double silhouette des femmes disparut, absorbée par celle de l’ancien quand il les rejoignit. Haut et sec, il était pareil, sur la route, à un arbre d’hiver ; et les bords de son chapeau barraient l’espace resplendissant d’étoiles. Demeuré près du trou, Michel griffait la terre, profondément, de ses dix doigts, avec rage, comme si elle eût été sensible.

— Ah ! l’ cochon ! s’écria-t-il, et il lança une poignée de cailloux dans la direction de Gaspard.

Le vieux s’arrêta et se retourna. De nouveau, l’autre aperçut la forme des deux sœurs qui continuaient de marcher. Celle du grand-père la couvrit encore de sa grande tache noire. Dans cet effet de perspective, Michel vit la représentation du dessein constant de l’aïeul autoritaire. La lune rayonnait sur les champs fauchés que partageait la route lumineuse et plate. Gaspard semblait porter le ciel sur ses épaules larges. Le rire de Mlle Rubis éclata, nerveux et strident, après le bruit des dernières pierres qui roulaient. Michel se dressa, d’un seul coup de reins, et il sentait la puissance de sa jeune vigueur :

— C’te fois, faut qu’je l’ mange ! hurla-t-il. Il bondit, les poings pressés contre sa mâchoire saillante. Il eût bientôt atteint le groupe, à cette allure. Tout à coup, il se sauva à travers les champs.

Il fuyait la tentation sauvage, courant à perdre haleine, affolé d’ivresse, et son ombre oblique l’attirait. L’air froid séchait la moiteur de ses tempes, son haleine lui brûlait les lèvres. À ses yeux, les meules prenaient un aspect fantastique et les faibles lumières des maisons qui, çà et là, à des distances considérables, veillaient la plaine accablée, devenaient des torches flamboyantes. Ayant buté plusieurs fois, il tomba sur les genoux et sur les mains.

Tout s’apaisa autour de lui, et il regarda, lentement. En face, une lueur vibrait au ciel. La flèche de Chartres donnait un sens mystique à cette réverbération de l’éclairage citadin.

— Ah ! sûr… comme j’étais… j’ l’aurais tué !… et Rubis tout comme… Ah ! bon Dieu ! murmura-t-il.

Il redressa le torse et il s’assit sur les talons.

L’odeur du sol et de la paille l’attendrissait. les larmes coulèrent le long de ses joues et il en goûtait le sel, comme quand il était tout petit et qu’on l’avait battu. Le temps, les visages, les actes, confondus dans une impression de sérénité parfaite, il écoutait vivre la terre et il l’aimait, pour la servitude même qu’elle exige. Il en pétrissait une motte, avec la joie de la sentir grasse et de provoquer son parfum plus fort. Il se leva, meilleur et très doux. D’un regard circulaire, il embrassa l’étendue pour s’orienter. Il attendit, par respect du calme nocturne et par crainte de perdre sa tranquillité bonne. Enfin, il se mit en route, guidé par le dernier feu du village, le plus avant à l’Est et si lointain qu’une étoile basse semblait à son niveau.

Les toits montaient à mesure de sa marche, et plus il se rapprochait des habitations, plus sa pensée descendait vers les hommes. Elle était légère pourtant et précisait des souvenirs heureux d’enfance. Une fenêtre allumée s’éteignit. Une lumière disparut pour reparaître à côté.

— C’est chez Loriot-Moquin, se dit-il.

Il songea que le maréchal avait une épouse gaillarde, abondante en chair, et il sourit à cause d’une chanson d’étape, dont les couplets lui revinrent à la mémoire :


Forgerais-tu bien un fer
Sur le ventre à la femme ?


Son humeur était débonnaire et, pour un peu, il eût chanté.

— Ah ! te v’là donc, mon gas ?

Sa mère s’effaça pour qu’il entrât. Elle lui tapota le dos, amicalement, comme il passait devant elle, et elle poursuivit :

— Ton père s’a couché, on va pouvoir causer… Y a du temps que j’ t’espérais, mon p’tit’… Je m’disais : « Avec c’t argent, pourvu qu’il y soit rien arrivé !… » Car c’est vrai qu’ l’argent attire les mauvais su’ les bons, quasi l’ sucr’ qui fait v’nir les mouches !… Alors, ça y est, mon gas ?…

Elle répéta la question, d’une manière beaucoup plus distraite qu’elle ne l’avait déjà posée ; mais son inquiétude grandissait à voir Michel se gratter la tête, ôter son chapeau, le remettre et dérober un regard sournois aux yeux ardents dont elle le guettait. Il débattait en lui-même la réponse à faire et il n’avait point évalué si, de mentir ou d’être véridique, les inconvénients différaient pratiquement assez, lorsque, moins maîtresse de son ton, la mère demanda pour la troisième fois :

— Alors, ça y est, mon p’tit fieu ?

— Bien sûr que ça y est ! fit-il.

Et il jeta son chapeau sur la table, comme par dépit d’avoir pu être ainsi soupçonné.

— C’est pas que j’ manquais d’ confiance en toi… mais aussi tu m’entendais point…

— On entend… et des fois on n’entend pas… C’est l’ vin qu’ tu m’as fait boire… et ça aussi… quand on vient du dehors…

Il désignait le rectangle noir de la porte béante, et sa face triste exprima le regret de la solitude heureuse où il venait de rêver. La mère huma une prise et elle prononça gravement :

— Dame ! dehors et d’dans, y a une différence… comme en tout…

— Ben oui ! approuva Michel, pour qui la vaine parole avait un sens.

— T’ as bien pris la quatrième borne… su’ not’ bord ?…

— Mais oui !

— J’ sais ben qu’ t’es fin, mon gas… et si j’ te demande ainsi, c’est manie d’ vieille…

Elle différa autant qu’elle le put, mais le désir l’emporta sur la prudence :

— T’ as ben mis ça su’ l’ côté du fossé… et tout l’ paquet… sans l’avoir défait ?

— Ah ! oui, la mère !…

À la longue, il lui pesait de mentir. Alors, il s’emporta :

— J’ suis pas un voleur quand même !

— Est-ce que j’ dis ça ?… J’ demande, c’est pour savoir… et pour m’ rappler…

Michel haussa les épaules et, avec indulgence :

— C’est bon, la mère… on t’en veut pas… on est d’accord… et j’ vas m’ coucher par là-dessus.

— Bonne nuit, mon p’tit gas !

Elle se haussa vers lui et elle en attira la tête pour l’embrasser. Son baiser claqua, avec un bruit de lèvres mouillées et molles, et elle y mit toute sa volonté, en considération du secret qui resserrait les liens dont elle était attachée à son enfant. Comme il la quittait, elle le retint, et, lui faisant signe, un doigt près de l’oreille :

— Écoute ton père, si y ronfle ! dit-elle.

Ainsi, ils se séparèrent sur une pensée narquoise et qui évoquait, pour le diminuer et le montrer différent d’eux-mêmes, l’homme faible entre tous dont ils dépendaient.

Dès l’aube, Gaspard cogna aux volets. Ses appels tonnants émurent la maison. Michel, le père, qui était levé, alla ouvrir en boitant.

— Bonjour, l’ père… On aura belle journée ! annonça-t-il, clignant des yeux vers le disque blanc du soleil.

L’aïeul répondit durement :

— La journée s’ra belle selon chacun… Faut qu’on s’explique ici !…

La femme, en arrivant, voulut le débarrasser de son bâton noueux :

— L’ bâton va m’aider à causer, ma fille.

Il renvoya Michel, qui descendait, la figure inquiète :

— Toi, gamin, file !… J’ai à causer avec tes vieux… Après ça s’ra ton tour… Va chez moi voir les femmes… Va ! que j’ te dis…

Le mari regardait sa femme ; celle-ci, ses doutes de la veille la reprirent, à voir son fils se soumettre au commandement de l’aïeul avec une telle humilité :

— Qu’est-c’ qui vous amène si tôt, l’ grand-père… et avec cet air-là ?

Gaspard la fixa de ses prunelles dures et décolorées :

— J’ai l’air qui m’ va quand on m’ fait tort… Faut m’ répond’ tous les deux, sans finasser… L’ vieux r’nard connaît les tours des p’tits… et les r’nardeaux n’inventent rien, même quand ils ont pris d’ la taille…

— Parlez l’ père… On s’expliqu’ra et y a rien pour vous mécontenter d’ not’ part…

— J’aime pas les bouches en miel…

Ayant dit, il frappa le banc, de son bâton ferré, et il questionna, la face agressive :

— Qui c’est qui m’espionne ici ?…

Leurs protestations firent éclater sa colère terrible :

— Fait’s pas d’ manigances, puisque j’sais tout !… J’ai trouvé l’ gamin, c’te nuit !… Ah ! tu t’ cach’s la figure, la femme !… c’est toi !…

Elle recula, devant le bâton qui pointait à hauteur de sa tête.

— Quoi donc qu’ t’as fait ? demanda le boiteux.

Gaspard répondit pour elle :

— Y a qu’elle m’espionne, la vieille sangsue !… Elle a trouvé mes cachettes d’argent… Mon argent, j’peux en fair’ c’ que j’ veux… elle est à moi !… Et j’ai r’levé l’ gamin, c’te nuit, qui creusait cont’ une borne… pour m’ voler !…

— J’ vous jure !…

— Tu vas-t-y jurer que j’ l’ai pas vu !… et que j’y ai pris ça !…

À la vue du paquet qu’il sortit de sa poche, elle se réfugia derrière Michel. Reconnaissant la toile dont il avait enveloppé la somme, l’infirme alla ouvrir le panneau de l’horloge :

— C’est l’argent qu’était là !… Pourquoi qu’ tu l’as pris, garce ?… Faut m’ répond’ !

Mais Gaspard s’obstinait :

— C’est d’ l’argent à moi, qu’ j’avais enfouissé !…

Elle cria, se garant des deux hommes :

— Jésus-Marie ! m’ fait’s pas d’ mal !… C’est l’argent qui vient du notaire… Dis-le, Michel !… Dis-le, toi !

Le fils, qui rôdait autour de la maison, y rentra d’un bond, fou de l’accent désespéré de cette voix ; et il saisit un tabouret par le pied :

— Ah ! assez, l’ vieux !

Son bras, tendu en arrière, ne tremblait point, malgré la pesanteur du meuble. Gaspard, le sang se retira de sa face où la balafre apparut en relief et blanche, coupant le sourcil gauche et formée en nœud sur la pommette cireuse. Il jeta sa grosse canne de côté et désignant le tabouret, il ordonna :

— Pose ça, morveux !

Michel le défiait, de tout son être bandé. Le père intervint pour qu’il cédât. La mère recourait à Dieu, l’âme fervente, ses mains débiles haussées vers le bénitier qui luisait au fond de l’alcôve.

— Dehors, l’ grand-père !… dehors !… J’vois rouge ! hurla Michel, et il brandit le tabouret.

Une feinte de l’ancien le trompa. Il se laissa prendre le poignet, serrant le pied du tabouret, de tout son pouvoir, pour résister à la douleur qui lui meurtrissait les os :

— J’vois rouge !… J’vois rouge !…

Parfaitement calme, le vieux réitéra l’ordre :

— Pose ça, gamin !

Alors, de sa main libre, Michel lui saisit la gorge, tandis qu’il sortait son couteau. L’arme tomba, il ouvrit la bouche, et son grand corps fléchissait.

— Michel ! supplia la mère.

Le boiteux avait décroché son fusil, et il ne savait lequel abattre, de son père ou de son fils, pour sauver l’un de la fureur de l’autre ; car il était enclin aux paroxysmes à cause de sa pauvreté physique.

Cela avait duré moins qu’une flambée d’allumette à la brise. Ils agirent machinalement, ne sachant rien de ce qu’ils avaient fait, lorsqu’ils se trouvèrent réunis auprès de l’aïeul allongé par terre dont ils épiaient le souffle. Il remua une jambe, et les pièces qui étaient dans sa poche tintèrent. Au son, ils tressaillirent, comprenant comme des philosophes que tout le mal du monde vient de l’or. La matinée resplendissait autour d’eux et ils éprouvaient davantage la honte de leurs convoitises brutales. Pour se rassurer, Michel disait :

— Y va mieux, y m’parait…

Le père pensa avec épouvante au crime qu’il aurait pu commettre. La femme se demandait pourquoi Michel lui avait menti et elle ne se doutait point de sa responsabilité.

Gaspard souleva les paupières. Il s’éveillait ! un néant étrange et son cou était douloureux.

— Ça va mieux, l’ grand-père ?…

Il remua les lèvres pour parler ; on n’entendit rien. La Michel murmura :

— L ’p’tit s’connaissait plus… faut pas y en vouloir, voyez-vous…

Alors, il parvint à tourner la tête vers son petit-fils dont l’attitude misérable implorait pardon. Ses yeux se dévoilèrent jusqu’à recouvrer leur éclat dur et, dans un long soupir. il accepta la première défaite de sa vie de soixante-quinze ans de batailles et de stupre.

— Fini…

Ce mot lui échappa. On voyait l’effort de sa pensée aux rides grimaçantes de son front. Ils se penchaient vers son visage, filiaux, mus par l’instinct supérieur du sang, et ils vénéraient obscurément en ce vieillard brisé, toute la race qu’ils continuaient.

— J’ suis un vieux bougre comme les autres à présent… dit-il.

Et, hochant la tête, il se remit à leur discrétion :

— Vous pouvez faire de moi c’ que vous voulez.

— On vous veut pas d’ mal, répondit la Michel.

Le boiteux lui pressa doucement une main, et Michel baisa l’autre. Il traduisit par ce geste inaccoutumé les sentiments exceptionnels qui élevaient son cœur simple. L’aïeul essayant de se redresser, il lui aida à s’asseoir.

Quelqu’un les observait depuis un certain temps, du dehors, par la fenêtre, sans avoir attiré leur attention. Une seconde figure parut à la vitre. Les indiscrets s’en détachèrent et il y eut des éclats d’une conversation vive.

— N’entre pas, quej’ te dis ! cria Mlle Youyou.

— Y vont pas m’ manger, penses-tu ! répliqua Mlle Rubis, et elle passa le seuil.

Devant qu’elle n’eût rien dit, frappée du spectacle qu’ils donnaient, Michel la renvoya :

— Fous-moi l’camp !

— Ah ! croquants ! riposta Mlle Rubis.

Mais elle regagna la route, subissant le prestige du bras fort qui la chassait pour la défense du foyer. Et Gaspard contemplait la place vide où la jeune femme s’était montrée. Il semblait malheureux comme d’un nouvel arrachement qui le rejetait, de son passé, vers l’avenir court ; et il murmura encore :

— J’suis un vieux comme tous les vieux… autant crever !