Un vieux bougre/06
VI
Mlle Youyou venait de tordre son chignon et elle y plantait des épingles dorées. Dans la glace, elle voyait M. Gotte. Au lit, sur le dos, une main sous la tête, il fumait avec gourmandise sa première cigarette. Rien ne manquait à son bonheur : il ne prenait point garde à l’amante qui lui souriait.
— Ça n’fait rien !… c’lui qui m’aurait dit, hier, que j’couch’rais cette nuit avec toi, y m’aurait épatée !
C’était le fruit d’une longue méditation de Mlle Youyou. Aussi, se tourna-t-elle vers M. Gotte pour l’inviter à répondre. Il s’en abstint, car il vivait un de ces moments de calme où le moindre effort est sacrilège. Ôtant pour le replacer un peu plus haut son peigne à grosses boules, elle ajouta :
— On s’connaissait même pas !…
— Si tu crois qu’on s’connaît beaucoup plus à présent ? déclara M. Gotte.
Elle comprit mal l’amertume de cette réflexion, et elle trouva un accent d’extrême finesse pour protester :
— Ah ! tout de même, chéri !
Un souffle bleui de fumée qu’il exhala, tint lieu à l’amant d’une justification ou d’un madrigal.
— Au fait, comment qu’c’est ton p’tit nom ? reprit Mlle Youyou.
— J’en ai pas, dit froidement M. Gotte.
Après un silence, elle se plaignit :
— Tu t’fiches de moi… c’est pas gentil…
— Mais non !… Je plaisantais !… Mon prénom, c’est Auguste… Tu aurais pu t’en informer plus tôt… ou ne jamais me le demander… ça n’empêche pas les sentiments…
Mlle Youyou le gêna d’un regard tout chargé de mélancolie, et elle lui reprocha son ingratitude : — Tu n’avais pas tant l’esprit à la blague, hier… Ah ! vous êtes bien tous pareils !
M. Gotte jeta négligemment sa cigarette qui le brûlait, et il avoua ses torts :
— Après, j’ai toujours envie de lâcher des rosseries… Faut pas m’en vouloir, Youyou, j’les pense pas, et j’t’aime bien.
Il étreignit Mlle Youyou pour lui prouver qu’elle devait le croire en cela.
— Mon corset m’pince ! s’écria-t-elle.
Quand elle se retrouva libre, auprès de M. Gotte étendu paresseusement les bras en croix, elle feignit d’arranger son corset qui ne l’avait pas incommodée. Soudain, elle avait réfléchi que ce jour nouveau allait la rendre aux difficultés de la veille et elle avait eu le dégoût de l’homme qui la leur livrait avec indifférence. Elle se mordait l’intérieur des lèvres, exaspérée d’avoir été dupe une fois de plus, maudissant sa chair prompte au plaisir, sa malchance, tout ce qu’un être faible peut accuser de permettre son malheur. Elle haïssait Michel et Mlle Rubis de s’aimer comme ils le faisaient, alors que nul ne s’attachait à elle ; et son visage prenait une expression hostile et désespérée.
— T’en fais un’tête ! s’écria M. Gotte.
Au lieu des injures qui lui venaient à la bouche, elle répondit nonchalamment :
— Ma vie n’est pas gaie, voilà tout !
— Et la mienne, donc ! Ça n’empêche pas d’rigoler, va…
Elle hochait la tête en signe de doute. Il insista :
— Y a des jours, à copier la musique des autres, je m’dis que j’aurais pu en faire aussi, moi, et d’la meilleure !… Pour me guérir, j’pense à des tas de types que j’vois pour mon travail… Les plus riches, les plus connus, ils ont des embêt’ments… qu’j’aime mieux êt’ dans ma peau d’purotin !…
Il caressait ses boucles blondes en parlant, et sa voix avait des inflexions charmantes :
— Youyou, vois-tu, faut êt’philosophe dans la vie !… La moitié du bonheur, c’est de croire qu’on possède l’autre… et de laisser faire… On a la déveine… un peu plus, un peu moins, ça n’y change guère… Tiens, j’bafouille… Viens, qu’on s’embrasse encore, Youyou, ça empêche de penser !
Elle hésita et, parce qu’il était joli, offrant la tendresse de ses bras ouverts pour la recevoir, elle se pencha à la rencontre du baiser.
— Eh ! j’ai plus d’temps à perd’ ou je m’mettrais en r’tard… Laisse… laisse-moi. chéri…
Elle acheva de s’habiller, expliquant qu’on n’entrait plus à la fabrique passé l’heure réglementaire.
— C’est vrai, tu fais des couronnes pour les morts… Ça n’est pas très gai ?…
— On n’y pense pas… On pense à soi, on cause des vivants, on dit des bêtises… Les morts n’nous gênent pas… On enfile ses perles…
Quand elle fut prête : — Ah ! zut ! j’ai pas l’rond… J’te prends quat’sous, dis ? pour mon café et mon croissant…
— Prends davantage… mon porte-monnaie est là…
Et M. Gotte roula une cigarette pour ne pas paraître contrôler son amie. Elle en fut touchée en son cœur : elle avait connu beaucoup d’hommes moins délicats, au moment de la séparation matinale.
Le soir de cette journée qui commençait, la nuit du lendemain et les nuits prochaines, elle partagea le lit de M. Gotte. Il l’égayait après l’atelier où maintenant elle allait seule, et après le dîner pris avec sa sœur, Michel et le grand-père.
Celui-ci, de plus en plus, était morose. Au retour de promenades sur les berges de la Seine, qui fatiguaient les jeunes sans le lasser, il restait des heures, muet, à boire du rhum. Il affectait d’ignorer Mlle Youyou, qu’elle arrivât ou partît pour se coucher. Entre temps, il s’oubliait à la contempler avec une fixité qui obligea quelquefois Mlle Rubis à intervenir. Les yeux durs flamboyaient alors, et un rictus tordait la bouche, aux longues dents jaunes, du vieillard.
— Où donc’ qu’tu vas coucher ? questionna-t-il, comme Mlle Youyou se levait de table.
Elle plia sa serviette, tendit la main à Michel, et elle embrassa sa sœur, sans plus se hâter qu’un autre soir ; puis, elle atteignit la porte. Gaspard répéta, la voix sèche :
— J’veux savoir où qu’tu vas coucher !
— Où ça m’plaît ! cria-t-elle.
Quand il se fut dressé, elle était sortie, et on en entendait le pas vif, de marche en marche, monter, monter.
Le vieux se rassit ; de ses dix ongles, il gratta dans ses cheveux drus et dans ses favoris courts.
— C’est d’la jeunesse et d’la malice, l’grand-père, observa Michel.
Mlle Rubis l’approuva, disant :
— Elle n’est pas méchante, pour sûr…
Gaspard se versa du rhum et il but, d’un trait. Ensuite, railleur, contenant la colère qui rapprochait l’un contre l’autre ses poings noueux, si serrés que les jointures des doigts y apparaissaient en blanc, il parla de très haut :
— Alors… vous croyez que j’vas m’dépouiller pièce à pièce, vous deux, de tout c’que j’ai ram’né d’argent du pays… pour l’plaisir d’vous voir manger à rien faire ?… Non, non !… Y aura plus un liard d’ma poche ici… ou ça s’rait pas la peine d’avoir été moi si longtemps…
Au geste qu’ils firent, s’interrogeant l’un l’autre, de l’œil, il étendit une main vers eux :
— Pas besoin d’m’en conter, mes petits… j’sais vos histoires d’avance… et c’que j’dis, rien n’y changera… Toi, Michel, tu l’sais pourtant, que l’diab’ et son train, c’est pas d’la graine pour prend’ le vieux Gaspard !
Michel répondit piteusement :
— On est bien aise d’vous avoir avec nous… et si Youyou vous a manqué, l’grand-père, la faute est à personne qu’à elle…
— Ça c’est vrai, ponctua Mlle Rubis.
Comme l’ancien se taisait, elle reprit d’un ton voilé :
— C’est vous, qu’avez pas voulu m’voir continuer mon travail… D’main, j’y r’tournerai… et Michel va chercher à s’embaucher…
— J’demande qu’à travailler, moi, déclara Michel.
Gaspard retroussa sa blouse et, frappant sur sa ceinture pleine d’or, il prononça les mêmes mots :
— Y aura plus un liard d’ma poche, ici… Voilà !
Michel avait pris un genou de sa maîtresse, pour se donner de l’assurance. Il murmura :
— Partout vous êt’le maît’, l’grand-père… Nous, on vous respect’ra comm’devant, tant qu’vous s’rez avec nous… et toujours…
Et il songeait au village, à ses parents, avec un regret immense. L’aïeul semblait près de parler, et toute la vie se retirait de sa face maigre aux rides creuses, quand il fermait les paupières.
Mlle Rubis pressentait chez lui une arrière-pensée, la passion qui le rendait vulnérable à l’égal des autres hommes ; et elle avait des velléités de le contraindre à se confesser, pour se montrer la plus forte devant Michel qu’il dominait.
— Et puis, vous f’rez comme vous voudrez !… On s’passait bien d’vous avant, on s’en pass’ra après ! s’écria-t-elle.
Gaspard la fixa, de ses yeux fouilleurs, tandis que Michel lui reprochait cette parole osée.
Elle soutint le regard et, sans bouger la tête, elle ordonna au timide de se taire.
Le vieux allongea le cou et, la mâchoire entre ses paumes, il posa ses coudes sur la table :
— J’veux savoir où qu’elle va coucher tous les soirs ? dit-il.
— « Où ça lui plaît », qu’elle vous a dit !… Faut-il vous l’répéter toutes les cinq minutes ?
Elle se dégagea de Michel qui l’avait prise par les épaules, et l’adjurait de ne point tenter la violence de l’aïeul. Elle poursuivit, grisée par sa première audace :
— Elle est bien libre de choisir ses amants !… Et, si vous t’nez à l’savoir, elle en a un… dans la maison… et qu’elle aime… et jeune ! beau !… aussi purée qu’vous avez d’argent !…
Gaspard boucha ses oreilles plates et, debout, il commanda :
— Michel, fais-la taire, où j’cognerais d’ssus ?
Tous les trois, ils tremblaient dans la petite chambre. Une locomotive siffla et le train, engagé sur le pont, emplit l’espace d’un grondement.
— C’bruit-là, c’est rien auprès de c’qu’y a dans ma caboche !… J’en d’viendrais fou, si on m’contrariait encore… et j’répondrais pas d’la casse, bon sang !…
— Vous n’avez qu’à partir, si on vous gêne ! cria pourtant Mlle Rubis.
Il fonça, bousculant les meubles, et des bouteilles churent. Michel qui s’était porté devant la femme, il le déplaça d’une seule main, et son sang-froid, recouvré aussitôt, était plus terrible que l’excès de sa fureur :
— Ah ! m’faites pas d’mal ! supplia Mlle Rubis.
D’un bras, elle protégeait son visage misérable d’épouvante et baissé ; et ses dents claquaient. Gaspard lui releva le front, de manière qu’elle sentit sa force ; et ses yeux en arrêt sur les yeux défaillants, il prononça lentement :
— Youyou sera comme toi, quand j’voudrai, ma belle… ou bien, j’la casserai… Si tu l’aimes, tu peux y dire ça d’ma part…
Et, traînant ses brodequins lourds d’or qu’il ne quittait plus pour dormir, il s’en fut, droit, haut le chef, dédaigneux, accompagné du tintement des monnaies qui grossissaient sa ceinture.
Lorsqu’elle apprit cette scène, Mlle Youyou en éprouva une joie aiguë, Michel et Mlle Rubis la pressaient de rompre sa liaison tout au moins, si elle n’en voulait pas contracter d’autre. Les écoutant, elle découvrait qu’elle n’avait cédé si vite à M. Gotte que par jalousie de l’or. Et il lui était cher, comme la conquête d’un cœur désiré, d’avoir triomphé de la passion basse qui l’irritait dans Gaspard.
D’abord, elle eut envers lui la même froideur d’attitude. Il ne désarmait pas davantage, ne communiquant avec elle que par ces longues œillades dont elle avait l’âme inquiète et réchauffée. Grossier de langage et de mise, buveur insatiable, marqué du temps qui l’avait craquelé à la ressemblance d’une écorce de chêne, s’il n’avait pas la jeunesse, l’élégance jolie de M. Gotte, il respirait, pour y suppléer, l’amour de l’amour, et la légende héroïque de ses action mystérieuses exaltait encore sa haute stature.
Elle le voyait sous cette apparence idéale, pendant qu’il paraissait le plus désintéressé d’elle. Et, rêveuse, avec la foi du cœur qui accomplit les prodiges, elle bâtissait son avenir.
Ainsi que la veille, le repas achevé, elle se disposait à partir. Gaspard souleva son front têtu. Sa face terreuse et taciturne resplendit du feu qui alluma ses prunelles volontaires. Il attendit que Mlle Youyou eût touché le bouton de la porte et elle-même se détourna, sentant le regard du grand-père attaché à sa nuque. Michel et Mlle Rubis subissaient une angoisse comparable à celle des animaux quand la foudre roule ; et, eux, ils devinaient le combat de leurs destinées dont un mot pouvait changer la fortune.
— Où t’en vas-tu, Youyou ? questionna Gaspard, modérant sa voix forte.
La jeune femme répondit simplement :
— Où vous voudrez.
Les mains allongées contre son tablier, le souffle rapide, elle demeura dans l’attitude d’une pucelle des âges bibliques en présence du patriarche qui l’a élue pour porter sa race.
Gaspard déboucla sa ceinture. Il la jeta sur la table, et l’or chanta.
— C’est toi qui vas garder ça maintenant, dit-il.
Il aurait peut-être trouvé des paroles dignes de son émotion profonde et grave. Mlle Rubis fit remarquer que Mme Naton montait pour éteindre le gaz dans l’escalier.
En effet, on entendit la toux grasse de la logeuse. On entendit également quelqu’un lui donner le bonsoir, à quoi elle répondit, en personne heureuse d’avoir uni deux amoureux :
— Ça va toujours avec la belle Youyou, monsieur Gotte ?