Un vieux bougre/03
L’allumette avait brûlé, qu’il tenait encore haut la main, le pouce réuni à l’index ; et il croyait voir l’empreinte de ses doigts sur la peau bistrée.
— Ah ! t’es donc morte ! cria-t-il, et il s’écroula devant le lit, à genoux, le front au barreau qu’il étreignait, désespéré.
Il s’endormit dans cette position incommode, du sommeil épais et subit de l’ivresse, et parce que sa tête avait beaucoup imaginé.
À l’aube naissante, Mlle Rubis entr’ouvrit les
paupières. Elle reconnut le goût du sang, dans
sa bouche : il lui rappela qu’elle aurait pu
mourir. Entre l’atroce douleur d’étouffer et ce
réveil paisible, il y avait elle ne savait quel
temps d’inconscience, dans un bien-être de faiblesse,
de légèreté, d’abandon. La fête lumineuse
et bruyante, la rencontre de Michel,
l’amour neuf dont elle avait frémi en puissance
de ce paysan timide, et Youyou qui rentrait,
puis la dispute, à cause de l’argent et de la
baïonnette, elle s’en souvenait avec précision, mais comme de choses anciennement advenues ;
— et elle refusait la vie, d’un geste
imperceptible de sa tête, préférant cette langueur
d’où elle sortait et qui aurait dû ne point
finir.
Résignée, elle contempla le jour et elle songea qu’il n’apporterait rien de meilleur ni de pire. Elle se souleva péniblement et elle se tourna sur le côté. Alors, elle distingua les jambes de Michel ramassées en chien de fusil et elle entendit les spasmes qui le secouaient. Elle voulut l’appeler ; elle en toucha le képi, pour épargner un effort à sa gorge sensible ; ensuite, elle parvint à dire :
— Michel !… Michel !…
Il se dressa, hébété, ne reconnaissant pas la chambre. Lorsque son regard rencontra celui de Mlle Rubis, il fondit en pleurs :
— Toi !… Ma Marie !… J’tai fait si tant d’mal !… Marie…
Il était le seul homme qui eût jamais pleuré à cause d’elle. Pour cela, il devint l’attendu qu’elle aimerait, qu’elle aimait d’un élan merveilleux. À le serrer dans ses bras sans force, elle éprouva qu’en elle c’était un autre cœur, battant la joie et gros d’amour. Elle se prit à pleurer et à rire tout ensemble, et Michel aussi riait et pleurait. Cette étreinte les donnait l’un à l’autre comme ils ne s’étaient jamais donnés à quiconque.
— Ah ! vrai ! J’suis-t’y content !… Ma Marie…
— Michel… mon p’tit… mon amour… ma vie !…
Il se perdait dans des phrases sans fin, puéril. Avec un égoïsme candide, il se plaignait surtout :
— Pense donc !… Si j’t’aurais tuée… j’passais au conseil… et mes vieux, quoi qu’ils auraient dit… et moi !… Pour un coup te v’là… et point morte… et j’suis point mauvais… Tiens, toute mon argent, elle est à toi !… Ma Marie !… Ah ! vrai Dieu ! on en a passé une nuit, à nous deux, que j’l’aurai toujours dans l’ciboulot…
D’avoir joué un tel rôle dans la vie de Michel, elle ressentait une fierté qui exaltait sa passion. Elle ne pensait pas à l’absoudre, car tout était adorable, venant de lui. Il retira de son mouchoir les six francs et huit sous, et, d’un geste magnifique, il lui en fit don. Elle dut accepter, malgré sa répugnance véritable ; seulement, elle différa un peu de rendre la baïonnette, pour ne pas paraître l’échanger contre cette somme. Il s’oubliait à discourir, célébrant sa bonne étoile qui l’avait sauvé du crime ; et Mlle Rubis était heureuse.
Elle s’inquiéta :
— Faut t’en aller… rapport à l’heure du réveil… Mais j’veux t’voir sitôt c’soir, dis ?
Elle le retint pour lui faire jurer, sur ses « vieux », qu’il reviendrait le soir même ; et il prêta le serment.
Dès qu’elle fut seule, elle se leva, afin d’examiner son cou, dans la glace. Il lui suffit de se trouver belle. Elle se recoucha, emportant le miroir, pour s’admirer plus à l’aise et suivre le mouvement de ses lèvres si elles prononçaient : « Michel. »
III
L’instituteur venait de partir, ayant lu aux
Michel la lettre de leur fils. Ils songeaient,
assis côte à côte, sur le banc, face à la table où
étaient trois verres vides et une bouteille à
demi pleine encore d’un bon vin de Loire naturel
et sucré. L’averse fouettait les carreaux
de la fenêtre étroite. La grande horloge battait
dans son coffre de bois, et une guêpe bourdonnante
heurtait, en un vol furieux, les solives
du plafond, les murailles et l’armoire brune
aux ferrures claires. Un jour gris baignait la
salle. L’ombre en effaçait les limites et on ne
distinguait le manteau de l’âtre qu’aux rares
points lumineux visibles au ventre des pots de
cuivre.
— Et voilà ! s’écria l’homme.
Il regardait ses pouces aboutés. Sa grosse tête de roux qui blanchit branlait, enfoncée dans les épaules massives. La femme huma une prise et lui offrit la tabatière :
— On n’est pas chanceux avec not’gas… soupira-t-elle.
Ils se turent, là-dessus. Ils écoutaient la pluie monotone, hantés de souvenirs, de regrets, se sentant très vieux tout à coup, comme si l’âge les avait épargnés jusque-là.
— Quoi donc ! C’est-y qu’y a un mort, là-ici, qu’tout s’y tait tellement ?…
Ils tressaillirent, n’ayant pas entendu la porte grincer.
Michel se leva, boitillant, et il dit :
— L’père… on s’tait, c’est qu’on a un’ lett’du fieu… et qu’all’ n’est point bonne en tout…
Gaspard Michel, l’aïeul, se déchaussa de ses sabots et il mit dans une encoignure son bâton.
— Quoi qu’y dit, l’morveux ? demanda-t-il.
Il avança pesamment ; ses larges pieds faisaient un bruit mou sur la terre battue.
— R’gardez-y vous-même, l’père, p’isque vous savez lire…
Il remonta par la ceinture son pantalon de toile trempé ; et, en échange de la lettre, il remit à sa bru son chapeau de feutre d’où l’eau dégouttait :
— J’sais lire, bien sûr… J’sais’cor’des choses qu’on n’s’en dout’s’ment pas, foi d’Gaspard, ma fille !
Elle approuva, d’un geste admiratif de ses mains, tandis que Michel apportait un tabouret :
— Seyez-vous, l’père, vous lirez mieux à vot’convenance…
— C’est bon… ça va…
Mais le vieillard avait vu la bouteille entamée.
Il ajouta :
— Un’verrée d’vin, ça m’ferait p’us d’avantage que d’m’asseoir…
Il vida le verre d’un trait, et il alla lire, auprès de la croisée. Du chef, il en atteignait le haut. Le jour cru accentuait la saillie de son menton glabre entre les favoris épais et ras qui fourraient de blanc ses joues sèches, terreuses. Une balafre oblique lui coupait le sourcil gauche. La cicatrice formait un nœud rude sur la pommette, ayant contourné l’orbite.
Les Michel le contemplaient, rapprochés l’un de l’autre par le sentiment de leur faiblesse ; et, comme des païens en présence du sacrificateur courbé sur les entrailles chaudes, ils attendaient l’oracle, saisis de respect.
Eux, ils avaient vécu là, depuis leur premier souffle, entourés du même horizon élargi un peu à mesure de leur croissance. Sauf Chartres, où ils s’étaient rendus une fois, car ils apercevaient par temps limpide la flèche de la cathédrale jaillie en plein ciel, ils ne connaissaient que leur village. Ils en savaient chaque bâtisse, tous les arbres, l’aire des enclos, et ils pouvaient dire la filiation des familles. Un incendie, le baptême de la cloche, le remplacement des chaumes de la grande ferme par de la tuile rouge, celui du curé ou du maître d’école, c’étaient les actes dont ils jalonnaient le passé depuis l’invasion allemande.
Encore les soudards avaient-ils épargné ce lieu de Beauce. On avait vu leur train s’écouler aux quatre vents de la plaine, dans les rumeurs des caissons, des voitures, de l’artillerie, et la voix perçante des fifres. L’écho sourd des canonnades ébranlant les masures avait annoncé aux invalides, aux femmes et aux petits, les événements qui advenaient à distance et dont les chiens mêmes ressentaient une inquiétude.
Retenu au foyer par une tare congénitale de la jambe droite, Michel se rappelait sans horreur ces temps maudits. Il soignait sa mère inconsolable après quinze années, du départ de son homme disparu un soir pour Dieu sait quelles aventures. Elle en parlait d’un ton accablé, Pénélope rurale que tout lie à l’unique souvenir personnel d’une carrière morne et passive.
Ce lamento opiniâtre avait révélé à l’adolescent l’aspect grave et douloureux de l’amour qui fascine les plus belles âmes. La sienne, formée à une époque tragique et par la confidence d’une inguérissable tristesse, devint une âme timide en ses mouvements. La douceur devait la capter, plutôt qu’elle ne subirait la loi physique de son corps attiré vers une grâce de femme. Longtemps avant d’oser le moindre aveu, il chérit celle qu’il épousa et qui obéissait à la même discrétion. Ils ensevelirent ensemble la délaissée quand elle eut, avec le dernier hoquet, rendu la plainte suprême de son grand cœur.
Ils vécurent côte à côte, tributaires de cet exemple mélancolique, comme deux bleuets jumeaux vivent de la même sève, perdus parmi la mer de froment. Le fils né de leurs enthousiasmes les resserra davantage, si proches qu’ils eussent été. Tâcherons laborieux, ils versaient leur sueur à la terre et ils épargnaient de quoi posséder quelque jour le champ qui marquerait, entre les vastes cultures, l’origine des biens que posséderait la descendance des Michel.
Gaspard lisait la fâcheuse lettre. À l’épier, le mari et la femme oubliaient ces choses ; mais ils se rappelaient le retour de l’ancien par une nuit d’été présente à toutes les mémoires.
Un orage sévissait, tel que l’effroi délia la langue d’un muet. On appréhendait des miracles, à voir les crevasses du ciel vomir le feu. Les chiens hurlaient. Hennissements, meuglements, appels des coqs, lamentations sinistres des tourterelles, et blasphèmes de chrétiens aussi, car le déluge menaçait d’abattre les blés, la foudre couvrait tout, d’un roulement formidable : et l’espace en demeurait ému jusqu’à ce qu’elle balayât de nouveau la protestation vaine des bêtes et des hommes. Le tonnerre évoquait la lutte des forces pendant le chaos, ou ce dérèglement universel qui fera des alliages de mondes aussi bien que l’ordre terrestre crée un ciron, charrie la peste ou façonne la bogue épineuse.
Or, dans ce fracas de la tourmente, les Michel avaient entendu quelqu’un les nommer. L’enfant qui s’était réveillé en pleurs, ils l’avaient couché entre eux et il les rassurait par sa fragilité. À cause de la voix opiniâtre à redire leur nom, ils songeaient à la morte et ils songeaient à l’époux disparu regretté, d’elle jusque vers sa fin. Pour rassurer son fils, Michel dut allumer une lampe. À peine la lumière brilla-t-elle, un coup ébranlait la porte et une bouche, probablement collée au trou de la serrure, avait dit : « C’est Gaspard… Gaspard Michel, nom de Dieu !… qui veut qu’on y ouvre… »
Il y avait dix-huit ans passés, depuis ce retour. Nul ne savait rien de l’exil du transfuge, sinon qu’il avait vu chez eux les Chinois, les Lapons, les Fuégiens, les bouviers d’Australie, les nègres simiesques sur les deux flancs de l’Afrique et dans les îles. Peu à peu, à de longs intervalles, il avait cité quelques-unes de ses étapes, pour humilier publiquement le maire ou l’instituteur. Ivre, il se vantait d’ignorer la crainte et d’avoir assisté à des spectacles monstrueux. Il désignait alors l’estafilade, pareille à un gros ver jaune, qui couturait sa face boucanée, et il disait :
— L’jour qu’j’ai écopé d’ça, j’en ai donné p’us qu’ça n’valait, bien sûr !
On le redoutait au pays pour ces vantardises qui augmentaient le mystère de sa vie ; et on l’admirait d’avoir, dans sa ceinture de cuir, rapporté assez d’or pour acheter du bien.
Son fils le cultivait, à charge de nourrir Gaspard et de lui remettre les espèces qu’il demandait avec autorité. Au début, il gaspilla volontiers, dans les bouges à soldats de Chartres, où il emmenait un babouin acquis en son dernier voyage et que tua bientôt le vent rapide sur la plaine.
Maintenant, à soixante-quinze ans, l’aïeul était assagi. La puissante volonté qui l’avait fait vaincre des fortunes rigoureuses, semblait l’armature inflexible de son corps parfaitement droit, agile à l’occasion et d’une maigreur qui était presque de la sveltesse. Il cachait ses pensées, ne parlant guère que pour ordonner, et il enfouissait de l’argent au pied de bornes hectométriques qu’il allait choisir à l’écart du village, après des heures de marche, les nuits sans lune.
Jamais il n’avait nommé sa femme défunte, et jamais il n’avait adressé un mot d’affection à son fils ni à sa bru. Au contraire, son petit-fils l’attendrissait. Ayant d’abord partagé ses jeux puérils, il en rechercha plus tard l’amitié, parce que, chez l’adolescent, il croyait reconnaître les traits de sa race impérieuse, têtue et fermée.
Quand il eut achevé de lire, Gaspard se versa à boire. Il but, et il frotta ses lèvres contre une manche de sa blouse :
— Y a pas d’quoi fair’des faces d’enterrement, pour la lettre au garçon !… C’qui met su’l’papier, c’est d’son âge… Ah ! faut ben qu’ça l’prenne quand ça m’quitte à c’te heure !… Y veut courir ?… qu’y coure, si la garce en vaut la farce !
La mère joignit les mains, et ses yeux, quêtant un recours, devinaient le bénitier invisible au fond de l’alcôve. Gaspard cracha et il reprit, sardonique :
— Voyons, ma fille, c’est pas avec toi qu’y peut coucher, quand même !
Dans son horreur de la honteuse parole, elle puisa le courage d’y répondre :
— Si c’n’est qu’ça, l’père, y a des fill’s, ici, qui n’d’mand’raient rien tant mieux qu’à s’marier… des honnêtes… et des belles… pour faire honneur à un garçon…
— Et toi… t’en dis ? questionna Gaspard.
Michel, les bras en anses, déclara, fort embarrassé :
— Moi… pardié !… j’dis comm’ma femme !…
— Oui… vous en fait’s une bell’paire, à vous deusse ! grogna le vieux.
Il vida la bouteille de vin dans un verre et il s’assit, réchauffant la boisson de ses deux mains et de son haleine. Les Michel allaient et venaient, attristés, inquiets beaucoup de ce qu’il méditât. Elle, enfin, comme il paraissait boire avec plaisir, se mit sur le banc, contre lui, et elle le flatta :
— D’vous à mouè, l’père, parole du cœur, c’est-y du mensonge, qu’eun’mauvais’femm’ ça perd l’meilleu’des homm’s ?
Quelles visions éblouirent l’aïeul ! Les prunelles flamboyantes, il exhala un soupir immense qui gonfla ses joues et il dit, convaincu :
— Les mauvaises femmes, c’est les meilleures… et un homme perdu, ça se r’trouve quand sa jeunesse a foutu l’camp…
Michel fit à sa femme le signe du silence. Gaspard suivait un rêve. Autour d’eux, le soir tissait d’ombre ses toiles captieuses. Le pendule de l’horloge battait le temps. La pluie serrée le divisait encore, par ses millions d’appels aux vitres. Il entrait des bouffées d’air humide ; la porte était ouverte ; et la route boueuse apparaissait, avec ses flaques, ses pierres mises à nu qui partageaient les courants d’eau.
— À preuve, moi ! s’écria le grand-père dont le cerveau travaillait.
Ils ne le comprirent pas, ayant leurs idées à eux qu’ils ruminaient. Il tendit dans leur direction ses poings noueux et il en frappa durement la table :
— Les fill’s d’ici, ah ! misèr’d’malheu’!… Laissez donc le p’tit tâter des autr’s… ou ça s’rait pas la peine d’êt’un homme !… J’suis un homme, moi… Toi, Michel, t’es quasi l’chêne d’vant la mairie, qu’a rien vu… Faut rouler sa bosse… après, si c’est bon d’rev’nir, on sait pourquoi, au moins…
— Ah ! vous, l’père, c’était aut’chose… commença Michel.
Gaspard l’interrompit net :
— Tais-toi quand j’cause… L’gamin y vous dit qu’il a sa connaissance… qu’y s’aiment ben tous deusse… qu’y reviendra plus tard… qu’y gagne sa pièce trois francs la journée… Tout ça, y a pas rien à r’dire dessus…
À un toussement timide de la mère, c’est pour elle qu’il parla :
— Et puis, j’veux… et, moi qu’ai tout fait, si je dis : j’veux, à mon âge, on m’écout’ra… Ainsi, j’veux qu’on l’laisse s’débarbouiller avec les femelles, le p’tit… Quoi, vous l’avez ben laissé êt’soldat !… c’est pas pour y gâter son premier bon temps…
Il murmura des phrases inintelligibles. Les Michel vaquèrent à de menues besognes, le laissant dire son saoul et gesticuler. La femme préparait le repas. Le mari alluma le feu sous la marmite. Une brutale clarté jaillit de l’âtre et des ombres dansantes rayaient les murs, les poutres d’en haut, le sol.
Gaspard, ses yeux vagues fixaient les scènes qu’il avait vécues, dans sa route aventureuse sur les mers, les continents, les archipels, les îlots. Bouche bée, il se taisait : ses souvenirs allaient trop vite, et son souffle court emportait chaque fois un récit entier. Une ardeur miraculeuse l’exaltait. Il recouvrait sa force d’antan, et lui, que la fatigue avait ramené dans sa Beauce pour y mourir en paix, la fringale du nouveau le prenait, son esprit lui commandait l’action.
— Vous allez ben manger la soupe avec nous, l’père ? lui proposa sa bru.
Il sembla ne point la reconnaître, d’abord ; puis, se levant, il dit :
— C’est pas d’soupe, que j’ai faim…
— Pensif, il s’en fut chausser ses sabots et prendre son bâton.
— Ça pleut’cor’, l’père’avertit Michel.
— J’suis pas tout sucre, répliqua le vieux.
Du seuil, ayant enfoncé son chapeau dont il rabattit le bord sur son front, il annonça :
— Une idée à moi… qu’j’irais voir le p’tit et sa garce, là-bas…
— Hein ? À vot’âge, l’père ! s’écria la femme.
Et Michel surenchérit :
— C’est près Paris qu’y sont… et dam’ ! y a bonne distance…
Gaspard les toisa. Comme on jette un os au chien, il leur donna le bonsoir et il sortit sous l’averse, très droit.
— Y tourne à gauche, vois donc, la mère ?
— À gauche ou à d’oite… au bout c’est l’trou… et c’Gaspard-là, y peut êt’ton père, mais c’est d’bon cœur que j’paierai pou’sa messe de mort !…
— Tu dis ça rapport au p’tit… Bah ! l’père n’y pens’ra s’ment plus d’main…
— Savoir ?… On va toujours manger la soupe, pas vrai ?…
Cependant, l’ancien, fouetté de la pluie, marchait d’un pas égal et ferme. Il se parlait à voix haute. De son bâton, il rasait l’herbe de l’accotement de la route. À chaque borne heurtée, il pliait un doigt de sa main gauche. Il s’agenouilla auprès de la cinquième et, d’un vieux couteau dont il s’était servi pour d’étranges besognes et pour couper son pain, il fouilla la terre détrempée. Elle lui rendit un trésor cousu dans un chiffon de toile.
Quand il se redressa, Gaspard semblait dépasser une stature d’homme, au-dessus de l’immense plaine qui subissait les ténèbres et la pluie.
IV
Celui qu’éventa la mousson, qui a pu dormir dans les forêts hantées des félins et des crotales, qui a connu le sort plus terrible où l’homme et l’homme sont face à face pour disputer un enjeu supérieur à la vie même, celui-là, il lui est permis de dédaigner les badauds et leur verve excitée par son accoutrement.
Gaspard Michel frappait de son bâton le trottoir de Paris. Ses énormes souliers à clous ralentissaient sa marche et il balançait à son poing gauche un paquet grossier contenant son épargne en monnaie parmi des hardes. Les élégantes souriaient de le voir et des gavroches ricanaient derrière lui.
Dans sa blouse roide aux piqûres de fil écru, ample, et qui couvrait à peine ses reins, il por