Un tour de matelot, souvenirs des pontons de Cadix


UN TOUR DE MATELOT,


SOUVENIRS DES PONTONS DE CADIX.

— Vous êtes mat, monsieur le major.

— Demain, je prendrai ma revanche, répondit le gros officier supérieur, après s’être bien convaincu qu’il n’y avait plus moyen de défendre son roi.

— Ce n’est pas, reprit Euryeul, votre revanche aux échecs qui m’inquiète, vous la prendrez de reste. Mais notre revanche de Baylen, quand la prendrons-nous ? Quand serons-nous libres, pour rendre à ces coquins d’Espagnols les coups de canon qu’ils ont lancés sur les vaisseaux de l’amiral Rosily ?

— Patience, mon cher ami, dit le major en rangeant avec calme et méthode les pièces du jeu d’échecs dans leur boîte de bois de rose ; patience ! et il souriait aux vives paroles de l’officier de marine.

— J’espère depuis assez long-temps. Vous êtes bien ici, peut-être ; moi, je m’y trouve mal ! Si j’aime à être sur un navire, ce n’est pas quand il est ponton.

Euryeul regarda le major avec des yeux brillans de colère, et il se tut.

Celui-ci ne riait plus ; mais il coupa court à la conversation, en se levant pour aller fumer sur le pont.

Cet Euryeul était un officier auxiliaire de la marine, enseigne provisoire, qui provenait d’un des bâtimens français que les forts de Cadix et le blocus anglais avaient forcés de se rendre. C’était un homme ardent, loyal, plein de résolution et de persévérance[1]. Il avait affaire à un militaire d’une toute autre trempe. Le major était du nombre de ces officiers, comme il y en eut peu, grâce au ciel, dans l’armée française, mais comme il s’en trouva plusieurs aux pontons de Cadix, à qui une position élevée semblait avoir ravi toute leur énergie.

Ceux-là constituaient un parti qu’il faudrait appeler le parti de la peur, s’ils ne lui avaient eux-mêmes donné le nom respectable de parti de la prudence. Après tout, il ne faut pas être trop sévère pour ces politiques. Ce n’étaient pas des jeunes gens, mais des hommes déjà fatigués de la vie des camps, que Napoléon avait menés à sa suite de l’Égypte en Prusse, et qu’il avait envoyés en Espagne faire une détestable guerre.

Plusieurs approchaient de l’époque où le repos est doux, et où on le cherche volontiers quand on n’a pas de ces hautes ambitions, qui ne se trouvent satisfaites que par de grandes fortunes et les premiers rangs dans la hiérarchie militaire. Quelques-uns avaient pris assez gaillardement leur parti d’un malheur qui les menait sans marches forcées, sans chances meurtrières, à la retraite où ils aspiraient ; car la captivité entrait en ligne de compte avec les services actifs pour la retraite.

Ces messieurs attendaient que le dieu des batailles protégeât la France dans la Péninsule, et vînt les tirer des pontons. Ils riaient de l’exaltation de leurs jeunes compagnons d’infortune qui ne savaient pas se résoudre comme eux à l’ennui de la prison flottante, et aux chagrins de l’oisiveté, pendant que les soldats français, occupés de combats journaliers, couraient librement l’Europe le sabre au poing. Ils s’étaient arrangés une vie qui ne ressemblait pas mal à l’existence végétative des rentiers de petites villes. Fumer, boire, manger et jouer était toute leur occupation ; jouer surtout, car pour le reste, il fallait de l’argent. Certains privilégiés avaient la ceinture bien garnie ; leurs malles pleines d’or avaient été sauvées du pillage, ils pouvaient se donner des joies gastronomiques : c’était le petit nombre. Les officiers supérieurs recevaient par jour une piastre forte, et avec cela ils pouvaient se nourrir convenablement, mais voilà tout. Les officiers des grades subalternes ne touchaient que deux piécettes (environ 40 sous) de prêt journalier ; pour ceux-là, la pitance était courte. Ils vivaient cependant.

L’impatience de la chaîne qui les retenait, leur pesait d’autant plus que le malheur avait de ces inégalités que l’on conçoit mal, quand on est moins bien traité que les autres par le sort dans des positions qui devraient être semblables. Ce n’était pas en regardant au-dessus d’eux que les officiers inférieurs souffraient le plus. Ils n’étaient pas jaloux ; ils méprisaient trop ces hommes que l’espèce de bien-être où ils se trouvaient avait rendus égoïstes jusqu’à la lâcheté peut-être ; mais quand ils entendaient leurs compatriotes entassés sur la frégate la Horca, mouillée près de la Vieille-Castille (le ponton des officiers)[2] ; quand ils entendaient ces pauvres matelots et soldats pousser des cris de rage, et appeler une nourriture qu’on leur refusait inhumainement ; quand ils voyaient flotter sur la rade les restes sanglans de quelques hommes, que des Français avaient dévorés parce que le gouverneur de Cadix n’avait pas envoyé pendant plusieurs jours le biscuit des rations avares, leurs cœurs se soulevaient ; ils rêvaient la délivrance de tous ces malheureux, et lorsqu’ils se retrouvaient face à face avec des timides qui les dénonçaient quelquefois aux gardiens espagnols, pour n’être pas compromis par eux, oh ! alors ils ne pouvaient se contenir. Leurs reproches devenaient amers ; leur ironie était déchirante ; leurs regards portaient l’insulte au front où ils s’attachaient ; leur politesse, quand ils y descendaient, avait quelque chose d’aigre et de cruel ; enfin, c’était la guerre, une guerre sourde qui éclatait seulement en railleries, en saillies brutales, en feints élans de gaîté, cachant de poignantes épigrammes, et à qui il manquait quelques pieds de terre et du fer pour un duel à mort.

Euryeul était dans cette disposition d’esprit familière à tout ce qui soupirait après la liberté, à bord de la Vieille-Castille, quand le major l’avait engagé à jouer aux échecs. Quelques paroles échangées pendant la partie, quelques allusions aux malheurs communs, que l’embarras de certaines pièces dans la guerre sur l’échiquier amenait assez naturellement sur les lèvres d’un homme chagrin ; les réponses du major, annonçant peu de sympathie pour les idées d’évasion que l’enseigne de vaisseau cherchait, par des demi-mots, à faire entrer dans le cœur de son partenaire ; tout cela ne contribua pas à modérer l’irritation d’Euryeul. Il quitta donc le lieutenant-colonel, et alla trouver un de ses camarades qui pouvait le comprendre.

C’était un jeune capitaine des marins de la garde, homme d’entreprise et de raison, capable de concevoir un plan hardi, capable aussi de le bien exécuter, bon marin, bon officier de troupes ; ne connaissant aucune crainte, fort d’un grand sang-froid, hardi jusqu’à la témérité ; que vous dirai-je ? un de ces hommes qu’on traite de fous jusqu’au jour où ils ont réussi ; un de ces hommes qui arrivent infailliblement, quand la mort ne les arrête pas en route. Il est arrivé. Aujourd’hui, le capitaine de 1810 est un des officiers-généraux les plus distingués de la marine ; c’est le contre-amiral Grivel.

— Il faut en finir avec ces badernes qui nous contrecarrent, dit Euryeul au capitaine Grivel. Je viens encore d’avoir une espèce d’explication avec un d’eux. Je vois qu’ils veulent rester ici, et qu’ils feront leur possible pour ne pas nous laisser partir. Qu’en dites-vous ?

— J’ai un projet en tête, Euryeul ; laissez-moi faire : je les mettrai bientôt au pied du mur. Ils se sauveront avec nous, au risque de quelques déchirures à leur peau, pour laquelle ils ont tant de ménagemens, ou, parbleu ! nous partirons sans eux et malgré eux. Ce soir, sans plus de retard, je leur dirai ce que j’ai dans l’âme, et nous verrons.

Le soir venu, le capitaine ayant rencontré dans leur chambre quelques officiers supérieurs :

— Messieurs, leur dit-il, j’ai une communication à vous faire ?

— Des nouvelles de l’empereur, ou de l’armée d’Andalousie ?

— Non, des nouvelles de la Vieille-Castille.

— Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau à bord ?

— Oui, messieurs, il y a dans ma tête une pensée mûrie, à laquelle je viens vous associer.

— Quelque extravagance encore, bonne tête !

— C’est ce qu’il faudra voir, messieurs. Voici ce dont il s’agit. Nous sommes las de la vie inerte à laquelle on nous a condamnés. Nos malheureux amis des autres pontons souffrent plus que nous, et ils partagent sans doute nos désirs de liberté. Cette liberté n’est peut-être pas difficile à retrouver : il faut enlever les pontons et nous jeter à la côte, où nous attend l’armée.

— Voilà une belle proposition ; mais comment l’exécuter ?

— Ah ! parlez-moi des gens qui s’embarrassent de tout, reprit le capitaine Grivel. Il est certain que ce n’est pas la chose la plus simple du monde, et que nous courons de grands dangers.

— Fort grands en effet, interrompit un des sages de la prison, car c’est la mort, si nous échouons.

— La mort ! eh bien ! oui, c’est la mort ! je le sais. Le gouverneur de Cadiz ne nous laisse aucune alternative : son ordonnance est positive, expresse ; mais je me moque, moi, de l’ordonnance de M. le gouverneur. Empêche-t-elle tous les jours des matelots et des soldats de se jeter à la nage, dans l’espoir de gagner la côte ? Combien se sont échappés ainsi !

— Et combien ont péri ! dit un colonel.

— Beaucoup sans doute. Tout ce qui a été capturé en état d’évasion a été tué. Un ponton et des soldats pour fusiller, j’aime presque autant cela qu’un ponton avec des soldats pour me faire mourir à petit feu. La mort, disiez-vous tout-à-l’heure ! oui, mais la liberté ! Voilà les deux enjeux de la partie que je veux jouer et où je vous propose de vous intéresser. Heureux qui pariera pour moi ! Je le dis d’avance : j’ai foi en ma pensée ; et puis, si la fortune nous trahit, quelques grains de poudre et une balle ! mais j’aurais tenté. Si une chose m’étonne, c’est que vous, messieurs, qui jouez toute la journée, qui vous donnez les émotions d’un quinola gorgé à la bonne, d’un échec et mat, ou d’une misère des quatre as, vous ne vous sentiez pas une belle passion pour la partie que je vous offre.

— Eh ! quelle apparence de réussir ! Les vaisseaux anglais et les canonnières espagnoles nous gardent de tous les côtés.

— On passe au milieu d’eux.

— Ils tireront sur nous, nous tueront beaucoup de monde, et en définitive nous reprendront.

— Alors tout sera dit. Mais supposez que le diable soit le plus fort, encore quelques-uns de nous s’échapperont-ils. Tenez, faisons-lui largement sa part ; donnons les deux tiers du tout. Un tiers se sauvera donc. N’est-ce rien que le tiers ? Tant pis pour qui sera genopé[3].

— Se sauver me paraît une excellente chose ; mais échouer serait horrible, dit un riz-pain-sel[4] fort grand logicien. Or, comme il y a beaucoup plus de chances pour la mort que pour la liberté, je ne vois pas qu’il faille se hasarder ; d’ailleurs il est impossible que l’empereur ne pense pas aux prisonniers de Cadiz. Il ne laissera pas long-temps au ponton des hommes comme nous.

— Des hommes comme vous, dit un nommé Legras[5], qui étouffait de colère et avait eu toutes les peines du monde à se contenir si long-temps ; des hommes comme vous, monsieur, l’empereur s’en occupe autant que du dixième chiffre d’un logarithme dans le calcul des revenus de l’empire. Des hommes comme moi savent que, pour Napoléon, nous sommes à peine des unités, quand nous sommes libres et à nos postes, et que nous valons moins que zéro quand nous sommes prisonniers. Comptez sur l’empereur pour votre délivrance, et vous attendrez !

— Je suis de l’avis de M. Legras, reprit le colonel. L’empereur a bien autre chose à faire que de songer à nous : il ne manque pas d’officiers et d’employés des vivres. Simples soldats, nous aurions plus d’espoir qu’il pensât à nous ravoir : aussi n’est-ce pas là-dessus que je base mon refus d’agir, comme le veut Grivel. C’est parce que nous n’avons pas de moyens.

— De moyens ! reprit Grivel, on en trouve, ce n’est pas là l’embarrassant. On coupe ses cables par un bon vent d’est, et l’on part.

— Mais les pontons sont sans gréement, sans voilures.

— Ne vous mettez pas en peine de cela : il ne faut qu’une voile, et on fait une voile avec tout ce qu’on veut. Une tente, des hamacs cousus ensemble, des couvertures, des draps, tout est bon pour la navigation d’une heure que nous avons à faire.

— Oui, reprit Le colonel ; mais comment faire pour que tous les pontons soient enlevés à-la-fois ?

— Je m’en charge.

— C’est que, voyez-vous, Grivel, se sauver les uns sans les autres ce ne serait pas bien : ce serait abandonner ses camarades dans le malheur.

— Oh ! ma foi, colonel, permettez-moi de rire de cette étrange délicatesse. C’est une plaisanterie fort ingénieuse… Les objections qu’on m’oppose sont sans force ; je vois qu’on a peur.

— Peur, monsieur, répliqua vivement le riz-pain-sel ! pour qui nous prenez-vous ?

— Oh ! tout doucement, monsieur, dit Legras, à qui il eût été difficile de ne pas riposter quand cet interlocuteur prenait la parole. Nous savons ce que parler veut dire. Tant de détours de langage, tant de recherches de prétextes ne peuvent nous tromper. Oui, c’est par peur qu’on veut rester, c’est pour ne pas compromettre l’argent qu’on a ; c’est pour ne pas passer sous le feu des batteries des vaisseaux, qui ont des prunes à lancer dont la digestion est difficile aux estomacs faibles !… Il y a de la lâcheté…

— Monsieur !…

— Dam, le mot est dur ; mais je suis Breton et franc. D’ailleurs si, par hasard, vous n’êtes pas content, un capitaine au long cours vaut bien un employé d’armée, et deux heures après que nous aurons quitté la Vieille-Castille, je vous rendrai raison.

Le riz-pain-sel se calma ; un des officiers supérieurs rompit la querelle, en disant : — Ma foi, écoutez ; je serais bien d’avis de quitter le ponton, mais je ne crois pas que ce soit possible, et il ne faut rien entreprendre dont on ne soit sûr ; car, à tout considérer, si nous ne sommes pas bien à bord de la Vieille-Castille, nous ne sommes guère plus mal qu’à la caserne, et la caserne vaut mieux que la mort.

Tous les gros bonnets, parmi les prisonniers, ne partageaient pas absolument l’opinion de ceux qui jouent le rôle dont le lecteur est peut-être scandalisé. Ce serait leur faire tort que de le laisser croire. Ils se seraient volontiers exposés à de grands dangers pour fuir la prison et aller rejoindre l’armée qui était si près d’eux ; mais l’ignorance des choses de la marine leur exagérait les difficultés. Le capitaine Grivel, dans lequel ils ne voyaient qu’un téméraire, ne leur inspirait pas assez de confiance ; ils s’effrayaient d’une possibilité douteuse qui leur apparaissait comme une combinaison de roman rêvée par une imagination ardente, et qu’ils auraient embrassée peut-être avec ardeur, si le chef de l’entreprise n’avait pas été, à leurs yeux, un de ces jeunes extravagans qui affirment parce qu’ils désirent, et comptent sur leur fortune, faute de pouvoir compter sur leur expérience. Ils se trompaient, mais au moins ils étaient excusables. Aucun calcul honteux n’appuyait leur hésitation : ils ne demandaient pas mieux que de croire, et le capitaine Grivel n’avait pour les persuader qu’une conviction profonde qui se produisait avec énergie, et l’adhésion de tous les marins prisonniers sur le vieux vaisseau espagnol. Pour ces officiers-là, l’auteur du plan d’évasion n’avait pas de ces dédains dont il ne pouvait s’empêcher de laisser paraître quelque chose dans ses rapports avec les autres ; il tâchait de les gagner à son idée favorite, qu’il nourrissait, et qui le fortifiait contre les objections dont l’habileté des timides cherchait sans cesse à envelopper sa résolution.

L’entretien en resta où nous l’avons laissé tout-à-l’heure, et le capitaine Grivel se retira avec ses amis, parmi lesquels s’étaient rangés plusieurs officiers de l’armée de terre, entreprenans comme lui, et qui étaient tout prêts à jouer à croix ou pile la vie du ponton, dont ils étaient humiliés autant que fatigués.

— Eh ! bien, tant pis pour vous, messieurs, dit-il en rompant la conversation ! Je sais ce que nous avons à faire, nous autres qui ne craignons rien.

Le plan ne dormit pas dans la tête des captifs à qui le capitaine Grivel avait ouvert l’avis d’un coup de main, et qui l’avaient adopté. Il y prit un corps, et, pour Belleguy, Vergès, Ville et Dumoustier[6], ce fut dans l’avenir un fait aussi réel que s’il eût été accompli. Les noms qu’on vient de lire sont ceux d’aspirans de marine, qui s’étaient ralliés avec enthousiasme au projet de liberté, comme l’avaient fait Legras et Euryeul, que l’on connaît déjà. Ces quatre jeunes officiers étaient braves, déterminés. On ne les vit pas hésiter un moment. Après avoir mis dans leur confidence des matelots et quelques soldats, ils attendirent que le jour arrivât de cette expédition tant désirée.

Ce jour se fit long-temps souhaiter ; et, pendant quelques semaines, que fit-on à bord de la Vieille-Castille ? On tua le temps, comme on faisait depuis la triste journée de Baylen. Les prisonniers s’étaient créé des occupations conformes à leurs goûts. Danse, lectures, concerts et jeux, se partageaient les heures et les esprits ; puis la discussion, les nouvelles, les suppositions, les espérances, le spectacle de ce qui se passait sur la rade et sur la côte nord de la baie. Des longues vues braquées, au bout desquelles l’imagination faisait mouvoir des bataillons, donnaient l’état de l’armée d’Andalousie aux pauvres détenus du ponton, qui espéraient de l’arrivée de l’empereur un heureux amendement à leur sort ; et, quand l’œil fatigué n’apercevait plus que la mer battant doucement la grève de Sainte-Catherine, la poussière s’élevant au loin en tourbillons, et quelques bâtimens ennemis croisant à l’entrée de la rade, comme des oiseaux de proie qui épient leurs victimes, des soupirs de découragement, de violentes imprécations contre les geôliers, échappaient à toutes les bouches.

Mais il ne fallait pas mourir de consomption : il fallait au contraire vivre pour se délivrer et aller courir encore les hasards de la gloire. La gaîté reprenait donc le dessus. Tout le monde se mettait en frais et apportait à la masse commune son contingent de talens récréatifs : c’était une trêve aux petites tracasseries, aux querelles souvent sérieuses que faisait naître la grande question de l’évasion. On s’oubliait alors, on s’étourdissait, on buvait la joie dans un punch rare, joie factice, peu durable, mais franche, entière et consolatrice, au moins pendant son exaltation éphémère.

Les échecs occupaient beaucoup de monde. Ce jeu est un bienfait pour des prisonniers : il isole celui qui en étudie les belles combinaisons, agit avec puissance sur toutes les facultés de l’intelligence, ne laisse point de relâche à l’attention, absorbe vite les plus longues heures, attache et intéresse par la diversité des moyens qu’il offre pour arriver à un but presque glorieux, tant il est difficile à atteindre. Le joueur d’échecs est tout à son armée. Le soin qu’il est forcé de prendre de sa réserve, comme de ses pièces d’attaque, ne lui permet guère d’avoir les yeux et la pensée hors des cases où se meuvent les acteurs de cette parodie du drame militaire.

La musique avait de l’attrait pour un grand nombre de pensionnaires de la Vieille-Castille ; elle était pleine de souvenirs ; elle les reportait en Italie et à Paris. C’était, pour l’écoutant, un plaisir d’une toute autre espèce que celui qu’il aurait pu prendre aux échecs. Cette distraction n’était point assurément sans mélange de regrets ; mais elle faisait disparaître les murailles sales du vaisseau, et donnait des illusions charmantes. Un morceau de Mozard, de Paësiello, de Gluck ou de Chérubini, reportait l’auditeur à une loge de théâtre, peuplée de femmes aimables, rappelait la délicieuse Barilli, qui faisait le bonheur des amateurs de l’Odéon, David qu’on avait vu à Saint-Charles ou la Scala, Lays qui gasconnait si sincèrement à l’Opéra, madame Sio qui avait été l’honneur de Feydeau. Pour les exécutans, la musique était un heureux travail. On s’appliquait à être agréable à ses compagnons, comme s’il se fût agi de plaire à un parterre d’artistes : c’était tout ce qu’on avait en vue dans le succès. La vanité n’y entrait pour rien. Le chef de musique de la quatrième légion, Perret, jouait fort bien de la clarinette ; on l’applaudissait, et il était heureux des bravos qu’il recueillait, autant qu’un médecin quand il a fait sourire son malade.

Les musiciens de la Vieille-Castille furent pour beaucoup dans les distractions que les prisonniers tâchaient de se procurer. Une espèce de concert avait été organisé. Le grand orchestre manquait, mais on avait le quatuor et les virtuoses du chant. Une dame italienne dont la grâce et l’amabilité égalaient le beau talent, faisait des prodiges. Quand elle chantait, le jeu cessait dans tous les postes, et la foule accourait pour l’écouter. Madame Mollard fut pour les habitans du ponton une muse bienveillante ; ils ont conservé avec respect le souvenir des bonnes heures qu’elle leur a fait passer. Un commissaire des guerres chantait agréablement. Un pharmacien du deuxième corps de la Gironde, Castil-Blaze (le frère du spirituel critique musical), qui a écrit les Mémoires d’un apothicaire où sont fort bien racontés quelques-uns des évènemens de la guerre d’Espagne, chantait aussi, il avait un beau baryton. C’est à lui que ses concertans doivent d’avoir vu leur célébrité franchir les limites des bastingages[7] de la Vieille-Castille ; c’est lui qui a conservé les noms de madame Mollard, de MM. Perret, de Beaufranchet, chef de bataillon d’artillerie (aujourd’hui commandant à Paris) ; Demanche, commissaire des guerres (actuellement sous-intendant militaire) ; Genty et Chivaux, sous-lieutenans, violonistes aussi distingués que MM. Démanche et Beaufranchet étaient charmans chanteurs ; Savournin, agent comptable de vaisseau, excellent musicien, qui jouait de la basse. Le nom d’un élève de Rode, qui fit fureur non-seulement au ponton, mais à San-Carlos et à bord des bâtimens anglais qui se l’arrachaient, a échappé à M. Castil-Blaze.

Les matinées musicales des prisonniers français avaient beaucoup de réputation sur la rade de Cadiz, et à terre ; on y venait du port Sainte-Marie. Les officiers anglais avaient prié nos philharmonistes de leur permettre d’assister à leurs concerts ; ils ne manquaient guère de se rendre à bord du ponton, quand ils apprenaient qu’il y aurait une séance un peu complète. L’auteur des Mémoires d’un apothicaire raconte, je crois, que le capitaine d’une frégate s’éprit tellement du mérite de M. Perret, qu’il le sollicita vivement de venir à son bord, qu’il lui offrait pour prison, en lui faisant entrevoir un sort plus doux, et peut-être un jour sa liberté. M. Perret accepta une moitié de cette offre obligeante ; l’amateur anglais l’envoyait chercher souvent le matin, et le faisait reconduire le soir au ponton. Quand la frégate partit, elle emmena M. Perret, qui fut renvoyé en France suivant la parole que le capitaine lui en avait donnée. Le violoniste que Rode avait formé passa aussi sur un vaisseau anglais.

Tout le monde ne pouvait pas faire sa partie dans les ensembles qu’on était parvenu à composer ; ceux qui ne savaient pas la musique, ou que le manque de cet instinct, qui, dans certaines heureuses organisations, remplace la première éducation musicale, réduisait au rôle toujours passif d’auditeurs, aimaient à danser.

Dans ce temps-là on dansait encore. La danse avait été une des gloires du directoire, qui eut aussi l’amour et la cuisine, s’il n’eut pas la bonne politique ; à la fin de l’empire, les belles leçons du règne de nos Pentarques n’étaient point oubliées. Chaque salon avait un homme que les succès de Tréniz, de Violette ou de Charles Dupaty mettaient en goût d’une danse élégante ; mademoiselle Lescot (madame Haudebourt) était un des modèles que se proposaient toutes les femmes. Le jeune garçon qui venait d’entrer dans le monde, dansait la gavotte, avec la culotte courte de sa première communion ; la petite fille de dix ans ne pouvait se présenter, si elle n’excellait aux ailes de pigeons et aux pas de zéphire ! Alors on croyait à Vestris et à Beaupré : aujourd’hui, on ne croit plus à rien. On ne danse plus, on marche, les pouces dans les entournures du gilet, et pendant la contre-danse on parle politique avec sa danseuse.

À bord de la Vieille-Castille, quand on était à la danse, on y était de tout cœur. C’était pour quelques personnes une chose assez sérieuse, un passe-temps grave ; mais pour le plus grand nombre, c’était un moment de vive folie, de grosse et bruyante gaîté. Petit, danseur de l’Opéra, qui s’était égaré, je ne sais comment, dans la Péninsule, où tout le monde était allé chercher fortune, depuis les négocians qui voulaient ajouter à leur bien-être parisien, jusqu’aux notaires qui avaient fait de mauvaises affaires en France ; Petit était le coryphée de la danse sur le ponton. Il avait fait l’admiration de la société française à la prison de San Carlos ; à bord du vaisseau qui le reçut, quand il quitta l’île de Léon, il se faisait estimer par son talent classique, qui courait à la suite d’Albert et de Duport, ce qu’on estimait beaucoup dans ce temps des arts de l’empire, où l’imitation avait le pas devant sur l’imagination, où le génie consistait à copier. Outre Petit, la Vieille-Castille avait des danseurs distingués. La contre-danse n’y était guère moins brillante que le quatuor. Valses, boléros, fandangos, gavottes, allemandes, on exécutait tout, et assez bien. La ronde avait ses prosélytes, non pas tout-à-fait la ronde des matelots qui tourne, quelquefois ignoble et grossière, au bruit d’un air étrange, syncopé par des gestes indécens, et accentué par les bouffonneries de sales équivoques : il y avait des femmes au ponton, et, bien que toutes ne fussent pas connues par la rigidité de leur vertu, bien que certaines aventures eussent pu faire croire que ces dames n’avaient plus le droit de se scandaliser du vocabulaire du gaillard-d’avant, cependant, comme elles étaient femmes, et que quelques-unes étaient dignes du respect de leurs compagnons de captivité, la ronde ne dépassait guère les bornes d’une plaisanterie permise.

Un homme donnait surtout l’entrain à ce plaisir, dont l’avantage était double, car il donnait au corps un exercice auquel la promenade sur le pont et dans les batteries ne pouvait pas suffire, et il apportait un moment d’oubli aux peines sans nombre dont on sentait toute l’horreur, pendant le silence des nuits et dans le calme qui précédait ou suivait les momens d’une distraction active. Cet homme heureusement doué, que l’infortune n’eut jamais le pouvoir d’abattre, qui a lassé le sort par sa constance à le braver, qui a fait tous les métiers pour montrer qu’un grand cœur peut ennoblir la misère, qui n’a jamais su s’attrister, soit qu’il eût un ponton pour demeure, soit qu’il portât des pierres sur son dos, à Londres, pour gagner du pain, soit qu’il allât dans une colonie malsaine où le maître d’alors l’envoyait pour mourir, c’était un aide-de-camp du prince de Neufchâtel. Il est maintenant colonel du 11e régiment de ligne. Son nom est Marbot. Il était arrivé à bord de la Vieille-Castille dans un équipage burlesque, qui n’avait pu cependant sembler comique à personne, parce que la mort paraissait être sous ce travestissement. Marbot, arrivé dans une embarcation, ne put monter sur le vaisseau, tant il était faible. On fut obligé de le hisser ; et quand il fut sur le gaillard, c’était pitié de le voir se traînant à peine sur ses jambes faibles et maigres qui ballotaient dans de larges et longues guêtres noires, méchant débris de l’équipement d’un soldat. Ses pieds meurtris étaient emprisonnés dans de vieux souliers que la pitié espagnole (elle était magnifique, la pitié espagnole !) lui avait donnés, ainsi qu’une capote de soldat du train percée de plusieurs balles, et sanglante encore. Il avait faim, le pauvre officier ! sa voix était faible ; ses yeux, ternes et enfoncés dans leur orbite, laissaient à peine deviner leur spirituelle expression ; ses joues étaient creuses à faire peur ! On courut à lui pour l’aider, et un feu roulant de saillies plaisantes fut le premier acte par lequel il se manifesta à ses nouveaux amis. Tout de suite il fut à la mode. Il n’y avait chagrin si profond, misanthropie si invétérée qui ne cédât à ses attaques. C’était un philosophe aimable, un conteur amusant ; la verve de sa gaîté débordait dans les conversations les plus solides. Ce n’est pas que ce fût un homme léger, il passait au contraire pour une des capacités réelles de l’armée ; mais il était gai par tempérament, et pour lui un malheur ne valait pas plus d’un soupir. Il avait été pris par les Espagnols au moment où il remplissait une mission à quelques milles du quartier-général ; des miracles de sang-froid, de courage et de présence d’esprit lui sauvèrent la vie en cette occasion. Il resta peu de temps au ponton. Tous les projets d’évasion échouaient, dénoncés par quelques-uns de ceux qui n’y voulaient point prendre part, ou découverts par la garde espagnole ; chaque jour, cependant, des fuites individuelles avaient lieu avec des succès divers ; Marbot combina la sienne : il se fit enlever par un contrebandier.

Le temps s’écoulait, et le vœu du capitaine Grivel ne s’accomplissait pas. Ce n’est point qu’il fût mort en son cœur. L’espoir d’une liberté prochaine le soutenait ; il lui donna la force de supporter sans colère sa position pendant plus de deux mois. Ceux qui le voyaient rester sur la Vieille-Castille, quand il avait presque annoncé qu’il s’en irait, lui disaient souvent : « Tiens, c’est encore vous, amiral ! on vous croyait à Rota. »

Amiral était le mot plaisant qu’on avait trouvé pour flétrir l’officier qui s’était mis à la tête d’une entreprise où la marine devait jouer son rôle. Les moqueurs ne savaient pas qu’il y eût là une prophétie !

À ces petites piqûres d’épigrammes, le capitaine restait muet. Il ne répondait pas même par un sourire dédaigneux. On conviendra que s’il y a quelque chose de beau dans l’affaire de M. Grivel, après l’admirable courage qu’il fallait pour l’entreprendre, c’est le courage qu’il fallut à un brave homme pour s’entendre railler si long-temps sans sortir de la modération.

Lassé à la fin des retards que les circonstances amenaient toujours contraires, Grivel résolut de brusquer son départ. Il réunit ses confidens intimes :

— Il n’y a plus d’espoir de changer tous ces gens-ci ; chaque fois qu’il est question de partir tous ensemble, vous les voyez reculer devant les obstacles qu’ils se font gros comme des montagnes, afin de s’excuser de ne les pouvoir franchir. Laissons-les ; quand nous serons à terre, ils comprendront qu’il n’est pas impossible d’y arriver, ils se décideront ; et alors il sera peut-être bien tard, parce que la surveillance sera redoublée. Si vous voulez m’en croire, voici ce que nous ferons. Ceux de ces messieurs qui voudront suivre ma fortune, car je suis bien décidé à me sauver au premier moment favorable, me le déclareront ; mais je ne me chargerai que de bons enfans, qui ne boudent pas au moment du péril, car il ne me faut ni traîtres, ni poltrons. Nous nous connaissons à-peu-près tous, on ne me trompera pas. J’insiste sur ce point, qui importe beaucoup. Quand nous serons liés par notre promesse, nous épierons l’occasion, et je pense qu’elle se présentera bientôt.

— Comment cela ? interrompit Belleguy, un des officiers de marine, sur qui le capitaine comptait le plus.

— Vous allez le savoir, reprit Grivel avec un calme qui annonçait la certitude.

— Voyez son assurance, dit en plaisantant et à demi-voix Euryeul à un officier de cuirassiers ! Ne dirait-on pas qu’il a la seconde vue, et qu’il lit couramment dans le livre des destinées ?

Le capitaine Grivel entendit ces paroles, et sourit en regardant celui qui les avait prononcées, comme pour lui répondre : Vous avez raison ; je lis dans l’avenir, et notre page y est belle. Puis il continua tout haut :

— Le bateau qui nous apporte de l’eau est facile à enlever.

— Sous le feu de la garde du ponton !

— Oui, sous le feu de la garde, sous le feu des canonnières et des vaisseaux anglais, sous le feu du ciel, sous le feu du diable, sous tous les feux du monde, quand on est bien résolu.

— Et qu’il y a bon vent, ajouta Belleguy.

— Ne vous fâchez pas, capitaine, dit celui qui avait interrompu.

— Je ne me fâche pas ; mais, pour Dieu, nous n’avons point de temps à perdre : on nous épie. Le sergent espagnol rôde, et si nous sommes trop long-temps ensemble, nous éveillerons ses soupçons. Qu’un de vous se détache et nous quitte, sans faire semblant de rien.

Legras s’éloigna en fredonnant le refrain de la romance impériale :

Suivez l’honneur, mais ne m’oubliez pas.

Grivel reprit :

— La première fois que le mulet[8] aux barriques d’eau viendra, s’il fait une brise passable, nous nous en emparerons. Vous m’avez choisi pour le chef d’une entreprise dont l’exécution n’était encore que vaguement arrêtée ; vous m’obéirez donc pour celle-ci qui vous apparaît, j’espère, comme positive et assez bien entendue.

Tous répondirent que oui.

— Écoutez bien maintenant. Quand le mulet sera arrivé, je monterai sur le pont. Je verrai le temps et la mer ; je me consulterai, parce que j’aurai la conscience des obstacles ou du succès. Si je crois que nous pouvons partir, je lèverai mon chapeau ; alors tous nos gens descendront dans le bateau, sous prétexte d’acheter quelques-uns des objets que les matelots y vendent, ou de les aider à hisser les barriques. Je descendrai le dernier, moi, parce que je suis sûr que je ne manquerai pas à ma parole, et que je ne suis pas également certain que chacun tiendra la sienne. Aussitôt que je serai en bas, on s’emparera des matelots andalous et on les jettera à la mer. Ce sera l’affaire des officiers de troupes de terre et des soldats, parce que les marins auront assez à faire de gréer la voile du mulet et d’appareiller. Quand j’ouvrirai les bras, on fera prendre le bain froid à ces damnés Espagnols. C’est bien entendu. Pour tout le reste, le moment décidera. Du courage, de la fermeté, bon vent, jusant[9], et nous réussirons. Y a-t-il des observations ? Non. Adieu donc, mes camarades ; allez faire vos recrues, mais de bons b… et pas d’autres.

Grivel vit quelqu’un qui paraissait douter encore.

— Qu’avez-vous ? Est-ce que, dans le plan que je viens de vous dire, vous apercevez des impossibilités ?

La question s’adressait à un officier d’infanterie, brave, qu’une des conditions du projet étonnait cependant.

— Quoi ! dit-il, capitaine Grivel, en plein jour ! Et la surveillance de nos geôliers !

— Elle sera facilement en défaut, mon cher. Les Espagnols veillent la nuit, parce qu’ils ne croient qu’aux évasions nocturnes, et ils sont payés pour y croire ; d’ailleurs ils aiment la fraîcheur, la contemplation de leur beau ciel étoilé, et le cigarre qui leur parfume l’air. Le jour, ils dorment : c’est leur usage. Ce qui vous arrête me donne confiance, à moi. Ils ne soupçonneront pas qu’on puisse essayer de faire une chose si difficile. Une évasion en plein midi ! vous iriez leur dire que c’est là votre projet, qu’ils vous riraient au nez et se rendormiraient. Quand l’exécution sera commencée, ils seront un bon moment à voir et à ne pas croire. Ils crieront aux armes, courront à leurs fusils ; les Français les retiendront bien un peu, et nous aurons pris de l’avance sur les balles. C’est sûr comme la prévision de cet officier à un soldat qu’on devait manquer et qu’on manqua en effet. Il y a au surplus une raison qui vaut toutes les autres. Aucun bateau n’accoste la nuit, et il faut un bateau pour nous sauver, parce que personne de nous, que je sache, n’a le don de saint Pierre, qui marchait sur l’eau. Ainsi nous partirons en plein jour, devant tout le monde. J’ai calculé nos chances, elles me paraissent être dans le rapport de 10 à 1 contre nous ; mais il suffit de un, pour que nous défions dix. Sang-froid et silence, quand nous serons dans le bateau, au premier moment du péril ; et… Dieu est grand !

On se sépara après s’être bien entendu, pour éviter les mécomptes. De nouvelles propositions furent faites aux personnes qu’on avait trouvées jusque-là récalcitrantes. Les prisonniers rattachés au complot ne voulaient point avoir à se reprocher de n’avoir pas fait tout leur possible pour vaincre les résistances trop prudentes qui combattaient dans plus d’un cœur le désir et le besoin de la liberté. Le capitaine apprit le surlendemain que vingt-cinq officiers et dix soldats ou matelots composeraient infailliblement son équipage. C’était bien peu : aussi que de fois, dans les causeries, ce propos fut charitablement tenu contre le chef du complot : « Le feu de son cerveau brûlant n’est pas bien communicatif ; il n’a enflammé que trente-quatre têtes creuses ! »

Grivel entendait et laissait dire.

Ce qui passait pour une plaisanterie prit enfin un caractère sérieux. On avait ri : il fallut avoir foi et respect.

Le matin du 22 février 1810, à dix heures et demie, le mulet à l’eau arriva en louvoyant contre la Vieille-Castille. Il ventait de l’est. Le bateau accosta à bâbord (gauche) sous le vent du vaisseau, qui avait le nez tourné vers le Trocadero. Selon leur usage, les marineros dégarnirent sur-le-champ la voile, et dépassèrent toutes les manœuvres. C’est la prudence qui avait dicté cette précaution, fort bonne certainement, si tous les prisonniers avaient été étrangers à la marine ; mais la Vieille-Castille portait des marins, et pour le gouverneur de Cadiz comme pour le bonhomme Bartholo, ce fut la précaution inutile. Femme qu’on enferme, matelot en prison, ne valent pas mieux l’un que l’autre à leur gardien.

Quand le mulet fut amarré par devant et par derrière, les prisonniers, sans affectation, descendirent dedans par les sabords des batteries ou en s’affalant au moyen de quelques cordages, pendans le long du bord. Ils eurent l’air de mettre beaucoup d’empressement à aider les Espagnols à élinguer[10] les barriques et à les envoyer du bateau sur le ponton. Quelques-uns feignirent d’avoir une soif ardente, et de trouver avec bonheur de l’eau fraîche ; d’autres entourèrent les matelots, pour leur acheter du fil, des aiguilles, de la morue, du tabac ou du papier. Pendant que chacun jouait son rôle, Belleguy, Legras et les autres marins français préparaient l’appareillage, apportaient la vergue près du mât, passaient la drisse de la voile, afin de la hisser aussitôt qu’on serait dégagé. On attendait le capitaine : il se promenait tranquillement sur le passe-avant, où la foule s’était portée pour assister au spectacle qui, d’une ou d’autre façon, allait être donné par la barque. Il regardait de temps en temps si tout son monde était dans le bateau, si les préparatifs étaient assez avancés. Ses camarades, ceux qu’il allait quitter tout-à-l’heure, se moquaient de lui ; ils disaient jusque dans son oreille :

— Il les a fait embarquer, mais pas si bête de les suivre.

— Vous vous trompez, répondit-il alors avec une politesse ironique. Je pars ; allez vous mettre à vos fenêtres, pour voir cela. Permettez-moi de passer.

Les rangs lui furent ouverts. Il parut alors en haut de l’escalier au bas duquel ses amis l’attendaient avec impatience, mais sans accuser sa lenteur ; car ils le connaissaient trop bien pour avoir le moindre doute sur sa loyauté. Grivel ouvrit les bras ; c’était le signal convenu, et en une seconde, il fut au gouvernail, qui par bonheur n’avait pas été démonté. Les officiers de troupes se saisirent des matelots espagnols : les uns furent précipités dans la mer ; d’autres s’y jetèrent d’eux-mêmes, voyant que la résistance était inutile. Le patron monta avec une barrique à bord du ponton.

Les marins français, sûrs de leurs courageux auxiliaires, ne s’occupaient que de gréer le mulet. Ils hissèrent promptement la voile, pendant que de la Vieille-Castille, on cherchait à larguer l’amarre tournée aux patins[11] de l’avant. Personne n’avait de couteau pour la couper. Quelqu’un se dévoua ; ce fut l’aspirant Dumoustier, qui remonta sur la Vieille-Castille. Après avoir rendu le service d’où dépendait le succès de l’entreprise, il ne put plus redescendre dans la barque, et fut condamné à rester prisonnier, lui qui avait vu la liberté de si près !

Les incidens se multipliaient. Il faudrait dix plumes pour faire face à la nécessité où je suis de vous raconter tout ce qui se passa pendant cinq minutes sur la citerne et sur le vaisseau. Vous figurez-vous les Espagnols à la nage, criant, jurant, invoquant pour eux et contre les Français tous les saints du paradis, tous les diables de l’enfer ? Voyez-vous la lutte des officiers contre ces vigoureux Andalous, soit qu’il fallût les jeter à la mer, soit qu’il s’agît de les empêcher de remonter dans le bateau ? Entendez-vous Grivel donner tranquillement ses ordres, exécutés rapidement et en silence ? Et tout ce mouvement et tout ce tumulte vont augmenter encore. Deux causes, dont une seulement pouvait être prévue, jetteront le découragement et la terreur dans quelques âmes, et grandiront l’héroïsme des cœurs forts. Au moment où le capitaine est descendu, le factionnaire a voulu l’empêcher de passer. Grivel l’a repoussé en détournant son fusil. Alors le feu a commencé. Le mousquet du soldat a donné le signal, et des canonnières on a répondu aussitôt par des fusillades successives. Ce n’est pas tout. On a vu du vaisseau amiral anglais déborder une chaloupe armée en guerre. Le tillac de la Vieille-Castille signale aux fugitifs ce nouveau péril : « Sauve qui peut, voilà une embarcation anglaise qui vient à bord ! » Les balles et plus encore cet avertissement ont effrayé des prisonniers qui n’étaient pas du complot, mais qui, voyant Grivel s’emparer du mulet, comme un homme maître de la fortune, se sont hasardés à le suivre. Ils se hâtent de remonter dans le vaisseau, d’où on leur tend la main, en pensant les sauver.

Cependant la garde, empêchée d’abord par les curieux, fait une décharge. Un matelot français est seul atteint. Francisque reçoit toutes les balles ; il semble qu’il ait été le but unique des Espagnols. Le hasard a bien servi les bourreaux. Francisque était au point de la voile que la brise secouait avec force ; il attendait qu’on vînt frapper l’écoute qui devait servir à la faire fonctionner convenablement. Percé de part en part, il tombe ; et la voile, livrée au caprice du vent, fouette l’air, bat avec violence, tourne autour du mât où elle n’a pu devenir adhérente par son milieu, parce qu’on n’a pas eu le temps de faire un rocambeau[12], mais se fixe un moment, quand Belleguy est parvenu à prendre le point que le malheureux Francisque n’a abandonné qu’avec la vie.

L’aspirant se livre bravement au danger dont la mort du matelot démontre assez clairement l’évidence. On le vise, on le manque. Un effort de l’est, qui souffle très frais, le soulève ; il lutte et cède, mais sans lâcher la voile. Il est enlevé, emporté hors de la barque, rapporté par un mouvement de roulis, et retenu par ses camarades, qui parviennent, après un combat contre la bourrasque, à passer l’écoute dans l’œillet du coin de la voile. Admirable persévérance que les camarades de Belleguy louèrent en l’appelant une ténacité bretonne ! elle sauva la vie à trente-six Français, dignes, par leur courage, d’échapper aux dangers de cette situation.

La voile établie, et le bateau en travers, le vent fit abattre le mulet sur bâbord, et il s’échappa grand largue. Quand il s’éloigna du vaisseau, d’où l’on tirait toujours, le capitaine Grivel dit aux officiers supérieurs, qui naguère l’avaient traité d’insensé, et qui dix minutes auparavant l’avaient mis comme au défi de partir :

— Adieu donc, messieurs les prudens ; achetez du tabac, car vous avez pour long-temps encore à fumer. Quant à nous, avant une heure, nous serons à terre ou morts.

Les derniers mots arrivèrent à peine au ponton, d’où la barque s’éloignait avec une extrême rapidité, poussée par le vent et portée par la marée descendante. Le feu des canonnières ne cessait pas. Grivel avait fait coucher dans le fond du bateau tout son équipage de fugitifs ; il était seul debout, et au besoin, Sastre le matelot, Belleguy, Legras, Ville ou Vergès, venait à l’écoute pour aider la manœuvre de la voile. Ce que les marins redoutaient, c’est qu’un boulet ou un biscaïen vînt fracasser le mât du mulet ; il était déjà si peu solide, sans autres points d’appui que son emplanture, la drisse de la voile qui lui servait de hauban, et les écoutes qui l’étayaient un peu par derrière ! Les projectiles respectèrent ce faible morceau de bois, et ce navire qui portait moins peut-être que César et l’empire, mais beaucoup plus assurément que dix rois comme ceux au profit desquels Espagnols et Français se disputaient la Péninsule.

Le premier acte de cette tragi-comédie était joué. Grivel avait presque gagné sa partie contre la fortune. Il fallait cependant traverser les flottes anglaise et espagnole ; il fallait aussi échapper aux nombreux canots que les commandans des bâtimens ennemis envoyaient à la poursuite des prisonniers et qui faisaient contre eux un feu soutenu. Plusieurs lignes de bâtimens de commerce de diverses nations, mais surtout d’Angleterre, étaient mouillés à terre des bâtimens armés ; Grivel gouverna sur ce groupe, parce que les boulets ne devaient pas venir l’y chercher. Il donna en plein parmi eux, et de touchantes marques d’intérêt furent prodiguées à lui et à ses nobles compagnons. L’attention de tous les équipages avait été éveillée par la fusillade dont on avait salué le départ de la citerne ; tous les yeux étaient attachés sur cette embarcation ; on suivait chacun de ses mouvemens, et quand on la vit laisser loin derrière elle la meute qui la chassait et entrer dans la paisible enceinte du mouillage de navires marchands, on devina que des marins seuls avaient pu concevoir cette manœuvre. La générosité qui compatit à tous les malheurs, et cette voix intérieure du marin qui s’intéresse toujours à la destinée du marin, même ennemi (sublime fraternité des hommes de mer), ces vives sympathies se manifestèrent par d’honorables transports.

— Hourra ! hourra ! criaient à-la-fois les matelots pour encourager nos braves fugitifs.

Partout les bonnets sautaient en l’air, on battait des mains avec enthousiasme, on riait, on montait dans les haubans, comme si l’on avait rendu les honneurs militaires à des vainqueurs jouissant de l’ovation du triomphe. Les Français répondirent à ces témoignages de bienveillance en saluant les étrangers dont ils recevaient pour quelques momens une hospitalité si amicale. Ce n’est pas au surplus le seul acte d’obligeance qui dans cette journée marqua la conduite des Anglais. Le capitaine Grivel et les siens apprirent plus tard que l’officier sous les ordres duquel était la chaloupe qu’on avait vu venir à bord de la Vieille-Castille pendant l’embarquement des prisonniers, avait refusé de courir après eux. Il répondit au sergent espagnol qui l’avertissait du départ des officiers du ponton. « Ils s’en vont ; je leur souhaite un bon voyage ! je suis envoyé pour dépasser vos câbles, c’est là tout mon devoir, et je ne m’en détournerai pas. » Un trait pareil mérite des éloges. Il se conçoit d’ailleurs à merveille ; pour des cœurs bien placés, il n’y a point d’ennemis désarmés. L’infortune a des droits sacrés, honte à qui les oublie !

Les bâtimens marchands étant dépassés et le mulet se trouvant au-delà de la portée du canon des premiers vaisseaux anglais, mouillés en tête de la rade, le capitaine Grivel vint un peu sur tribord, pour aller chercher un point abordable de la côte, entre Sainte-Catherine et Rota. Il semblait que rien ne devait plus les contrarier pendant leur route ; les embarcations armées les avaient abandonnés dans une chasse inutile ; les boulets ne pouvaient plus les atteindre ; les forts n’avaient point à tirer sur la barque. Un obstacle était encore pourtant devant eux ; mais il est écrit que le destin favorise les audacieux, et le proverbe latin se vérifia cette fois de plus. Un convoi louvoyait à l’entrée de la baie, sous l’escorte de quatre goëlettes de guerre espagnoles, et l’on ne pouvait suivre d’autre route que celle qui traversait le convoi. Éviter les bâtimens convoyeurs, c’est ce qu’on aurait fait, si l’on avait eu le choix du chemin ; mais la ligne était tracée, on devait impérieusement la suivre. Nécessairement aussi on devait rencontrer une des goëlettes qui manœuvrait sur le point où on voulait passer. Virera-t-on de bord ? on perdra un temps précieux, et certain signal, fait par un des commandans anglais, peut jeter sur le bateau un navire armé ; puis une des chaloupes poursuivantes peut s’apercevoir d’un changement de direction et aller au mulet, remontant dans la rade. Fera-t-on vent arrière ? mais le grand largue est l’allure convenable ; mais on s’éloigne de la terre désirée, et la marée peut devenir défavorable ! Décidément on continuera à courir, pour aller chercher la côte le plus promptement possible. Tout le monde est de cet avis. Malheur peut arriver : on l’acceptera ; mais on ne l’ira pas chercher follement. Le bateau allait droit à la goëlette.

— Que tout le monde, excepté deux ou trois marins, se couche sur les barriques, et silence ! Si on nous hèle, je répondrai.

On se coucha, comme l’avait ordonné le capitaine.

— Je crois qu’elle nous a reconnu, dit Grivel, qui remarquait que, depuis un moment, la goëlette était comme en panne. Pris pour pris, autant vaut ne se faire harponner qu’après avoir fait du mal à son ennemi. Je cours sur elle ; je l’aborde en plein, et il en arrivera ce qu’il plaira au ciel. Nous la prendrons, si nous avons le temps, et nous irons à terre avec : sinon…

Belleguy était sur l’avant du bateau ; il dit au capitaine :

— Ne vous inquiétez pas du chebeck : il vire vent arrière, parce qu’il a manqué à virer vent devant. Je ne pense pas qu’il se doute qui nous sommes.

— À la bonne heure donc : continuons ainsi.

Le mulet continua en effet, filant grand train et franchissant la lame, comme le chevreuil, poursuivi par les chiens, franchit les buissons et les fossés. Il passa très près de la goëlette, où quelqu’un reconnut les Français. Les Espagnols ne prirent pas les armes, soit qu’ils fussent en humeur d’humanité, ce qui n’est pas fort probable, soit qu’ils vissent qu’ils n’atteindraient pas la barque, qui marchait bien. Seulement ils voulurent faire voir qu’ils n’étaient pas dupes du prétendu bateau espagnol ; on entendit une voix qui criait : Los Franceses ! et une bûche tomba à bord du navire enlevé. Elle n’atteignit personne.

La campagne touchait à son terme. Il était midi et il y avait une heure environ qu’on avait quitté la Vieille-Castille. Que de choses on avait faites ! Que de dangers on avait courus ! Mais aussi quelle compensation ! Voilà la terre ! Encore quelques minutes, et l’on y sera descendu. On se félicite, on s’embrasse, on comble d’actions de grâces le capitaine, qui a inspiré à tous la confiance dont il était rempli. Chacun a fait son devoir. On est content de soi et des autres : c’est un bonheur ; c’est un délire ! On n’a plus qu’un regret : pourquoi tout ce qu’il y a de Français sur la rade de Cadiz n’est-il pas à bord de la petite barque ? Pourquoi Francisque est-il mort ? Seule victime dans cette entreprise aventureuse qui pouvait coûter la vie à tant de braves gens, il eut de chacun une larme et un bon souvenir. Son oraison funèbre ne fut prononcée tout haut par personne ; mais personne n’eut à se reprocher de l’avoir oublié. Francisque était matelot, soldat dans les marins de la garde. Corse de naissance, il s’était attaché à M. Barbieri, officier dans les corps des marins, et Corse comme lui. La prison et la mort, je crois, arrivée pendant la captivité, séparèrent Francisque et son compatriote. Le matelot se donna alors au capitaine Grivel, qui eut la douleur de le perdre.

Enfin, on aborda la côte, près de Rio-Salado ; un poste français était là. Ils vont être sans doute reçus à bras ouverts, ces échappés de ponton ! Point. Le mulet n’a pas de pavillon, et le poste le prend pour un bateau de la contrebande ! « Aux armes ! » Les soldats sortent, couchent en joue les arrivans, et tirent. Quatre balles sifflent au-dessus des têtes qu’on ajustait ; Vergès se hâte de dépasser sa chemise, et d’en faire une espèce de pavillon parlementaire ; mais les fusils se rechargent. L’équipage de la barque saute alors à terre ; et c’est la pointe de la baïonnette du factionnaire qui reçoit Grivel, quand il vient se faire reconnaître.

— Nous sommes Français, camarades, dit le capitaine au soldat,

— Français !

— Oui ! et tous ces messieurs sont officiers.

— Ils n’en ont sacrédieu pas l’air, répliqua le grenadier en redressant son arme,

— J’avoue qu’on pourrait s’y tromper.

Les haillons qui couvraient les évadés du ponton, leur donnaient en effet plutôt l’air de bandits que d’honnêtes militaires. Les brillans uniformes s’étaient transformés en hideuses guenilles ; c’était à faire horreur et pitié. Un officier à cheval arriva pour savoir ce qu’il y avait, et ce que signifiaient les coups de fusils qu’il venait d’entendre ; cheval et cavalier furent pressés, serrés, étouffés de caresses. La joie de ces malheureux qui venaient de conquérir le rivage, malgré tant d’obstacles, ressemblait à de la démence.

Le capitaine Grivel et ses trente-quatre glorieux complices partirent pour le port Sainte-Marie, aussitôt qu’ils eurent fraternisé avec le poste qui les avait accueillis d’abord fort mal. À leur arrivée, ils allèrent se présenter au duc de Dalmatie. Le maréchal Soult les traita avec toute la distinction qu’ils méritaient, et s’adressant à Grivel, loua largement son entreprise et sa belle conduite.

— Bah ! répondit avec modestie le capitaine, c’est un tour de matelot, monsieur le maréchal, et voilà tout.

Et il disait un tour de matelot, comme on dirait : un tour de page ou d’écolier. Quelle espièglerie, bon dieu !

Le capitaine Grivel fit un rapport officiel de l’événement du jour au duc de Dalmatie. Ce rapport ne dépassait pas six lignes. Au ministre de la marine Décrès, l’officier des marins de la garde devait un plus long récit ; il fut concis pourtant, et voici sa lettre que j’ai retrouvée par hasard.


Puerto Santa-Maria, le 22 février 1810.


Monseigneur, j’ai l’honneur de mettre sous les yeux de V. E. les détails d’un événement qui, bien qu’ordinaire, a fait ici quelque honneur à la marine dans l’esprit de l’armée.

J’étais prisonnier depuis l’affaire de Baylen, sans jamais avoir pu trouver l’occasion de briser mes fers. Enfin, le 22 février, j’ai réussi. Quelques marins, quelques officiers de terre résolus, ont voulu courir ma fortune. Je me suis élancé avec eux dans un bateau, et nous l’avons enlevé à l’instant. Nous avons cherché à hisser la voile, et à déborder sur-le-champ ; mais le matelot que j’avais chargé de couper la bosse, ayant reçu deux coups de fusil[13] avant d’avoir pu en venir à bout, notre position a été pendant quelques minutes extrêmement critique. Une circonstance particulière en augmentait le danger, c’est l’habitude qu’ont les bateaux au service des pontons de dépasser toutes leurs manœuvres en accostant. Enfin, à force de travail et de constance, nous avons réussi à passer des amures, des écoutes, à filer nos amarres, et à faire route.

Les vaisseaux anglais qui, jusqu’à ce moment nous avaient fusillés sans cesse, nous ont expédié des péniches qui nous ont envoyé des boulets, depuis l’instant de notre départ à-peu-près jusqu’à celui de notre arrivée. Après une demi-heure de route, nous sommes tombés entre quatre chebecks espagnols de guerre qui louvoyaient pour entrer en baie. Ils nous ont vivement canonnés[14] en nous criant d’amener ; mais nous étions résolus de mourir ou de passer, et nous avons pris terre heureusement après une heure de cette situation périlleuse.

Monseigneur, ceci s’est passé en plein midi, à demi-portée de pistolet de trois vaisseaux de ligne anglais, de deux frégates espagnoles et d’une foule de canonnières. Quoiqu’il ventât grand frais, et que j’eusse toujours fait porter plein ; nous avons demeuré une heure entière. V. Exc., qui se connaît en coups de main, appréciera celui-ci.

Ce que j’en dis, monseigneur, n’est point pour relever cette action aux yeux de V. Exc. en ma faveur, j’en ai déjà été bien payé par le plaisir d’avoir rendu à la liberté ving-cinq officiers et dix soldats français, et par l’accueil vraiment fraternel qu’on m’a fait ici ; mais il est de mon devoir de vous rendre témoignage de la bravoure distinguée de MM. Euryeul, enseigne provisoire, Legras, capitaine du commerce, et des aspirans Vergès, Ville et Belleguy, ainsi que du matelot Sastre. Ces jeunes gens sont remplis de connaissances théoriques ; mais en outre ils sont marins, comme ils l’ont bien prouvé en cette occasion ; car je ne fusse point arrivé à terre, si nous n’avions su les uns et les autres que des mathématiques.

J’ai l’honneur, etc.

l. grivel.


C’est avant de se coucher que le capitaine écrivit ce rapport si simple, où sa romanesque aventure est caractérisée d’événement ordinaire, qui fait quelque honneur à la marine. Il affaiblissait beaucoup les couleurs dont il aurait pu, sans forfanterie, se servir pour peindre ce drame merveilleux ; mais personne au port de Sante-Marie ne jugeait la chose comme Grivel. La nouvelle de l’évasion courut tout de suite les rangs de l’armée, et quand elle arriva dans la ville avec les prisonniers, elle y causa une émotion, une joie bien concevable. Les visites, les félicitations, les embrassemens accablaient les héros déguenillés. Leurs frères d’armes voulurent leur faire fête ; invités à dîner partout, les compagnons du capitaine n’acceptèrent point cette politesse : ils tenaient à célébrer tous ensemble leur délivrance. Ils se réunirent pour cela dans une auberge, et officiers, soldats et domestiques s’assirent à la même table : c’était le jour de l’égalité que celui des périls communs et de la commune délivrance. On vécut en amis ; on se dédommagea des privations endurées ; on fit de bonnes et chaudes plaisanteries contre ceux qui, par leur faute, mangeaient encore la ration espagnole ; on chercha à se rappeler toutes les circonstances de cette longue navigation d’une heure, dont le but était la découverte d’une terre à laquelle on aspirait comme à une plage inconnue ; et, chose singulière, on eut de la peine à s’en souvenir : c’était un songe. Pendant le repas, si gai, si fraternel, où s’élargissaient de nobles poitrines oppressées par un cauchemar de dix-huit mois et par une agonie de soixante minutes, les musiques des régimens français vinrent donner des sérénades sous les fenêtres de la Possada. La foule se réunit dans la rue, et, quand les fugitifs de la Vieille-Castille quittèrent la maison, on les accompagna avec des acclamations et des vivat !

Cependant le capitaine Grivel ne regardait pas sa tâche comme remplie : il ne pouvait être satisfait avant d’avoir délivré ceux-là même dont il avait eu le plus à se plaindre. Il alla visiter le maréchal Victor et lui dit : Donnez-moi une embarcation, cent fusils et des munitions, et j’irai vous chercher tous nos camarades. Le temps est bon encore : je pars et je reviens dans trois ou quatre heures.

— Non, lui répondit le duc de Bellune ; non, monsieur Grivel ; c’est trop de dévoûment ; je ne consentirai jamais à vous voir exposé de nouveau.

Force fut au capitaine de se résigner : il espérait cependant que les Français des pontons chercheraient à l’imiter, et qu’ils saisiraient la première occasion propice.

— S’ils se souviennent de moi, se disait-il un jour, ils viendront nous rejoindre.

Ce jour-là il avait un pressentiment. Qui oserait rire d’un pressentiment ? Qui n’a entendu, au moins une fois, certaine voix intime l’avertir d’un malheur ou d’une joie prochaine ? Grivel était allé dîner chez le commissaire des guerres à Xérès. Sur le soir, il vit le temps changer : les vents fraîchissaient du sud-ouest. Il appela son domestique : — « Selle tout de suite. »

— Et où allez-vous si vite ? lui dit son hôte. Pourquoi nous quitter ainsi ? Quelle affaire pressante vous appelle à Port-Sainte-Marie ?

— Il faut que je m’en aille, j’ai dans l’idée qu’il y aura du nouveau cette nuit à la côte. Adieu.

Il n’y eut pas moyen de le retenir. Les deux lieues qui séparent Sainte-Marie de Xérès furent bientôt franchies. Grivel était sur le bord de la mer à minuit, épiant les mouvemens de la rade ; à trois heures la Vieille-Castille y arriva. Le capitaine ne s’était pas trompé ! On se mit en devoir de sauver les prisonniers, parmi lesquels, il faut le dire, quelques-uns méritaient peu la bonne fortune que leur avaient assurée leurs braves camarades, L’officier des marins de la garde ne resta pas, comme on peut le croire, spectateur tranquille de ce sauvetage. Il prit toutes les mesures sages qu’on devait attendre de son expérience ; il donna l’exemple du dévoûment. C’est ce qu’il avait fait déjà la nuit du 5 au 6 mars, quand, dans un grand coup de vent, les vaisseaux espagnols et portugais s’allaient échouer. La mer était grosse, et battait le rivage avec fureur ; les embarcations étaient difficiles à manier ; on pouvait attendre que la marée changée n’ajoutât pas un nouvel obstacle à ceux que le sud-ouest multipliait. Un général ordonna qu’on envoyât un canot à un des bâtimens pour y chercher du monde ; Grivel fit observer qu’y arriver était chose impossible, que le canot chavirerait probablement, et que l’on perdrait des matelots sans profit pour les fugitifs.

— Mauvaises raisons que cela, monsieur ! dit l’officier général ; mais voilà comme vous êtes, messieurs les marins, vous trouvez des difficultés partout !

Quel homme dans l’armée avait le droit d’accuser de timidité le chef de l’entreprise du 22 février ? Grivel ne lui demanda pas son nom ; mais s’avançant vers son cheval, il lui serra la cuisse avec une main dont la colère avait centuplé la force, et lui dit :

— Vous allez voir, général, si nous avons peur. Mais souvenez-vous que vous l’avez voulu.

Il fit embarquer dix hommes dans un grand canot, poussa au large, lutta contre les lames soulevées, et quand il fut près du ponton, une vague prit l’embarcation par-devant, la mit debout, puis la renversa en arrière. Les dix matelots périrent en voulant regagner la terre ; le capitaine se sauva parce qu’il resta loin de la plage, se soutenant et attendant une circonstance favorable pour rejoindre le bord. Je ne sais pas ce que le général fit d’excuses au capitaine.

L’affaire du ponton des officiers eut lieu le 16 mai, c’est-à-dire presque trois mois après que Grivel avait enlevé le mulet. Le 26 mai, un autre ponton coupa ses cables, et vint à la côte. L’Argonaute fut moins heureux que la Vieille-Castille ; il fut horriblement mitraillé par les Anglais. C’est une terrible scène que celle dont ce vieux vaisseau fut le théâtre. Le sauvetage présenta des difficultés qu’on ne put pas toujours surmonter. Le brave Castagné, officier de marine qui était à la tête de cette expédition, était parti du mouillage un peu trop tôt ; il n’avait pas bien calculé la marée, et le vaisseau s’arrêta loin de la côte. Il s’était hâté, de peur d’être accusé de lâcheté par ses camarades ! Fatal point d’honneur, auquel il céda et qui coûta si cher !

Grivel, qui commandait l’avant-garde de la flottille de M. de Saizieu, vint au secours de l’Argonaute. Comment il s’y comporta, je vais vous le dire… Non, j’ai déjà compté trop longuement ; mais voici qui témoignera mieux que toutes mes paroles. C’est pour le sauvetage de l’Argonaute qu’il fut fait officier de la légion d’honneur ; et alors, c’était quelque chose !


a. jal
  1. M. Euryeul est mort.
  2. Les pontons étaient mouillés dans la baie de Cadix, un peu en arrière des remparts de la ville. Une ligne de vaisseaux anglais et de bâtimens espagnols de diverses grandeurs, formait le demi-cercle où étaient les vieux vaisseaux dégréés, qui servaient de prisons aux Français. Des cannonières placées autour de chaque ponton, le gardaient de près pour rendre son enlèvement impossible. Le régime des pontons de Cadix était horrible ; plus cruel peut-être encore que celui des pontons anglais. Il y a, dans toute l’histoire de la captivité de nos compatriotes sur les bastilles flottantes, des moines qui y ont joué un rôle épouvantable.
  3. Une genope est une espèce d’amarrage, faite avec un petit cordage, sur deux manœuvres pour les joindre, les retenir l’une à l’autre, les empêcher de glisser. Par extension, les marins ont donné au verbe genoper, la signification de se saisir de quelqu’un, l’arrêter.
  4. Les soldats appelaient ainsi certains employés des vivres, chargés de distribuer le riz, le pain et le sel. Cette dénomination s’est étendue à tous les employés de l’administration de l’armée.
  5. M. Legras était un capitaine de navire marchand, qui se comporta très noblement dans l’affaire des pontons de Cadiz. Il était de Nantes.
  6. M. Belleguy est en retraite à Douarnenez ; MM. Ville et Vergès ont passé dans l’armée de terre, où ils sont, je crois, capitaines. M. Dumoustier est capitaine de frégate.
  7. Les bastingages étaient des espèces de remparts qui s’élevaient au-dessus des gaillards, tout autour des bâtimens, et sur des supports ou chandeliers de fer. Les hamacs et sacs des matelots et soldats y étaient enfermés pendant le jour ; c’était derrière ces redoutes où la mitraille venait un peu s’amortir, que combattait la mousquetterie. On a supprimé les hauts bastingages, en élevant les côtés des vaisseaux à sept pieds environ. Les lits de l’équipage ont un petit emplacement en haut de ces bastingages de bois ; les sacs sont serrés dans les coffres du faux pont.
  8. Petit navire espagnol et portugais à un ou plusieurs mâts. Celui dont il s’agit ici, n’avait qu’un seul mât et une voile. Il n’était pas ponté.
  9. On appelle ainsi le reflux ou la marée descendante.
  10. Ceindre avec une corde appelée élingue.
  11. Forts morceaux de bois, placés debout sur le bord du vaisseau.
  12. Cercle de fer, de bois et de corde, ou seulement de corde. Celui du mulet était de corde et de bois. Le rocambeau retient la vergue au mât et la conduit quand on la hisse ou qu’on l’amène (descend).
  13. On remarquera peut-être que ce passage du rapport officiel de M. Grivel diffère de ma narration qui place le brave Francisque au point de la voile, et non pas à la bosse ; M. Grivel se trompa le 22 février 1810, en écrivant cette phrase. La mémoire des détails lui échappait dans ce moment, et on le concevra facilement, si on cherche à analyser la situation morale où il devait être après le succès de sa téméraire entreprise. Francisque était où mon récit l’a montré mourant avec tant de courage. Une note de M. l’amiral Grivel, postérieure de plusieurs années à son rapport, a rétabli sur ce point la vérité historique.
  14. Les canonnières ne tirèrent pas sur le bateau. Ici encore M. Grivel se trompa en 1810 ; mais cette erreur et celle que j’ai signalée plus haut sont les seules qu’on puisse relever dans cette pièce intéressante. Une chose dont on peut être sûr, c’est que M. Grivel n’ajouta pas cette circonstance d’un nouveau danger au résumé trop modeste qu’il venait de faire de tous ceux qu’avaient courus les fugitifs, pour produire un plus grand effet. Le paroxisme de la joie dans lequel il était troubla seul un instant ses souvenirs : il a rectifié depuis cette partie de son rapport.