Un souvenir du Brésil


UN SOUVENIR DU BRÉSIL.

Connaissez-vous la reine de l’Amérique, la ville aux sept collines, aux mille panoramas ? Si vous n’avez pas visité Rio-Janeiro, je vous plains, car vous pourriez monter sur le meilleur navire qui se balance dans nos ports, vous lancer avec lui sur les mers, et si vous êtes jeune, voir vos cheveux blanchir, avant d’avoir rencontré son égale. Moi qui vous parle, je suis monté souvent sur les sept collines de son enceinte, et je vous jure que chaque fois je ne pouvais en descendre. C’est qu’en vérité il y a une fascination que je ne saurais vous décrire dans ce ciel ; ce n’est pas une voûte bleue comme le ciel du nord qui pèse pâle et triste sur votre tête, et arrête vos regards et votre pensée dans leur essor à travers l’espace. Là, vous pourriez pénétrer jusqu’à Dieu, s’il vous avait permis de le voir et de ne pas mourir. Et puis ces montagnes ! ces cent îles verdoyantes qui inclinent leurs palmiers sur les eaux ! ces mille navires qui sillonnent leur azur ou qui dorment en allongeant leurs ombres sur les lames onduleuses ! croyez-moi, c’est une terre d’ineffaçables souvenirs : il ne lui manque que l’absence des hommes.

Or, un jour voici ce que je vis : c’était à l’heure qui précède le crépuscule fugitif des tropiques, lorsque le soleil a cessé d’être perpendiculaire, et que la brise souffle du large. Un navire fuyait devant elle dans la baie, venant au mouillage en face de la ville. Figurez-vous un oiseau de proie qui, las de fendre l’air, se pose en ployant ses ailes fatiguées ; ainsi le léger bâtiment serra ses voiles quand il eut pris son poste au milieu de ses frères de la mer. C’était un négrier, la Flor do Brazil, revenant de Benguela, et à son huitième voyage. Son pont était couvert d’esclaves qui faisaient plaisir à voir, tant ils étaient bien préparés pour le marché, la tête rasée en entier sauf une belle touffe sur le haut du front, le corps frotté d’huile et luisant comme de l’ébène polie. Ce n’était pas une de ces cargaisons de rebut comme on en voit tant, qui ne laissent que de la perte aux armateurs ; aussi les oisifs de la place du palais de l’empereur, hommes de commerce et d’expérience, estimaient celle-ci à deux cents contos de reis, au cours du jour. Les plus habiles même secouaient la tête d’un air sage, murmurant tout bas qu’elle produirait certainement davantage, car il était notoire que les nègres devaient hausser chaque jour depuis que les philanthropes de l’Europe avaient obtenu la cessation prochaine de la traite : d’ailleurs, il n’y en avait plus que deux mille cinq cents au marché.

— Senhor capitan, combien nous en apportez-vous cette fois-ci ? demandèrent-ils à un homme qu’un canot venait de mettre à terre, non un homme, comme vous pourriez le penser, aux formes menaçantes, à figure de jaguar, à la voix rauque comme des brisans, mais chétif, pâle et souffrant.

— Quatre cent soixante, répondit-il.

— En avez-vous jeté beaucoup à la mer ? —

— Presque rien, vingt-cinq ou trente, je crois.

— Vous êtes toujours heureux, senhor capitan ; et de révolte, en avez-vous éprouvé ?

— Une misère ! nous en avons dépêché trois ou quatre, et le reste n’a pas bougé.

Le lendemain j’avais oublié la Flor do Brazil.

Un jour, après l’heure de la sieste, mon nouvel ami Joâo Manoel entra chez moi au moment où je quittais en bâillant mon hamac. « Venez avec moi, me dit-il, nous partons dans huit jours, et je veux acheter quelques négresses pour compléter la troupe que j’emmène. Croiriez-vous que ce vieux juif damné de Souza a refusé hier de m’en vendre à crédit, sous prétexte que j’ai tiré un coup de fusil à mon scélérat de voisin d’Acosta ? Je n’ai fait que lui rendre la pareille, et d’ailleurs je l’ai manqué. Est-ce que cela le regarde ? Il n’y a plus de religion, senhor ; autrefois un chrétien n’aurait pas refusé crédit à un autre chrétien, mais patience !

— C’est vrai, répondis-je, il n’y a plus de religion ; où irons-nous, senhor Manoel ?

— Au Valongo, voir la nouvelle cargaison qu’on a achevé de débarquer hier soir ; il s’y trouve de belles pièces, et je veux avoir votre avis.

Nous prîmes le chemin du marché aux esclaves, situé du côté de la baie de Santo Domingo, derrière le couvent de San Bento, si vous ne le savez.

Joâo Manoel me disait en marchant : — Ce n’est pas tout, senhor, que de savoir distinguer un nègre d’un cheval ou de toute autre espèce de quadrupède. Avec cela, vous n’iriez pas loin ; il faut encore savoir les choisir… Mais ôtons nos chapeaux, j’aperçois une procession là-bas… Il est plus facile, senhor, d’acheter une troupe de chevaux de Minas que deux de ces animaux que vous voyez là étendus sur le pavé ; il y a plus de mauvaise volonté et de sentimens anti-chrétiens dans leur tête que chez tous les macaques du Brésil ensemble. Vous choisissez, je suppose, dans une cargaison, un Calbary avec des épaules et des reins capables de porter une caisse de sucre ; à plus forte raison devrait-il porter cent coups de fouet comme une plume : eh bien ! vous lui en donnez vingt-cinq ; votre Calbary se pend, se coupe la gorge, ou se jette à l’eau ; au fond c’est la même chose. Si c’est un Kakanda ou un Bagou, il met je ne sais quoi dans le manger de ses camarades et les expédie pour l’autre monde sans s’inquiéter du salut de leurs âmes. Est-ce un Arada ou un Mozambique ? Il s’en va un beau matin dans les bois et vous ne le revoyez plus. Comment voulez-vous qu’un pauvre planteur y résiste ?… Ajoutez à cela que depuis qu’il n’y a plus de religion, comme je vous le disais il y a une demi-heure, nous avons à craindre autant que les nègres ceux qui vont les chercher à la côte. Ils ont inventé je ne sais quelles drogues maudites qui vous nettoient un nègre pour huit jours à n’y rien trouver à redire. Pas plus de dyssenterie et de sarna[1] que sur ma main. Il est net comme vous et moi. Au bout de huit jours, voilà que votre nègre ne peut plus se soutenir sur ses jambes ; sa peau se ride comme celle d’une vieille orange, on voit ses os au travers ; vous êtes forcé de l’enterrer. On vous chicane ensuite pour le paiement. Il n’y a plus de crainte de Dieu, senhor.

— C’est très vrai, répondis-je ; mais nous voici arrivés au magasin que nous cherchons.

Vous aimeriez à voir un marché d’esclaves quand il est bien garni et que les acheteurs se pressent à la porte, surtout quand on n’y a pas encore touché et qu’il n’y manque pas une tête. Toutes ces créatures noires sont là, accroupies sur des nattes, à leur aise, vous montrant leurs yeux blancs, leurs dents blanches et vous souriant quand vous les regardez. C’est un plaisir de penser que ces pauvres êtres vont enfin connaître la civilisation qui n’eût eu garde d’aller les chercher en Afrique. C’est un peu loin, et la terre n’y vaut rien. Il y a bien de côté et d’autre quelques yeux qui paraissent humides, quelques figures crispées par je ne sais quoi, quelques sombres regards : mais qu’y faire ? Tout est-il parfait ici-bas ? Le ciel même des tropiques est-il sans nuages ? Passez donc sans y faire attention. Ne me parlez plus, au contraire, d’une cargaison qui tire à sa fin : je n’ai jamais aimé à voir cela. C’est trop triste que ces misérables qui sont là étendus à la porte du magasin, rêvassant, flétris, œdémateux, sans que personne se soucie de les acheter.

— Ah ! senhor Coutinho ! s’écria mon ami Joâo Manoel en enlaçant dans ses bras le capitaine du négrier, et lui frappant de petits coups dans le dos, que je vous embrasse vingt fois ! La côte n’y peut rien : vous êtes une rose, cher capitaine.

— Et vous, un œillet, senhor Manoel.

— Non, c’est vous qui êtes un jardin tout entier. Voilà du fruit nouveau que nous apporte la Flor do Brazil.

— Oui, tous vrais Benguelas de première qualité ; si le cœur vous en dit, examinez, je suis à vous tout-à-l’heure.

Mon compagnon s’avança au milieu des groupes pressés d’esclaves qui remplissaient la salle immense où nous étions. Tous gardaient le silence : les blancs seuls avaient le droit d’élever la voix dans cette enceinte. À mesure que nous passions lentement, Joâo Manoel examinait sans mot dire les nègres qui le frappaient le plus. À l’un il soulevait négligemment la lèvre supérieure pour voir ses dents ; à l’autre il entr’ouvrait un œil avec ses doigts, ou lui frappait la poitrine, puis souriait satisfait ou secouait la tête d’un air douteux, suivant le son qu’elle rendait. Il les faisait tousser, cracher, se lever, se baisser, étendre et fléchir leurs membres dans mille positions différentes. En vérité, c’était un habile homme ! Il y avait plaisir et instruction à le voir faire. Je le vis recueillir du bout du doigt, avec un sang-froid admirable, une goutte de sueur qui s’en allait tombant du corps d’un nègre, et la déguster avec réflexion comme vous feriez d’une larme parfumée de Constance. — Bon ! se dit-il à lui-même. — Autant en faisaient tous ceux qui étaient là.

N’allez pas vous imaginer que les esclaves se prêtassent avec répugnance aux exercices gymnastiques dont je viens de vous parler. Excepté quelques songe-creux dont la cervelle avait reçu une triple dose d’esprit africain, nègres enracinés, inaptes à la civilisation, tous comprenaient clairement que ce qui se passait là était pour leur plus grand bien ; et puis vous conviendrez que lorsqu’on est resté un mois et demi dans la même position, on n’est pas fâché d’en changer.

Quand nous eûmes fait le tour de la salle : — Jamais plus belle cargaison n’a paru au Valongo, me dit le planteur, mais ce n’est pas tout ; il faut maintenant pénétrer dans cette chambre dont vous voyez la porte fermée. Justement, voici Coutinho qui vient de ce côté.

Sur notre demande, la porte mystérieuse s’ouvrit à demi, et le capitaine la referma après être entré avec nous.

Je me crus transporté dans le harem du tout-puissant empereur de Maroc, le plus riche en houris au teint d’ébène, s’il en faut croire maints voyageurs qui ne l’ont pas plus visité que vous et moi. Vous pouvez m’en croire, car ce réduit écarté renfermait seize jeunes filles dont la moins jolie eût gagné le cœur d’un sultan de Darfour ou du Bournou. Ces filles de l’Afrique ! elles apparaissent toutes à votre imagination, lippues, au nez écrasé, aux formes vulgaires ; mais vous ne les connaissez pas. Pourtant, si, dans vos songes, la statue de Médicis vous est apparue, non pas marbre inanimé et froid, mais vivante, mais brûlante d’amour, et exhalant la volupté par tous ses pores, alors vous avez vu les vierges africaines. Hâtez-vous seulement de respirer le parfum de ces fleurs passagères, car ce sont les fleurs du Dhaïlé, dont la sombre corolle tombe dans les premières heures du jour.

Toutes n’avaient, pour se dérober aux regards, qu’un étroit lambeau de toile bleue, négligemment roulé autour de leurs corps. Notre entrée subite fit cesser quelques paroles qu’elles s’adressaient à demi-voix dans l’idiome doux et harmonieux du Benguela. Elles se serrèrent les unes contre les autres en fixant leurs grands yeux sur nous, comme un troupeau de gazelles que le chasseur surprend couchées sous les roseaux, au bord de la Gambie ou du Zaïre.

— Qu’en dites-vous ? nous demanda le négrier, après un moment de silence.

— Je dis, senhor Coutinho, répondit Manoel, qu’il n’y a que vous qui nous apportiez de ces choses-là. Où diable les prenez-vous ? avez-vous fait main basse sur le sérail de quelque roitelet du pays ? D’où viennent-elles ?

— Ma foi, qu’elles vous le disent elles-mêmes, si elles le savent. Je les ai eues d’un marchand d’esclaves de l’intérieur qui, pour compléter la bande, y a joint sa fille que vous voyez là, celle au collier de corail. Le vieux païen me les a fait payer assez cher ; il n’y en a pas une qui ne me coûte le double de celles que vous avez vues là-bas.

— Quelle est celle, lui demandai-je, qui semble si abattue, et qui se tient à l’écart ? elle seule paraît sentir son sort.

— Qu’elle le sente ou non, peu m’importe ; cela regarde celui qui l’achètera. Depuis que je l’ai, elle a toujours été comme vous la voyez ; nous avons voulu l’égayer pendant la traversée, en la faisant chanter et danser avec les autres, mais nous y avons perdu notre musique et nos consolations. Elle voulait que j’achetasse sa mère et ses sœurs qui étaient à vendre en même temps qu’elle. Ma foi ! la Flor do Brazil en avait autant qu’elle en pouvait contenir. C’est peut-être cela qui fait qu’elle me boude : mais son chagrin passera bientôt : elle n’en est pas plus laide pour cela, et faite ! vous allez voir. — Allons, lève-toi.

La pauvre créature, qui n’avait fait que lever les yeux sur nous, et qui les avait baissés aussitôt, ne se doutant pas que cet ordre s’adressât à elle, resta immobile sur sa natte. Un jurement effroyable du capitaine, accompagné d’un geste menaçant et de quelques mots benguelas, la tira de sa rêverie. Elle jeta sur nous un regard si triste, en essayant de se lever, que j’en fus attendri. Je me reprochai d’être l’auteur involontaire de cette scène barbare. Le négrier la prit brusquement par le bras, et l’enlevant de terre, la mit debout sur ses pieds ; puis arrachant d’un seul coup l’unique vêtement qui la protégeait, la jeune fille parut sans voile à nos yeux. Tout son corps tremblait ; une teinte semblable à celle d’un nuage noir derrière lequel se cache le soleil, se répandit sur sa figure : la mort était dans ses yeux, et je crus qu’elle allait tomber. Y aurait-il donc de la pudeur en Afrique ? qu’en pensez-vous ?… Coutinho lui prit les mains qu’elle mettait machinalement dans la position que vous savez, et lui écartant les bras : — Voyez ! nous dit-il ; mais passons.

— Combien vaut-elle ? demanda Joâo Manoel.

— Trois cents patacons. Pas une de celles que vous voyez là ne sera donnée à moins : c’est pour rien. Examinez donc ces yeux, ces bras, ce sein ! et puis, foi d’honnête homme, je vous la donne telle que je l’ai reçue ; tous mes confrères ne pourraient vous en dire autant. Ils ont le diable au corps, et il faut que, dans une traversée, ce qu’il y a de mieux dans leur cargaison soit gaspillé par eux et leur équipage. Coutinho entend mieux ses intérêts, et, par la mort ! si l’un de mes matelots s’avisait de toucher à celles que j’ai mises de côté, je lui ôterais sa peau de chrétien pour lui en donner une de Calbary. À la côte, liberté complète, c’est trop juste ; mais en mer, les mœurs et la décence, c’est trop juste aussi.

Vous souciez-vous d’entendre le reste ? alors vous avez quelque chose de l’âme de mon ami Manoel ; mais lui, il avait été allaité par une esclave, suivant la coutume de son pays ; et vous ! Il eut donc la jeune négresse. Qu’en voulait-il faire ? si jeune et si frêle, elle n’était bonne à rien ; je ne sais, mais, Dieu me pardonne, il la regardait avec les yeux d’un serpent à sonnettes.

Elle reprit des mains du capitaine son lambeau de toile bleue, et le replaça lentement autour de sa taille flexible ; puis, prenant la main à chacune de ses compagnes, elle leur adressa tour-à-tour quelques mots entrecoupés que je ne pus comprendre. C’étaient sans doute ses adieux, les adieux de l’esclave, cette dernière parole dite à des oreilles amies, entre les souvenirs du sol natal et l’avenir sans espérance au bout duquel apparaît un tombeau.

J’en avais assez et je sortis. — À huit jours, me cria le planteur ; tenez-vous prêt.

J’errais machinalement dans les rues, insouciant du bruit de la foule et de la chaleur dévorante. Insensiblement je parvins, dans ma rêverie, au pied de la montagne des Signaux, où les pavillons de cent nations s’élèvent sans cesse dans les airs. Je gravis à pas lents son chemin tortueux, brûlé par le soleil du jour, et parvenu à son sommet, je m’assis sur la pelouse verte qui le couronne. Mais je ne vis ni la ville qui s’étend d’un côté à ses pieds, ni de l’autre la baie de Botafogo avec ses bateaux de pêcheurs attachés au rivage, et les riantes maisons de ses bords que parfument les orangers ; ni le Pain de sucre illuminé par les derniers rayons du soleil couchant, avec la pleine mer au-delà et quelque bâtiment solitaire à l’horizon. Ma pensée errait sur un autre rivage, parmi les huttes rondes de l’Afrique, les palmiers, les caravanes inconnues, que vous dirai-je ? que venaient faire là ces scènes étrangères ? Est-ce donc une chose si rare que de voir vendre l’espèce humaine ?

Je fus exact au rendez-vous. Mon ami Joâo Manoel était un honnête planteur de la province de Minas, établi à dix journées de marche de Rio-Janeiro. Depuis que sa mère l’avait mis au monde, il avait mené la vie du Brésilien, cette vie dont chaque jour ignore le jour qui doit suivre, qui s’écoule au soleil, insouciante du reste du monde, libre, active parfois, souvent endormie entre les bras des esclaves. À vingt ans ses amours, dans son voisinage, lui avaient déjà valu deux coups de couteau dont il montrait en riant les marques à ses amis. Plus tard, il s’était engagé avec ses voisins dans d’interminables procès où pas plus que lui et ses adversaires vous n’eussiez jamais pu rien comprendre. Avec l’un d’eux c’était à-la-fois une guerre de plume et d’armes plus sérieuses ; ils appuyaient les arrêts des juges par des coups de fusil qui jusque-là n’avaient mis heureusement hors de cause aucune des deux parties. Du reste, homme libre, blanc à ce qu’il disait et surtout bon chrétien. Je devais passer quelque temps chez lui et de là continuer ma route pour l’intérieur.

Notre caravane se mit en ordre aux portes de la ville sur la route de Minas. Elle se composait de douze négresses et six nègres, tous jeunes et qui vous eussent fait naître l’envie d’être leur maître, tant ils étaient bien faits et alertes. Mon ami Manoel s’y connaissait ! Il voulait que ses esclaves lui fissent honneur sur la route. Nous les plaçâmes sur deux rangs en mettant en tête ceux dont la marche devait être plus lente et nous restâmes les derniers. Un nègre venu de l’intérieur avec son maître, nous suivait avec trois chevaux destinés à soulager ceux qui ne pourraient supporter la fatigue de la route ; un quatrième était monté par la jeune négresse que vous connaissez. Elle avait reçu de son maître un camisa neuf et un collier de corail qui la rendait encore plus jolie. Je remarquai qu’il l’avait placée devant lui, et que son regard s’allumait en tombant sur elle. En avant de toute la troupe était un vieil esclave de confiance aux cheveux blanchis, portant sur l’épaule un fusil portugais à batterie gigantesque, et le kitombo à la main.

— Allons, Miguel, lui cria son maître, nous sommes prêts : en avant ! et improvise-nous quelque chose.

La troupe poussa un grand cri et s’ébranla sur les pas du vieux nègre, qui se mit à chanter une chanson étrange en s’accompagnant du kitombo. Le pauvre instrument avec ses humbles notes vous eût fait sourire de pitié. Mais écoutez-moi : le soir, en voyage, à l’heure de la halte, quand le silence et la nuit descendent sur les forêts vierges, et que pas un insecte ne bruit dans leur profondeur, si vous prêtez une oreille attentive, vous entendrez parfois des sons qui naissent et meurent tour-à-tour dans la montagne ; une voix les accompagne par intervalles et s’éteint avec eux dans la solitude : c’est le muletier nègre qui charme les longues heures de la marche avec le kitombo ; alors peut-être ces simples accords viendront plus tard se faire entendre doucement à votre oreille et réveiller vos souvenirs endormis.

Le jour commençait à poindre ; l’air était sans brise, et nous marchions lentement sur un sable encore tiède des feux du jour précédent. Oh ! ces premières heures du voyage, avant que la marche n’ait engourdi vos membres fatigués, comme l’âme s’élance au-devant des scènes qui l’attendent, et soupire après les forêts de l’horizon !

— Que voulez-vous donc faire, demandai-je au planteur après un long silence, de toutes ces négresses ? vous en avez acheté deux fois autant que de nègres.

— J’ai, me répondit-il, quelques esclaves qui me tourmentent pour avoir des femmes, et je leur amène celles-ci ; les coquins en sentiront moins l’ardeur du soleil. Si vous les connaissiez comme moi, senhor, vous sauriez qu’un nègre marié en vaut deux.

— Alors pourquoi ne pas les marier tous ?

— Si vous n’étiez pas un homme de l’autre côté de l’eau, je ne vous pardonnerais pas cette question. Pensez-vous que ces petites filles, qui ne sont bonnes qu’à éplucher du coton, valent un vigoureux gaillard que j’aurais eu pour le même prix ? Non, senhor, elles perdent la moitié de leur temps à faire des enfans, et les négrillons ne nous plaisent guère ; ils ne font pas compte.

— Et celle-ci, repris-je, à qui la destinez-vous ?

— Vous êtes trop curieux : celle-ci n’est pour personne.

Le vieux nègre venait de mettre fin à son improvisation ; la chaleur avait étouffé sa voix. Le soleil, dardant d’aplomb ses rayons sur nos têtes, inondait la campagne de lumière ; un seul nuage blanc était immobile dans le ciel et ne projetait aucune ombre sur la terre. Partout un silence universel, interrompu seulement par une troupe de cassiques qui se disputaient à grands cris l’entrée de leurs nids, suspendus aux branches d’un cocotier. Les nègres qui travaillaient dans les plantations, courbés sur la terre brûlante, se redressaient un instant pour nous voir passer, puis reprenaient leurs travaux. Nous étions encore au milieu des habitations des hommes. De toutes parts aux environs de la ville, à une distance considérable, vous chercheriez en vain l’aspect primitif de ces lieux, alors que les premiers blancs y débarquèrent. Des maisons se sont élevées là où l’Indien avait bâti sa cabane ; le sol a été mis à nu ; les montagnes déboisées n’offrent plus qu’à leur sommet les restes des antiques forêts qui les couvraient tout entières. Si vous aimez à contempler les ouvrages de l’homme, restez sous ces allées embaumées, dans ces jardins enchantés. Ce que l’homme a fait est bien, mais plus loin sont les forêts vierges.

Nous arrivâmes à une de ces ventas qu’on rencontre de distance en distance sur les routes du Brésil, cachées d’ordinaire au milieu de massifs de verdure qui les dérobent à la vue, jusqu’à ce qu’on arrive à les toucher. Des manguiers, des orangers, un cocotier ou un bananier solitaire vous annoncent de loin le repos qui vous y attend. Tous, compagnons de l’homme dans ces climats, le suivent dans ses migrations, pour prêter leur ombre à sa demeure, et leurs fruits à ses besoins. Une chambre sombre, qui ne contient que les premières nécessités de la vie, une seconde, plus sombre encore, où dort le maître de la venta, en attendant les passans, telles sont, avec une petite pièce destinée aux voyageurs, et qui ne reçoit le plus souvent le jour que par la porte, les seules commodités que vous offrent ces humbles hôtelleries. Le long d’une des façades règne une galerie, aux poteaux de laquelle vous attachez vos chevaux, et qui vous présente un espace suffisant pour tendre votre hamac pendant que se prépare votre modeste repas. Vous y attendez, dans les bras du sommeil, que la fraîcheur du soir vous permette de continuer votre route. Là, rien qui vous rappelle les jouissances de la vie civilisée. Quelque chose vous dit qu’elle n’a paru que d’hier sur cette terre, et qu’elle n’a pas encore eu le temps de s’y acclimater. Mais qu’y venez-vous faire, si vous songez encore à ce que vous avez laissé derrière vous ?

Le lendemain, au soleil couchant, nous entrâmes dans la chaîne des Orgues. Ses sommets dentelés, d’où s’élancent des pitons inégaux comme les tuyaux de cet instrument, lui ont fait donner ce nom. L’araponga criait dans les montagnes ; sa voix, semblable au frémissement d’une lime sur l’acier sonore, retentissait au loin dans la solitude. Des bandes de perroquets criards passaient sur nos têtes, se dirigeant vers leur arbre accoutumé, qu’ils quittent chaque matin, pour aller chercher leur nourriture dans les bois. De temps en temps un couple d’aras solitaires, perchés sur la cime de quelque géant des forêts, prenaient leur vol à notre approche : ils avaient disparu, que leur voix rauque se faisait encore entendre dans le lointain. Avant de parvenir au pied de la chaîne principale, dont les flancs se dressent devant vous, abruptes et déchirés par les torrens, il vous faut traverser une suite de collines étagées comme les gradins d’un amphithéâtre et séparées entre elles par des vallées, tantôt resserrées, tantôt étendues, couvertes de bocages ou de savannes, désertes ou servant de nid à quelque plantation isolée. Là, vous marchez d’enchantement en enchantement. Tout ce que vous avez rêvé de lieux riants où la vie s’écoulerait comme une onde paisible, de solitudes inconnues créées pour vous seul, d’Élysées dans un autre monde, s’efface et s’anéantit devant ces réalités de la nature. À mesure que vous avancez, les traces de l’homme deviennent plus rares. Aux cultures qui se pressent dans la plaine a succédé le coin de terre que l’esclave affranchi, le pauvre mulâtre sont venus disputer aux forêts, et sur lequel ils ont bâti leur cabane ignorée. Le bruit des torrens qui tombent des hauteurs, le son des clochettes d’une troupe de mules, la voix de leur conducteur arrivent seuls à vos oreilles, dans le calme universel. Vous gravissez lentement un chemin où se jouent les rayons du soleil, à travers la voûte des arbres ; vous traversez des ruisseaux murmurans, des eaux qui se brisent sur les roches éparses de leur lit, quelques ponts placés sur des abîmes. Les pluies de l’hivernage ont creusé de profonds sillons sur la route ; souvent la jambe de votre mule s’enfonce entre les arbres couchés en travers, pour l’affermir. Par une coutume touchante, chaque muletier, en passant, met un rameau dans les endroits périlleux, pour vous avertir du danger qu’il a couru, ou coupe une branche, pour remplacer celle que les eaux ont emportée. Enfin vous arrivez à la cime des montagnes : vous faites halte ! Un océan de forêts se développe devant vous, immense comme l’océan des eaux, sublime comme lui, incommensurable, sans bornes. À vos pieds, dans un lointain bleuâtre se déroule la plaine que vous avez parcourue la veille. Une nappe d’eau étroite, tachetée de quelques points noirs, brille au soleil, à l’extrémité de l’étendue : c’est la baie de Rio-Janeiro avec ses îles. Quelques taches blanches paraissent sur ses bords : c’est la ville aux sept collines, réduite à rien et perdue dans l’immensité de l’espace. Humiliez-vous comme elle.

Qu’est-il besoin de vous en dire davantage ? Vous êtes sur la terre des merveilles ; marchez devant vous, sûr qu’elles ne vous manqueront pas. Ce que vous venez de voir n’est rien encore : d’autres scènes vous attendent.

— Ceci est beau, dis-je à mon compagnon, je voudrais que le sort eût placé ma vie dans ces forêts.

— Senhor, me répondit-il, je crois que vous perdez la tête. Depuis que nous sommes en route, il n’y a pas moyen de vous arracher une parole. Vous vous arrêtez à chaque pas, pour contempler de l’eau, des arbres qui ne sont bons à rien, des oiseaux que Dieu confonde avec leurs cris éternels. Est-ce que, de l’autre côté de l’eau, vous n’avez rien de tout cela ?

— Non, répartis-je, nous n’en possédons que l’ombre.

— Alors, tant mieux pour vous. À quoi sert tout ceci, sinon à faire enrager les voyageurs ? Cette maudite sierra que nous venons enfin de passer, m’a déjà fait faire plus de péchés mortels (Dieu me les pardonne !) que tous les yeux noirs que j’ai rencontrés dans ma vie. J’aimerais mieux mille pieds de cafeyers de plus dans ma plantation avec deux nègres pour les cultiver que toutes ces belles choses que vous admirez tant.

— Mais, senhor Manoel, voyez donc ces torrens, ces forêts impénétrables, ces lianes qui s’élèvent comme des montagnes au-dessus de nos têtes et qui escaladent tout ce qui les environne !

— Oui, c’est fort agréable : le premier coquin venu peut se cacher là derrière et vous tirer à bout portant, sans que vous voyez seulement d’où le coup est parti : j’en sais des nouvelles. Tenez, en voici les marques : vous pouvez sentir encore quelques grains de plomb dans les chairs.

— Et cet arbre, aussi vieux que le monde, qui domine tous les autres, n’est-il pas admirable à voir avec ses branches couvertes d’ananas sauvages, ces mousses blanches qui pendent dans les airs, et qui le font ressembler à un fantôme ?

— Eh bien ! c’est un arbre mort que le premier vent fera tomber sur la tête des passans ; cela arrive quelquefois.

Je me tus : qu’avais-je à répondre ?

Chaque soir, au coucher du soleil, nous nous arrêtions dans quelque venta solitaire ou dans une plantation dont le maître était connu de Joâo Manoel. L’antique hospitalité, bannie de nos sociétés modernes, subsiste encore dans les forêts de l’Amérique ; elle augmente en même temps que l’éloignement des villes, et semble fuir devant la civilisation. L’une des enceintes palissadées qui entourent constamment la maison du planteur brésilien, située sur les routes, est destinée à recevoir les esclaves et les animaux qui accompagnent le voyageur. Ils y sont à l’abri sous des hangars construits à dessein, tandis que leur maître oublie à la table du planteur la marche et la chaleur du jour.

Les nègres, dont les forces s’affaiblissaient chaque jour davantage, nous retardaient dans notre marche. Le vieux Miguel, endurci à la fatigue, leur chantait en vain les louanges de son maître qu’il entremêlait de descriptions pompeuses de ses richesses, du bonheur dont ils allaient jouir sous ses ordres, et de ces mille choses que Dieu n’a placées que dans la tête d’un nègre. Nous laissions derrière nous l’immense vallée où la Paraïba poursuit son cours majestueux au travers des forêts, tantôt silencieuse et paisible comme les solitudes de ses bords, tantôt gémissante et réveillant les échos des déserts.

Bientôt nous entrâmes dans la province de Minas, et un soir, à l’entrée d’un vallon étroit, près d’une petite rivière tombant en cascades, sur l’un de ses côtés, nous aperçûmes une maison blanche entourée de vastes plantations de cafeyers, de manioc et de maïs montant jusqu’au sommet des collines ; un champ de bananiers fuyait derrière elle dans la vallée, et près de là on entrevoyait les cases des nègres à demi cachées par des orangers, des calebassiers et d’autres arbres qu’ils ont coutume de planter autour de leurs demeures. Le calme régnait sur toute cette scène ; on n’apercevait d’autre créature vivante qu’une vieille négresse assise sur le seuil de la maison, nonchalante et occupée à fumer dans une de ces pipes de terre que les nègres savent fabriquer eux-mêmes.

— C’est là ! me dit le planteur, et un rayon de joie mêlé de fierté brilla dans ses yeux : — il était temps d’arriver ; mes nègres n’en peuvent plus.

Nous entrâmes dans la maison déserte. La vieille négresse se leva en nous voyant. — Votre bénédiction, maître, dit-elle, suivant la coutume des esclaves brésiliens. — C’est bon, je te la donne, répondit Joâo Manoel. Il prit ensuite un de ces coquillages dont la dernière spire a été enlevée pour donner passage à l’air, et à trois reprises différentes il en tira des sons qui retentirent dans toutes les directions ; c’est le signal accoutumé qui rappelle les esclaves du travail à la fin du jour. Une demi-heure après, nous les vîmes paraître accompagnés du feitor (régisseur) de l’habitation, personnage au teint basané, à la voix impérative, vêtu, pour tout costume, d’un pantalon, d’une chemise de couleur et d’un chapeau de paille ; il salua son patron d’un air humble, et lui rendit compte des travaux exécutés pendant son absence, ainsi que de la conduite des esclaves. Croyez que les coups de fouet jouaient un grand rôle dans ce récit, et que plus d’un nègre, là présent, portait sur sa peau les marques de la colère du redoutable régisseur.

— C’est bien, lui dit Manoel quand il eut fini : seulement, senhor Loureiro, vous me paraissez un peu trop libéral de punitions ; nous sommes d’accord sur le salutaire effet du fouet, mais nous différons sur la quantité des coups : ne pourrions-nous penser sur ce point comme sur les autres ?

— Senhor, répondit le feitor, pour vous plaire, j’ai déjà diminué de moitié ceux que j’avais coutume de donner avant d’entrer à votre service : je ne puis faire davantage, j’y perdrais ma réputation. Que vous importe que j’oublie quelquefois de compter les coups, pourvu que vos nègres se portent bien ? laissez-moi faire à ma manière.

— Comme vous voudrez, Loureiro, répliqua Manoel d’un air indifférent ; je ne vous parle de cela qu’en passant. Tenez, prenez soin de ceux que je vous amène : mettez-les dans une case à part jusqu’à nouvel ordre. Celle-ci est pour le service de la maison : laissez-la de côté.

Le feitor exécuta les ordres qu’il venait de recevoir : il mit les nouveau-venus dans une case abandonnée. Les autres nègres qui étaient là se retirèrent après avoir salué leur maître, et l’habitation offrit cet aspect paisible que le soir amène avec lui sous les tropiques, quand le travail a cessé, et que les esclaves se délassent en liberté de la fatigue du jour.

Le lendemain, je la parcourus avec le planteur. Les travaux de l’homme n’ont pas dans les forêts du Nouveau-Monde cet aspect monotone de nos champs de la vieille Europe. Une main avare n’y a pas, le compas à la main, partagé la terre en compartimens étroits, réguliers, sillonnés comme les plates-bandes d’un jardin. Des haies, des grilles, des murs ne vous repoussent pas à chaque pas comme un fils déshérité de la nature et rejeté du partage de ses bienfaits. Là, les forêts sont le patrimoine de qui veut les conquérir. La puissance de l’homme y lutte contre la puissance de la nature, et sa vie est un combat. Une végétation indomptable cherche sans cesse à étouffer dans ses bras sauvages les végétaux que ses mains ont plantés. De même que les animaux qu’il a réduits en domesticité, s’il les abandonne un instant sans défense, ils périssent sous les étreintes des enfans primitifs du sol qu’ils ont dépossédés. Aussi, ce que vous appelez l’ordre est souvent inconnu dans les plantations du Brésil. Près des champs de cafeyers dont les rangs alignés s’élèvent jusqu’au sommet des coteaux escarpés, vous voyez un espace noirci couvert d’arbres à demi consumés, entassés au hasard. À côté d’un champ de maïs rempli de troncs en décomposition règne un taillis impénétrable d’arbustes, de lianes entremêlées d’herbes coupantes qui en défendent l’accès. Des graminées colossales rivalisent de hauteur avec les bananiers. Partout les traces du feu sur la lisière des bois, le chaos et l’impuissance de l’homme.

Chaque matin, au lever du soleil, une voix bien connue appelle les esclaves au travail ; ils répondent à l’appel que fait le régisseur : l’un d’eux prononce une prière que les autres répètent après lui, puis ils se rendent là où les travaux du moment exigent leur présence. Le soir aux approches de la nuit, ils paraissent de nouveau : un second appel, suivi de la prière, a lieu comme le matin ; ils défilent tous en demandant sa bénédiction à leur maître : c’est alors que le fouet se fait entendre.

Les nègres bozals (on appelle ainsi ceux qui arrivent de la côte) ne sont pas soumis immédiatement au régime de l’habitation : on les laisse reposer pendant quelques jours avant de les envoyer au travail. Or, Joâo Manoel se conforma à cet usage en planteur qui entend son affaire et en bon chrétien. Il était d’ailleurs bien aise de voir si Coutinho avait fait usage de ces drogues qu’il avait en horreur. Tout alla bien.

Un soir, après la prière, il fit mettre sur un rang les jeunes négresses qu’il avait amenées. « Approche, Cupidon, cria-t-il, tu choisiras le premier, il y a assez long-temps que tu me tourmentes pour avoir une femme. »

Un jeune nègre sortit du milieu de ses compagnons. Dieu vous préserve de tomber jamais entre les mains de son pareil si vous n’avez pas les reins doubles et le reste à l’avenant ! son œil exprimait plus de passions que le soleil du nord n’en verse sur nos froides régions ; c’était un œil ardent, à demi voilé, quelque peu sombre, un véritable œil africain. Je vous abandonne le reste de sa personne. Il fit deux pas en avant, jeta un coup-d’œil prompt et indifférent sur les jeunes filles qui étaient là devant lui, et chez qui son aspect avait fait naître un demi-sourire de satisfaction, puis resta un instant indécis ; ses yeux se portèrent ensuite sur la maison où la petite négresse, mise à part, était en ce moment sous la galerie, regardant tristement ce qui se passait ; il tressaillit. « Moi pas voulé femme, maître, dit-il d’une voix basse, mais assurée. »

— Loureiro, dit Manoel, il paraît que Cupidon s’est refroidi pendant mon absence. Vous allez lui faire donner vingt-cinq coups de fouet pour réchauffer son ardeur conjugale ; vous compléterez ensuite la centaine pour lui apprendre à ne pas dire oui aujourd’hui, et non le lendemain.

Un éclair terrible brilla dans les yeux du nègre : ses traits se crispèrent convulsivement, puis reprirent leur expression première : il baissa la tête sans rien dire ; à un signal du feitor, il se coucha à terre à plat ventre. L’exécuteur de la justice, vieux nègre impassible dont les cheveux avaient blanchi dans cet emploi, s’avança armé de l’instrument du supplice. Pendant ses longues fonctions, il avait acquis une connaissance exacte de la peau de ses camarades ; sa femme même et ses enfans n’avaient jamais vu son impartialité se démentir à leur égard, ce qui lui avait valu l’estime générale. Il se tint donc à quatre pas du nègre étendu là. Un cri de douleur se fit entendre en même temps que le bruit du fouet : « Pardon, maître, moi pas voulé femme ; pardon, maître. » Puis ce fut tout ; il tenait entre ses dents serrées une touffe d’herbe que le hasard avait fait croître là : ses doigts étaient enfoncés dans la terre, et sans ses pieds qui frappaient le sol par un mouvement involontaire, vous eussiez pu le prendre pour un cadavre. Loureiro comptait un, deux, trois…

Et vous étiez là spectateur ! me direz-vous. Oui, là : que vous importe ? Les fils de Cham n’ont-ils pas été maudits à tout jamais ? Il y a, d’ailleurs, un proverbe nègre qui dit que le fouet n’a pas été fait pour les chiens. Il en vaut un autre.

L’exécution de Cupidon produisit un salutaire effet sur les assistans ; chacune des jeunes négresses trouva un époux.

— Maintenant, dit Manoel aux nouveaux couples de sa façon, vous voilà mariés : personne ne vous y a forcés, et vous avez choisi chacun celle qui vous convenait. Soyez heureux, et ne battez pas vos femmes. Le premier qui maltraitera la sienne, je la lui ôterai pour la donner à un autre. Quand il passera ici un padre, il vous donnera sa bénédiction, afin que vous continuiez de vivre en bons chrétiens ; en attendant, vous êtes bien mariés, entendez-vous ?

Le lendemain, à la même place, un esclave était étendu sur la terre : le fouet sillonnait ses membres raidis, sans qu’il poussât une seule plainte ; c’était Cupidon qui pour la première fois était revenu du travail sans avoir fini sa tâche.

— Que signifie ceci ? dit le planteur à souper ; voilà mon meilleur nègre qui perd la tête sans que je puisse en deviner la raison : il y a quelque chose là-dessous ; Loureiro, qu’en pensez-vous ?

— Bah ! répondit le feitor d’un air indifférent, ils se ressemblent tous : laissez-moi faire ; encore trois séances comme celle-ci, et Cupidon marchera droit comme auparavant. Je vous l’ai dit, senhor, vous leur en passez trop ; vous avez eu hier le dessous avec ce diable de nègre ; cinquante coups de plus, et vous l’auriez marié plutôt deux fois qu’une.

Trois jours après, Cupidon gisait au soleil, devant la porte de sa case : chacun de ses pieds était engagé dans un anneau massif, fermé par un cadenas et fixé à une barre de fer qui lui rendait tout mouvement impossible. Ses pouces, réunis et serrés entre les branches d’un petit étau, paraissaient gonflés par cette pression violente. Il dormait. Le bruit de mes pas le réveilla ; il ouvrit les yeux sans chercher à se lever, et me dit en souriant :

— Maître, vous pas gagner[2] tabac pour Cupidon ?

Je lui en mis un morceau dans la bouche. — Pourquoi, lui demandai-je, ne veux-tu pas travailler ?

— Oh ! ça bon Dieu qui pas voulé !

— Si tu avais pris, continuai-je, la femme que ton maître t’offrait, tu ne serais pas dans l’état où te voilà maintenant.

— Femme là pas bon : li pas nation à moi.


— En voici bien d’une autre ! s’écria mon ami Manoel, tenant en main une barre de justice : Cupidon a décampé cette nuit. Il faut que Satan en personne l’ait tiré de ceci. La meilleure barre qui soit dans tout le Brésil ! Vous voyez, senhor, un nègre que j’ai toujours traité comme mon enfant ! qui n’a pas reçu dix fois le fouet depuis qu’il est avec moi !

— C’est fâcheux, lui répondis-je, mais à sa place n’en auriez-vous pas fait autant ?

— Que diable me dites-vous là ? Je ne suis pas un nègre, senhor ; je suis blanc et bon chrétien, qui plus est. Si j’étais nègre, et qu’on m’eût vendu, ce serait un marché, et un chrétien respecte toujours un marché.

— Pardon, senhor Manoel, je n’y pensais pas, en effet ; maintenant qu’allez-vous faire ?

— Courir après Cupidon : Loureiro est déjà dans le bois avec quelques nègres ; mais ils attraperont plutôt un venado[3] à la course : le coquin connaît les forêts comme un Indien.

Le planteur disait vrai : le feitor revint le soir sans ramener le nègre marron.

Chaque jour, quand le soleil se rapprochait de la cime des montagnes, et que l’atmosphère était moins embrasée, j’errais dans les bois, me perdant sous leurs ombrages, sans dessein arrêté, sans but, marchant au hasard. Une après-midi je m’étais enfoncé plus loin que de coutume, attiré par les cris inconnus de quelques oiseaux que je désirais voir. Quand je revins de ma rêverie, j’avais perdu les traces que j’avais suivies. Je voulus revenir sur mes pas, mais je ne fis que m’égarer davantage. Après bien des détours inutiles, je m’arrêtai sur les bords d’un filet d’eau qui coulait sans bruit dans un bas-fonds couvert d’une végétation sauvage ; de longues gerbes de lumières se jouaient à travers les arbres sur le ruisseau paisible. J’allais pousser un cri pour me faire entendre de quelques nègres de l’habitation, si par hasard il s’en trouvait à portée de me répondre, lorsqu’au pied d’un arbre qui dominait toute la forêt, j’aperçus une figure noire assise immobile. Je reconnus Cupidon.

Il paraissait plongé dans une rêverie profonde qui l’avait sans doute empêché de m’entendre. Sa tête crépue était penchée sur sa poitrine : ses bras reposaient sans mouvement sur la terre. À ses côtés étaient son sabre de travail, un de ces petits paniers de jonc que les nègres fabriquent dans leurs momens de loisir, et une tortue de terre qu’il avait trouvée dans le bois. Elle était renversée sur le dos et agitait ses pattes en cherchant à reprendre sa position naturelle sans pouvoir y parvenir. Je me cachai sans bruit derrière une touffe épaisse de bambous, et je l’observai à travers le feuillage. Il se parlait tout haut à lui-même, suivant l’usage des nègres, mais je ne pus saisir le sens des mots interrompus qui lui échappaient.

Tout-à-coup il se réveilla en sursaut, saisit son sabre et se mit à nettoyer, au pied de l’arbre une petite place d’un pied carré. Quand le sol fut à découvert, il prit la tortue, l’ouvrit en deux d’un coup de sabre et arrosa la terre de son sang. Il mit un morceau de celle-ci dans le creux de sa main, et la pétrit en l’humectant de temps en temps d’un peu de salive. Quand cette opération fut terminée, il se leva, fit quelques pas dans le bois et revint un instant après avec des plantes, dont il arracha les feuilles ; puis, prenant une longue épine de palmier, il se l’enfonça au-dessous du sein gauche. Le sang jaillit et tomba sur les feuilles qu’il tenait à la main. Il en prit une et en enveloppa la terre qu’il venait de préparer. Une seconde recouvrit celle-ci, et entre elles il plaça une mèche de ses cheveux, qu’il arracha d’un seul coup. Quand le morceau de terre fut recouvert de plusieurs couches de feuilles, qu’il entremêla de cheveux, de plumes et de lambeaux de chair de la tortue, il l’attacha avec une liane, et le mit dans son panier. Pendant cette opération mystérieuse, il n’avait cessé de proférer des mots entrecoupés dans une langue inconnue, celle sans doute de sa terre natale.

En ce moment, je fis un mouvement involontaire. Il jeta un regard rapide de mon côté, et ses yeux rencontrèrent les miens. En un bond il fut sur moi, son sabre à la main. J’étais sans armes et me crus perdu. En me reconnaissant, la fureur qui brillait dans ses yeux s’éteignit. Il baissa son arme suspendue sur ma tête. — Maître, vous pas dire Cupidon là.

— Non, lui répondis-je, je ne te trahirai pas. Je suis égaré : montre-moi de quel côté est l’habitation.

— Vous bon blanc, Cupidon montrer vous chemin.

Il se mit à marcher devant moi, en abattant avec son sabre les lianes, les herbes, les broussailles qui nous barraient le passage. De temps en temps, il s’arrêtait et prêtait l’oreille ; mais tout était calme : quelques cris d’animaux troublaient seuls le silence du soir. Après une demi-heure de marche, nous parvînmes à un petit sentier à demi effacé, qui fuyait dans le bois. Cupidon s’arrêta.

— Vous suivre toujours, me dit-il, habitation là-bas. Vous pas gagner rien pour Cupidon?

Je lui offris quelques pièces de monnaie : il secoua la tête sans les prendre et disparut dans la forêt.

Je cachai, suivant ma promesse, cette rencontre au planteur. Le lendemain, au jour, je le vis entrer dans la chambre où je reposais encore : il était agité et pâle.

— Loureiro vient de faire une belle découverte, s’écria-t-il, voyez ce qu’il a trouvé sous la galerie, à la porte de la chambre où dort la petite négresse.

Je reconnus l’ouvrage de Cupidon. — Eh bien ! lui dis-je, que signifie cela ?

— Comment ! que signifie cela ? Un vrai sortilège, senhor, une œuvre du démon, auquel ce damné de Cupidon a vendu son âme. Il n’en faut pas davantage pour faire périr tous mes nègres, détruire mes plantations et m’envoyer moi-même dans l’autre monde.

Il se mit à ouvrir le paquet, dont le contenu m’était connu d’avance. À l’aspect du sang qui teignait les feuilles, sa terreur redoubla : saint Sébastien ! s’écria-t-il. Il courut à un crucifix suspendu au mur, dont le pied se terminait par un petit bénitier, et plongea l’œuvre du démon dans l’eau bénite qu’il contenait. Il s’agenouilla ensuite et prononça une courte prière. Alors le voyant plus calme :

— Maintenant, senhor, vous n’avez plus rien à craindre. Le charme est rompu. — Il sortit sans me répondre.

Depuis ce moment, Joâo Manoel tomba dans la mélancolie.

— Laissez-moi partir, lui dis-je peu de jours après. J’ai rempli la promesse que je vous avais faite, et je reviendrai vous voir.

— Je ne vous retiens pas, me répondit-il ; la saison des pluies approche, et vous avez loin à aller. Partez donc ; mes vœux vous accompagneront pendant votre voyage.

Je le quittai. Ce n’est pas le moment de vous dire ce que je vis dans mon pèlerinage. Il fut long. Je traversai bien des montagnes, des fleuves sans nom. Je portai mes pas dans des retraites qui long-temps encore resteront ignorées, et j’y fis connaissance avec les merveilles des forêts. Leur souvenir m’a suivi parmi les agitations des hommes ; souvent encore, dans les heures secrètes de la vie, ma pensée traverse les mers et va errer au milieu de ces scènes lointaines : ne les reverrai-je plus ?

Six mois s’étaient écoulés. Je me retrouvai enfin sur la hauteur qui dominait l’habitation de Manoel. Rien n’était changé, et je revis ces lieux comme on revoit un ancien ami. Seulement le soleil de l’été ne brillait plus sur la maison blanche du planteur et sur les cultures qui l’environnaient. Un voile de vapeurs couvrait la nature entière ; les pluies avaient creusé çà et là de petits ravins, et des nuages grisâtres pesaient sur la cime des forêts. Un nègre prit mon cheval, et j’entrai dans la maison. Mon entrevue avec Manoel fut affectueuse : il me revoyait avec plaisir.

Le soir, à l’heure du repas, je ne vis pas la jeune négresse, qui, lors de mon départ, commençait déjà à nous servir. Je m’informai de ce qu’elle était devenue.

— C’est trois cents patacons de perdus, me dit Joâo Manuel : nous l’avons enterrée, il y a quinze jours.

— Pauvre créature ! repris-je, contez-moi cette histoire.

— Elle est longue, et encore plus triste pour moi, mais n’importe, la voici :

Lorsque nous entrâmes dans cette chambre du Valongo que vous savez, le diable en personne y entra, je crois, avec nous. Il n’y a que lui qui ait pu me mettre en tête l’idée d’acheter une de ces petites filles que cet alcahuete de Coutinho y avait renfermées. Je vous demande si ce n’était pas de l’argent jeté à l’eau. Enfin, comme je vous le dis, je fus tenté. Il y avait là des yeux qui en valaient bien d’autres.

— Je vous comprends, lui dis-je en l’interrompant.

— Je comptais lui donner la liberté un jour, ainsi qu’à ses enfans, et vous conviendrez que cela valait mieux pour elle que d’aller se griller au soleil. Mais, senhor, ces nègres ont la tête si dure, qu’elle ne comprit pas le bonheur qui l’attendait. Vous vous rappelez ses yeux si doux, son air si triste et si touchant, eh bien ! lorsque je voulus jouir de mes droits de maître, je trouvai en elle un vrai démon ; c’étaient des pleurs, des cris, des contorsions à n’en plus finir. Vous sentez que je ne faisais pas beaucoup de façons avec elle. Un homme libre et un blanc, fi donc ! Il y aurait eu de quoi me perdre de réputation.

— C’est juste, lui dis-je.

— Or, cela dura quelque temps ainsi ; je me conduisis alors en bon chrétien, et la laissai tranquille en attendant qu’elle fût de meilleure composition. Cela se passait lorsque vous n’étiez plus ici, après que j’eus trouvé le paquet ensorcelé que Cupidon avait mis à sa porte.

— Une nuit que les maringouins m’empêchaient de dormir, je voulus prendre l’air sur la galerie. Je descends sans bruit, et devinez ce que j’aperçois : mon scélérat de nègre marron causant avec la petite négresse, qui avait entr’ouvert sa porte pour lui parler. Tous deux étaient du même pays, et se servaient par conséquent de leur infernal jargon, qu’un chrétien ne saurait entendre ; aussi, je ne compris pas un mot de ce qu’ils se disaient, mais, comme Dieu m’entend, ces animaux-là ont une manière d’exprimer ce qu’ils sentent, qui vaut bien la nôtre. Il faut, senhor, que Satan, qui les a mis au monde, leur ait soufflé dans le corps un peu du feu qui lui est tombé en partage. Je crois cependant qu’il ne s’était rien passé à mon préjudice, car elle le repoussait et pleurait. Je voulus m’élancer sur Cupidon, mais il venait de me voir ; il prit la fuite, et en un clin-d’œil je le perdis de vue. Alors je ne fis pas ce que vous pensez ; la négresse ne reçut pas le châtiment qu’elle avait pourtant bien mérité. Je ne sais, en vérité, où j’avais la tête dans ce moment-là ! J’étais furieux au fond, mais je me sentais en même temps disposé à lui pardonner. Je la mis dans une autre chambre, et je ne la perdis de vue ni jour ni nuit.

Cupidon revint à la charge, comme vous pouvez le croire : je l’y attendais, et après l’avoir manqué plusieurs fois, quatre vigoureux nègres que j’avais apostés depuis l’aventure, parvinrent à s’en emparer dans une de ses visites nocturnes : ma foi, il paya pour deux, c’était trop juste. Après qu’il eut passé par les mains du vieil Antonio, je le mis aux fers dans sa case. Croiriez-vous que lorsque j’allais tous les huit jours savoir de lui s’il voulait devenir plus raisonnable, ce misérable-là me demandait, pour toute réponse, la petite négresse en mariage, me disant qu’elle était de sa nation, qu’il n’en prendrait jamais d’autre, qu’il serait plus soumis qu’auparavant, si je la lui donnais, et cent autres raisons de nègre. Je fis peut-être alors une sottise : j’aurais dû la lui donner, et les envoyer tous deux au diable ; mais, comme je vous l’ai dit, j’avais alors la tête de travers ; qui n’aurait été piqué à ma place de trouver de la résistance chez une esclave ? Cependant, au bout de trois mois, Cupidon s’ennuya de rester cloué au même endroit, et demanda sa liberté, en me promettant tout ce que je voulus. Je ne demandais pas mieux ; il y avait assez long-temps que je le nourrissais sans qu’il travaillât. Mais, senhor, ce n’était plus mon meilleur nègre comme autrefois : je ne l’entendais plus chanter en tête des autres, en allant à l’ouvrage ; il ne dansait plus le dimanche avec ses camarades ; sa figure se creusait, et devenait bistre de noire qu’elle était auparavant ; cela se passera, disais-je en moi-même. Vous allez voir comment cela s’est passé.

Il y a quinze jours, avant le lever du soleil, Loureiro frappe à ma porte et me réveille en sursaut : — Venez vite, me dit-il, cet enragé de Cupidon a fait des siennes. — Je me lève à la hâte et suis Loureiro dans la case du nègre. Ma foi, senhor, c’était fort laid à voir. Cupidon était étendu à terre, à côté de la petite négresse morte ; un de ses bras la tenait serrée contre lui comme dans un étau de fer ; sa bouche écumait, les yeux lui sortaient de la tête ; tous ses traits étaient horriblement tirés ; un tremblement convulsif agitait ses membres, qui battaient le sol. Je vous avoue que je reculai de deux pas en voyant cela. Quand il eut deviné plutôt que vu que j’étais là, il se mit à sourire d’une façon qui me fit dresser les cheveux à la tête : « Adieu, maître, me dit-il, moi gagner femme maintenant. » Je fermai la porte pour le laisser mourir tranquille, car il n’y avait pas de remède. Le soir on les enterra tous deux. J’en ai perdu l’appétit pendant deux jours, senhor !

Maintenant, calculez : trois cents patacons la petite négresse, autant le nègre, au moins ; cela fait six cents patacons ou la valeur de plus de deux cents arrobas de café que je perds là d’un seul coup, et par ma faute encore !… Heureusement que j’ai jeté de l’eau bénite sur les gris-gris de Cupidon : sans cela, qui sait ce qui me serait arrivé ?

— Sans doute, senhor ; mais à part toutes vos pertes, ne sentez-vous pas quelque chose… là ?

— Certainement, j’en suis fâché, et je compte bien m’en confesser au premier padre qui passera ici ; mais après tout, ce n’est pas la première fois que pareille chose arrive : il n’y a pas d’année qu’on n’en voie autant dans les environs.

— Senhor, repris-je, je vous remercie de votre histoire, et de votre hospitalité. Je pars demain.

— Comme il vous plaira.


Le lendemain, j’étais à cheval au lever du soleil. — Vous me quittez donc ! me dit le planteur, et vous avez l’air fâché encore ! mais je vous le pardonne, vous êtes un homme de l’autre côté de l’eau. C’est singulier, pourtant ! Allons, adieu. Vous vous y ferez.

C’était un de ces beaux jours, si fréquens au Brésil pendant la saison des pluies. Les forêts rafraîchies agitaient doucement leur cime verdoyante : toute la nature se réjouissait au soleil. À peu de distance de l’habitation, je vis, sur le bord du chemin, une étroite enceinte à moitié enfouie sous la végétation. Une faible palissade l’entourait, à peine suffisante pour la protéger contre les bêtes fauves dans leurs excursions nocturnes. La terre en avait été remuée depuis peu : la fosse était plus large que de coutume, et une croix formée de deux morceaux de bois attachés ensemble avec des lianes, se penchait à moitié tombée sur elle. Je m’y arrêtai un instant.

Là, quelques pensées vinrent traverser mon âme. Qu’était-ce ? Quoi ? je ne sais : visions, souvenirs effacés, rêves, qu’importe ?… … Pourtant, je levai les yeux vers le ciel… Si glorieux, pensai-je, et souriant sur cette fosse !…


Théodore Lacordaire.
  1. Gale.
  2. Gagner, avoir.
  3. Venado, chevreuil.