Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Un secret de Philippe le Prudent

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 55-66).


UN SECRET
DE PHILIPPE LE PRUDENT
ROI D’ESPAGNE[1]

(conte historique.)

Si l’on cognoiscoit tout ce qui se passe chez les roys, l’on verrait de bien sales choses et moult couardises.
Rabelais, Gargantua.

I

Le personnage le plus grave se tenait au milieu, assis dans un large fauteuil à bras, devant une cheminée où pétillait un feu vif et clair. À ses deux côtés étaient debout et la tête nue deux autres hommes qui paraissaient ses confidents ou du moins ses valets, car à leur air respectueux et soumis on les aurait pris pour tels.

Le plus jeune des deux était vêtu de noir de la tête aux pieds, il portait au cou un médaillon où était enfermé un morceau de la vraie croix, et ses doigts étaient couverts de bagues de saint Hubert ; il était grand, maigre, avait le front pâle, les cheveux blonds, les joues creuses, et sa figure naturellement triste était encore allongée par une petite royale noire qui faisait un singulier contraste avec l’air recueilli, sournois et dévot qui était empreint sur son visage. Quelque chose de sombre, de doux et de mélancolique à la fois, annonçait une âme qui avait souffert, un corps qui s’était usé dans les jeûnes et un esprit qui s’était rapetissé dans les croyances.

Cet homme, si petit devant cet autre homme assis devant lui et se chauffant à son feu, n’était rien moins que Philippe II, roi d’Espagne et de Navarre.

Quant au vieillard, c’était don Olivarès, le Grand Inquisiteur d’Espagne, celui qui avait toute puissance, toute liberté, tout pouvoir. C’était lui qui menait tout à sa guise et à sa fantaisie, se servant de ce monarque comme d’un laquais, le pliant et le repliant de tous les côtés, et lui faisant jouer tous les rôles, lui ordonnant de porter telle relique, de dire telle prière, de parler tel langage et d’épouser la femme qu’il lui désignait ; il en faisait tout : son ami, son confident, son serviteur, son espion et même son premier bourreau.

Mais il arrivait souvent que le chien se révoltait contre son maître et le faisait trembler ; alors c’était terrible, car la colère du roi était implacable et cruelle.

Philippe obéissait au Grand Inquisiteur, non avec la servilité basse et humble de Louis XIII ployant sous la main de Richelieu, mais, si c’étaient les mêmes goûts, les mêmes préjugés et les mêmes vues, il faisait plaisir à l’Inquisiteur en faisant brûler les hérétiques, et Philippe était content de voir excommunier des gens qui troublaient son royaume ; ils se connaissaient mutuellement, se défiaient l’un de l’autre, se craignaient tous deux et même se haïssaient.

C’était à qui serait le plus fin et le plus rusé, à qui servirait mieux Dieu, à qui serait le plus féroce et le plus fanatique dans son ministère ; mais il y en avait toujours un qui fléchissait devant l’autre, et c’était la Couronne qui s’abaissait devant l’Église.

Il y avait déjà longtemps que tous trois étaient silencieux, don Ruy et le roi regardant don Olivarès qui se chauffait, tandis que les fenêtres ouvertes laissaient apercevoir au loin les clochers aigus de Madrid et les orangers des jardins du roi embaumant l’air de leur doux parfum.

— Eh bien, quelle nouvelle ? dit le roi en interrompant le silence qui semblait lui devenir à charge, quelle nouvelle, monseigneur ?

Il s’arrêta en lançant sur l’Inquisiteur un regard vif et pénétrant.

Don Olivarès tira de dedans sa poitrine un portefeuille en maroquin noir avec une croix d’or :

— En voilà, sire !

— Don Ruy, dit vivement le roi, ceci est votre affaire, lisez !

L’homme auquel ces mots étaient adressés avait environ la cinquantaine, il était trapu, court et gras, avait les yeux petits et pleins de feu, la barbe et les cheveux grisonnants, était enveloppé dans une casaque grise bordée d’hermine. De temps en temps il allait respirer à la fenêtre, en grommelant tout bas quelques mots d’impatience ; une fois même, il lui échappa de dire :

— Monseigneur, du feu en Espagne et au mois d’août !

— Assez ! dit le roi en colère, don Olivarès, mon maître et le vôtre, le désire ; sa personne est sacrée et, puisque telle est sa volonté, respectons-la. Quant à vous, don Ruy Gomez de Sylva, vous êtes impertinent, il y a longtemps que je vous l’ai dit ; sachez vous taire une autre fois, autrement gare à votre tête. Lisez et que ceci soit pour l’avenir.

Il prit le portefeuille en tremblant et décacheta la première lettre.

— Celle-ci, dit-il, est de monseigneur l’archevêque de Valence.

— Que Dieu lui prête vie ! dit l’Inquisiteur.

— Amen, répondit le roi.

— Il mande à Sa Grâce qu’il a découvert le juif Isaac, qu’il lui a donné la question et qu’il l’a fait brûler vif.

— Dieu soit loué ! dit Philippe en se signant et en embrassant avec ferveur les pieds d’un crucifix en bois posé sur la cheminée.

— Voici des nouvelles de don Juan.

Le front du monarque se rembrunit.

— Ah ! don Juan ! que dit-il ?

— Il s’est enfui du couvent de Villa Mayor.

— Nous saurons le mettre autre part, nos verrous sont solides, nos murs bien cimentés et s’il le fallait même… Continuez, don Ruy !

— Il a sauté par-dessus les murs, un cheval l’attendait au bas, à ce qu’il paraît, car il a disparu et l’on n’a aucune trace de la route qu’il a prise.

— Ah ! messire don Juan d’Autriche, dit le prince avec un accent de colère concentrée, vous occupez de vous la surveillance royale, mais l’on saura où vous trouver. Ah ! vous avez des chevaux pour vous conduire ainsi, vous sautez par-dessus les murs de votre couvent, nous aurons pour vous une prison désormais ; s’il vous prenait fantaisie d’en sortir, le bourreau en ouvrirait la porte. Oh ! par la mort-dieu ! ajouta-t-il en trépignant, non, il n’en sera pas ainsi, ou la couronne de Charles-Quint tomberait de notre tête royale.

— Sire, dit le Grand Inquisiteur, sire, écoutez ceci : Tu ne blasphémeras point le nom de mon père, a dit le Christ. Sire, qu’avez-vous fait ? Pour cela vous donnerez à l’église del Pilar un calice d’or avec trois flambeaux d’argent.

— Pardon, mon père, dit le monarque, et il s’inclina. Continuez, don Ruy.

On dit qu’il est parti en Angleterre et qu’il veut faire la guerre au roi d’Espagne.

— Au roi d’Espagne ? faire la guerre au roi d’Espagne, dit Philippe en souriant. Oh ! ceci est par trop fort, l’audace est trop inouïe. Ah ! don Juan d’Autriche, vous imitez bien votre modèle, il ne manque plus que l’assassinat, le rapt et l’adultère pour être tout à fait don Juan de Marana. Prenez garde ! vous avez déjà la rébellion, l’impiété et l’hérésie, plus qu’il n’en faut pour faire brûler un juif ; vous êtes le fils de mon père, il est vrai, fruit d’un amour illégitime, d’une faute de jeunesse, d’une passion de caserne, et vous, le pauvre, l’obscur, l’impie, le mécréant, le bâtard, vous voulez attenter à notre couronne sacrée ; mais l’on saura bien se débarrasser de vos mains en Faisant tomber la tête.

— Don Ruy, interrompit Olivarès, écrivez ceci de la part du roi : Cherchez don Juan, emparez-vous de sa personne ; éloignez-le de son père.

— Et puis qu’on le mette dans un cachot avec une Bible, ajouta le roi ; en ceci nous serons utile à l’État et en convertissant un pécheur, nous servirons Dieu.

— Voici encore une lettre, elle parle du père Arsène.

— Eh bien, ensuite ?

— Il s’ennuie.

— Il s’ennuie, dites-vous ? Eh ! la fonction céleste qui devrait l’occuper lui est donc à charge ?

— Il a su, par des gens officieux et empressés de lui donner des nouvelles extérieures, que son fils don Juan était l’objet des poursuites de Sa Grâce ; il en a été vivement peiné, il a menacé même de reprendre la couronne qu’il a déposée dans vos mains.

— Déposée, elle y restera, j’espère, si telle est la volonté de Dieu et de la sainte Église, notre mère a tous.

— On a même intercepté une de ses lettres qui lui était adressée, la voici. Faut-il la lire ?

— Non, donne !

Et il saisit vivement le papier que son confident lui présentait ; d’une main tremblante il l’ouvrit précipitamment, mais il s’arrêta tout à coup, car l’idée de Charles-Quint le fit trembler et pâlir. Cet homme, en effet, avait eu tant de puissance et de force dans la vie, que son nom, déguisé sous celui du cloître, avait encore en le prononçant, un prestige de gloire antique qui inspirait le respect et l’admiration ; sa personne, jadis parée du manteau royal et maintenant couverte de la robe de bure, faisait encore peur à l’Europe, et sa tête nue et dépouillée de couronne était entourée d’une auréole si brillante que cette auréole éclipsait encore les autres trônes.

Philippe craignait la renommée de cet homme, elle lui était à charge, il la maudissait, car s’il avait un rêve d’ambition, la figure de Charles-Quint se présentait à lui aussitôt comme pour lui saisir sa part d’immortalité ; s’il perdait une bataille, il lui semblait entendre la nuit une voix creuse et terrible qui lui disait : « Philippe ! gare à ma couronne ! gare à mon sceptre ! tu ternis leur éclat ». S’il gagnait une victoire, la voix revenait encore lui dire un mot, un seul mot : « Pavie », et ce mot-là c’était une existence de jalousie et d’ambition.

Il se hasarda pourtant à braver le nom de son père, mais ce ne fut pas sans peine, et il lut ces mots d’une voix basse, chancelante, comme quelqu’un qui commet un sacrilège :

« Mon cher Juano,

« Il y a bien longtemps que je ne t’ai écrit, n’est-ce pas ? Oh ! ne m’accuse pas d’indifférence ou de lenteur, non, je n’ai pu, j’étais malade. Voilà une lettre que je t’écris et c’est peut-être la dernière, et tu vas comprendre cela quand tu sauras dans quel état je suis. Oh ! si tu savais comment est maintenant Charles-Quint, ton père, tu rirais de pitié sur la nature humaine et tu dirais : Oui, il a bien fait de se démettre du poids d’une couronne puisque sa tête chancelle, il a bien fait d’abandonner le sceptre puisque sa main tremble, et il a bien fait surtout de quitter le manteau royal pour la robe de moine puisque là c’est le linceul d’un cadavre vivant. Car voilà ce que je suis : un cadavre vivant qui passe la vie à compter l’heure qui coule, pas assez vite, hélas ! pour mon ennui et pour mes larmes. Oh ! le soir, quand retiré dans ma cellule je m’abandonne à mes pensers et à mes vastes souvenirs, bien souvent je regarde ma lourde épée de bataille suspendue sur mon lit, et je me dis : Ô toi, fidèle compagne de mes victoires et de mes conquêtes, toi qui as brisé tant de couronnes, écrasé tant de trônes. Oh ! si tu survis à ton pauvre maître et si par hasard la postérité te regarde d’un œil d’envie en pensant à celui qui a blanchi ta lame sur des crânes humains, dis-lui : Non, détrompe-toi ! celui-là n’a point été heureux ! Son bonheur ? c’était un rire forcé qui sentait le bouffon que l’on paye et l’homme qui joue un rôle. Le bonheur ? j’y pense encore quelquefois comme à un de ces rêves d’enfance oubliés plus tard, quand par une belle nuit étoilée je regarde la campagne à travers les barreaux de ma cellule, plongé dans les rêveries du passé, et là je me reporte sur mon trône, au milieu de mes courtisans, ou bien encore sur ma cavale noire à la bataille de Pavie, et puis je pense à ce que j’étais, à ce que j’ai fait, à ce que j’ai dit dans mes jours de puissance et d’orgueil ; puis j’abaisse le regard sur moi-même, je contemple mes mains sillonnées de cicatrices, je mets la main sur mon cœur, je touche à ma barbe blanche et je me dis : Le voilà donc, ce Charles-Quint, roi d’Espagne, empereur d’Autriche, la terreur de François Ier, dont un bras faisait trembler la France, et l’autre le monde ! Le voilà donc, moine obscur, ignoré dans un couvent ! et il me prend envie de jeter au loin cette existence d’ignorance et d’ennui pour retourner sur le trône, me lancer sur ma cavale, commander mes braves, reprendre mon épée. J’avance pour la saisir et mes pieds chancellent, mes mains faiblissent, ma tête s’affaisse sur ma poitrine, et je retombe sur mon lit plus triste et plus désespéré. Un seul souvenir vient charmer ma solitude, c’est le tien, cher don Juan. Oui, quand je pense à toi, mon cœur se déride, mon âme s’épanouit ; quand un souffle léger de la nuit vient agiter mes vêtements noirs, je me dis : Oh ! si ce souffle d’air si pur et si frais pouvait par hasard faire onduler la plume blanche de la toque de mon don Juan ! Alors j’aspire l’air avec amour et avarice. Quand je contemple le ciel si bleu et si calme, je me dis que mon don Juan peut, à cette heure, à cette minute, le contempler aussi en pensant à son père. Eh bien, je contemple le ciel avec extase en pensant à cette belle tête noire si pleine de feu et d’énergie, à cette figure rosée, à ces deux grands yeux bleus qui sont toute ma vie et mon amour, à ces mains que j’embrassais jadis avant qu’un sépulcre ne m’ait séparé du monde ; je pense à don Juan, et je maudis le sort qui fait que je ne l’embrasse pas.

« Car toi, Juano, je t’aime autant qu’un cœur d’homme flétri par la royauté peut encore conserver de tendresse et d’amour. Va, si le fils légitime était celui de la femme aimée, tu serais roi d’Espagne, et si le bâtard était celui de la femme que l’on a serrée dans ses bras avec répugnance et dégoût, parce qu’il fallait un héritier sur le trône, Philippe serait le bâtard, le bâtard maudit, que l’on persécute et tyrannise. Adieu, cher don Juan, évite les grandeurs que j’envie encore, et quant à la conduite que tu dois tenir, je n’ai rien à t’ordonner, ayant beaucoup vu et n’ayant jamais eu dans mon existence un seul jour de bonheur. Oh ! il en viendra un bientôt, auquel je me suis déjà préparé depuis longtemps, tout est prêt, le cercueil est là, et la tombe attend.

« Le père Arsène. »

Le roi pâlit, et, chiffonnant dans ses doigts la lettre volée, il s’assit sur une table placée près de la fenêtre, car ses jambes pliaient et une singulière frayeur vint le saisir tout à coup. Alors il pensa à son père, à son vieux père dont il avait surpris les secrets, dont il avait espionné les actions ; il fut surpris d’avoir eu tant d’audace et d’impudeur pour la mémoire d’un homme tel que Charles-Quint, il se représenta alors cette vénérable tête blanche, avec sa longue barbe, ses vêtements noirs, son aspect saint et vénérable ; il lui semblait voir sa figure indignée lui dire comme dans ses songes : « Philippe, qu’as-tu fait ? »

Il lui sembla que le passé avait été un songe et il regardait avec terreur le sceau brisé et la lettre entr’ouverte. Enfin il se leva tout à coup, s’élança vers la cheminée, jeta la lettre précipitamment ; il n’était plus temps… et le papier consumé sautillait sur les tisons blanchis dont il essuyait la cendre.

Olivarès s’aperçut de l’embarras et du remords de Philippe, il en sourit intérieurement, baissa la tête sur la poitrine, se rapprocha du feu et sans regarder le roi :

— Eh bien, que dit-elle, cette lettre ?

— Ce qu’elle dit, mon père… mais je ne m’en souviens plus… Oh si ! je me la rappelle, mais mon Dieu, des choses insignifiantes… je suis désolé de l’avoir machinalement brûlée, sans ça je vous la donnerais… Mais parlons de quelque chose qui m’intéresse directement, qu’allons-nous faire de don Carlos ?

— Ce qu’il faut en faire, dit don Ruy, et que fait-on des autres ?

— Quels autres ? dit l’Inquisiteur.

— Les autres… qui sont comme lui, les hérétiques.

— Oh ! oui, il faut servir la sainte Église, dit le roi — et il se signa, — non, ce n’est point parce qu’il est mon fils qu’il faut l’épargner, Dieu saurait un jour me demander le compte de ma lâche clémence. Oh ! non, monseigneur Olivarès, veillez à ceci, c’est votre mission ; il n’a jamais de chapelet, ne porte aucune relique. Oh ! sur mon âme, c’est un hérétique.

Il prononça encore quelques mots, mais si bas que les deux courtisans ne purent les entendre.

— J’ai une idée utile à l’État, dit Gomès, je l’indiquerai à Sa Grâce quand il sera temps.

— Vous pouvez d’ici, mon père, voir à quoi il s’occupe dans sa chambre, c’est don Ruy qui m’a indiqué ce moyen, je l’en remercie sincèrement.

Il ôta le crucifix, mit le doigt sur un bouton, et tout à coup une planche se retira laissant voir une petite porte dont il ôta encore deux plaques de fer, et l’on vit, à l’aide d’une large vitre pratiquée dans la muraille, la chambre de l’Infant d’Espagne.

Elle était grande et lambrissée, le plafond en était noir, et en général, elle avait l’apparence de la vétusté et de la misère ; le lit était couvert avec des rideaux rouges, mais la fenêtre n’en avait point.

Sur les murs on voyait accrochée une énorme quantité d’armes de toutes espèces, de piques, de sabres tartares, d’épées, de poignards, de flèches et de stylets ; la porte était fermée avec une barre de fer, des chaînes et des verrous, on eût dit la demeure d’un homme qui craint quelque trahison.

Le personnage qui habitait cet appartement était d’une taille ordinaire, il avait de jolis cheveux noirs bouclés qui lui tombaient sur les épaules, ses membres étaient vigoureux et bien proportionnés, sa taille était celle d’un homme de vingt ans ; mais si vous eussiez vu ses joues creuses, ses yeux bleus si tristes et si mélancoliques, ce front chargé de rides, vous eussiez dit : C’est un vieillard.

Il y avait dans son regard tant de tristesse et d’amertume, son front était si pâle et sillonné de tant de rides prématurées que l’on voyait sans peine que cet homme avait souffert des douleurs atroces et inouïes.

Son embonpoint ne lui donnait pas un air de santé, et sur ses joues boursouflées, on voyait une pâleur mate et livide.

Quand il se levait on voyait qu’il boitait du pied gauche ; du reste il était gracieux dans ses manières, et jusqu’en ses moindres gestes la dignité royale brillait de tout son éclat. Sa personne seule inspirait l’attachement et l’intérêt ; cette belle tête noire et pâle, cette figure triste et douce, indiquaient une de ces âmes si pleines de passion, si puissantes de sentiment qu’elles se dilatent, se crèvent, et s’abîment, ne pouvant contenir tout ce qu’elles recèlent ; c’était une de ces lames qui usent le fourreau avant qu’elles ne se rouillent.

Il paraissait triste et soucieux, se promenait à grands pas dans son appartement, les bras croisés et la tête baissée sur la poitrine ; de sa main droite, il portait un poignard. Enfin, au bout de quelque temps, il s’assit comme épuisé d’un cauchemar accablant, puis mettant le coude sur la table, il regarda sa lame de Tolède. Un sourire amer vint dérider ses lèvres sèches et blanchies, son front rayonna d’espérance et il dit : « Ô ma pauvre amie, tu me rendrais un bien grand service, et bientôt… » Puis il tressaillit tout à coup, se retourna brusquement et regarda derrière lui, mais il ne vit rien, c’était une mouche qui bourdonnait sur les carreaux ; le même bruit se renouvela bientôt, ce n’était plus une illusion, et il entendit distinctement des voix qui parlaient ensuite, comme ces sons vagues et confus qui murmurent dans les rêves.

Il se leva en frappant du pied, de colère et d’impatience, une planche aussitôt glissa dans une coulisse, une porte se referma et une voix dit :

— Vous l’avez vu, monseigneur ?

Cette voix, c’était celle de Philippe.

Carlos retomba sur son fauteuil, plus pâle et plus colère :

— Toujours lui ! dit-il entre ses dents, toujours cet homme, écoutant mes paroles, épiant mes gestes, tâchant de deviner les sentiments qui battent dans mon cœur, les pensées qui passent sous mon front, toujours là assis à mes côtés, debout derrière moi, caché sous un lambris, espionnant à une porte ; toujours là comme un mauvais génie, s’opposant à mon bonheur, me ravissant ma femme, m’ôtant la liberté, m’emprisonnant dans son palais, et je ne pourrai pas dans ma furieuse et jalouse haine, je ne pourrai pas pleurer et maudire, me venger ! Non ! c’est mon père ! et c’est le roi ! il faut supporter ses coups, recevoir tous ces affronts, accepter tous ces outrages.

Ici, il s’arrêta, des larmes grossissaient sa voix, et il serra si fort la lame de son poignard qu’il la brisa comme du verre.

— Puis-je te briser ainsi, homme sans cœur et sans pitié, ajouta-t-il, je l’aimais tant cette femme !

Ses joues étaient rouges et brûlantes, des larmes grosses et pénibles roulaient puis venaient mourir sur ses lèvres.

— Je la verrai encore, dût-il m’égorger entre ses bras, dit-il en ôtant les verrous de la porte, et il sortit précipitamment.

Le manuscrit porte l’indication du chapitre I et nous n’avons pas trace de chapitres suivants.

  1. Septembre 1836.