Un roman inédit d’Alfred de Vigny

Un roman inédit d’Alfred de Vigny
La Revue de Paristome 3, Mai-Juin 1912 (p. 673-686).

UN ROMAN INÉDIT

D’ALFRED DE VIGNY

Dans l’admirable Journal d’un Poète, — ces Pensées d’un Pascal romantique extraites des « petits cahiers » de Vigny et publiées par son exécuteur testamentaire, Louis Ratisbonne, — le poète de Moïse fait allusion, plusieurs fois, à une œuvre en préparation pour laquelle il classe des notes sous la rubrique Daphné. Ces notes, dispersées dans le volume, sont, si nous avons bien compté, au nombre de cinq. Leur brièveté même nous permettra de les citer intégralement.

Dès la page 88[1] nous lisons ces lignes :

daphné. — Prouver qu’une âme contemplative comme celle de Julien, quand elle daigne donner quelques-unes de ses idées à l’action, la domine et l’agrandit…

Puis celles-ci, page 99 :

daphné. — Julien commence un poëme ; dans les intervalles il dirige le monde et gagne des batailles.

Il donne le poëme à un de ses amis, Libanius, en mourant.

Un vers lui coûte plus que le plan d’une bataille.

Plus loin, page 106, nous trouvons cette note qui, on le verra par la lecture de Daphné, est essentielle :

daphné. — Julien prend la résolution de se faire tuer en Perse quand il est certain qu’il a été plus avant que les masses stupides et grossières ne pouvaient aller. — Il sent qu’il est un fardeau et s’est trompé en croyant pouvoir élever la multitude à la hauteur de Daphné.

Plus loin encore, page 109, se lit cette formule énigmatique :

daphné. — Diviniser la conscience.

Et enfin, page 110, nous trouvons ce fragment intéressant :

daphné. — Julien pousse l’idée chrétienne jusqu’au dépérissement de l’espèce et à l’anéantissement de la vitalité dans l’Empire et dans les individus.

Arrivé à ce point, il s’arrête épouvanté et entreprend de rendre sa vigueur à l’homme romain et à l’Empire.

Voilà comme il faut l’envisager.

Vigny, le lecteur s’en apercevra, n’a pas développé également les idées notées dans le Journal, mais la fréquence de ces notes montre l’importance qu’il attachait à l’œuvre projetée. Il n’est guère de livre, même publié par lui de son vivant, dont le nom revienne plus souvent dans ses cahiers intimes.

Les cinq notes qu’on vient de lire contiennent tout ce que le public jusqu’à présent connaissait de Daphné.

Bien des admirateurs de Vigny se sont demandé ce que pouvait être cette Daphné mystérieuse, dont le nom mythique et fleuri répété dans le Journal illumine çà et là ces pages austères d’un charmant sourire grec. Bien des commentateurs en particulier ont essayé de rattacher ce projet de Vigny à quelque pensée de lui déjà connue. L’un d’eux, récemment encore, construisait toute une Daphné hypothétique sur les fragments que nous venons de citer. Mais ces efforts étaient condamnés d’avance à rester vains. Une petite annotation du Journal au bas d’une page, loin d’aider les fervents de Vigny dans cette hasardeuse tentative de divination, les dirigeait sur une fausse piste. À quelques lignes du manuscrit qui peuvent en effet créer une équivoque, l’éditeur du Journal avait cru comprendre que cette œuvre était un roman dont Daphné serait l’héroïne. Il faisait erreur : on verra que Daphné n’était pas le nom d’une femme. Et cette erreur, répétée par les commentateurs de Vigny, viciait fatalement leurs interprétations anticipées.

Daphné demeurait donc toujours aussi mystérieuse. C’est cette œuvre que nous publions aujourd’hui.

Elle est entièrement inédite.

Différentes causes en ont retardé jusqu’à ce jour l’apparition. Le gendre et exécuteur testamentaire de Louis Ratisbonne, M. Étienne Tréfeu, après avoir donné ses soins à l’édition définitive d’Alfred de Vigny, a estimé que le moment était venu de révéler la dernière œuvre demeurée inconnue du grand poète, et il nous a fait l’honneur de nous confier le soin de l’éditer. Nous tenons à le remercier ici de nous avoir choisi pour cette belle tâche.

Déjà Louis Ratisbonne, voici longtemps, avait eu l’intention de faire paraître Daphné. Le manuscrit lui paraissant à bon droit trop précieux pour être livré à l’impression, il avait prié M. Tréfeu d’en prendre copie, ce que ce dernier avait fait avec toute l’attention scrupuleuse que méritait cette délicate mission. Depuis lors, le manuscrit, par suite de diverses circonstances, s’est trouvé divisé ; et nous savons qu’une grande partie des feuillets originaux a été recueillie pieusement par notre confrère M. Pierre Dauze, le publiciste et bibliophile bien connu.

Mais la copie du manuscrit autographe avait été faite par M. Tréfeu dans des conditions qui lui permettent de nous en garantir l’authenticité absolue. Et, d’autre part, il avait pu conserver par devers lui une partie du manuscrit original. Nous avons établi notre texte sur la copie de M. Tréfeu et sur la partie du manuscrit de Vigny restée en sa possession.

À notre tour, nous avons tenu dans nos mains, de longues heures, de longs jours, ces feuillets déjà vénérables, vieux de plus de soixante-dix ans, et pourtant admirablement conservés, à peine jaunis seulement par l’âge, tout empreints encore de vie, parfois même pleins de ce désordre sacré qu’engendre l’inspiration ou le travail, tachés, barrés, raturés, tels enfin que Vigny pouvait les revoir au cours de ses longues veilles, lorsque dans « ce calme adoré des heures noires » que célèbre Stello, il se prenait à les feuilleter et à les corriger. Longuement, à notre tour, nous les avons compulsés et maniés, dans une familiarité qui nous émouvait toujours comme au premier moment, déchiffrant les leçons incertaines, assistant parmi les ratures à la naissance de l’idée, entendant parfois, si l’on peut dire, le bégaiement du génie, ému de songer que nous étions seul avec quelques rares personnes à connaître une œuvre considérable de l’auteur des Destinées, à être matériellement le témoin de cette haute et noble pensée, plus ému encore de songer que là, sur ce papier que nous tenions et que d’un geste maladroit nous aurions pu déchirer, s’était posée la main d’un des plus grands poètes de France, la maigre et longue main qui avait écrit la Mort du Loup, la Colère de Samson et la Maison du Berger.

Cette partie autographe compte vingt et un feuillets détachés, de format dit écolier, couverts d’une écriture élégante et noble, un peu aiguë, assez grêle, et qui semblerait même presque féminine, n’étaient les t barrés énergiquement, les croix nettes et caractéristiques des x, les S majuscules très décidés dans leur forme particulière de crochets obliques, et çà et là certains pleins fort appuyés qui contrastent brusquement avec la minceur des déliés, avec « la spiritualité des formes grêles », et qui décèlent le caractère viril du soldat-poète.

Les pages du manuscrit ont été numérotées par Vigny lui-même, et semblent toutes préparées pour l’impression.

Même si nous n’avions pas ici le dernier état de sa pensée, nous sommes certain — sans quoi nous n’aurions pas assumé la tâche de l’éditer — qu’en publiant ce manuscrit nous augmentons la gloire de Vigny, cette gloire posthume qu’il espérait en compensation de celle qui lui avait été trop mesurée de son vivant, et qu’il appelait avec un modeste orgueil dans son dernier poème :

Flots d’amis renaissants ! Puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez !

À la veille du jour où l’œuvre de Vigny, cessant d’être une propriété particulière, va entrer dans le domaine collectif de la nation, nous croyons que Daphné, selon sa propre expression, va susciter un nouveau « flot d’amis » pour cette œuvre entière. Car ce livre du grand poète, en même temps qu’il ajoute quelques très belles pages à celles que nous connaissons de lui, fait apparaître encore et invite à constater de nouveau combien sa pensée si tranquillement hardie fut profonde et même prophétique.



Où vient se placer Daphné, en cette œuvre d’Alfred de Vigny ?

On se rappelle que dans Stello, paru en 1832, Vigny mettait aux prises pour discuter de morale et de philosophie deux interlocuteurs, Stello et le Docteur Noir, qu’on pourrait appeler, d’un mot fameux de Renan, les deux lobes de son cerveau, et qui représentent l’un l’enthousiasme, l’autre la critique, l’un le sentiment, l’autre le raisonnement. Stello porte en exergue : Les Consultations du Docteur Noir, Première Consultation.

D’autre part, dans le Journal d’un Poète, Vigny note le projet d’une troisième Consultation, consacrée aux hommes politiques, et d’une quatrième, consacrée à l’idée de l’amour. Il manquait donc jusqu’à présent la deuxième consultation du Docteur Noir.

Cette deuxième consultation du Docteur Noir, c’est Daphné[2].

Daphné est en effet la suite directe de Stello : les deux interlocuteurs de Stello sont les deux interlocuteurs de Daphné ; des allusions à la conclusion de Stello sont faites dès les premières pages de Daphné, comme pour relier le commencement d’un livre à la fin de l’autre ; enfin les deux livres sont composés de la même façon : dans Daphné, comme dans Stello, au cours d’une conversation entre Stello et le Docteur Noir, vient s’insérer une partie de narration relative au sujet posé d’abord dans le dialogue. Le sujet de Stello, c’est la condition du poète dans la société, quel que soit le gouvernement, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, ou démocratie. Le sujet de Daphné pourrait être approximativement résumé dans cette interrogation : « Que faut-il enseigner aux hommes pour les rendre heureux ? » La seule différence entre les deux livres au point de vue de la composition est que, dans Stello, il y a plusieurs récits, et qu’il n’y en a qu’un dans Daphné ; en outre, dans Stello, c’est un des interlocuteurs, le Docteur Noir, qui fait ces récits, tandis que dans Daphné la partie narrative est contenue en un manuscrit ancien que lisent ensemble les deux amis.

Le fait que Daphné est la suite de Stello ; la comparaison des écritures de Vigny à différentes époques ; le parti que Vigny tire, au début, d’un événement récent du règne de Louis-Philippe, le sac de l’Archevêché ; tel passage, à la fin, où il est fait allusion à Lamennais et à ses Paroles d’un Croyant publiées en 1833, nous font estimer que Daphné n’a pas été écrite par Vigny très longtemps après la publication de Chatterton et de Servitude et Grandeur militaires, qui ont tous deux paru en 1835. C’est l’époque de Vigny, on ne peut dire la meilleure, puisque son génie est allé s’amplifiant à la fois et s’épurant sans trêve, et puisqu’il a atteint sa cime lyrique, la Maison du Berger, quelque dix ans plus tard ; mais c’est l’époque de son plein épanouissement et de sa relative fécondité, avant que sa mélancolique destinée le desséchât et le stérilisât un peu, en le frustrant au profit de rivaux plus heureux d’une gloire pourtant bien méritée.

Ces conversations entre le Docteur Noir et Stello au début, et à la fin de l’œuvre symétrique du commencement, d’une part ; et, d’autre part, le vieux manuscrit, constituent les deux parties de Daphné, très nettement différentes, et d’inégale longueur.

La première et la plus courte nous montre d’abord un Vigny réaliste, et même par endroits presque naturaliste, assez imprévu et déjà savoureux. En quelques lignes on croirait même d’avance entendre parler un ouvrier des Misérables. Et toute l’âme de Vigny, cette âme gravement ardente et tristement tendre, se révèle dès les premiers propos de Stello, dès l’interrogation fiévreuse qu’il jette : « Où est le Maître ? où le Législateur, où le Demi-dieu, où le Prophète ? », interrogation qui, par une coïncidence émouvante, rappelle le cri que lançait vers la même époque un jeune homme de génie dans Rolla :

Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ?

Tout cet exorde de Daphné, d’ailleurs, — rencontre à signaler, — est écrit dans une manière un peu apocalyptique qui, mutatis mutandis, est aussi celle de Musset au commencement de la Confession d’un Enfant du Siècle. Il y aurait à déterminer si chez Vigny et chez Musset ce style métaphorique et « monté » ne serait pas imité des bibliques Paroles d’un Croyant qui, nous l’avons déjà dit, avaient paru en 1833, avec un succès prodigieux.

Si ces premières pages sont déjà intéressantes, belles même par endroits, on peut dire admirable sans exagération le long passage, qu’on trouve plus loin, relatif à Héloïse et Abailard. Vigny — au sortir de quelle lecture ? d’un essai de Victor Cousin peut-être ? — ouvre là une digression inattendue, mais qui, jaillissant avec une force irrésistible, nous offre quelques-unes des pages les plus étonnantes non seulement de Daphné, mais de toute son œuvre. C’est une apostrophe soudaine, étrange par sa brusquerie, éloquente, et comme haletante, à Héloïse, l’amante d’Abailard, apostrophe mise dans la bouche de Stello, mais où l’on sent que c’est Vigny qui parle, qui crie du fond de son cœur passionné. Il y a là quelques lignes qu’on peut compter parmi les plus chaudes de notre littérature, et qui évoquent les nerveux sanglots et les exclamations brisées de Michelet. À travers l’histoire des deux amants Vigny chante, on le sent, un événement de son propre cœur. En Héloïse ne revoit-il pas parmi des souvenirs ardents madame Dorval, la grande aventure de sa vie ? Il devait être en pleine passion quand il a écrit ces pages brûlantes d’intellectuel amoureux. Et cela peut aider encore à établir l’époque de la composition de Daphné. Les amours de Vigny et de madame Dorval ont duré, croit-on, de 1832 à 1838.

La seconde partie de Daphné est de beaucoup la plus considérable et la plus belle. Elle est même, nous ne craignons pas de le dire, souvent égale à ce qu’il y a de plus admirable dans Vigny, et capitale, pour la largeur de la pensée, dans l’œuvre du grand poète philosophe. Comme on a pu le deviner par les quelques notes du Journal que nous avons citées au début, Vigny, en intercalant le vieux manuscrit dans les colloques du Docteur Noir et de Stello, n’a écrit là rien de moins qu’un très complexe et très complet Julien l’Apostat.

Il avait été de tout temps attiré par cette figure de Julien, cette figure noble et triste avec je ne sais quoi de trouble, qui a tenté au xixe siècle tant de peintres d’âmes, entre autres, et non le moindre, Ibsen dans cet Empereur et Galiléen qui est le centre de son œuvre. Peu de héros en effet sont plus intéressants que ce jeune philosophe, neveu de Constantin, échappé à la mort qui frappe tous les siens y compris son frère Gallus, jeté ensuite en Gaule au milieu d’une guerre terrible avec les Francs qu’il est chargé de repousser, bientôt proclamé Auguste, contre son gré, par ses légions victorieuses, puis appelé au trône par son propre rival, Constance agonisant, et qui alors entreprend de restaurer le paganisme dans un monde déjà aux trois quarts chrétien, — pour s’en aller mourir inopinément, au bout de deux années de règne, dans une lointaine expédition contre les Perses, à l’âge de trente-deux ans. Julien, c’est une sorte de Marc-Aurèle, marqué d’un signe fatal, plus inquiet encore, et plus malheureux : c’est comme un Marc-Aurèle romantique. Il n’est pas étonnant qu’il ait fasciné le stoïcien du Cénacle.

M. Lauvrière[3] cite de Vigny ce mot révélateur à propos de Julien : « Il a été l’homme dont le rôle, la vie, le caractère m’eussent le mieux convenu dans l’histoire. »

Dès l’âge de vingt ans — comme nous l’apprend une note du Journal — Vigny avait consacré à son héros favori une tragédie qu’il avait brûlée ensuite. Devenu romantique, et délaissant, pour traiter ce grand sujet, la tragédie surannée, il créa par un mouvement de son esprit naturellement original une formule neuve, qu’on pourrait appeler le roman historique par lettres.

Des quatre lettres qui composent la majeure partie de Daphné, la première et la quatrième sont les plus importantes ; les deux lettres intermédiaires sont de simples billets annonçant des nouvelles, de brèves et saisissantes dépêches de reportage. Mais dans les deux lettres extrêmes les belles scènes et les passages magnifiques abondent, et l’on ne sait ce qu’on en doit admirer le plus, de la pensée si riche et si libre, qui tire de l’histoire de Julien un enseignement encore actuel ; ou de la forme qu’en dépit de rares imperfections distinguent les qualités les plus hautes de Vigny : la noblesse non cherchée, la pureté dense de l’expression, et surtout cette clarté blanche, égale, sans étincelles, qui rend son style semblable, moins à une flamme éclatante et changeante, qu’à une lampe d’albâtre où brûle une lumière intérieure.

Dans ces lettres, Vigny apparaît nettement un précurseur. Maintes fois en le lisant, on pense, pour le pittoresque, au Flaubert de Salammbô et de la Tentation, pour la grâce alexandrine et pour la délicatesse avec laquelle la « couleur locale » est posée çà et là, à l’Anatole France de Thaïs, pour le savoir et l’amplitude de l’intelligence, au Renan des Dialogues philosophiques. Et il n’a lui-même qu’un précurseur, celui de tout le siècle, le grand inventeur de beaucoup de nos formes littéraires, l’Homère du romantisme, Chateaubriand, surtout le Chateaubriand des Martyrs.

Toute la conversation de Julien et des initiés où se débat le sort du paganisme, toute l’histoire si habilement fragmentée et si nuancée de Julien, plus loin le discours de Libanius qui est le cœur de l’œuvre et où il découvre sa pensée sur les dogmes nécessaires, enfin ce beau symbole de la momie où les religions sont comparées au cristal qui couvre et garde le corps sacré de la morale, tout cela sera célèbre. La pensée et l’art même de Vigny prennent ici quelque chose d’auguste. On sent dans ces entretiens passer le vent des grands problèmes, ce vent des hauteurs un peu glacé mais sublime, qui circule dans toute l’œuvre de Vigny, et qui est comme l’atmosphère nécessaire à sa fière et chaste Muse.


Il est inutile d’insister sur le profond intérêt historique que présente cette biographie morale de Julien. Derrière le jeune empereur, comme une toile de fond, le tableau de l’empire, déchiré à l’intérieur par la guerre religieuse, inquiété à l’extérieur par les premières hordes barbares, n’est qu’indiqué, mais par la main d’un maître. Vigny, un des rares écrivains qui ont vraiment pensé au xixe siècle, esprit à la fois vaste et aigu, génie intelligent, si on peut risquer cette alliance de mots qui n’est pas un pléonasme, a profondément compris et exprimé ce que cette heure crépusculaire du monde eut de pathétique et de grandiose.

Nous n’avons pas ici à examiner si son Julien est celui de l’histoire ; mais il semble bien que Vigny ait devancé les conclusions des historiens les plus récents, résumées par Gaston Boissier dans la Fin du Paganisme. Ce dernier montre que Julien n’était pas un libre penseur, comme on se l’imagine généralement, mais au contraire un païen mystique. Or, le Julien de Vigny, s’il ne croit pas aux dieux de l’Olympe, ainsi que le lui dit hardiment Libanius, n’est pas pour cela un incroyant. Il adore le Soleil-Roi. C’est un adepte de la théurgie qui sacrifie à Jupiter par politique. En tout cas ce Julien est fort vraisemblable ; il « se tient » admirablement, il est dressé en pied, il vit.

Mais l’intérêt historique, si grand soit-il, n’est pourtant pas l’intérêt principal de Daphné ; l’intérêt philosophique en est plus puissant encore. Car Daphné, en narrant l’aventure symbolique de Julien l’apostat, traite le problème qui au point de vue pratique domine toute la philosophie : celui de la morale. L’arrière-fonds de la pensée de Vigny dans Daphné tient en cette phrase de Libanius : « … il est une force plus jeune et plus grande qui consiste à comprendre la divinité, l’immortalité de l’âme, la vertu et la beauté sans le secours grossier des symboles » : il veut dire ici des dogmes religieux considérés comme des symboles de ces idées universelles. C’est la morale stoïque qu’il rêverait de voir régner sur le monde. Ce qu’il voudrait, c’est ce que formulait une note du Journal que nous avons citée au début et qui maintenant s’éclaire : c’est diviniser la conscience, c’est-à-dire élever à l’absolu les postulats du cœur, remplacer par la voix intérieure le commandement divin, instituer une morale qui se passe de religion. Par là Daphné se rattache à tout le lent effort de Vigny, qu’a bien montré entre autres M. Lauvrière, pour trouver un fondement laïque de la morale. Vigny en quelque façon est le Kant du romantisme : il remplace le devoir du vieux philosophe rigide de Kœnigsberg par l’honneur cher à l’aristocrate qu’il était profondément. Mais lorsqu’il écrivit Daphné, il n’était pas encore parvenu à ce point de pur stoïcisme. Ainsi que Libanius désabusé, il acceptait encore la religion pour sauver la morale : il était, comme on dirait aujourd’hui, pragmatiste.

L’« actualité » de Daphné n’a pas besoin d’être démontrée, s’il n’est pas de problème plus vital aujourd’hui que le problème de la morale indépendante. Diviniser la conscience, c’est encore ce que nous voulons, et nous n’arrivons pas plus à le faire, ce semble, que Libanius. La morale laïque ne s’est pas encore constituée de façon solide et indéniable. Nous aussi, à ce moment de l’histoire universelle peut-être symétrique de la décadence romaine, à cette heure où, malgré les efforts de quelques belles âmes analogues à celle de Julien, le dogme va s’affaiblissant, nous aussi nous paraissons bien, en dernière analyse, pris dans le même dilemme que les Romains du ive siècle : ou la foi, ou l’anarchie. Sans la foi, la morale croule, car nous ne pouvons, jusqu’à présent du moins, concevoir de morale autre que mystique : une morale n’existe pas sans impératif, et un impératif rationnel n’en est pas un, puisqu’il est discutable. Mais d’autre part il est difficile aux Européens d’aujourd’hui, comme aux Romains grécisés du temps de Julien, d’avoir dans les dogmes la foi des peuples jeunes. Certains d’entre nous, comme le Julien de Vigny, prêchent cette foi aux autres sans la sentir en eux-mêmes. À ceux-là s’adressent directement les paroles de Libanius : « J’ai cru quelque temps que l’on pouvait dorer les idoles et blanchir les temples, mais je vois qu’ils n’en paraissent que plus vieux. » Et plus loin : « Les hommes les plus vulgaires ont un sentiment de la vérité. Ils pensent que les dieux sont usés, que nous n’y croyons plus. » Ces restaurateurs du culte laissent aussi, selon une image frappante de Vigny, passer sous les draperies sacrées leurs pieds de philosophes. Julien est vaincu finalement, et ne peut qu’être vaincu. — Nous faudra-t-il donc à notre tour, comme Libanius, n’espérer qu’en les Barbares ?

Espérons plutôt que la vie, entre les deux chemins que nos chétifs compas voudraient lui tracer, finira par ouvrir sa grande route. Espérons qu’on parviendra à édifier enfin cette morale indépendante qui nous paraît impossible, — ou plutôt à créer, comme le voulait Auguste Comte, une religion de l’humanité, une mystique de la Vie : c’est à quoi philosophes, savants et artistes nous pouvons déjà nous employer. — Mais peut-être aussi Libanius aura-t-il raison jusqu’au bout ; peut-être (car tout est possible dans l’infini de l’histoire où les siècles sont des jours), peut-être une nouvelle religion viendra-t-elle dans quelques centaines d’années tout reprendre et tout recommencer. L’Asie, matrice des dieux, n’est pas encore épuisée : le babisme et le béhaïsme, avec leur messie torturé, l’ont prouvé récemment. Et sans aller chercher si loin, de l’immense et jeune Russie, à la fois raffinée et barbare, aux danses merveilleusement artistes et aux mœurs encore toutes primitives, de la Russie qui en est au xvie siècle, et qui a même produit en Tolstoï une ébauche de Luther, peut nous venir un jour une sorte de protestantisme de l’orthodoxie, un évangélisme rajeuni qui conquière l’Europe et la renouvelle.

Quoiqu’il en soit, à ceux qui, effrayés, se rejettent dans la vieille foi de nos pères ; à ceux qui se tiennent sur la porte du temple, un pied déjà passé le seuil, mais la figure tournée vers le dehors ; à ceux qui, ne croyant pas, veulent, pour des fins sociales et nationales, convertir les autres ; à ceux qui, d’un cœur sincère et d’un esprit libre, ne se lassent pas de chercher la vérité ; à ceux mêmes qui s’adressent aux mystères à la fois plus antiques et plus neufs auxquels était initié Julien et qui, par delà Rome et la Palestine, demandent ses rêves à la grande Inde mystérieuse, à tous ceux-là Vigny dans Daphné apporte quelque chose : c’est ici un aliment rare, un aliment de la pensée, et de l’âme même.



Quelques mots, pour terminer, sur cette édition. En ce qui concerne l’orthographe et la ponctuation, après y avoir mûrement réfléchi, nous avons traité le texte comme un texte contemporain, ou, plutôt, comme l’aurait traité le prote si cette œuvre avait paru du vivant de Vigny.

L’orthographe et la ponctuation du manuscrit sont des plus capricieuses. La ponctuation en particulier n’obéit a aucune règle. Elle est complètement asymétrique ; elle pèche le plus souvent par défaut et soudain par excès. C’est la ponctuation d’un penseur plus attentif à l’idée qu’à la forme, et d’un nerveux pour qui la virgule ou le point est un geste de la pensée plutôt qu’un signe logique. Comparez à cela l’impeccable ponctuation de V. Hugo, artiste amusé par les règles techniques usitées en la matière, et, comme le révèlent ses lettres à l’éditeur Lacroix, inventeur dans l’art de jouer des signes et de leur faire rendre le maximum d’effet. On voit à cette seule différence la différence des deux esprits.

Moins irrégulière que sa ponctuation, l’orthographe de Vigny l’est pourtant aussi. Elle est souvent surannée, même pour son époque. Comme tous ses contemporains il écrit toujours poëte, poësie, poëme, avec le tréma qu’il faut peut-être regretter, car il donnait une physionomie particulière à ces beaux mots. Mais il a gardé maintes formes du xviiie siècle, telles que tems, loix, crystal, appercevoir, aggrandir, satyrique, acqueduc, etc. qui déjà de son temps étaient désuètes.

Une particularité de son orthographe, c’est le nombre de majuscules qu’il prodigue aux substantifs communs, dans sa prose plus encore que dans ses vers : habitude d’un esprit qui personnalise les abstractions, et qui n’est pas ennemi d’une certaine pompe.

Pour montrer à quel point le seul caprice du moment gouverne l’orthographe et la ponctuation de Vigny, prenons au hasard un feuillet original, par exemple le feuillet 105 du manuscrit. À la quatrième ligne nous lisons cette phrase que nous reproduisons textuellement : je pensai que Paul avait parlé avec trop d’audace à un homme tel que Libanius et je m’effrayai pour lui mais voyant Libianus sourire, Julien interrompit Paul de Larisse et lui dit avec impatience, etc.

Nous trouvons en tout une seule virgule pour cette phrase assez longue. En outre le premier mot de la phrase, qui dans le texte vient pourtant après un point, commence par une petite lettre.

Un peu plus bas, même feuillet, Vigny écrit : je n’avais fait, comme il le dit que saisir mon ciseau et mon marteau, etc. — ne mettant qu’une virgule et omettant l’autre. Les exemples de pareilles irrégularités seraient, dans le manuscrit, innombrables.

Devions-nous respecter l’orthographe et la ponctuation de Vigny jusque dans leurs hasards, jusque dans leurs fautes ? Nous avons hésité, pris d’un scrupule, et nous avons estimé que non. Notre premier devoir était de faire entrer le public de plain-pied dans la pensée de Vigny, de ne pas dresser devant son œuvre une barrière qui en défendît l’accès. Or, avec sa ponctuation, certaines phrases un peu longues eussent été presque inintelligibles.

Nous avons eu la bonne fortune de consulter chez M. Tréfeu le manuscrit de Servitude et Grandeur militaires. La ponctuation y est pour ainsi dire inexistante. Et pourtant elle est normale, excellente même, dans le volume. Elle y a été mise par le prote. Nous avons fait de même ici. Mais nous tenons à le dire loyalement.

Enfin nous avons placé avec discrétion au bas des pages des notes historiques et géographiques, quand elles nous paraissaient absolument nécessaires pour l’intelligence du texte.

Nous serions trop heureux de nous être donné quelque peine dans cette tâche d’éditeur un peu insolite pour un poète et d’autant plus malaisée, si nous avions par là contribué, comme nous l’espérons, à accroître encore la renommée du grand Vigny, à peu près méconnu de son vivant, mais dont la figure ne cesse de s’éclairer depuis sa mort, — de ce saint de l’art qui par sa vie douloureuse et recluse est notre Beethoven, et qui de plus en plus nous apparaît, comme à tous ceux qui fréquentent son œuvre et qui pénètrent dans sa pensée, à la fois l’un des plus purs poètes et le plus profond de la langue française.

fernand gregh
  1. Nos références, pour la préface et pour Daphné même, sont prises dans l’édition in-18, Calmann-Lévy, qui est la plus communément répandue.
  2. À vrai dire, avant même d’avoir terminé Stello, Vigny avait fait d’abord le plan d’une deuxième consultation relative au suicide. Mais le poète, nous dit une note du Journal, avait renoncé à cette consultation où l’on eût pu voir une sorte de justification du suicide.
  3. Alfred de Vigny, sa vie et son œuvre, Paris, 1909.