Alphonse Lemerre (tome 2p. 241-258).

XXVII


Bernardine de Lieusaint, qui avait la fierté de la jalousie par-dessus son autre fierté, avait été, des trois habitants de Néhou, la plus difficile à décider. Elle répugnait à devoir son bonheur à Calixte, à celle qui depuis si longtemps la faisait souffrir ! Et encore quel bonheur ! Calixte lui donnerait Néel, mais ne lui rendrait pas le cœur de Néel. Elle l’emporterait dans la tombe, et elle, Bernardine, garderait sa jalousie, car la mort de la rivale aimée ne guérit pas de la jalousie.

Sentiment songe-creux pour lequel tout rêve est une réalité ; furie aux chimères, qui tire de ses propres flancs les serpents qui les lui dévorent, la jalousie s’exaspère mieux contre un fantôme, qui lui échappe toujours, que contre un être vivant qui est là et qu’elle peut déchirer. On ne déchire pas plus un fantôme exécré qu’on n’embrasse un fantôme adoré, et voilà le supplice ! Au moins, on en finit avec la vie, on n’en finit pas avec la mort ! Bernardine devinait cela. Et tel fut le motif de sa résistance à descendre au Quesnay.

Mais son père et le vicomte Éphrem, qui ne croyaient guère aux sentiments éternels et qui trouvaient que la générosité de Calixte arrangeait leurs projets de famille, firent valoir cette générosité à Bernardine, et l’entraînèrent par là, elle qui était généreuse !

— Compère, — disait le vieil Éphrem à M. de Lieusaint en s’asseyant dans son char à bancs, — hé ! hé ! avais-je tort d’avoir de la sympathie pour cette petite du Quesnay ?

Langage de son temps, au vicomte, impertinemment familier, qui faisait blanchir les lèvres de Néel, quand son père l’avait en parlant de Calixte, et que le vicomte aurait eu avec la Sainte Vierge elle-même, si elle n’eût pas été de qualité et qu’il l’eût connue à dix-huit ans.

Cependant, tout léger qu’il fût, ce qu’il trouva dans ce grand salon du Quesnay, transformé en chambre de malade, fut un spectacle à l’unisson duquel se mit immédiatement l’âme de ce hobereau qui, après tout, était l’âme d’un homme ! Calixte était dans ce même lit vert à la Louis XIV où le vicomte avait vu déjà étendu son fils Néel. Néel était toujours à genoux au chevet de ce lit… Et c’était Calixte qui le consolait. Elle lui essuyait les yeux avec son mouchoir… Sa tête, élevée sur des oreillers moins blancs qu’elle, avait une telle expression de douleur surmontée et de pitié pure ; elle était si noble et si chaste en essuyant les yeux de ce beau jeune homme à genoux, que les deux vieillards du dix-huitième siècle ne se jetèrent pas le mauvais regard de leur temps !

D’ailleurs, une mort, — une mort certaine, — avait mis sa griffe sur ces traits, dont rien ne pouvait détruire la beauté. À deux ou trois dépressions dans cet adorable angle facial, au rétracté de ces narines dont la ligne exquise se creusait, comme si le statuaire divin qui les avait sculptées eût trop appuyé son ciseau, on sentait que la mort avait déjà plombé pour le cercueil cette tête qu’elle devait emporter ! Les cheveux de Calixte, d’un blond qui n’était pas humain, fils conducteurs de ces douleurs sans nom qui lui dardaient jusqu’au fond du cerveau leurs brûlants aiguillons, s’étaient hérissés sur son front, dont ils découvraient les sept pointes, par le fait de ces douleurs qui devaient amener fatalement la mort ou la folie.

N’ayant plus là son père, elle avait ôté de son front ce bandeau qu’on y voyait toujours, et le signe dont elle était marquée apparaissait, auguste et effrayant, sur ce front pâle, comme la croix rouge sur la cotte blanche du Templier. Placée comme elle était dans son lit, on voyait sur sa poitrine, et par-dessus la batiste strictement fermée qui gardait son sein comme une guimpe, son scapulaire de carmélite qu’elle ne pensait plus à cacher. À elle seule, Calixte était tout un spectacle, un spectacle étonnant et formidable, mais touchant aussi, touchant jusqu’aux larmes, car la jeune fille, la simple jeune fille, dans sa grâce incomparable, adoucissait en elle ce que la Beauté, l’Intelligence et la Sainteté y avaient, toute sa vie, versé de pathétique et de grandiose !

— Monsieur le vicomte et monsieur de Lieusaint, — dit-elle aux deux vieillards avec cette suprême aisance qui faisait toujours l’étonnement de ceux qui ne savent pas quel air de reine du monde donne la solitude, quand une femme y vit avec Dieu, — vous pardonnerez bien à une mourante le petit dérangement qu’elle vous cause, et j’espère que vous ne le regretterez pas… Vous avez plusieurs fois déjà daigné être mes hôtes au Quesnay. Je vous remercie d’avoir bien voulu l’être encore.

Alors vous veniez pour votre fils, monsieur de Néhou : eh bien ! c’est pour votre fils qu’encore aujourd’hui vous serez venu. J’aime tant mon père, — fit-elle en jetant aux deux vieillards un regard qui leur alla jusqu’au fond du cœur, — j’aime tant mon père, qu’il me semble qu’il y a un peu de mon père dans tous les pères, et voilà pourquoi je vous ai désirés ici tous les deux.

Elle s’arrêta. Parler la faisait souffrir davantage. Le curé Méautis lui en fit l’observation.

— Il faut que je me hâte, abbé, — répondit-elle. Qui sait si dans une heure je pourrai parler !

Oui, reprit-elle avec effort, je vous ai désirés tous les deux… et mademoiselle Bernardine aussi… parce que j’ai à remplir un devoir envers vous tous, envers tous les trois… Regardez ce pauvre Néel, monsieur de Néhou ! Il ne s’agit plus ici de réserves pusillanimes, il ne s’agit plus de pudeurs humaines, quand on va paraître dans quelques heures devant son Dieu. Je puis bien dire maintenant, monsieur le vicomte, qu’il m’a aimée, votre fils Néel… — Et la dernière vapeur rose qui devait monter à sa joue y monta.

— Oui, il m’a bien aimée, reprit-elle, et peut-être l’aurais-je aimé comme il m’a aimée, si j’avais été la fille d’un autre père, mais moi qui ai toujours porté sur mon cœur le crime du mien et sa honte, je ne pouvais aimer que comme un frère l’homme assez hardi pour m’aimer comme aime un époux. C’est ainsi que j’ai aimé votre fils, monsieur le vicomte. Je sais bien que, si j’avais été plus forte, j’aurais dû m’interdire aussi ce sentiment fraternel dont mon faible cœur n’a pu se défendre. Je ne l’ai pas pu, et c’est là ma faute ! Que Dieu me la pardonne ! mais il m’est bien difficile encore de m’en repentir aujourd’hui !

Elle s’arrêta de nouveau. Tous ils étaient touchés par la sincérité de cette âme qui faisait sa confession à haute voix.

— Je sais bien, continua-t-elle, que vous me pardonnerez cette faiblesse, vous le père de Néel ! Vous me pardonnerez d’avoir aimé votre fils comme un frère, de n’avoir pas pu me défendre de cette amitié que j’aurais dû, moi, la fille… d’un homme si coupable, interdire à mon pauvre cœur. Je n’ai pu résister à cela. Je n’avais que mon père à aimer. Ma vie était cerclée par le plus affreux des déserts, par la plus morne des solitudes.

Néel les a traversés pour moi. Il est venu à moi presque malgré lui, car dans les commencements il était comme les autres, il nous méprisait ! Et il s’est pris d’amour pour la fille dont personne, — personne au monde, — n’aurait voulu. Ah ! les chevaliers se reconnaissent toujours ! Il y avait de la chevalerie dans cet amour de Néel pour moi, fille de paysan et de prêtre. Seulement, si je l’avais valu, je l’aurais fui… Si j’avais été son égale de cœur, je lui aurais dit : « Ne revenez plus au Quesnay, Néel ! » Je ne l’ai pas fait, et c’est ma faute ! et je suis d’autant plus coupable que je savais qu’il était lié à une autre par sa parole et qu’il ne s’appartenait plus !

Les deux gentilshommes étaient conquis par cette noblesse dans laquelle il y avait plus beau que la noblesse même, puisqu’il y avait l’humilité !

— Et cette autre que j’ai offensée, fit Calixte après une seconde pause, c’est vous, mademoiselle Bernardine ! Je vous ai offensée sans le vouloir et en n’y pensant pas, mais ce n’en est pas moins une faute ! La légèreté de l’esprit n’excuse rien, et peut-être aggrave-t-elle nos torts. Ô vous que j’ai tant fait souffrir, pourrez-vous me pardonner les miens ? Ah ! voyez-moi à leur lumière ! Je ne veux pas les atténuer. Je ne veux pas vous paraître moins coupable que je le suis.

Non, je n’ignorais pas que vous étiez la fiancée de Néel. Je vous avais vue au Quesnay et j’avais bien deviné que vous l’aimiez, et que vous ne l’aimiez pas, vous, seulement comme un frère. Pas d’excuse donc pour moi qui ne l’aimais pas de la même affection que vous, si je le retenais auprès de moi quand vous étiez si malheureuse de l’y savoir ! C’est pourtant là ce que j’ai fait. Il venait au Quesnay tous les jours. Il enveloppait ma vie dans la sienne, et je trouvais cela doux. Je l’ai laissé m’aimer, mais il ne le fallait pas… Et dans ce délire d’amitié dont j’aurais dû me défier davantage, j’oubliais qu’il y avait un cœur plein de Néel, un cœur qu’il délaissait pour moi et qui souffrait…

Il m’a fallu vous rencontrer, vous savez bien ! dans les landelles, le jour où vous reveniez de la chasse, pour me rappeler que vous l’aimiez. Votre visage me dit tout. Je fus bouleversée. Oh ! depuis je n’ai pu oublier qu’il y avait une Bernardine dont je brisais inconsidérément la vie. À dater de ce moment, j’eus soif de réparer mes torts envers vous, mademoiselle, mais des torts se réparent-ils jamais ! On se repent, mais le mal qu’on a commis est irrévocable.

Je ne puis pas faire que vous n’ayez souffert par moi, mais je puis me repentir et je me repens. Oh ! croyez que je me repens !… Je vais mourir. Demain, qui sait ? peut-être ce soir, je serai morte. Mais vous me direz, avant que je meure, que vous m’avez pardonné ! Demandez-lui, à Néel, si, depuis le jour des landelles, je ne l’ai pas supplié de vous revenir et de vous aimer comme vous méritez d’être aimée, si je ne l’ai pas conjuré de vous prendre pour femme et de m’oublier ! Non pas de m’oublier ! — reprit-elle avec un mouvement de candeur qui la rendit encore plus touchante, — mais de ne se souvenir de moi qu’avec vous, lorsque vous serez sa femme et que moi je ne serai plus. Il me l’a promis, n’est-ce pas, Néel ?… Oh ! mon cher Néel, dites-lui que vous l’avez promis ! Priez-la avec moi de me pardonner !

Bernardine, pour toute réponse, se jeta sur elle et l’étreignit sur son cœur.

— Ô Calixte ! — lui dit-elle, les yeux tout en larmes, vous que j’ai si longtemps haïe, c’est à vous bien plutôt de me pardonner !

Calixte lui passa les bras autour du cou et l’embrassa sur le front.

— Votre main, — fit-elle, — et vous, Néel, aussi, donnez-moi votre main.

Et elle les leur mit l’une dans l’autre avec les deux siennes.

— Laissez-moi vous marier, leur dit-elle, comme inspirée et comme ranimée par un de ces désirs qui viennent parfois aux mourants, — laissez-moi, avant de mourir, être le témoin de ce mariage qui sera peut-être mon meilleur mérite devant Dieu. Chère Bernardine, et vous, Néel, mon frère, que je sois, pendant le peu de temps qu’il me reste à vivre, votre sœur devant Dieu, à tous les deux !

Il y avait en elle quelque chose de si tendrement impérieux qu’elle était irrésistible. Le vieux Éphrem, le vieux Bernard, étaient, autant que leurs enfants, subjugués par elle. On aurait dit qu’elle les entraînait dans le torrent de sentiments dont elle était la source et qu’elle devenait leur volonté, à eux tous, excepté l’abbé Méautis. Le prêtre, qui s’appuie aux choses éternelles, est plus haut que tous les entraînements du cœur. Au regard qu’elle avait jeté à l’abbé, elle avait vu que ce qu’elle voulait était impossible. Il avait compris.

— L’Église, — dit-il gravement, — a entouré le sacrement du mariage de prescriptions qu’il est ordonné aux prêtres de respecter… Mais le prêtre — ajouta-t-il dans une intention de pitié profonde pour le désir de cette fille sublime qui se mourait — peut toujours entendre la promesse de s’unir que se font deux âmes chrétiennes, et la bénir !

Et comme il était venu pour faire communier Calixte, il sortit et rentra en surplis et en étole.

L’heure de la journée était trop avancée pour qu’il pût dire la messe, cet office sur lequel viennent s’appuyer comme un magnifique soubassement toutes les autres cérémonies de la liturgie catholique, et qu’on dit également pour les vivants, pour les souffrants et pour les morts. Mais, si cette grande consécration manqua à cette union hâtive, jurée dans une chambre de malade à trois pas d’un lit d’agonie, cette union, image d’un mariage qui eut lieu plus tard et qui en était la promesse, se parfuma encore de ces quelques fleurs de poésie que l’Église fait fleurir partout… L’abbé Méautis, qui avait ramené, en revenant de Néhou, l’enfant de chœur de sa chapelle, figura, aidé de cet enfant, un autel sur l’une des consoles. Il y mit un crucifix d’argent et deux flambeaux avec leurs cierges, entre lesquels il déposa le saint Ciboire apporté pour Calixte. Ce ciboire, qui faisait entrer Dieu dans cet appartement profane, le transfigura en église pour les âmes croyantes, à divers degrés, qui s’y trouvaient, et les pénétra du respect, mêlé de terreur, qu’on éprouve dans la maison de Dieu.

Debout entre l’autel et le lit de Calixte, l’abbé reçut la promesse de Néel et de Bernardine de s’épouser. Néel la fit avec un cœur brisé, et Bernardine avec un cœur triste , un cœur qui pressentait l’avenir ! En attendant l’anneau consacré, Calixte coupa une des boucles de ses cheveux d’or, et l’ayant nouée en forme de bague, elle en fit une espèce d’alliance que Néel, en l’enviant, passa au doigt de Bernardine. La circonstance était exceptionnelle, tout fut exceptionnel comme elle. On eût dit un mariage de ces temps peu éloignés encore où l’on se mariait en toute hâte et en cachette entre la persécution et l’échafaud.

Bernardine était montée en char-à-bancs avec la robe de taffetas gris qu’elle portait et dans laquelle l’abbé Méautis l’avait trouvée quand il était venu chercher les habitants de la tourelle de Néhou. Elle n’avait pris que le temps de jeter sur cette robe une pelisse. Ainsi vêtue pendant qu’on les bénissait, elle avait plutôt l’air d’une veuve que d’une jeune fille ; et les superstitieux, qui sont parfois les intuitifs, en auraient tiré un présage.

Spectacle étrange et imposant que ces fiançailles devant la mort, mais qui fut surpassé par la communion de Calixte ! Broyée de ces douleurs inouïes, familières aux grandes extatiques, Calixte, si étonnante déjà, devint pour le vicomte et son compère ce qu’ils n’avaient jamais vu et ce que, jusqu’à leur mort, venue longtemps après, ils ne cessèrent de revoir, quand, par hasard, ils fermaient les yeux… À l’approche de l’hostie, dans laquelle peut-être elle apercevait, comme sainte Thérèse, Jésus-Christ sous la forme visible et saignante de sa passion, il n’y eut plus là de jeune fille expirante, mais un être humain que la Sainteté divinisait.

Le visage de Calixte devint positivement céleste. Ses yeux agrandis jetèrent une lumière inconnue. Ses cheveux rayonnèrent comme une auréole. La croix de son front étincela, et sa pâleur, diaphane comme l’éther, et comme si son âme, de par dedans, l’avait éclairée, transsuda de vagues effluves d’or… Son corps fulgura tout entier… vision prodigieuse ! qui ne pouvait durer et qui changea pour un instant les conditions ordinaires du corps, de la lumière et de l’espace ! Bernard de Lieusaint et le vicomte de Néhou virent alors (ont-ils affirmé) ce qu’ils avaient entendu dire, presque sans le croire, de quelques Saints.

Calixte, attirée par l’aimant divin de l’Eucharistie, parut se soulever horizontalement de son lit, et, sous la traction de l’amour s’en venir vers l’hostie… Ce ne fut qu’un instant, un éclair !… Dès que l’hostie eut touché ses lèvres, elle retomba sur son lit comme une chose dissoute. L’éclat de cette beauté, d’un flamboiement surnaturel, que l’âme avait jetée à travers le corps, en allant au-devant de son Dieu, sembla se retirer comme l’eau se retire, et rentrer avec l’âme et sa proie divine, et s’absorber en cette fille pâle et s’y abîmer, comme le Dieu qui venait de descendre et de s’abîmer dans son cœur.

Ce fut quelque chose de semblable à ce qui a lieu quand le soleil se retire du nuage qu’il a pénétré de son fluide de feu. Vidée des rayons qui l’imbibaient, la nue reprend sa blancheur opaque. Telle Calixte reprit la sienne. Ses longues paupières se déplièrent sur les globes de ses yeux disparus. Priait-elle ?… Était-elle concentrée dans le point de son être où elle sentait physiquement son Dieu ? L’Extase, cette tension surhumaine, n’était-elle plus qu’intérieure ? La jeune fille était immobile et inerte. Tous, ils se taisaient autour d’elle…

Les deux vieillards, stupéfiés de ce qu’ils avaient vu, s’étaient rassis aux angles de la cheminée. L’enfant de chœur avait éteint les cierges, la nuit se faisait au dehors. Le vent gémissait sur l’étang… Bernardine et Néel, agenouillés des deux côtés du lit de Calixte, lui tenaient chacun une de ses belles mains mortes, de façon qu’elle semblait être en croix sur ce grand lit vert…

L’abbé priait debout au pied. Il priait pour qu’elle n’eût pas une de ses crises… « Si elle n’a plus que quelques heures à vivre, — pensait-il, — au moins qu’elle les passe avec nous ! Pendant ses crises, elle est absente ; l’âme, la vraie personne, ne se voit plus. » Dieu entendait-il les prières de cet homme si tendre ?… Mais les yeux de Calixte se rouvrirent. Par la position qu’elle avait lorsqu’elle les rouvrit, son regard alla d’abord au prêtre qui priait les yeux attachés sur elle avec l’expression de ce sentiment qui n’est plus la sympathie humaine, mais une divine charité.

— Voyez donc ces enfants ! — lui dit-elle avec un ineffable sourire, — comme ils m’ont étendue sur ma croix !

Était-ce là une plainte, un murmure qu’elle exhalait devant l’être qui la connaissait comme Dieu même, dans le sein duquel elle avait tant de fois versé son cœur jusqu’au fond ? Seul, le confesseur put comprendre s’il y avait dans ce mot, simplement dit, du ton de la rêverie, quelque chose d’humain qui se détachait de l’âme sanctifiée, comme la flèche tombe de la plaie, épuisée de sang, et qui en jette une goutte encore. Néel ne le sut jamais. Mais eut-elle peur de ce qu’elle avait dit ?… Toujours est-il qu’elle reprit, avec la hardiesse d’une âme pure :

— Néel, vous avez bien souffert sur ce lit pour moi, et moi, mon ami, je viens d’y être heureuse en y communiant pour votre femme et pour vous.

Ce fut son dernier mot à ses enfants, comme elle les avait nommés. Après cela elle ne pensa plus qu’à son père. « Oh ! maintenant je ne penserai plus qu’à toi, » dit-elle, en retombant dans l’idée fixe de toute sa vie. Ils savaient de qui elle parlait quand elle disait « toi ». Elle tourna la tête vers la pendule, comme un être qui meurt de soif tourne la tête vers une flaque d’eau. « Le jour est fini, ajouta-t-elle. Il doit être arrivé, n’est-ce pas, Néel, celui que vous avez envoyé à mon père ? Mon père sait donc tout à présent ! Il sait que sa Calixte meurt. Ô Dieu ! il croit peut-être qu’elle est morte ! »

Et elle arracha brusquement ses deux mains à Néel et à Bernardine, et elle les tendit vers le ciel dans un mouvement d’épouvante tragique. Elle voyait peut-être l’âme de son père sous le coup terrible de sa mort, à elle, et ce qu’elle voyait, elle le sentait comme si elle avait eu l’âme même de son père.

— Pauvre malheureux ! — fit-elle dans une contemplation hagarde, — puni dans moi ! puni dans son enfant ! Dieu, ô Dieu ! que vos justices sont effrayantes ! Me reverra-t-il ? Vais-je, mon Dieu, m’en aller vers vous sans le revoir ?… Oh ! oui, oui, sans doute ; que votre volonté soit faite, Seigneur ! Mais, Dieu de pitié, permettez que je le revoie, que je meure la main dans sa main ! Je n’ai plus qu’un jour à l’attendre : mais vivrai-je encore ce jour ?… M’accorderez-vous encore ce jour !… Oh ! prenez-moi plutôt des années dans votre Purgatoire ; mais, Dieu de mon âme, accordez-moi encore ce jour !

Jamais prière ne s’était élancée d’une âme pour s’enfoncer dans le cœur de Dieu avec plus d’énergie ! On a dit, pour exprimer l’ardeur de la foi : la folie de la croix. C’était la folie de la prière ! Les deux pères qui étaient là sentirent la grandeur de l’amour filial qui priait ainsi, et eux, les légers de leurs temps, ils joignirent les mains et s’unirent mentalement à la prière de cette divine enfant, qu’ils envièrent peut-être à Sombreval.

Mais tout à coup, comme si elle eût eu l’intuition dernière, elle fondit en pleurs :

— Non ! — dit-elle, — je mourrai demain. Quand il arrivera, je serai morte… Il m’aime trop pour qu’il me retrouve vivante, — ajouta-t-elle avec une profondeur catholique qui leur donna le frisson à tous. — Et ne se partageant plus, ne se séparant plus d’avec son père :

Nous sommes condamnés ! — s’écria-t-elle.

À cette idée, « le Démon de la crise (comme depuis l’a dit l’abbé Méautis), suspendu longtemps au-dessus de sa tête par nos prières et par nos larmes, tomba perpendiculairement sur elle ! » Son corps se roidit et sa gorge se convulsa. On la vit se ployer en arc sur le côté… Effroyable spectacle !

Le docteur Hérault prit une cuiller et chercha à desserrer les mâchoires contractées.

— Un coin et un maillet n’y suffiraient pas, dit-il. C’est le tétanos !