Alphonse Lemerre (tome 2p. 92-104).

XX


Quand Néel quitta Sombreval à la Sangsurière et reprit le chemin du Quesnay, il était abattu et inquiet. L’abattement venait de cette révélation que Sombreval lui avait faite, et l’inquiétude de la nécessité de porter devant Calixte un front qui jusque-là avait été ouvert pour elle et qu’il faudrait maintenant fermer. Maintenant, en effet, il aurait à cacher une pensée qu’il ne partagerait plus avec celle qui avait sa vie, et cette pensée serait cruelle. L’attendrissement enthousiaste qu’avait produit sur lui Sombreval s’était calmé. Il l’admirait toujours… Oui, il ne pouvait s’empêcher de l’admirer, mais il se demandait si, malgré sa fière énergie, cet homme pourrait comprimer toute sa vie une nature semblable à la sienne, et rester le masque de fer de son idée.

Or, s’il ne le pouvait pas, si un jour le front du sacrilège fendait le masque en se gonflant, si la foudroyante vérité allait en sortir sous le coup de quelque providentielle catastrophe, alors l’éternelle question « que deviendrait Calixte ? » lui reprenait le cœur et lui en arrêtait les battements d’effroi, car il savait bien ce qu’elle deviendrait, la malheureuse ! L’idée aussi du mal en soi, — du mal absolu qu’allait consommer Sombreval, pendant des années, dont on ne pouvait mesurer le nombre, en faisant monter l’athéisme et l’hypocrisie à l’autel ; la damnation certaine de cet impénitent qui allait, tous les jours, boire et manger son jugement éternel avec le pain et le vin du saint calice, ajoutaient aussi la terreur religieuse à la terreur humaine dans ce jeune homme qui n’avait pas la piété de Calixte, mais qui, comme les enfants des gentilshommes de ce pays et de ce temps, était, après tout, un chrétien !

Il s’en revenait donc, triste et préoccupé, refaisant seul la route qu’ils avaient faite à deux, — et cette route, qui n’était pas moins triste que sa pensée, tout en augmentait la tristesse. Il repassa la Sangsurière, un peu au-delà de laquelle il avait conduit Sombreval ; espèce d’abîme de limon perfide et dangereux qu’il fallait traverser sur une chaussée rompue, dont les pierres s’écroulaient sous les pieds des chevaux. Le soleil venait de se coucher et, en se couchant, il avait enlevé à ces parages, solitaires et sinistres, au soir, le peu de vie qu’ils avaient quand, avant de tomber tout à coup et de disparaître, il envoyait par quelque trou des haies d’épine noire défoncées, l’aumône d’un dernier rayon au miroir épais de ces fanges…

Ce soir-là, au bord d’une eau qui n’était plus même glauque sous ce ciel éteint, et qu’encaissait une gluante argile aux tons verdâtres, Néel vit une petite fille esseulée, n’ayant qu’un jupon semblable à un pagne et une chemise de chanvre dont ses maigres épaules grandissaient les trous… Elle plongeait courageusement une de ses jambes nues dans le gouffre immonde et pêchait aux sangsues, en faisant un appeau aux âpres suceuses, de sa chair d’enfant. Elle avait déjà étanché, en se la liant avec du jonc, le sang de son autre jambe, car c’est du sang qu’il faut donner pour avoir de ces bêtes à vendre aux herboristes des bourgs voisins, et pour rapporter à la maison un morceau de pain, qui ne refera peut-être pas le sang perdu…

Néel eut pitié de cette enfant qu’il n’avait pas aperçue en passant avec Sombreval, tant ils étaient à ce qu’ils se disaient ! et il lui donna tout ce qu’il avait, en pensant à Calixte… La nuit, qui augmente la pitié, la pensive nuit, s’en venant alors dans ses vapeurs violettes, prenait la terre en ses beaux bras mélancoliques, et y étreignait encore plus étroitement le cœur de Néel, agité de pressentiments sombres. Pour échapper à cette étreinte, et surtout pour revoir plus vite celle qui l’attendait et lui apprendre que son père avait franchi heureusement le dangereux passage, Néel pressa le pas de son cheval. Il comptait sur les jarrets de la noble bête pour arriver au Quesnay à une heure qui ne serait pas indue encore, et donner à Calixte cette sécurité pour son père avant son sommeil. C’était le mois de juin : les crépuscules sont longs en ces soirées ; l’Angelus de sept heures sonnait aux horizons, apporté par le vent des clochers de village qu’on ne voyait pas, à cause des distances… On rentrait les bêtes, comme disent les herbagers. Néel calculait que, si Sombreval et lui avaient, au trot et conversant, mis deux heures pour dépasser la Sangsurière, lui seul et au galop, s’il le fallait, il arriverait bien au Quesnay avant neuf heures. — Et, de fait, il y arriva.

Il était cependant nuit close. Les Herpin soupaient dans leur ferme. Mais il n’eut point besoin de les appeler pour qu’ils ouvrissent la barrière. Elle était ouverte à moitié, et il n’eut besoin que de pousser du gros bout de sa cravache un des côtés pour qu’il cédât tout à fait. Il descendit de cheval au perron, et comme il jetait sa bride autour d’un des vases de granit pleins de géraniums qui étaient scellés sur la rampe, il vit une forme noire devant lui et il reconnut dans un clair-obscur, plus obscur que clair, la grande Malgaigne, qui était assise sur les marches.

— Quand le maître n’y est pas, dit-elle, — la vieille chienne garde l’enfant et se couche au seuil, par fidélité. Le Quesnay, ce soir, a perdu sa couronne de flammes. Pour que l’obstiné tentateur de Dieu ait éteint, là-haut, son feu impie, il faut qu’il ait quitté le pays !

— Oui, il l’a quitté aujourd’hui même, — répondit Néel, qui n’avait plus au cœur la joie triomphante d’il y avait deux jours, et qui ne pensait plus à dire à la Malgaigne : « Eh bien ! vous vous trompiez, prophétesse de malheurs impossibles ! »

— Ah ! il est parti sans avoir emmené son enfant, repartit la vieille observatrice, — car il y a aux deux fenêtres qui donnent sur l’étang une lueur qui dit qu’elle y est, — et qu’elle veille, — et qu’elle vous attend, monsieur Néel ! Or, pour qu’elle vous attende à cette heure, la céleste fille, il faut que vous veniez de faire la conduite à son père. Vous en venez, mais lui direz-vous tout ce que vous en rapportez ? Lui direz-vous tout ce que vous savez maintenant, monsieur de Néhou ?…

Toujours (on l’a vu), la grande Malgaigne avait paru extraordinaire à Néel. — mais à cette question si directe, qui l’atteignait au centre même de l’idée qui, depuis deux heures, rongeait sa vie, et que nul que lui et Sombreval, sur la terre, ne pouvait savoir, elle ne fut plus extraordinaire, mais surnaturelle, et tout ce qu’on disait d’elle dans le pays lui paraissait justifié !

Il ne répondit pas, tant il resta stupéfait !

— Non, non, vous ne le lui direz pas ! — reprit-elle avec une mélancolie désespérée, — et cependant vous devriez le lui dire, monsieur Néel ! Il n’y a que vous qui avez noué amitié avec cette enfant, qui pouvez la disposer à apprendre ce qu’elle doit savoir, car elle doit le savoir ! insista-t-elle avec une exaltation croissante…

— Que voulez-vous dire, femme mystérieuse ?… balbutia Néel troublé. Semblable au criminel qui cache maladroitement dans sa main la lame qui a servi à son meurtre, il avait peine à tenir son secret…

— Oh ! pas de cacherie avec moi ! — dit-elle en frappant impatiemment de son long bâton d’épine les marches qu’elle avait sous les pieds. Est-ce que je ne sais pas tout du destin à Jean Gourgue, l’enfant que j’ai élevé au mal et qui ne s’en est pas retiré ? Est-ce que je ne vois pas ? Est-ce que dans le Bocquenay, il y a une heure, mes Voix n’ont pas houiné[1] plus qu’elles n’ont jamais fait depuis qu’elles me persécutent, sous les feuillées ? Est-ce que l’habit blanc n’est pas dans la lande ! et pourtant ce n’est pas aujourd’hui samedi soir !

— Je ne sais qu’une chose, — dit Néel, à qui cette femme violait la conscience et qui se défendait contre son incroyable sagacité, comme on se défend contre la violence, — c’est que le père de Calixte veut redevenir ce qu’il a été autrefois !

— Oui, — mais vous savez bien qu’il ne le peut pas ! Vous savez bien qu’il n’est pas plus repenti qu’il n’était… reprit-elle avec l’ascendant froid, mais despotique d’un être sûr du fait qu’il affirme. — Et qui souffre le sacrilège, le partage ! — ajouta-t-elle sévèrement. La moitié du crime, c’est la complicité !

Il y eut encore un silence. — Néel sentait bien qu’elle avait raison, la voyante octogénaire ! Tout bas, sa conscience lui parlait comme cette vieille, assise sur ces marches, et contre elle, comme contre sa conscience, il s’enveloppa de son amour !

— Il faut que Calixte vive ! — dit-il, pensivement.

— Mais elle ne vivra pas pour cela !… — fit l’implacable. Seulement elle mourra désespérée, au lieu de mourir tranquille, et voilà ce que vous y aurez gagné !

Le frisson passa sur la poitrine du loyal enfant.

— Elle mourra ! fit-il.

— Vère ! elle mourra ! — dit l’inflexible vieille, — et vous aussi, Néel de Néhou ! Vous êtes fiancés à l’autel noir et vous serez mariés dans la terre. Mais ne voulez-vous pas l’être, plus haut, au jour des jours ?

Et elle se leva. Il ne disait rien ; immobile comme l’if de cette terre des morts dont elle lui parlait.

— Allez ! dit-elle — allez la trouver, et allez la tromper, vous, fils d’une race qui n’a jamais menti ! Ne lui prenez pas la main ! Qu’elle ne sente pas que cette main est froide et qu’elle tremble, ce soir ! Et ne la regardez pas non plus, car elle verrait derrière vos yeux, au jour de sa lampe, ce qu’une vieille chat-huant comme moi y a vu, dans cette heure de nuit !

Et elle descendit les degrés et s’en alla de son grand pas lent. Elle avait fini ce qu’elle avait à dire, et ce pourquoi elle était venue, solennelle comme un avertissement de Dieu ! Et Néel, troublé au plus intime de son être, resta là, un instant, à ce seuil par lequel il se précipitait d’ordinaire, hésitant d’entrer pour la première fois, quand sa Calixte, sa chère Calixte l’attendait !

Il essaya de reprendre l’empire de son âme, puis il ouvrit la porte vitrée du salon et entra dans le vestibule. Le bruit de ses pas sur la dalle marbrée fit venir Pépé, le noir, qui l’éclaira et le conduisit à sa jeune maîtresse.

Avertie, elle vint à lui du fond de cette chambre virginale où une fois il était entré et avait prié avec elle, mais où, à cette heure, la délicate enfant ne le reçut pas. Elle vint à lui dans le salon, tenant à la main une petite lampe de lave qu’elle avait rapportée d’Italie, et qui, l’entourant d’un jour lacté, coulait de molles lueurs d’argent dans l’or de ses cheveux.

— C’est vous, Néel ! et même plus tôt que je ne croyais, dit-elle. Merci d’être revenu si vite ! Dites-moi où vous l’avez laissé et les derniers mots qu’il vous a dits pour sa pauvre solitaire… maintenant.

— Je l’ai conduit jusqu’au-dessus de la Sangsurière, — répondit Néel ; et le dernier mot qu’il m’a dit pour vous a été celui-ci : « Qu’elle pense à elle et à sa santé qui est ma vie. Je ne lui recommande pas de penser à moi. Je suis bien sûr qu’elle y pensera toujours. »

Elle sourit presque fièrement de cette confiance, en regardant Néel, dont le visage altéré la frappa.

— Oh ! comme vous êtes pâle ! fit-elle effrayée. Souffrez-vous, Néel ? Pourquoi êtes-vous si pâle ? Vous vous serez fatigué pour me revenir plus vite, cher et aimable Néel ?…

— Oui, — dit-il, saisissant ce motif qu’elle donnait à sa pâleur et craignant qu’elle ne vît derrière ses yeux, comme lui avait dit la Malgaigne. Je suis un peu las. J’ai moins de force depuis que j’ai voulu mourir pour vous, Calixte. J’ai moins de vie. Je n’ai pas pu vous donner tout. Dieu ne l’a pas permis. Mais pourtant je vous en ai donné !

Il dit cela avec un charme étrange et en souriant avec un orgueil qui était aussi de la tendresse. Il avait toujours avec elle l’orgueil de cette folie de mort. Il en avait l’orgueil et il en avait l’espérance !

— Ah ! fit-elle, ne répondant pas directement, car elle n’aimait pas ce souvenir qui l’émouvait trop… et donnait à Néel trop d’empire. — Laissez-moi encore vous soigner, cher dévoué à moi !

Et l’entourant de ses bras purs, elle l’assit avec une douce insistance, comme on assied un malade ou un convalescent, sur un petit canapé, à têtes de sphinx, qui se trouvait alors derrière lui, et Néel, heureux de cette familiarité amie, ne résistait pas à ces bras frais dont le contact, au lieu de le troubler, le pénétrait comme d’innocence.

Puis, quand il fut assis, elle alla à un petit buffet d’ébène aux angles de cuivre qui était entre les deux fenêtres, et, y prenant le flacon de tokay dont l’existence, chez Sombreval, avait été une question pour le vicomte Éphrem et pour son compère Bernard de Lieusaint, elle en remplit un verre élancé, à patte de cigogne. Ah ! ce sera toujours un détail poétique et charmant qu’une femme qui met la grâce de ses mains à verser à boire à un homme ! Cette poésie, Calixte l’eut pour Néel. Elle alla à lui, comme à son maître, lui apportant dans ses mains, blanches comme la chair des magnolias, ce verre plein de tokay qui brillait, calice de topaze, au-dessus du plateau de cristal ciselé, où l’oblique lumière de la lampe, dans le clair-obscur de la chambre, faisait trembler des arcs-en-ciel !

Lui, la regardait rêveur, car toute poésie est grosse d’un rêve. Son rêve, c’était la vie intime, la vie du mariage avec elle. Et cette vie qu’évoquait à ses yeux de la voir ainsi, devant lui, son plateau à la main, dans ce divin service de l’amour et de la femme qui apporte à son époux, avec la flamme d’un vin généreux, le soulagement, le réconfort, la fortitude, lui effaça d’un seul trait tous les souvenirs et toutes les anxiétés de la journée !

Elle souriait et il buvait lentement, les yeux levés sur elle en lui rendant son sourire par les yeux, car il y a parfois dans les yeux plus de sourire que sur les lèvres.

— Merci, dit-il ; — et que cela est bon versé et apporté par vous ! Oh ! la vie, la vie intime avec vous, Calixte ! ajouta-t-il, quand il eut bu, reprenant tout haut le rêve qu’il avait commencé tout bas et le reprenant avec l’aspiration d’une prière… — En vous voyant, me servant ainsi, moi qui suis bien plus que votre serviteur, j’ai pensé à cette vie intime et… sainte aussi… du mariage… cette vie que vous m’avez refusée et que vous n’avez plus peut-être de raison pour me refuser, à présent que Dieu vous a exaucée. Vous ne voudrez peut-être pas m’être plus cruelle que ne vous l’aura été Dieu.

— Mais elle ne souriait déjà plus, et, se transfigurant rien qu’en baissant les yeux, — comme la Vierge même, — la Vierge Immaculée !

— Ah ! cher Néel, — dit-elle avec un accent de reproche, — pouvez-vous bien parler ainsi ? Et parce que Dieu qui ne m’avait rien promis, m’a tout accordé, dois-je aujourd’hui être assez ingrate pour lui reprendre le peu que je lui ai promis ?

À cette parole inflexible et calme, qui lui rappelait l’invincible obstacle de toute sa vie, Néel changea de couleur, et la veine de son front se gonfla, non plus bleue cette fois, mais noire ! Il tenait encore dans sa main l’étincelant verre de Bohême dans lequel il venait de sabler ce vin d’or, changé pour lui en vin de colère ! Avec l’âpre fureur que la résistance de cette enfant à son éternel désir faisait toujours monter dans son cœur, il mordit dans le fragile cristal, qui grinça et éclata sous ses dents courtes. Bruit et spectacle affreux ! le sang jaillit de ses lèvres coupées.

Calixte ne poussa même pas un cri. Mais elle s’effondra sur elle-même, blême comme la mort, — déjà rigide. L’action atrocement sauvage de Néel venait de produire en elle une de ces crises qui depuis quelque temps s’éloignaient, et vis-à-vis de laquelle Néel, puni de sa violence, allait se trouver sans l’assistance de Sombreval.



  1. Hurlé.