Alphonse Lemerre (tome 2p. 1-26).

XVI


Le lendemain du jour où elle eut avec Sombreval cette dernière entrevue au bas du perron du Quesnay, la grande Malgaigne fut vue de bonne heure au bourg de S…, chez le vieux teinturier du bourg.

— Tenez ! — dit-elle en entrant dans la teinturerie et en faisant rouler de son dos un paquet enveloppé dans un de ses tabliers de fil rayé, v’là de la besogne pour vous, père Brantôme ! Teignez-moi tout cela en noir ; et si vous aviez dans votre cuve une couleur plus désolée et plus sombre, ce serait celle-là que je voudrais : mais la seule cuve où il y ait plus noir que le noir, — ajouta-t-elle avec une ardeur sourcilleuse, — c’est le fond de nos cœurs !

Le père Brantôme, comme elle l’appelait, regardait de tous ses petits yeux cette exaltée qui ne faisait rien comme une autre. — Est-ce que vous avez quelqu’un de mort ?… lui dit-il. Mais il se mordit la langue pour se punir d’avoir dit une bêtise. La Malgaigne n’avait pas de famille, et dans un pays si profondément familial, c’était là un malheur qui avait sa honte. Cette étonnante Octogénaire avait toujours vécu isolée dans la vie, aux yeux des générations qui l’entouraient. Elle était de ceux-là qui n’ont pas d’origine connue, et dont on dit dans la contrée : « On les a trouvés sous un chou. »

— Vère ! — dit-elle en s’en allant, — je suis en deuil pour le reste de ma vie, — jusqu’à ce qu’ils jettent sur ma vieille tête le drap mortuaire qui doit nous couvrir tous !

Elle imposait tellement, cette grande Malgaigne, grande comme les superstitions du pays, que Brantôme, le teinturier, la laissa partir sans autre observation, — mais du seuil de la porte ouverte, il avisa le boulanger Vigo, qui passait, en manches de chemise, un mousquetaire[1] sous chaque bras.

— Psitt, Vigo ! — fit-il, — de qui peut-elle être en deuil, la Malgaigne, qui n’a jamais eu ni père, ni mère, ni mari, ni enfants, ni oncles, ni tantes, ni cousins, ni cousines ?…

Vigo était ce que l’on appelle « un luron » de cinquante à cinquante-cinq ans, au large dos, élargi encore par l’habitude de porter au four la pâte de tous les pétrins du bourg de S…, et qui, en souvenir des succès et des bonnes fortunes de sa jeunesse, avait gardé un énorme catogan qu’il n’avait pas besoin de poudrer avec la fleur de farine dont il était ordinairement couvert ; joyeux compagnon, gris comme une ardoise, mais faraud ; accoutumé à rire et à jocqueter avec toutes les commères de son four, et plus commère qu’elles, le compère !

— Ni enfants ! ni enfants ! — dit-il de sa basse-taille mordante au teinturier qui suspendait, avec une longue fourche, une pièce de laine bleue au clou de sa porte, pour la faire sécher. Vous n’en savez rien, ni moi non plus, père Brantôme ! Elle a dû être un fier brin de fille dans son temps et elle allait filer dans les plus grandes maisons du pays ! Une déchirure est bientôt faite au tour-de-gorge ou à l’honneur d’une garce, et qui sait ? celle-là, n’est mort-Dieu ! pas comme les autres. Elle aura gardé son secret.

— Mais personne n’est mort dans la paroisse, ni à Taillepied, — dit le logicien aux mains vertes.

— Eh ! sac à farine ! quelle pâte d’homme êtes-vous ? — fit le boulanger au catogan. Ne peut-on tourner l’œil qu’ici ou à Taillepied, vieux père la Potasse ?… Qui a jamais mis le nez ès affaires de c’te Malgaigne, fière à toute époque comme les paons de Lude sur leurs toits et qui en se reprenant au diable pour se donner à Dieu, a aplati du coup tous les becs qui ne demandaient qu’à jaser ? Dans son temps, p’t-être que les belles filles embarrassées et qui ne pouvaient plus nouer les cordons de leur tablier allaient déjà, comme maintenant, à Cherbourg. Et pourquoi n’y serait-elle pas allée, comme tant d’autres que nous connaissons vous et moi, et qui ne sont pas restées éclopées pour y avoir été, père Brantôme ?

Le populo sera devenu un homme, et même un vieux homme, comme nous v’là, et sera mort — queque part, — au loin — car Cherbourg, ce nid aux populos de toutes les filles du Cotentin, est un port ouvert sur les quatre parties du monde. C’t’après-midi, quand j’irai porter le pain chez la demoiselle de la poste, j’demanderai à la grosse Eulalie Le Dran, sa servante, s’il n’est rien venu pour la Malgaigne. V’là tout ce que je puis faire pour vous, père Brantôme, car qu’est-ce que ça me fait à moi que le droguet de la Malgaigne soit noir ou bleu sur sa carcasse ?… ou qu’elle… vous m’entendez…

Il siffla doucement : manière d’indiquer musicalement une chose délicate. Puis il montra son dos enfariné au père Brantôme et s’en alla, tricotant des hanches et chantonnant, son gros catogan battant la mesure entre ses deux épaules :


 
« La belle bourgeoise a passé trente ans,
« Votre serviteur très humble !
« Votre serviteur !
« Votre serviteur !
« Votre serviteur très humblement ! »


Seulement, il n’apprit rien de la grosse Eulalie. Aucune lettre n’était venue à l’adresse de la Malgaigne, qui ne savait pas lire et qui, de sa vie, n’en avait reçu, et les deux flâneurs, — pas plus que le reste de la contrée, — ne surent pourquoi la vieille Malgaigne ne portait plus que du noir sur elle et ne marchait plus que la cape de son mantelet rabattue par-dessus sa coiffe jouxte les yeux, comme si elle eût suivi un enterrement.

Sombreval, lui, sut pourquoi ce changement de costume et de tenue, dans une femme qui fixait plus l’attention que les châtelaines du pays dans leurs châtellenies. Il la revit quelque temps après la scène du perron. Ils ne se cherchaient ni l’un ni l’autre, mais ils se rencontrèrent dans un de ces nombreux chemins qui mènent du Quesnay à Néhou. Elle était appuyée contre un arbre, debout, arrêtée pour respirer, les mains jointes sur son haut bâton, et sa cape tellement rabattue qu’on ne découvrait que le bas de son visage, et qu’elle ne pouvait voir, elle, que le bout de ses sabots et la place où, en marchant, elle mettait les pieds. La Malgaigne ressemblait ainsi à une de ces figures voilées, mystérieuses et sinistres, comme on en trouve de sculptées dans le chêne des portails gothiques. Lorsque Sombreval s’approcha, elle priait ou parlait ses méditations en elle-même, car ses lèvres blanches remuaient d’un mouvement lent et doux.

Il la regarda quelque temps, et brusquement :

— De qui es-tu en deuil, la mère ? lui dit-il, arrêté devant elle.

— De toi et de ton âme ! répondit-elle sans surprise, aussi brusque que lui.

Il sourit comme doit sourire l’intelligence qui a pitié de la folie, mais elle lui tua bien son sourire :

— Et aussi, reprit-elle, de ces deux enfants qui sont là-bas sur la berge, et dont tu es l’assassin, Sombreval !

Ils y étaient en effet. Calixte et Néel venaient de s’asseoir sur le gazon en talus d’un de ces fossés qui ressemblent à des fortifications en Normandie, lassés tous deux d’une promenade que Sombreval leur avait conseillée. Ils étaient là, épaule contre épaule, et ils paraissaient, ce jour-là, plus que jamais le frère et la sœur.

Calixte était toujours la charmante Débile, épuisée, que l’effroyable chute de Néel et ses suites pleines d’émotions et de dangers avaient épuisée un peu plus, et Néel, qui était rentré dans la vie, il est vrai, s’y traînait, terriblement pâle et languissant encore de sa convalescence.

Échappé par miracle à la tragique mort d’Hippolyte, chantée par les poètes, ce jeune homme n’avait, le croira-t-on ? gardé de toutes ses blessures qu’une cicatrice visible et profonde au visage ; un sillon qui coupait en deux un de ses purs sourcils ; mais cette cicatrice, il ne l’eût pas donnée pour une couronne. Il s’en parait avec orgueil. Dans cet ardent besoin de s’identifier avec ce qu’on aime, qui est le caractère le plus impérieux de l’amour, il était heureux d’avoir son signe au front comme Calixte, mais lui, comme Calixte, il ne le cachait pas.

Il lui disait avec la coquetterie passionnée d’un cœur insatiable : « Vous ne pourrez jamais me regarder sans penser que j’ai voulu mourir pour être aimé de vous, et vous ne pourrez même pas me voir venir de loin vers vous sans avoir cette pensée, » car il boitait maintenant, le beau et fringant Néel ! Le médecin avait formellement déclaré qu’il resterait boiteux toute sa vie.

Avec cette beauté délicate, cette beauté de cristal que sa chute n’avait pas brisée, et cette claudication légère qui attendrissait sa démarche, il avait l’air « de cet Ange qui s’est heurté contre une étoile, » dont Byron parlait un jour en parlant d’un boiteux comme lui. Néel avait quitté le Quesnay et il était revenu à Néhou, où il avait retrouvé son père, très heureux de l’y revoir, ce fils unique, mais aussi très fidèle à son idée et aux engagements pris avec son compère Bernard de Lieusaint.

— Chevalier, — lui avait-il dit, un soir, au dessert d’un de leurs repas, tête à tête, — tu te tiens maintenant assez bien debout pour y rester le temps de passer un anneau à la main d’une femme, sous la perche du Crucifix.

Néel, qui avait résolu d’opposer la force d’inertie à son père, répondit par une plaisanterie, cette fois-là ; mais un autre jour, il fallut bien en découdre, — comme aurait dit Bernard de Lieusaint, — quand le vicomte lui porta cette autre botte :

— Monte donc à cheval, chevalier ! Tu perds l’habitude de la selle, et va donc à Lieusaint rendre à ta fiancée la visite qu’elle t’a faite au Quesnay et que tu lui dois.

— Je n’ai plus de fiancée, mon père, dit Néel acculé, avec une fermeté douce. Mademoiselle de Lieusaint m’a rendu les joyaux de ma mère, et me présenter chez elle… actuellement du moins… l’offenserait.

— Ah ! c’est de là que souffle le vent ! fit le vicomte Éphrem de bonne humeur et sans colère. Pure jalousie de jeune fille ! Bernardine t’a vu au Quesnay avec une garde-malade bien capable, ma foi ! de mettre martel en tête aux plus jolies. Mais ce n’est ni les jalousies d’une fillette qui t’adore, après tout, chevalier, ni tes galanteries avec la petite châtelaine de là-bas, qui peuvent empêcher nos arrangements de famille, à Bernard et à moi, et rompre la parole que nous nous sommes donnée en émigration, de marier un jour nos enfants, si nous en avions. Il s’agit de faire souche aux Néhou, et, avant que je parte pour l’autre monde, d’être bien sûr que tu as ajouté un Néel XXIII aux autres Néel de notre maison.

La sécurité de son père attristait Néel. Il voyait bien que cette sécurité se changerait un jour en impatience ; et le ton imperturbablement léger avec lequel l’incorrigible vieillard faisait allusion à Calixte le blessait toujours. Il se tut, mais il n’alla pas davantage à Lieusaint. Il n’alla qu’au Quesnay, et Bernard, piqué pour sa Bernardine, ne revint pas à Néhou. Voilà la vie ! L’intimité de deux hommes forts, qui avaient souffert l’exil, la guerre, la misère, toutes les peines, gaiement ensemble, cette intimité si robuste allait se dissoudre parce que leurs enfants (deux enfants !) ne s’entendaient plus !

Cependant Sombreval était resté sans répondre un seul mot aux brèves paroles de la Malgaigne. Cavant sa hanche sur le bâton de houx où il appuyait la paume de sa main, pensif, attentif, les pieds dans l’argile, il regardait, comme s’il eût été un médecin, cette folle, comme il l’appelait souvent, effrayante de concentration et de solennité sous sa cape noire, et il se sentait troublé…

Fort contre tout, mais faible comme ceux qui aiment le sont pour ceux qu’ils aiment, il était figé par ce qu’elle lui avait dit de Calixte et de Néel dont elle portait le deuil, eux, en vie !! Involontairement, il s’était retourné et il les avait vus tranquilles, toujours assis sur leur berge verte, occupés d’eux seuls et des bouquets de fleurs sauvages qu’ils avaient cueillis dans leur promenade, et dont Calixte, élève de son père dans la science, expliquait à Néel les propriétés.

L’amoureux garçon se souciait bien de botanique ! Mais Calixte parlait. Il écoutait sa voix, et de toutes ces fleurs, il ne pensait qu’à la plus douce et à la plus sauvage, et il ne la cherchait pas, de son regard avide, dans le gros bouquet qu’elle avait alors à la main.

— L’exaltation de l’esprit agit donc sur nous, comme l’épilepsie ?… pensa Sombreval en se reprochant de s’être involontairement retourné.

Quant à la Malgaigne, elle était retombée dans le silence, mais les lèvres de ce visage dont les yeux étaient cachés par cette cape rabattue comme par une cagoule à laquelle eussent manqué des trous, les lèvres remuaient comme si elle eût poursuivi quelque conversation intérieure. Peut-être, en ce moment, répondait-elle à ce qu’elle appelait ses Voix.

— Déicide ! — murmurait-elle avec une horreur qu’elle n’avait jusque-là jamais eue, — parricide et infanticide ! — Et infanticide ! — répéta-t-elle avec un éclat dans la voix.

— Qu’est-ce qu’elle dit donc d’effanticide ? — dit une autre voix derrière le buisson d’à côté, — une voix traînante et insolente ; et Julie la Gamase se montra.

Pour Sombreval, Julie la Gamase, l’ignominieuse mendiante, était l’Injure vivante et abhorrée, la seule injure qui le trouvât sensible, ce grand endurci, trempé et forgé dans le mépris des orgueilleux.

Elle lui rappelait une scène horrible et une monstrueuse ingratitude, non pas envers lui, — envers lui ! il l’eût oubliée ! — mais envers Calixte, pour le compte de laquelle il se sentait féroce, — pour laquelle il eût, comme César, fait mettre en croix ceux qui auraient troublé son sommeil. Des injures qui pleuvaient sur lui de tous les points de l’horizon et qui tombaient comme les flèches de la Bible, — dix mille à sa droite et dix mille à sa gauche, — l’injure de Julie la Gamase était la seule qui ne fût pas perdue et qui s’enfonçât dans la cible de son âme fermée à tout, repoussant tout, comme un bouclier. Partie de plus bas, elle atteignait mieux.

Ce n’est pas rare qu’un tel phénomène. Il existait pour Sombreval, comme pour personne peut-être il n’avait jamais existé… Quand, depuis le jour où sur la butte du Mont-Saint-Jean ses soins sauvaient probablement la vie à cette mendiante, il l’avait mainte fois rencontrée, filant le long des Males Rues, colimaçonnée sur sa béquille, véritable et immonde escargot humain, rampant dans sa bave, car en marchant elle grommelait toujours, et il avait eu besoin de toute sa force pour résister à l’idée de la prendre et de l’étouffer sous son pouce, qui, de sa largeur, eût couvert une pièce de cent sous ; puis, cette justice faite, de la laisser, elle qui, un jour, avait osé jeter à Calixte sa gorgée de venin ! la face envasée dans l’ornière, comme un crapaud qu’on y aurait écrasé.

La vue seule de Julie la Gamase faisait pousser un regain de colère à cet homme froidi ! Lui si accoutumé à l’affront qu’il n’y pensait plus ; devant qui, par insulte, les paysans gardaient leur chapeau sur la tête ; qui partout, aux foires, quand il y allait marchander un tonneau de cidre, ou aux Assemblées, quand les après-vêpres des dimanches, il en traversait une par hasard, avait entendu grincer contre lui tant de haines, indifférent comme la surdité ! Lui, le même Sombreval qui, à Carentan, un certain soir chez le vieux aubergiste Lévêque, avait vu tout le monde se lever de la table d’hôte quand il était entré dans la salle, et pas un des quarante convives ne vouloir rester à cette table où il s’assit tranquille dans la majesté du Dédain appuyé sur la Force, et où il soupa seul au milieu de ce désert de quarante couverts abandonnés, ne se sentait plus invulnérable quand il passait auprès de Julie la Gamase, cette pauvresse qui l’apostrophait avec furie, dès qu’elle l’avisait sur les routes, et dont il entendait longtemps encore, alors qu’il l’avait dépassée, s’enrouer derrière lui les tutoiements et les imprécations.

Il souffrait… À quoi donc tenait cette souffrance ?… Et elle, d’où venait aussi la folie de sa rage contre Sombreval ?…

Elle n’avait rien de personnel à lui reprocher… Au temps jadis, elle l’avait vu prêtre, correct et imposant, qui lui donnait gravement sa pièce de monnaie, quand elle le rencontrait, son livre noir sous le bras, entre Taillepied et la Blauderie, et cela pour elle aurait dû être un bon souvenir : mais ce souvenir se perdait, sans doute, sous l’amoncellement des affreux ouï-dire qui s’entassaient sur Sombreval, depuis qu’il avait abjuré.

Ce n’était pourtant pas une fille religieuse que Julie la Gamase. Elle ne l’avait jamais été. On l’appelait universellement une créature de mauvaise vie, et l’on disait que son jeune temps avait été aussi hideux que sa vieillesse. Quoique laide et scrofuleuse, le menton éternellement cerné de quelque bandelette, elle n’en avait pas moins tenté la fantaisie d’on ne savait trop quel habitant crapuleux du bourg de S…, car de telles œuvres s’accomplissent dans des ténèbres qu’il vaut mieux épaissir que percer, et on l’avait vue, — des années, — exemple étonnant d’un incompréhensible libertinage ! — portant dans ses bras un enfant informe, roulé dans des haillons en charpie ; et pâle, blafarde, les joues gonflées par cette jugulaire de linge taché de sang et de sanie, qui disait bien le mal dont elle était rongée, s’asseoir aux marches des perrons.

L’enfant mort du mal de sa mère, Julie la Gamase, aurait pu entrer à l’Hôpital, comme tout autre infirme du pays ; mais, plutôt que de s’enclore dans les douves de ce vieux et austère château fort du bourg de S…, dont on a fait la Maison des Pauvres, elle préféra souffrir, mourir de faim, mendier et tendre aux liards, qui n’y tombaient pas, sa main gercée. Elle préféra aux draps du lit de la charité les marches glacées de ces perrons, d’où elle guignait encore… le croira-t-on ? les hommes qui passaient, avec ces incorrigibles yeux dont les humeurs froides n’avaient pas éteint l’impureté !

C’est là, — c’est dans ce sans-souci d’un vagabondage, indolent et lâche, dans le rongement d’un mal qui ne tue pas toujours ; c’est dans cette horrible oisiveté, qui doit avoir un charme de mancenillier, puisqu’on aime mieux souffrir tous les maux et toutes les hontes de la vie que de sortir, par un effort, de cet infâme bonheur de croupir, que la vieillesse s’abattit sur elle comme un vautour, lui pluma son chignon, lui déjeta son cou, déjà troué par les écrouelles, et, la frappant aux reins coupables, lui courba, comme à une bête, la tête vers la fange… Seulement, en lui tordant le corps, la vieillesse, comme il arrive parfois, ne lui redressa pas l’âme, torse aussi, depuis bien longtemps, par le vice et par la misère.

Moralement la Gamase ne s’était pas amendée…

Nulle indignation de religion ou de vertu ne pouvait l’insurger contre Sombreval. Si elle le haïssait, Dieu seul qui voit le fond des âmes, savait pourquoi… Il y a peut-être des sentiments endémiques comme des maladies, et, quand ils s’emparent des âmes déjà décomposées, d’autant plus terriblement désorganisateurs.

À ce compte, Julie la Gamase aurait été l’expression la plus violemment putride de cette peste de haine furieuse dont Sombreval avait empoisonné la contrée. Comme une auge placée sous le larmier d’un toit, elle recevait toutes les averses de cette colère et de ce mépris qu’elle entendait rugir plus haut qu’elle ; et de même qu’elle ramassait, pour sustenter sa misérable vie, les choses les plus ordes, les os que les chiens laissaient en tas devant les portes et les restes tombés des éviers, de même elle ramassait, dans ses rôderies et dans ses tournées, tous les mauvais bruits, tous les propos atroces ou infâmes tombés de toute bouche quand il s’agissait de Sombreval, et elle s’en faisait à froid, au-dedans d’elle, une colère lentement amassée qu’elle lui déchargeait en plein visage, quand elle le rencontrait par les routes, et dont elle le poursuivait jusqu’à ce qu’elle l’eût perdu de vue, quand il lui tournait les talons.

Mais aujourd’hui il ne pouvait pas fuir. Elle le tenait bien en face ! Elle le tenait entre la Malgaigne, appuyée et comme clouée à son arbre, et les deux beaux enfants, assis au revers du fossé. La haine a ses éclairs. Il ne pourrait lui échapper. Elle était sortie du buisson qui la cachait, se tortillant comme une vipère prise dans un nœud et qui ne peut se redresser, et elle envoya à Sombreval son regard oblique. Elle avait entendu l’apostrophe de la Malgaigne, et elle répéta, en le corrompant dans son patois sauvage, ce mot d’infanticide, auquel la Malgaigne attachait un sens qu’une autre qu’elle ne comprenait pas.

— Effanticide ! effanticide ! fit-elle. Ch’é-t-y pas comme ch’a qu’ils nommaient, en chaire, l’autre jour, le roi Hérode ?… Eh mais ! à qui qu’t’en as donc, la Malgaigne ?… Tiens ! ch’est à ta vieille accointance, l’abbé Sombreval ! Ch’est donc un Hérode, à présent !… Il a donc ajouté à ses crimes reconnus, le crime d’Hérode ! Il a tué des effants ! Qui a renié Dieu peut bien tuer ses créatures. Mais quels effants ?… ajouta-t-elle ardemment curieuse. En v’là deux là-bas, sur la berge…

Et son index brun, à l’ongle verdâtre comme celui d’une goule, se tendit vers Néel et Calixte, qui causaient entre eux et ne l’entendaient pas, ne la voyaient même pas.

— Ch’est les deux siens, car le fils au vicomte de Néhou n’est plus à son père. Ils lui ont tourné l’esprit à eux deux, le prêtre et sa gouge, et on dit partout qu’il va l’épouser.

Elle s’arrêta pour reprendre haleine. Sombreval, en l’entendant, avait ressenti ce tressaillement de nerfs qu’il retrouvait toujours dans ses muscles à l’aspect de cette mendiante. Il fit même un mouvement pour se replier devant cette persécutrice à tout moment jetée, par un hasard maudit, sur sa voie ; mais l’idée qu’elle allait le suivre, et que Calixte pourrait avoir l’ignoble spectacle qui une fois déjà avait offensé ses yeux purs, le retint.

— Quels effants a-t-il donc matrassés, puisque v’là les siens ?… reprit-elle. — Et comment et pourqué ?… Dis-le donc, la Malgaigne. Ne reste pas à mittan de dierie. Conte-mé tout, ma fille. Ah ! il a tué des effants itou, le prêtre Judas ! Quoi ! sans menterie ! Les effants à qui ?… Ah ! tu m’ards de curiosité, la Malgaigne. Parle donc, que je le sache et que je le crie assassin dans tout Ouistreham[2], et que je puisse voir, avant de mourir, sa vieille tête tonsurée, raccourcie, comme celle au Marquand, — le vendeur de droguet, — par le tranchet du bourreau !

Et elle se tourna, forcenée, vers la Malgaigne, et elle secoua brusquement par sa jupe l’immobile Silencieuse, dont la cape noire tomba sur les épaules et découvrit son visage, plus blanc que ses cheveux et ses grands yeux pâles de fantôme.

Alors la Malgaigne :

— Laisse-le, — lui dit-elle d’une voix triste, avec une pitié presque auguste, — laisse-le, Julie ! et passe ton chemin, folle sans charité. Ne mets pas d’injure sur un cœur qui souffre. Le mal qu’il fait à sa fillette, par son impiété, ne te regarde pas.

— Ah ! est-ce que tu te repentirais de ce que tu as dit ? — fit la Gamase, trompée dans la curiosité de la haine. Est-ce que le cœur va te manquer ? Est-ce que tu vas caler parce qu’il est là… et qu’il nous écoute ? Mais parle ! va ! dis bien tout ! Mais parle donc ! Oh ! je te locherai comme un arbre pour te faire parler ! Tu ne veux pas ? Es-tu têtue ? Tu n’es qu’une faillie. Tu blêmis. Tu as poue, caponne ! Il t’a donc maléficiée itou comme ce brin d’avoine folle de fils au Vicomte ?…

Eh mais ! que je suis assottie ! — reprit-elle après une pause en se ravisant, tu as p’t-être des raisons pour ne dire mot, la Malgaigne ? Qui sait et qui connaît le fin fond des bissacs du monde ?… Tu n’as pas eu toujours ta sagesse d’annuit[3]. Tu n’as pas toujours usé ta jupe sur les dalles des églises, té non p’us ! Je l’ai ouï bien des fois et aux douis et aux batteries de sarrasin, et partout, que tu avais fait bien des mystereries dans les temps avec Jean Gourgue, dit Sombreval, devant qu’il ne fût prêtre. Tu avais encore de la jeunesse, dans ces temps-là. Quand il n’était plus un garçonnet, g’li, tu n’étais pas encore si rafalée ! Les coudriers des bois de la Plaise ne sont pas si loin de Taillepied, et les jours qu’on ne va pas en journée, les après-midi sont si longues ! Nous autres femmes, nous gardons toujours une faiblesse pour l’homme qui nous fait connaître la vie… et il a p’t-être été pour toi c’ti-là, la Malgaigne ? Et pourqué pas ? Il était bien capable de tout, c’t’abbé Sombreval !

La Gamase reprit haleine encore. Sombreval avait levé son houx, puis il en avait abaissé le bout vers la terre, — et regardant la Malgaigne avec le haussement d’épaules d’un homme qui dévore une colère :

— Voilà ce que tu me vaux ! fit-il amèrement. Mais elle, toujours calme :

— Après ? — dit-elle. — J’ai partagé avec toi l’injure qu’elle te jette ; et toi, Jean, tu es un homme. Laisse-la dire. C’est une tête perdue. Méprise-la comme le bruit des Élavares et leur fumée ! Ne la touche pas ! Qu’est-ce que cela te fait ? Ta fille n’entend pas !

— Ah ! reprit Julie la Gamase, que le calme de la Malgaigne irritait comme l’eau irrite l’incendie quand elle ne l’éteint pas, j’sis une tête perdue parce que tu as eu un coup de langue de trop, la Malgaigne ? Eh ! que nenny dà ! je n’l’ai pas perdue, la caboche ! J’entends à cat sans dire minet. C’est té qui l’as crié assassin et effanticide, l’abbé Sombreval, et j’l’soutiendrai par-devant la justice quand il le faudra. Assassin ! assassin ! hurla-t-elle, forçant sa voix exaspérée ; tueux d’effants !

— Oh ! je sais, — fit-elle, se ravisant pour la troisième fois et toujours plus affreuse dans son dernier mouvement que dans les autres, — oh ! je sais à présent les effants qu’il a tués, ton vieux débaptisé de prêtre ! Y a longtemps que j’en avais doutance. Ce n’est pas pour rien qu’il s’est arretiré dans le château des Quesnay et qu’il y vit, comme une bête des bois, avec sa fumelle. Il aura fait comme les bêtes des bois, et puis, le crime commis, il l’aura fallu cacher, l’effant itou ! et les vases de l’étang sont sans fond… Bien des corps d’effants y tiendraient à l’aise… Ch’est-y cha que tu voulais dire, la Malgaigne, quand tu l’appelais effanticide ?

Et elle se prit à rire si fort que Calixte de loin l’entendit.

Mais Sombreval, devenu vert comme un bronze florentin à force d’être livide :

— Prends garde ! — balbutia-t-il avec un tremblement dans la voix qui ressemblait à de la paralysie, — prends garde ! je puis tout entendre sur moi, mais pas… pas sur elle…

— Qui, elle ? Ta… ! Et le mot, le mot infamant, elle le cria d’une voix que la haine et la fureur poussées jusqu’au délire firent monter aux notes les plus aiguës ; — et, comme le tigre quand il a touché au sang, quand la Gamase eut touché à cette boue, elle s’y roula, elle ne s’arrêta plus, et elle le recracha, ce mot qui impliquait deux crimes et qui en accusait la vierge du Quesnay, en la souillant de la plus immonde des appellations !

Et ce mot sanglant elle allait le répéter encore, quand, à un geste de Sombreval, qui s’était précipité vers elle, sa bouche ouverte se ferma, et elle tomba, la face dans la terre labourée, morte, tuée, sans que Sombreval eût mis seulement la main sur elle.

— Oh ! — fit la Malgaigne rigide d’horreur, — Dieu l’a punie !

— Dieu, c’est moi ! — dit Sombreval terrible. Il tenait dans sa main une petite fiole prise dans sa poche de côté et qu’il avait de l’ongle débouchée pendant que la mendiante parlait. C’était ce flacon qu’il lui avait planté sous le nez quand il s’était approché d’elle et qui l’avait tuée comme une balle.

— Elle était froide avant d’être tombée, fit-il. Un pareil poison vaut la foudre. Une goutte peut tuer, en un millième de minute, mise aux naseaux du plus fort taureau.

La spectrale Malgaigne ne pouvait pas devenir plus pâle, mais un frisson passa à la racine de ses cheveux, blancs comme la chaux.

— Encore un crime à ton compte, Jean ! — dit-elle gravement, en lui montrant le ciel.

— J’ai sauvé Calixte de l’outrage, répondit-il presque fier. C’était son excuse, à ce père ! Et l’homme d’idées s’ajoutant au père, — l’homme d’idées, qui avait souvent gourmandé le matérialiste Cabanis de sa pusillanimité de philosophe, quand il avait refusé l’opium libérateur aux douleurs désespérées de Mirabeau, dit profondément, comme s’il eût médité tout haut :

— Non seulement j’aurais été un lâche, mais un imbécile d’hésiter !

D’une main se tenant à son bâton, la Malgaigne, accroupie, retournait le corps de Julie la Gamase.

— Va ! elle est bien morte, dit Sombreval. Tu n’y trouveras plus signe de vie… ni trace de mon poison non plus ! Demain, la justice viendra faire la levée du cadavre, comme ils disent, et ce qu’elle trouvera défiera son œil et le scalpel de son médecin. Ils s’en retourneront comme ils seront venus ! Nul que toi et moi ne saura le secret de cette mort subite. Il est donc dit, ma vieille mère, qu’il y aura toujours des secrets entre nous !

— Vère ! répondit-elle, pensive. Ma vie est nouée à drait nœud dans la tienne, Jeannotin !

— Vois ! — reprit-il, touchant de son bâton de houx les joues de la morte. Voilà les taches bleues qui annoncent que la décomposition commence. Elles peuvent venir, la Justice et la Science ! Il n’y aura plus ici qu’un monceau de boue demain matin !

— Mais dans ton cœur qu’y aura-t-il, Jean ? fit ardemment la Malgaigne en se relevant, — le long de son bâton, — toute droite, comme si elle eût été l’image de la Conscience vivante qui se fût révélée devant lui.

Il ne répondit pas. Étant ce qu’il était, pouvait-il dire à la Malgaigne que, quand les hommes comme lui, sans croyance religieuse, accomplissent un acte résolu et utile, si atroce que cet acte paraisse à la morale des autres hommes, ils n’éprouvent jamais de remords ?…

Pourtant après une pause :

— Il n’y aura dans mon cœur, dit-il, que la certitude de pouvoir prendre mon enfant dans mes bras, sans qu’elle ait peur de la poitrine de son père ! J’ai tué cette femme pour tuer sa langue, pour être bien sûr que l’infâme propos mourrait avec la bouche qui l’a prononcé !

— Mais en es-tu sûr, Jean ? dit la Malgaigne.

Il tressauta comme un sanglier blessé.

— Ah ! ma mère, s’écria-t-il, ne me cache rien ! Tu sais quelque chose… Parle ! parle ! que sais-tu ? La misérable que voilà morte n’aurait-elle été qu’un écho ?…

— Non ! fit la Malgaigne, je ne parlerai pas. Les enfants, d’ailleurs, se lèvent de leur berge. Ils vont tout à l’heure nous rejoindre, et il ne faut pas qu’ils voient le cadavre ! Retourne vers eux et entraîne-les au Quesnay. Moi, je vais rester là à prier ; puis j’irai chez le curé de Néhou, et je lui dirai que j’ai vu ici la Gamase morte. Il ne s’en étonnera pas. C’était une pauvresse assez vieille pour finir dans le premier fossé venu.

Mais toi, Sombreval, sois au Quesnay demain, à quatre heures… et tu sauras alors, malheureux homme, si tu n’as pas mis sur ta conscience un crime de plus, — un crime inutile ! — Tu es bien fort, Jean, mais Samson l’était plus que toi, et avec toute sa force il mourut sous les piliers et la toiture du temple, que sa force avait renversé !



  1. Morceau de pain de plusieurs livres.
  2. Dans tout le pays de l’ouest, mot normand.
  3. D’aujourd’hui.