Alphonse Lemerre (tome 1p. 87-93).

V


L e gonflement de la veine sur ce front menaçant avait-il averti Calixte ? Mais au geste de l’inconnu, quand il était sorti de son évanouissement, elle avait eu l’intuition de ce qui allait suivre entre son père et ce jeune homme, et elle s’était mise entre deux.

Les Herpin, qui connaissaient Néel de Néhou — qui l’avaient vu aux chasses et partout « où il y avait de ça à montrer », comme ils disaient, en relevant la manche de leur veste et en faisant saillir les muscles de leur poignet, s’attendaient à une rixe effroyable, quand il aurait repris connaissance : mais ils se trompaient, il n’en fut rien. La main de Calixte avait tout calmé en se posant sur cette tête blessée, à laquelle pourtant la blessure aurait dû faire l’effet d’un tison tombant dans de la poudre. Néel, l’impétueux Néel, qui venait, — il n’y avait qu’un moment, — de parler de Sombreval et de Calixte avec l’insultant mépris que tout le monde avait pour eux, — apaisé maintenant, doux et presque soumis, non seulement ne souffrait pas de sentir la main de la fille au prêtre sur sa tête, mais encore il allait souffrir, et cruellement, tout à l’heure, quand il ne l’y sentirait plus !

Jamais il n’avait éprouvé rien de pareil à ce rêve vivant, car ce qu’il voyait ne ressemblait pas à la vie, du moins à la vie ordinaire. La femme qu’il avait devant lui et qui lui touchait sa blessure tenait elle-même bien plus du rêve que de la réalité.

En venant seule, au bras de son père, dans ces campagnes désertes où les brises de la fin du jour, chargées de senteurs végétales, apportaient des vagues de vie à sa faiblesse, Calixte avait ôté sa capote de voyage pour faire prendre un bain d’air à sa tête souffrante, qui s’était relevée comme la tige d’un beau lis, au soir. Avec sa blancheur, en effet, l’élancement de ses formes sveltes, le long châle de laine blanche, sans bordure, qui l’enveloppait tout entière comme une draperie mouillée enveloppe une statue, elle ressemblait à cette fleur, emblème des âmes pures, que les Vierges portent dans le ciel, comme le calice d’albâtre de leur sacrifice.

Néel de Néhou, qui depuis quelques jours pensait à elle, — car le bruit de la scandaleuse acquisition du Quesnay par Sombreval faisait sa tournée dans le pays, — Néel, qui s’imaginait que, si la fille de cet abominable prêtre pouvait être belle, elle ne devait l’être que de la beauté orgueilleuse, matérielle et hardie d’une réprouvée, fut frappé jusque dans le cœur, quand il aperçut contre l’énorme et noire épaule de Sombreval cette tête de Sainte, aux paupières baissées, sublime de tristesse calme et de chasteté !

Calixte était moins une femme qu’une vision, — « une vision, disait Jeanne Roussel, qui me l’a presque montrée à force de m’en parler, comme Dieu voulait sans doute, dans une vue de providence, que ce scélérat de Sombreval en eût une, sans cesse, devant les yeux. » On aurait dit l’Ange de la souffrance marchant sur la terre du Seigneur, mais y marchant dans sa fulgurante et virginale beauté d’ange, que les plus cruelles douleurs ressenties ne pouvaient profaner.

Calixte souffrait dans son corps par la maladie et dans son esprit par son père, mais elle n’en était que plus belle. Elle avait la beauté chrétienne, la double poésie, la double vertu de l’Innocence et de l’Expiation… Les pâleurs de la colère de Néel n’étaient que des roses lavées par les pluies en comparaison de la pâleur surnaturelle de Calixte. Comme un vase d’un ivoire humain trop pur pour résister aux rudes attouchements de la vie, son visage, plus que pâle, était simplement encadré par des cheveux d’un blond d’or clair, relevés droit et découvrant les tempes douloureuses, — coiffure inconnue à cette époque, et que la malheureuse enfant avait inventée pour s’épargner les sensations, insupportablement aiguës, que le fer et la torsion causaient à ses cheveux ; — seulement, chose étrange ! il était surmonté d’une bande de velours écarlate, qui rendait plus profonde et plus exaspérée son étonnante pâleur.

Trop large pour être une parure, ce ruban écarlate qui ceignait cette tête d’un blanc si mat et passait tout près des sourcils figurait bien la couronne sanglante d’un front martyr. On eût dit un cercle de sang figé — laissé là par de sublimes tortures — et on aurait pensé à ces Méduses chrétiennes dont le front ouvert verse du vrai sang sous les épines du couronnement mystique, comme nous en avons vu couler, en ces dernières années, du front déchiré des Stigmatisées du Tyrol. Elle aussi était stigmatisée ! Elle ne l’était pas par l’amour qui a demandé à Dieu de partager ses blessures, mais par l’horreur involontaire d’une mère — morte d’horreur !

Néel, qui ne savait pas ce que cachait cette singulière bande écarlate, Néel, qui ne pouvait pas se douter que la fille au prêtre fût une chrétienne, ne comprenait rien à ce diadème inexplicable qui faisait peur comme un mystère et fascinait comme un danger. Il ne comprenait pas. Mais n’est-ce pas l’incompréhensible qui enfonce toujours plus avant l’amour dans nos cœurs ?…

Le sang de la légère blessure de Néel était étanché. Ses cheveux mouillés encore bouclaient plus lustrés et plus beaux autour de son visage, auquel une passion naissante donnait une expression pleine de charme. Il se leva gracieusement du mur où il était étendu et, regardant avec des yeux, redevenus bleus de douceur et de tendresse, la jeune fille qui, en se penchant vers lui, s’était (à ce qu’il semblait) toute versée dans son cœur et qui l’emplissait, comme un liquide remplit une coupe :

— Merci, mademoiselle — lui dit-il avec trouble — oh ! merci et pardon ; pardon plus que merci encore ! Oubliez ce que j’ai dit, avant de vous connaître. Moi, je n’oublierai plus que je vous connais et que je vous ai offensée — et je garderai mes remords !

— On ne les garde pas quand on se repent, — répondit profondément la jeune fille, qui eut un tressaillement, comme si un aspic l’eût touchée, et qui regarda son père avec une sublime intention. — Mais vous ne m’avez point offensée, — ajouta-t-elle d’une voix charmante où vibrait la bonté du cœur le plus doux.

— C’est moi qu’on offense, jeune homme, dit Sombreval, et non pas elle ! Elle ! elle est trop haut du côté du ciel pour que l’injure puisse jamais l’atteindre, et d’ailleurs n’a-t-elle pas le cœur de son vieux père pour tout intercepter ?

Au mot du ciel prononcé par ce renégat qui n’y croyait pas, Calixte eut un regard magnifique de joie et de reconnaissance, car il venait de dire pour elle un mot qu’il ne disait jamais.

Les Herpin avaient ouvert la grille de la cour, et ils étaient venus saluer leur nouveau maître.

— Je ne vous invite pas, monsieur, dit Sombreval avec hauteur, à entrer chez un homme que vous haïssiez avant de le connaître. Il vaut mieux nous quitter comme si nous ne nous étions jamais vus et comme si nous ne devions plus nous revoir. Avec Gourgue-Sombreval pour maître, la grille de la cour du Quesnay sera désormais plus fermée qu’ouverte. — Entre chez toi, ma Calixte ! dit-il en changeant de voix, qui de rauque et dure devint veloutée.

Elle avait repris le bras de son père, elle passa près de Néel, en le saluant d’un sourire. Parthe innocente ! qui n’envoya jamais de flèche plus meurtrière, empennée d’un duvet plus doux !

Néel resta, le temps de respirer, à voir flotter le châle blanc et briller le bandeau rouge de cette fille du prêtre, qui vraiment avait, en montant le perron du Quesnay, la majesté d’une prêtresse qui monte à l’autel. Puis il s’élança sur son cheval et retourna à Néhou avec une pensée terrible. Sombreval était trop vengé !