Alphonse Lemerre (tome 1p. 75-86).

IV


O r, quinze jours après cette visite nocturne de Sombreval à son château du Quesnay, on vit arriver au château des caisses de toute forme et de toute grandeur, lesquelles, — dirent les rouliers qui les apportèrent, — ne devaient précéder que de fort peu les nouveaux maîtres. On déposa ces caisses au hasard dans les appartements du château, mais quelques-unes étaient si grandes qu’elles ne purent passer par les portes et qu’on les laissa dans la cour, couvertes de leurs toiles cirées et dans la paille éparse de leur emballage.

Pour des paysans dont l’imagination fermentait et travaillait sur le compte de cet abbé Sombreval, entr’aperçu un soir, comme un revenant, après tant d’années, et qui venait tranquillement se mesurer avec le mépris de tout un pays exaspéré, ces caisses, aux formes étranges, placées dans la cour du Quesnay, étaient un perpétuel aliment de dirie. Les garçons de la ferme les regardaient assis dessus, en les frappant du talon de leurs gros sabots, et se demandaient ce que de pareilles boîtes pouvaient contenir. « C’est le mobilier de l’enfer », disaient-ils, ne pouvant rien accueillir de la vie ordinaire sur cet homme qu’ils ont toujours cru capable de tout, ainsi que la suite de cette histoire va nous le faire voir.

C’était le 13 du mois et un vendredi, — car ils ont retenu les moindres circonstances de l’arrivée définitive de Sombreval au Quesnay et de son séjour dans le château qu’il ne devait plus quitter, — oui, c’était le 13 du mois de juin 18… qu’il y arriva avec sa fille, — la fille au prêtre ! comme ils n’ont jamais cessé de l’appeler pendant tout le temps qu’ils l’y virent, et comme ils l’appellent certainement encore, si quelques-uns d’entre eux en parlent là-bas, comme nous ici sur le balcon de ce quai, maintenant silencieux.

Il était environ six heures du soir. Le soleil, qui passait obliquement ses rayons par-dessus la saussaie et enflammait un couchant teint de vermillon, semblable à un rideau de pourpre auquel le feu vient d’être mis, allumait aussi les toiles cirées des caisses empilées dans les cours et attachait ses rosaces flamboyantes aux vitres des fenêtres, qu’on avait nettoyées au blanc d’Espagne, il y avait quelques jours. Les Herpin, qui venaient de rentrer des champs pour la collation, allaient et venaient dans la cour, et ils parlaient à travers la grille à un jeune homme qui ne passait jamais par là d’ordinaire : mais on ne fuit pas sa destinée. Ce jeune homme à cheval, qui n’en était pas descendu, disait alors aux Herpin :

— Hé ! les fils à Jacques ! quel jour attendez-vous vos misérables maîtres, et le Quesnay va-t-il bientôt être infecté de la charogne de votre vieux scélérat de Sombreval ?…

Il n’avait pas fini cette phrase d’un mépris vomissant, qu’un vigoureux coup du plat de la main fut appliqué sur la croupe de son cheval. La main qui l’appliqua, large comme une roue de charrette, était si puissante que le cheval, surpris, se cabra sous cette claque retentissante, qui fit le bruit d’un coup de battoir sur du linge mouillé, et qu’en s’enlevant il fit porter la tête du cavalier, négligent et distrait, contre la grille de fer à laquelle il se blessa. Il ne tomba pas cependant de la force du coup, et même il leva sa cravache… Mais un nuage passa sur ses yeux et la tête blessée s’affaissa sur la crinière de l’animal qui ne s’était pas renversé.

— La charogne n’est pas encore trop pourrie, hein ? — dit Sombreval d’une voix qui emplit toute la cour et qui attira les Herpin à la grille où ceci venait de se passer avec la rapidité de l’éclair.

C’était Sombreval, en effet. Il avait laissé à moitié chemin la carriole de S… qui l’amenait au Quesnay avec sa fille, et tenté par ce beau soleil couchant, le vrai soleil de Normandie, pays d’automne et de couchers de soleil, il était venu à pied, Calixte à son bras, voulant lui montrer, à pleine vue, le paysage au sein duquel elle allait désormais habiter.

Elle était encore à son bras, mais elle y était toute tremblante… Quand le cavalier inconnu s’était heurté contre la grille, elle avait poussé un cri, en se pressant contre son père, et par ce cri et par ce mouvement elle avait arrêté Sombreval, dont la main s’étendait de nouveau pour châtier l’insolent qui avait parlé et que, par hasard, il avait entendu.

— Père ! lui dit-elle, pardonnez-lui, puisqu’il est blessé !

— Bah ! répondit Sombreval, un coup à la tête, c’est une correction d’étourdi ! Mais, puisque tu veux sauver ce freluquet, que ta volonté soit faite, ma chère enfant !

Et il prit par le milieu du corps, à hauteur de ceinture, le jeune cavalier à moitié évanoui, et l’enlevant de la selle avec la légèreté d’une plume, il lui fit vider les étriers.

— Tiens, ma Calixte, — dit-il en éclairant son visage sombre d’un sourire qu’elle seule faisait naître, — je te l’apporte pour que tu guérisses le mal que ton père lui a fait.

Et il déposa le jeune homme évanoui devant elle, et il le coucha sur la margelle du mur à hauteur d’appui qui faisait soubassement à la grille de la cour.

Les Herpin étonnés regardaient cette scène avec des yeux grands comme des portes.

— De l’eau ! leur dit-il avec sa brusquerie impérieuse, et l’un d’eux étant allé lui en chercher à la ferme, il y trempa le mouchoir de sa fille et il en lava le front du blessé qui rouvrit les yeux.

En apercevant Sombreval, le jeune homme se dressa sur son séant et, d’un geste plein de ressentiment, fut pour repousser la main qui pansait sa blessure ; mais Calixte qui vit le mouvement prit le mouchoir des mains de son père… et le jeune inconnu s’arrêta, — il l’a dit lui-même, — comme s’il avait vu Dieu, et il tendit son front à la main de la fille du prêtre, quoique ce fût pour lui, en chair et en os, la fille du Démon !

De tous les hommes de ce pays, fermé si longtemps à l’esprit nouveau et qui avait encore l’arome des mœurs anciennes, comme le linge serré dans les armoires de ses ménagères garde la senteur des prairies où il a séché, l’inconnu, en effet, que le hasard et l’injure venaient de livrer au bras robuste de Sombreval et à la main bienfaisante de sa fille, était certainement celui-là qui devait le plus énergiquement résumer en sa personne l’horreur et les superstitions de la contrée.

Ni le petit Tizonnet, le notaire, ni Jacques Herpin, ni Giot, ni Livois, gens de mince état et, d’ailleurs, d’âme assez tranquille, ne pouvaient approcher en intensité de sensation de ce jeune homme absolu et fougueux. À celui-là, tous les préjugés, tous les sentiments, toutes les religions de la vie devaient s’insurger à la seule pensée des Sombreval. Ils devaient être réellement pour lui des démons — ou pis encore — des crachats de démon sous la forme humaine ! C’était un cousin des Du Quesnay et le fils d’un gentilhomme du pays qui, malgré la Révolution et la gloire de Bonaparte, alors au zénith de sa puissance, avait le plus opiniâtrement gardé les traditions de son berceau.

Il portait un nom aussi vieux que les marais du Cotentin. Il s’appelait Néel de Néhou. Les Néhou se vantaient de descendre du fameux Néel, le vicomte qui, sous Guillaume le Conquérant, avait arraché le donjon de Saint-Sauveur aux Anglais, et pour cette raison, l’aîné de leur famille portait toujours le nom de Néel, de coutume séculaire.

Issu d’une mère polonaise que son père, Éphrem de Néhou, avait épousée par amour, à Dresde, lors de la première émigration, et qu’il avait déjà perdue, quand il revint dans le pays lorsque les émigrés rentrèrent (car cet indomptable Terrien aimait tant la poussière dont il avait été seigneur et maître, qu’il racheta des deniers de la dot de sa femme ce qui restait de son manoir décapité et quelques bribes de ses anciennes terres, alentour), le jeune Néel de Néhou, d’un an plus âgé que Calixte, avait la beauté de sa mère et l’impétuosité de ce sang slave qui arrêta si net sur une poignée de lances tendues les masses turques débordées ; puis, plus tard, perdit la Pologne pour avoir, dans des Diètes, ouragans d’orgueil et de colère, fait voir trop vite le jour aux sabres tirés.

De tempérament, Néel était plus Polonais que Normand, mais c’était un Polonais du temps de Sobieski. Il en eût porté héroïquement le carquois d’or. Sa violence, qui ressemblait à certains coups de vent dans les steppes, paraissait excessive et même un peu folle dans un pays de sens rassis, de ce bon sens normand, tout-puissant et calme, que l’on peut appeler stator, comme Jupiter ! Mais cette violence était accompagnée d’un éclat si vibrant et si pur de qualités chevaleresques, que pour la première fois charmée, la Judiciaire normande la lui pardonnait.

Il semblait que ces qualités rayonnassent d’un éclat plus vif à travers cette fougue, un peu sauvage, comme les diamants de ces Polonais venus, sous Louis XIII, au mariage de mademoiselle de Gonzague, brillaient et se détachaient mieux sur le fond hérissé des martres zibelines et la toison des astracans.

D’ailleurs la vie que menait ce fier et noble jeune homme, et surtout l’avenir sur lequel il portait, en frémissant, ses beaux yeux d’antilope, si fauves et si doux, expliquait le jet de cette flamme qui jaillissait si vite de son âme émue ! Il souffrait déjà de la vie. Créé pour la lutte et la guerre comme tous ses aïeux, il se dévorait dans un loisir qui pesait à ses instincts d’héroïsme.

Il avait besoin de sentir battre sur ses sveltes jambes d’Hippolyte le sabre courbe avec lequel ses pères maternels coupaient la figure des Pachas, et il n’y sentait jamais que le fouettement de sa cravache, rêveuse ou forcenée. De double race militaire, il aspirait l’odeur des combats dans le tonique parfum des bois et la poudre de son fusil de chasse, mais il pouvait croire qu’il ne la respirerait jamais mieux.

Les opinions, ou plutôt les passions politiques du vieil Éphrem (ancien officier de l’armée des Princes) défendaient impérieusement à Néel de servir sous un drapeau qui n’était pas celui de ses ancêtres, et il le regrettait amèrement. À cette époque, la France était en pleine épopée militaire. La lecture des journaux, les bulletins publiés par l’Empereur, les récits qui volaient de bouche en bouche étaient autant de coups de trompette pour l’impatiente ardeur de ce jeune homme dont le cœur hennissait dans les liens respectés du devoir. Néel se demandait, parfois avec larmes, s’il aurait jamais la sensation enivrante d’une garde d’épée dans sa main.

Toutes les chouanneries étaient finies. Le Corse, — comme l’appelait le vicomte Éphrem de Néhou, Corse lui-même, du moins par la profondeur des ressentiments, — venait d’épouser une archiduchesse d’Autriche. Son empire de fer et bronze, qui devait se fausser plus tard, semblait avoir alors une solidité éblouissante qui désespérait ses ennemis.

Néel, que la conscription allait atteindre, si, avant que l’heure en fût sonnée, un brevet de lieutenant dans quelque régiment de cavalerie, comme Bonaparte, qui savait le prix des anciennes familles, en adressait parfois à ces blancs-becs à aïeux, ne lui était pas décoché par ce grand Sagittaire, qui visait toujours à la place où fleurit l’honneur dans le cœur des hommes, Néel n’avait d’autre perspective qu’un mariage de convenance ou d’amour : mais le roman de cette tête ardente et martiale passait de bien haut par-dessus les bonheurs calmes du foyer.

Déjà son père avait pensé à lui choisir une femme parmi les châtelaines d’alentour. Elle était choisie. Mais lui voyait avec tristesse s’approcher le moment où il faudrait, en se mariant, renoncer formellement à cette vie des armes vers laquelle l’entraînaient inutilement tous ses instincts.

Avant le jour où il vit Calixte à la grille du Quesnay, les femmes ne l’avaient jamais préoccupé, même une heure, quoiqu’il eût le genre de beauté qu’elles adorent et qui dit bien qu’on est capable de toutes les folies qu’elles peuvent inspirer. Cette beauté rare était accompagnée d’un air étranger, — l’air de sa mère, — qui faisait rêver les jeunes filles du pays un peu davantage. Avec les femmes, ce qui vient de loin n’est-il pas toujours merveilleux ? Il était blond, comme toutes ces Normandes, mais il l’était d’une nuance plus profonde, d’une nuance, pour ainsi parler, redoublée, indice marqué de sa double origine d’homme du Nord. L’ambre éteignait l’or sur ses cheveux qui semblaient des plumes, tant ils étaient légers et diaphanes ! et qui bouclaient, courts et pressés, autour de sa tête élégante, coiffée comme depuis on a vu se coiffer Byron.

Son front blanc, un peu busqué et ouvert, comme une plaine de neige durcie, à tous les rayons, à toutes les ombres, à toutes les tempêtes, était traversé de la belle torsade bleue de cette veine que les physiologistes appellent la veine de la colère et qui, partant de la racine des cheveux, descendait entre les sourcils jusqu’à la naissance d’un nez plus correct et plus pur que celui de tous les sphinx grecs.

À chaque instant, cette veine se gonflait sur ce front, expressivement téméraire, jusque dans son immobilité et sa blancheur.

On eût pensé, en la voyant, qu’elle était un signe de mort prématurée, — que le jour ne pouvait être loin où elle se romprait sous la joie ou la peine, comme cette autre veine qui se rompit de volupté dans la poitrine d’Attila.

Du reste, en attendant la catastrophe, les violences qui créaient un danger perpétuel pour Néel et pour les autres lui donnaient deux charmes inouïs de physionomie, lorsqu’elles le touchaient de leur foudre. Elles le pâlissaient tout à coup d’une pâleur profonde et lui noircissaient instantanément le bleu de saphir de ses yeux.

Ils devenaient alors entièrement et affreusement noirs. Quand la couleur tranquille de la vie revenait à l’opale rosé de la joue, l’azur aussi revenait aux prunelles, mais il était toujours près de s’en retourner ! Cela était charmant et terrible, et rappelait ces changements de couleur qu’a aussi la mer, sous de certaines latitudes, dans les pays et sous les cieux où elle est le plus une sirène.

Tel était le jeune homme en habit de chasse étendu aux derniers rayons du soleil couchant sur le mur du Quesnay, et dont Calixte pressait la tête saignante dans le linge qu’elle avait pris des mains de son père.