Un mort tout neuf
1934



À Louis Chevalier


« Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent ; de mort, nulles nouvelles : tout cela est beau ; mais aussi, quand elle arrive ou à eulx, ou à leurs femmes, enfants et amis, les surprenant en dessoude et à descouvert, quels torments, quels cris, quelle rage et quel desespoir les accablent ? »
Montaigne, Essais.

Deux janvier

Le médecin n’est resté que quelques minutes dans la chambre. Il a regagné vivement sa voiture où Paula s’est jetée derrière lui, tête nue. Et depuis elle n’a pas fait un geste, elle n’a plus dit un mot. Courbée, les bras inertes, elle se laisse glisser sur son siège, secouer par des cahots. Soudain, le médecin grogne. Alors, elle colle son front contre la vitre : la rue est barrée… Non ! jamais ils n’arriveront… rue de Belleville, tout en haut ! C’est la première fois qu’elle vient dans ce quartier… et à une heure si matinale ! Lorsqu’ils ont quitté Vaugirard, les rues étaient désertes, maintenant elles s’animent, une lueur bleuâtre y traîne. Des cafés sont ouverts : des hommes en sortent, y pénètrent, et tous, tous, ils commencent leur journée, ils continuent à vivre. Paula regarde, pour oublier. Impossible ! Elle se renverse, en sanglotant, et ne voit plus que le toit de la voiture, noir…

— Quel numéro ?

Paula ouvre sa main dans laquelle elle froissait un papier ; elle le déplie, le fixe des yeux, tandis que la lumière s’étale, que montent des bruits confus ; et encore une fois elle lit, d’une voix éteinte :

— En cas d’accident prévenir ma sœur Lucienne Dieulet, Bar du Télégraphe, 263.



Après le coup de feu de sept heures, Ferdinand Dieulet descend « faire sa cave » et Lucienne nettoie la boutique. Hier, jour de fête, ils ont eu beaucoup de clients, faudra que la Julie lave à grande eau le sol carrelé. Lucienne le balaie, pour l’instant. Elle s’arrête parfois ; elle pense qu’ils n’ont vu ni le gros Édouard, ni Albert, et se répète que depuis 1920 c’est le premier jour de l’an qu’ils ne passent pas en famille. Elle a vu son plus jeune frère, Victor, et leurs vieux cousins Barbaroux avec lesquels ils ont déjeuné sans entrain.

Lucienne pousse sur le trottoir les ordures et d’un dernier coup de balai les jette au ruisseau. Un autobus s’approche en ronflant ; sur le plat, à la hauteur du Bar du Télégraphe, crac ! le conducteur change de vitesse. Lucienne ne bouge pas. Il y a huit ans qu’ils tiennent ce bar, huit ans qui ont filé… Elle l’aime, leur coin. Presque en face de leur maison, c’est la rue du Télégraphe, la plus haute de Paris, dit-on, avec le vieux cimetière et les réservoirs de la Ville ; elle est large comme une place, provinciale, et deux fois la semaine s’y installe le marché. La rue de Belleville continue jusqu’à la porte des Lilas où l’on construit des immeubles énormes. Justement, en route pour ce chantier, voici des camions chargés de briques – alors, elles tintent, les bouteilles, au Bar du Télégraphe ! Lucienne dit, comme souvent à ses clients :

— Et quand je pense que lorsque mes frères et moi on était gosses, par ici on vadrouillait dans des terrains vagues…

Un taxi lance des coups de trompe, un brocanteur glapit, un homme marche en sifflant ; et du bas de Belleville monte le vacarme quotidien. Une boîte à lait à la main, un gamin sort de chez le crémier ; c’est le fils de la concierge du 263, il court.

— Hé ! crie Lucienne, gare la bûche.

Puis elle rentre et gagne l’arrière-boutique où elle prend un seau.



La voiture s’arrête.

Paula s’écrie : « Déjà ! » et elle se penche. Sur les vitres ternes d’une devanture elle déchiffre un nom, en lettres blanches : Ferdinand Dieulet. Oui, c’est là. Son angoisse grandit. Il va falloir qu’elle descende de voiture, qu’elle parle ; et leur raconte quoi, à ces gens… expliquer qu’elle et Albert ?… Durant le trajet, quand elle retrouvait sa volonté, elle a bien essayé de réfléchir. Elle porte la main à son front, sa peau est moite.

— Je suis pressé, dit le médecin.

— Vous leur parlerez, vous ?

Paula, vraiment, à peine si elle a la force de descendre, traverser ce trottoir, lever les yeux. C’est ça, le Bar du Télégraphe que son Albert, dans un jour heureux, lui a décrit ? Le médecin en pousse la porte. Elle le suit, elle entre dans une salle obscure où quelque chose étincelle, c’est le zinc du comptoir. Elle entend demander : « Qu’est-ce que c’est ? » et il lui semble entendre une voix connue, ah ! que subitement il est devant elle, Albert.

— Vous êtes la sœur de M. Albert Singer ?

— Je suis sa sœur, oui. Pourquoi ?

Paula agite les bras, en criant :

— Docteur, taisez-vous !

Mais il poursuit :

— J’ai une pénible nouvelle à vous apprendre, votre frère est malade.

Alors, elle le repousse et lance d’une haleine :

— Il est mort !

Et il lui paraît que la vie la quitte, elle aussi.

Une forme humaine chancelle, tombe dans les bras du médecin en gémissant. Paula s’approche de Lucienne Dieulet ; sur ce visage crispé, elle reconnaît sa propre douleur, elle tend les mains, comme à une amie.

— Mon frère, balbutie Lucienne, où est mon frère ?

— Il est mort chez madame, explique le médecin.

— Oui, reprend doucement Paula, chez moi, dans mon lit, et elle veut essuyer ces pauvres yeux baignés de larmes.

Mais Lucienne Dieulet se précipite au comptoir et s’y appuie.

— Ferdinand, monte ! hurle-t-elle. Ferdinand…

Un homme sort d’une trappe. Elle lui annonce, de cette voix inhumaine :

— Albert est mort.

Puis sourdement elle répète ces mots, c’est comme une plainte, encore plus déchirante que les cris.

L’homme a blêmi, bégayé, et son regard se fixe sur Paula. Il s’avance, ouvre la bouche ; et Paula, qui voudrait fuir, doit répondre. Chaque mot qu’il lui arrache, elle le sent vivre dans son cœur, lui déchirer la gorge, ramener sous ses yeux une image épouvantable. Cet homme n’en finit plus de lui poser des questions, durement ; il veut tout savoir, tout… et derrière lui se tient sa femme, les yeux luisants… Paula les regarde avec crainte. Elle ne se souvient plus… si… ses souvenirs se brouillent ; cependant, il y en a un qui s’isole, impitoyable celui-là.

— Je me suis tournée, dit-elle, je l’ai touché, Albert ; et je lui ai demandé : « Tu dors encore ? » J’ai allongé mes jambes, alors j’ai senti qu’il avait les pieds glacés.

— Et après ? souffle Lucienne.

— Après, je l’ai secoué un peu, il n’a pas bougé…

Et elle reprend avec effroi :

— Mon Dieu, il est mort, que j’ai crié !



Gaston Dieulet a mis le seau à ordures devant la porte, puis il s’est recouché, seul – sa femme passe les jours de fête en province, chez des parents. Il n’a pas refermé les yeux. Une chaleur heureuse le pénètre ; il s’étire, bâille, rêvasse, encore plein de sommeil. Huit heures. Et il écoute paresseusement carillonner la pendule, puis le ronflement d’un moteur ; mais soudain ce bruit cesse, l’auto s’est arrêtée devant le pavillon. Germaine ? Un coup de sonnette le fait sauter hors du lit, oui, c’est sa femme ! Un deuxième coup, plus violent. Assez ! Il entend tourner l’auto, au fond de la rue.

— Voilà ! s’écrie-t-il, en saisissant sa clé.

Il ouvre et a un mouvement de recul. Contre le battant de la porte s’appuie son père, en tenue de travail ; son père, le visage pas rasé, tout défait ; et qui répète d’une voix méconnaissable :

— Il nous est arrivé un malheur.

Gaston, une pensée terrible le traverse.

— Quoi ?… dis vite !

— Albert est mort ce matin.

— Albert ?

— Oui, reprend Ferdinand. Habille-toi, et cours au Bar du Télégraphe, ta mère est comme folle. Moi, je vais chez madame… (Dans un coin du taxi, Gaston aperçoit une femme.) Faudra aussi que je passe à la mairie du quatorzième faire la déclaration, à Vaugirard qu’il est.

Le taxi roule et quitte le lotissement.

Gaston referme la porte : « Maman vit, pense-t-il, c’est Albert qui est mort, mon oncle… » Il regagne pesamment sa chambre. Maintenant, les larmes lui viennent aux yeux, le brûlent, coulent sur ses joues, et il les essuie en soupirant. Albert, est-ce possible qu’il ne vive plus ? Que lui est-il arrivé ? Où ?… Ah ! il l’entend… Depuis un an, ils se voyaient peu. Quand l’a-t-il vu ? En juillet, oui, alors qu’Albert se préparait à partir pour la Côte d’Azur. Cette rencontre lui paraît si lointaine, déjà perdue dans le passé, et il ne sait en préciser le souvenir – pouvait-il imaginer qu’elle serait la dernière ?

Il regarde son lit grand ouvert. Il s’y étalait, tout à l’heure, fort, insouciant, libre, tandis que son oncle peut-être se mourait. Il relève la tête et fixe des yeux la fenêtre où le ciel d’un bleu léger annonce presque le printemps.



Paula est assise à côté de Ferdinand Dieulet ; elle ne se ronge plus, elle est délivrée de son fardeau, comme ce voyage lui est moins pénible que l’aller ! Derrière la vitre, elle voit défiler les rues ; apparaître la Seine ; ensuite encore des rues.

— Chez vous, demande Ferdinand, il n’y a personne ?

— Il y est tout seul, le malheureux.

Et en frémissant, elle s’appuie contre son voisin.

Ferdinand songe à Albert. Ils se connaissaient depuis l’enfance, et jamais, sauf pendant la guerre, ils n’étaient restés séparés longtemps. Il y a de ça une semaine, le jour de Noël, il l’a vu. Il va le revoir. Mais, bon Dieu, Albert ne lui serrera pas la main ; il ne l’entendra plus dire : « Ça marche, patron. » Et il retient un sanglot.

Le taxi s’arrête.

— J’ai mon beau-frère qui est mort, dit Ferdinand au chauffeur. On va aller à la mairie.

Derrière Paula, il monte les marches d’un perron ; il ôte sa casquette, pénètre dans un couloir.

— C’est là-haut, chuchote Paula.

Il incline la tête, bute contre la première marche, monte péniblement, en se mordant les lèvres ; sur le palier, devant la porte de la chambre, il s’arrête et pose la main sur le bouton. Il n’entend rien… que les battements de son cœur. Les paupières closes, il appelle : « Albert », tourne le bouton, puis rouvre les yeux : il le voit qui semble sommeiller, au bord d’un grand lit.



Gaston Dieulet se poste en face du Bar du Télégraphe : malgré son enseigne, c’est une boutique qui a l’aspect simple et pas moderne d’un bistrot. Mais il y retrouve des souvenirs, tous heureux. Fini. Le malheur est venu ; un des leurs ne franchira plus ce seuil.

Il traverse la rue, pousse la porte, entre : sa mère est seule.

— Ah ! Gaston, quelle perte…

Il l’embrasse, en disant :

— Voyons, calme-toi, maman… maman ! et ne sait rien ajouter.

Sa mère ne l’écoute pas, du reste ; c’est une femme humble, vaillante, têtue, qu’on ne peut guère conseiller, ni consoler. Elle bredouille, répète très bas certaines phrases :

— Et moi qui me suis disputée avec lui, il y a quinze jours… Je ne le laisserai pas, oh non… C’est trop injuste de mourir comme lui, il pouvait encore être si heureux.

Gaston voudrait parler, mais les mots, tous, lui paraissent vides, usés, et sa gorge se serre. Il souhaite pouvoir pleurer. Enfin, simplement, il dit :

— Pauvre Albert.

— Oui, soupire Lucienne, il aura mal commencé 1933.

— De quoi est-il mort ?

— On ne sait pas. Hier, comme les autres années, il devait venir déjeuner, quand le matin même j’ai reçu un mot.

— Tu l’as ?

— Il écrivait dedans qu’il se sentait mal et qu’il resterait couché, il ne me disait pas où… Portanier était là… Après je l’ai déchiré, son mot. Gaston, est-ce que tu crois que cette femme ?… tu crois qu’elle serait une intrigante ? Ce n’est pas naturel de mourir comme il est mort, en plein sommeil… un fort gaillard… Elle ne l’a pas entendu souffrir, rien, qu’elle nous a raconté ; et quand elle s’est réveillée, le corps était encore chaud.

— Je l’ai aperçue.

— Moi, jamais je ne l’avais vue avec Albert. Tu sais, c’est une Italienne, brune…

Soudain, la porte claque et une femme entre : la Julie.

— Patronne, c’est-y vrai ce qu’on m’a appris ?

— Quoi ?… Oui, je viens de perdre un de mes frères.

— Lequel ? Je le connaissais ?

— Albert, le célibataire… celui qui venait nous voir avec un petit fox… Ah, Julie, laissez-moi, ce matin je n’ai plus le cœur à rien.

Cependant, après un moment, Lucienne passe dans l’arrière-boutique et en revient avec une serpillière que Gaston veut lui arracher des mains. Elle le repousse.

— Je ne pense pas, si je travaille.

Elle s’agenouille, par-ci, par-là, donne un coup de serpillière, sans cesser de marmonner.

— Il devait avoir ses papiers sur lui, son testament peut-être, puisque cette femme a trouvé notre adresse ; vois-tu, Gaston, il la gardait comme s’il avait eu un pressentiment… Je veux que ton père lui enlève sa bague, il a dessus un brillant de six mille !… et sa montre, et tout !… à moins que cette étrangère…

Enfin, elle s’assied ; du coin de son tablier, elle essuie son visage ; et puis, les mains crispées sur sa poitrine, elle regarde fixement devant elle. Où est assis son fils, en ce moment, eh bien Albert s’est assis le jour de Noël. Lui et Ferdinand ils bavardaient, leur conversation roulait sur le commerce qui va de mal en pis, et Albert se réjouissait d’avoir vendu à temps sa chemiserie. Ensuite, ils ont piqué un somme ; mais elle les en a tirés brusquement : « Je passe un joyeux Noël avec vous », elle a dit. Albert s’est levé, il avait rendez-vous à Vaugirard… chez son Italienne. Il est parti en promettant de venir au jour de l’an.

Jamais plus elle ne le verra vivant, son frère.

— Gaston, oh, je ne peux pas croire que c’est vrai.

Elle secoue la tête, grimace, enfouit son visage dans ses mains et sanglote désespérément. Dans le noir, c’est Albert qu’elle voit : tout gosse, adolescent, soldat, commerçant. Elle qui ne rumine jamais, vu que dans le commerce on a mieux à faire, elle se penche sur son passé. Ni le présent, ni l’avenir, n’existent plus, ah ! seulement ce passé au fond duquel elle retrouve son frère, des images de lui, ses gestes familiers, ses paroles, son rire. Alors, elle rouvre les yeux et se redresse, elle regarde la porte comme s’il allait l’ouvrir, il criait : « Bonjour, ma frangine ! »

— Albert avait quel âge ? demande Gaston.

— Au mois de novembre, il m’a dit : « Je viens d’avoir cinquante-deux, je ne vivrai pas autant que j’ai vécu »… cinquante-deux… Moi, j’ai cinquante-cinq… le gros Édouard, cinquante-huit… Victor, c’est le plus jeune, quarante-sept… Oh ! quand le gros Édouard saura, il va être fou !



À l’angle de la rue de Romainville et de la rue de Belleville, se trouve le Tabac. La Julie y entre. Au comptoir, ici, même les jours qui ne sont pas jours de marché, il y a du monde : le mécano qui a son petit atelier sur la place, le marchand de couleurs dont la boutique bariolée touche au mur du cimetière et le cordonnier, et le boucher, et le coiffeur. Des bons vivants ! La Julie va tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre faire le ménage – comme chez la mère Dieulet. Tous sont là, justement ; elle leur annoncera la nouvelle, c’est Portanier qui la lui a apprise. Elle commande un vin blanc, et puis elle commence :

— La mère Dieulet vient de perdre son frère… Oui, comme je vous le dis… Seulement, on ne sait pas de quoi il est mort, il n’est pas mort chez lui.

— C’est le gros ? demande le patron – le gros, voilà un fameux client.

— Celui qui avait le fox.

— Albert, dit le coiffeur. Eh ben…

— C’est un homme qui avec son teint jaune devait couver une maladie de foie, explique le boucher.

— On ne le sait pas de quoi il est mort, répète la Julie. Mystère…

— Enfin, il n’a pas dû souffrir longtemps, déclare le patron. Parce que le jour de Noël, sur les quatre heures, il est venu avec Ferdinand Dieulet boire un verre, et il se portait comme vous et moi.

— C’était lui qui avait la Packard ? demande le cordonnier.

— Non, c’est le gros, réplique le mécano. Mais il avait la nouvelle Renault, lui. Portanier, qui l’accompagnait souvent à la pêche, m’a raconté que ce type-là était presque millionnaire !

— Oui, assure le patron. Le père et la mère Dieulet sont des veinards !

— Voilà un taxi qui s’arrête devant leur bar ! crie la Julie.



Gaston Dieulet se répète avec souci certaines phrases de sa mère : « Quand on ne m’entendra plus, c’est que je serai près de ma fin… Faut toujours que je me remue », et à présent, elle ne parle pas, ne bouge pas…

Un chauffeur de taxi entre.

— Un papier pour vous, annonce-t-il, et j’ai aussi un paquet.

Gaston lit le papier.

— Papa est maintenant à la mairie.

— Il ne dit rien d’Albert ?

— Qu’est-ce que tu veux qu’il nous dise ?

— Je ne sais pas, réplique Lucienne, et elle balbutie : qu’il n’est pas mort.

Quand le chauffeur est sorti, elle pose sur une table le paquet qu’elle ouvre avec une ardeur fébrile.

— Ce sont ses affaires, Gaston.

Une flanelle épaisse, un caleçon rayé, une chemise sur laquelle elle lit : A. S., ses initiales qu’il lui avait demandé de broder en bleu. Elle retourne ce linge déjà défraîchi, taché, grisâtre, et elle y retrouve les dernières traces vivantes de son frère, son odeur, un peu la forme de son corps, comme sa chaleur. Ensuite, elle plie soigneusement le pardessus ; puis elle prend le gilet, le veston, le pantalon, c’est un costume tout neuf, dont cependant elle avait dû recoudre les boutons ; elle examine la doublure du veston : son frère transpirait, c’était mauvais signe ; elle fouille les poches, qui toutes sont vides, et ça l’étonne ! Lorsqu’il avait étrenné ce costume, Albert lui avait dit en riant : « Je serai beau pour les fêtes, si je ne vous ramène pas une conquête ! » Et voilà ses vêtements, vides, bêtes, déformés, inutiles, qu’elle palpe, caresse, réchauffe.

Gaston observe son pieux manège.

— Je ne peux pas croire non plus qu’il est mort.

— Moi, je le crois, maintenant, murmure-t-elle, la main crispée sur un morceau d’étoffe.



Ferdinand Dieulet reste planté au bord du trottoir jusqu’à ce que Paula ait disparu. On le bouscule, il se sent comme perdu dans ce quartier-ci. Allons, à Vaugirard ou à Belleville, on court, on travaille, on crève !… « Hep ! chauffeur » et il monte dans un taxi. Au bureau des décès, les employés sont tatillons comme les employés des postes, ils exigent une déclaration en règle. Or, Albert n’est pas mort chez lui, mais chez Paula…

— Paula comment ? Il ne m’en avait jamais parlé, quel cachottier !

Eh bien, pour cette femme, voilà un sale coup ; à la mairie, elle tremblait de peur comme si on allait l’arrêter. On ne l’accuse pas, pourtant ! C’est une personne qui semble aisée, qui a même sa maison, à Paris ! Il en revoit la jolie façade aux briques de couleur ; l’antichambre, avec des objets bizarres sur les murs ; et ailleurs des tableaux, des tentures, tant de bibelots qu’on se serait cru chez une demi-mondaine.

— Quoique ça n’était pas un homme à entretenir une cocote, Albert.

Paula était sa maîtresse, cependant, ils couchaient ensemble. Il se rappelle son beau-frère, étendu dans ce lit à sculptures, et quelle surprise il a ressentie d’en découvrir la vie privée. Il n’a pas le désir de la connaître mieux, tant il garde de sa découverte une impression accablante et trouble. Albert sur son lit de mort… Il en rejette le souvenir de son esprit. Voyons, Lucienne, qu’est-ce qu’elle fait ? Quand il l’a quittée, elle s’agitait comme une démente ; Gaston lui tient compagnie, bon, rien à craindre. Il est passé au domicile de Victor Singer et a prié la concierge de lui expédier une dépêche : « Albert décédé. » Il s’agit présentement de téléphoner au gros Édouard qui est à Marseille, chez des amis. Le gros, lui, n’a pas laissé son adresse, mais peut-être que Gorin ou Ribéroche la connaissent ?

— Sacré bon Dieu, grogne-t-il, faut que ça arrive alors que je suis seul… Et ce soir, comment je me débrouillerai si j’ai des clients autant qu’hier ?

Et s’il ne trouve pas l’adresse d’Édouard ? Quand le gros rentrera à Paris, plus de frangin, quelle histoire ! Même s’il revient avant l’enterrement, c’est lui, Ferdinand, qui devra s’occuper des formalités, arranger tout. Ah ! les responsabilités lui tombent sur le dos comme si la nouvelle année les tenait en réserve. Il ricane, parce que la veille des clients la lui souhaitaient « bonne et juteuse ». Il renverse la tête sur la paroi capitonnée, ferme les paupières, et il voudrait ne pas penser, ne plus penser à rien.



Aujourd’hui, c’est onze heures lorsque Portanier arrive au Bar du Télégraphe.

— Je vous sers votre apéro, propose Gaston.

— Non, répond-il, d’une voix morne. Alors, patronne ?

— On attend le retour de mon mari.

— Moi, reprend Portanier, ça m’a fichu un coup, ce matin je n’ai pas eu le cœur à l’ouvrage. Dimanche, on devait peut-être aller à la pêche, lui, le patron et moi… le temps commence à se remettre au beau… Ah, je t’en fous, il ne nous prendra plus dans sa Renault, nous et notre attirail !

— Je vais le faire revenir ici, déclare Lucienne.

— Oh mais, patronne, ça ne se passera pas comme ça. On ne vous le ramènera pas dans un taxi.

— Vous pensez qu’il y aura enquête ?… Je le disais à Gaston.

— Sûrement une autopsie ; et dans ce cas, on envoie le corps à la Morgue.

— Ah ! jamais, s’écrie Lucienne.

Portanier hausse les épaules ; il s’en va, mais s’arrête brusquement sur le seuil, se recule, et c’est Ferdinand qui entre dans la boutique, sans regarder ni saluer, en demandant :

— Lucienne, on t’a remis ses affaires ?

— Elles sont dans la chambre… Alors… il est mort ?

— Oui, soupire Ferdinand, c’est une chose inimaginable.

— Le médecin de l’état-civil a dit quoi ?

— Il ne viendra que tantôt… On va avoir des ennuis, Lucienne. Toi, Gaston, faudra que tu m’accompagnes.

Il prie Portanier de garder un instant la boutique et il commande à sa femme et à son fils de le suivre. Dans la chambre, la porte fermée, il tire de sa poche une bague ornée d’un gros brillant, une montre en or et sa chaîne.

— Je n’ai pas trouvé son épingle de cravate.

— Cette femme aura mis la main dessus, grogne Lucienne.

Après un silence, elle ajoute, la gorge serrée :

— Comment était-il ?

— On croirait qu’il dort. Je n’ai pas eu à lui fermer les yeux, à lui mettre une mentonnière. Si tu le voyais…

— Je ne veux pas ! Le dernier souvenir que je garderai de lui, ce sera quand il nous a quittés, à Noël.

Ferdinand ouvre un portefeuille, il en sort une carte verte : la carte du combattant, une carte d’officier de réserve, une carte d’électeur, puis un papier qu’il présente gravement :

— Son testament.

— On le lira en présence de mes frères. Il ne manque rien, tu es sûr ?

— Il n’avait emporté que ses pantoufles et sa chemise de nuit, ils couchaient ensemble pour la première fois.

— Qu’elle raconte !



De nouveau, Ferdinand Dieulet roule ; accompagné de son fils, il va chez Ribéroche, un ami du gros Édouard Singer. C’est midi, à chaque carrefour le taxi s’arrête. Ferdinand et Gaston demeurent silencieux, raides, repliés sur eux-mêmes, perdus dans leurs pensées. Ils vivent, oui. Mais il leur semble qu’ils ne pourraient faire un geste, courir, crier, comme tous ces gens… tous, ils ont leurs soucis, leurs ambitions, leurs désirs, leurs amours, qui les poussent. Alors que Ferdinand et Gaston, s’ils bougent, disent un mot, c’est pour évoquer Albert. C’est la mort qui leur souffle presque chaque parole, qui commande à chacun de leurs gestes, elle qui a pris pour vivre la forme d’Albert.

Ils sont arrivés dans son ancien quartier : boulevard Barbès. Gaston paie le chauffeur, Ferdinand s’élance sur la chaussée et un autobus le frôle. « Il a l’air d’un fou », pense Gaston. Ce matin, Ferdinand ne s’est pas lavé, à peine s’il a pris le temps de s’habiller. Le col de son chandail, relevé et replié, lui fait autour du cou une couronne brune sur laquelle semble posée, petite, blanche, vide, une tête où les yeux seuls vivent. Son imperméable gris lui flotte sur le corps. Il marche, courbé, en traînant des pieds comme un vieux. Gaston éprouve une peine sourde. Son père, il le voit : incapable maintenant de supporter de dures épreuves, fragile, usé.

— C’était dans la maison d’un charcutier, répète Ferdinand.

— Tu ne sais plus quel numéro ?

— Non… un charcutier… en voilà un !

Ils pénètrent dans un immeuble cossu. C’est là, enfin, au troisième. Une femme leur ouvre la porte ; Ferdinand se présente, puis :

— C’était pour demander un renseignement à Ribéroche.

— Il vient de sortir. Mais je peux sans doute vous répondre, je suis sa belle-sœur.

— L’adresse du gros Édouard, à Marseille. Que je vous explique : son frère Albert est mort.

Elle ouvre le tiroir du buffet, n’y trouve pas certain carnet, le cherche.

— Ah ! nous, s’exclame Ferdinand, faut qu’on reparte. Vous avertirez Ribéroche.

Gorin habite le même quartier, son appartement donne sur un square. Voici. Au cinquième. Une bonne grosse bourgeoise paraît sur le seuil.

— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur Dieulet ?

Ferdinand baisse la voix :

— Albert est mort ce matin. Votre mari connaît l’adresse du gros Édouard ?… Sinon, j’envoie mon fils à Marseille.

— Oui… entrez donc… On allait déjeuner, Gorin est déjà à table.

Gorin se lève et dit d’un ton rogue :

— Eh ben, quoi ?

— Albert est mort, mon grand.

— Ah ! merde, et il pose sa serviette.

Ferdinand lui raconte tout. Il est seul, quelle fichue déveine, il faut que le gros Édouard rentre à Paris illico. C’est l’avis de Gorin. « Ah, le gros… » Un vieil ami, Édouard, ils n’ont pas de secrets l’un pour l’autre. Il tire de sa poche un calepin qu’il feuillette : l’adresse est là, avec le numéro du téléphone. Il prend un crayon, un papier, tandis que derrière lui se tient Ferdinand, intimidé par la richesse des meubles, des tentures, des tableaux.

— Voilà, dit Gorin, en louchant vers la table. Prévenez-moi dès qu’il y aura du nouveau.

— C’est ça, merci, répond Ferdinand, qui remet sa casquette.

Puis il tend le papier à Gaston :

— Tu vas téléphoner.



Paula a entendu sonner midi, une heure, et elle est toujours allongée sur le divan du petit salon, encore vêtue de son manteau. Elle a ressassé de lointains souvenirs, puis sa pensée s’est fixée sur ce mois de décembre 1932.

Au début de ce mois, elle a connu Albert… Son chéri, il est au-dessus d’elle, seul dans le grand lit où il couchait pour la première fois, car jamais, non, il n’avait passé la nuit chez elle – c’était si récent, leur rencontre ! Avec quelle violence ils avaient été poussés l’un vers l’autre, le coup de foudre, bien qu’il eût cinquante-deux ans, elle quarante. Mais ça pouvait aller, comme âge ; et puis l’un et l’autre avaient leurs aises, enfin tout convenait.

— Mon Dieu, gémit-elle.

De ses espérances, de ses joies, de son bonheur, pour témoigner ne reste rien… Si, un mort !… Subitement, elle se lève, marche, chancelle, s’appuie contre la rampe de l’escalier. Là-haut… Tout à l’heure, on viendra… le médecin de l’état-civil, la famille, qui encore ?… peut-être le commissaire ! La délivrer, Paula, tout au moins du cadavre, qu’elle ne le sente pas s’installer ici. Elle se rappelle son affreux réveil. Assez !… Elle fixe des yeux des objets, tous sont à leur place, comme avant Albert. Elle pénètre craintivement dans la salle à manger, touche chaque meuble, regarde de jolis bibelots, son argenterie qui brille au fond de la vitrine Louis XVI. Il faut qu’elle chasse Albert de son esprit, qu’elle le chasse de sa villa !

Elle s’assied près de la fenêtre, dans sa bergère. Voilà, elle retourne sur le passé, en novembre ; elle est triste de vivre seule depuis deux ans, mais c’est quand même une existence supportable.

— Oh, balbutie-t-elle, si j’avais su que mon annonce…

Elle aperçoit Mme  Parfault qui traverse la rue ; c’est une voisine, sa confidente, et elle court lui ouvrir la porte.



Dans ce bureau de poste, Gaston Dieulet, appuyé contre un mur, se répète la phrase de sa mère : « Le gros Édouard va être fou, Élise aussi. » Il regarde la pendule et voudrait en arrêter les aiguilles. Mais trop tard, le numéro est donné ; avant cinq minutes, le gros Édouard à son tour sera frappé.

Gaston connaît bien son oncle et sa tante. Hier, ils ont dû « faire la foire » avec leurs amis qui tiennent un hôtel dans cette avenue conduisant à la gare, une avenue dont il a oublié le nom ; en revanche, il la revoit, il s’y voit, un peu comme s’il leur portait la nouvelle. Ils ne se doutent de rien, sont tranquilles – comme lui avant le coup de sonnette de son père – et sans téléphone, sans télégraphe, ils continuaient à vivre heureux.

— À vous ! crie la téléphoniste.

Il se précipite ; son père le rejoint et ferme la porte de la cabine. Gaston décroche nerveusement le récepteur, Ferdinand l’écouteur. Ils entendent un grésillement. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais téléphoné à une distance pareille… on peut… et pourtant ils ne croient pas que la voix du gros Édouard répondra.

— Ils sont peut-être partis en vadrouille, souffle Ferdinand.

— Tais-toi… allô, l’hôtel Moderne ?… c’est de Paris, je voudrais parler à M. Singer.

Gaston entend qu’on raccroche. L’homme s’en va, lui aussi instrument inconscient et cruel… Il cherche le gros Édouard, il le trouve, lui annonce qu’on le demande de Paris. Et le gros Édouard – ainsi qu’Élise, peut-être – cesse de boire son apéritif, ou il cesse de manger… il accompagne l’homme, un peu inquiet déjà, mais il ne sait pas, ne sait rien encore ; s’il songe à Albert, c’est comme à un vivant, à un frère que bientôt il reverra !

Une voix lourde, enrouée, qui traverse mal l’espace.

— C’est toi, Édouard ? répond Gaston. Ton neveu, ici.

Il répète lentement ces mots, tandis qu’il compte en pensée : son père, sa mère, lui, Victor qui a reçu sa dépêche, le gros Édouard. Cinq déjà, autour de leur mort, ils sont cinq enfermés dans cette cabine.

— Je te comprends à présent… Albert a eu… il a eu une crise cardiaque.

Il entend un son rauque, quelque chose comme : « Il est pas mort », et il lève les yeux vers son père tout blême ; puis il reprend, avec effort :

— Si, il est mort ce matin… faut que tu rentres.

Il parle encore, mais le gros Édouard n’écoute plus, il crie : « Mon frangin est mort. » Ensuite, ni son, ni grésillement, rien d’autre qu’un silence, celui de la mort. Puis ça recommence : une voix cassée, douloureuse, lointaine :

— Je rentre par le premier train.

Et Gaston raccroche.

— Tu as fini ? demande Ferdinand.

Peut-être que l’autre s’est rejeté sur l’appareil ? Gaston reprend le récepteur : aucun bruit. Le gros Édouard sait, il est parti annoncer la nouvelle à Élise.

Ils sortent de la cabine. La téléphoniste dit, en souriant :

— C’est dix-huit francs.

Gaston paie. Il voit des gens se presser devant des guichets, circuler ; il lui semble qu’il vient, lui, de quitter un cachot où il a vécu une espèce de rêve.

— Tu l’as entendu, papa ?

— Mal.

— Oui… faut envoyer un télégramme.

Il prend un formulaire, écrit, rature, et enfin : Albert mort. Impossible de trouver d’autres mots que ces deux-là ! Ce qui était encore leur secret, le monde va l’apprendre ; des hommes se trouveront, eux aussi, en présence d’un mort, qui fut des leurs… Un employé lit le télégramme, sans que bouge une ligne de son visage. Gaston en attend un regard, un geste qui les fît compagnons une seconde, parce que la mort est là. Eux, ces inconnus affairés, ils auront tous leur tour. Brusquement, on le saisit par le bras, on l’entraîne.

— Le médecin de l’état-civil doit venir à deux heures, dit Ferdinand.



Lucienne Dieulet est assise près du poêle ; à ses pieds, en boule, Nono dort. Tout à l’heure, il lui a fallu servir les clients, leur sourire et, le plus pénible, leur donner des explications sur la mort de son frère. Enfin, ils sont partis. Mais rue de Belleville, toujours le va-et-vient, un tintamarre qui commence à six heures, pour ne cesser qu’à minuit.

Albert, plus jamais, ne viendra au Bar du Télégraphe avec son Bijou. C’était un petit fox, fouinard et rageur, qui faisait en compagnie de Nono des parties folles ; il pissait partout, jusque dans la chambre, car Albert n’avait pas su le dresser. Bijou aussi est mort – sous une auto.

Lucienne se penche :

— Nous, on reste, et elle caresse son chien.

Oui, des voisins sont venus aux nouvelles. Albert était connu dans le quartier. Il allait boire un verre ici, un verre là ; il achetait un gâteau chez le boulanger, prenait son essence chez le marchand de couleurs, et au besoin le mécano lui réparait sa voiture. Il avait été commerçant, il savait faire travailler ses confrères. De plus, il était comme un enfant du quartier.

Quand leur père était mort – la naissance de Victor avait coûté la vie à la mère – leur grand-mère maternelle, qui tenait rue Haxo une fruiterie-buvette, les avait pris chez elle, tandis que leur grande sœur Marthe filait, toute fière de ses dix-huit ans. Donc, c’était pas bien loin du Bar du Télégraphe que leur jeunesse s’était écoulée. Aujourd’hui, Victor et Lucienne habitaient encore le quartier, où le gros Édouard revenait souvent, ce pauvre Albert aussi ; ils n’avaient pas cessé d’aimer leur vieux Belleville ! Parfois, Lucienne monte prendre l’air rue du Télégraphe ; elle s’assied sur un banc, puis entre au cimetière, un coin pas triste, campagnard ; une herbe folle recouvre des tombes. Autrefois, la grand-mère les y menait déjà en promenade, parce que son mari y avait été enterré.

Lucienne, qui avait seulement trois ans de plus qu’Albert, s’occupait de lui comme une grande sœur, le débarbouillait et, malgré rebuffades et coups de pied, le conduisait à l’école où il ne voulait rien apprendre. Cependant, plus tard, il a rattrapé le temps perdu, si bien qu’on l’a pris comme commis aux contributions directes. Puis il est parti faire ses trois ans. À son retour, il a trouvé sa place occupée. Mais il avait changé ; il ne voulait plus rester chez la grand-mère, et il était déjà plein d’ambition.

Lucienne revoit la chambre mansardée qu’il avait louée au sixième, boulevard Barbès. Il y vivait peu. Il avait déniché une situation de représentant – son rêve de toujours, le commerce ! et il parcourait la France pour le compte d’une maison qui vendait des produits à fourbir les poêles et les cuivres. Lorsqu’il rentrait pour quelques jours à Paris, Lucienne montait lui retaper son ménage. Il était déjà taciturne, un peu ours, aussi elle lui conseillait de se marier ; il lui répondait, invariablement : « Plus tard, quand j’aurai de quoi. » Il lui donnait des boîtes de pâte « Oméga » et, pour son petit Gaston, des calepins comme il en offrait à sa clientèle.

Lucienne songe rarement à leur passé. Maintenant, elle se penche dessus, y fouille avec un désir obstiné, douloureux. Albert, le voici encore : en 1914, quand il est parti pour rejoindre son dépôt. À chaque permission, il revenait chez elle. Maréchal-des-logis, sous-lieutenant, lieutenant, et l’armistice était arrivé alors qu’il allait passer capitaine. Après la démobilisation, il s’était associé au gros Édouard qui venait d’acheter un grand hôtel, avenue de Clichy. Deux ans plus tard, il se mettait enfin à son compte.

— Pauvre Albert, lui qui a tellement travaillé, il n’a pas eu le temps de récolter.

Il y a une quinzaine, il lui confiait d’un ton plein d’assurance ses beaux projets de rentier.



Cette petite rue étroite, bordée de villas laides et bourgeoises, derrière son père Gaston Dieulet s’y aventure. Dans cette maison triste, avec une grille où grimpe du lierre, Albert obscurément est venu mourir. À son tour, Gaston y pénétrera. Il n’a pu, jusqu’à présent, que suivre son père, l’écouter ; à travers lui, imaginer la fin d’Albert. Son cœur bat ; l’émotion que Ferdinand a dû éprouver ce matin, il la ressent.

Une femme leur ouvre la porte : la maîtresse de son oncle, cette Paula qui par quels gestes, quelles paroles, seule est liée au mort, et elle murmure :

— Vous voulez le voir ?

— Veux-tu le revoir ? demande Ferdinand.

À la suite de son père, Gaston monte lentement, avec un regard furtif sur les murs, comme s’il voulait pénétrer quelque secret… Son père a poussé la porte, enfin il va savoir… mais il s’arrête à mi-chemin de l’escalier, pose la main sur la rampe et, par la porte ouverte, son regard se glisse, tombe sur le lit.

Il touche au terme de ce long matin d’épreuves, de démarches, d’angoisses… au but. Sur l’oreiller, la tête d’Albert repose, sombre, immobile, calme. Jamais Gaston n’a vu dormir son oncle, jamais il ne l’a vu dans l’intimité de sa vie. Il va le surprendre, désarmé, abandonné… Alors, il monte les dernières marches, hésite un instant sur le palier, entre. Il découvre d’autres meubles que ce grand lit, des tentures, des fauteuils, des objets, qui semblent n’avoir ni forme, ni couleur, disposés là comme de silencieux témoins, au service du mort.

Entre le lit et l’armoire à glace, une sorte de couloir où Gaston s’avance… un pas encore… Il retrouve Albert. Six mois qu’ils se sont vus. C’est, à présent, une autre rencontre ; et entre eux se tient un troisième personnage, invisible, tenace, envahissant. Un autre débat qui commence… Une nouvelle année… Un nouvel avenir… Gaston debout ; Albert étendu. Gaston, la couleur de la vie sur son visage, sur ses lèvres ; la force de la vie dans sa poitrine et dans ses gestes. Vivant ! Quoique, en lui, déjà, quelle usure, quelles atteintes ? Il ressemble à Albert, dit-on. Il pense : « Tu reposes comme je reposais ce matin. Mais ton attitude, les lignes de ton corps changent, se gonflent. Dis, quelle est cette expérience neuve qui est tienne ? Quelles découvertes entreprends-tu ? »

Il se baisse et légèrement tire le drap.

« Ce n’est pas toi, mon oncle, que j’approche enfin. Durant ta vie, tu ne m’as rien livré de toi-même, je ne connaissais pas plus ton corps que ton âme. Et maintenant, malgré ma ferveur, que puis-je saisir d’humain ? C’est la mort, dont mon regard s’empare, elle qui creuse entre nous un espace infranchissable. »

Gaston appelle à l’aide ses souvenirs. Il faut qu’il en emplisse cette dépouille pour qu’il y retrouve son oncle… Albert… Il lui faut s’en rappeler le regard, le maintien, les gestes, les manies, recréer péniblement un être de chair, lui redonner un souffle, une voix, un nom. Que son affection et sa peine provoquent un miracle ! Et soudain, il lui paraît que la poitrine de son oncle se soulève ; qu’il sort enfin d’un lourd sommeil ; qu’il va dire, avec ce sourire un peu forcé et grave qui est le sien : « Te voilà, mon neveu. » Cette matinée n’aura été pour eux tous qu’un affreux rêve. Une espérance insensée s’est emparée de Gaston… puis l’abandonne, son oncle n’a pas bougé, non. Il n’aura plus d’autre attitude, le corps comme pétrifié ; de ses lèvres ne jaillira plus un son. Sa dernière parole, quelle fut-elle ? Sa dernière pensée d’homme vivant ? Ou, s’il a succombé en plein sommeil, son rêve, son dernier rêve terrestre ?

— Allons, souffle Ferdinand, ça ne sert à rien de rester.

Albert est sur une terre étrangère. Avec son corps, il leur abandonne son passé. « Mais son avenir, songe Gaston, son avenir… » Un vertige le prend, il chancelle, il se laisse entraîner.

Dans la salle à manger, Mme  Parfault et Paula sont assises, et Ferdinand leur présente Gaston.

— C’est tout le portrait de son oncle, dit Paula.



Lentement, par un après-midi si doux que c’est à croire que voilà déjà le printemps, Gorin descend vers la place Clichy. Un peu soucieux d’avoir mal digéré – sacré Ferdinand Dieulet qui sans crier gare vous annonce une mort ! Et, en arrivant à la Brasserie des Sports, il boira une vieille fine.

Gorin lorgne de jolies passantes ; il en suit une, elle trottine sur le pont Caulaincourt. Dessous le pont s’alignent les tombes du cimetière du Nord, certaines monumentales, mais pas réjouissantes non plus. Gorin songe à Albert, à ses obsèques auxquelles il devra assister, sinon le gros Édouard se fâchera. Ils l’enterreront à Saint-Ouen, quelle corvée… Allons, bon, la petite qu’il filait a disparu.

Il arrive avenue de Clichy, à la Brasserie des Sports, un chouette établissement ! Il y a sa table, dans un coin, près de la devanture et, en soulevant le rideau, il peut faire le voyeur, bien observer le manège des femmes qui raccrochent sur le trottoir. Plusieurs viennent ici, au lavabo, retaper leur beauté, et parfois il en invite une à prendre l’apéritif.

Le patron lui serre la main :

— Je vous la souhaite bonne et heureuse.

— Fallait me souhaiter ça plus tôt, grogne-t-il, je la commence avec une tuile, l’année. Le gros Édouard a perdu son frangin.

— Ah ! monsieur Albert Singer, s’écrie le garçon, qui apporte une fine.

— On ne sait pas trop de quoi il est mort, on l’a trouvé chez une poule.

— Peut-être qu’une veine lui a éclaté en faisant l’amour, hasarde le garçon.

— Ou la poule en question en voulait à ses sous, ajoute le patron.

Gorin lape son verre de fine, puis :

— Albert, c’était pas un bavard comme son frangin, il faisait tout en douce… Il en avait un bon sac, le gros Édouard va hériter.



Lucienne traverse rapidement la rue et entre au Tabac : on l’appelle au téléphone… Qui ?… Elle imagine encore une catastrophe, d’autres ennuis. Elle s’enferme dans la cabine, saisit le récepteur, crie : Allo !

Mon Dieu, pourvu que Ferdinand… ah ! on parle… la voix de son frère !… Elle se penche davantage, sa bouche collée contre l’appareil. Le gros Édouard est arrivé ? Non, elle perd la tête, il lui téléphone de Marseille, il demande des détails car Gaston a raccroché trop vite.

— Maintenant, ils sont près du corps, explique-t-elle, et j’attends Victor d’une minute à l’autre. Tu rentres quand ? Demain matin ?… Quoi, Élise est souffrante ?…

Un autobus passe, elle n’entend plus. Si. Son frère veut s’occuper de la cérémonie, il veut qu’Albert repose dans son caveau.

— Fais comme ça te plaira, répond-elle.

Ils causent encore un moment, puis elle raccroche ; mais demeure dans la cabine, songeuse. Au moment de la mort de leur grand-mère, voici bientôt dix ans, Édouard a acheté à Saint-Ouen une concession. Qu’il mette Albert dans son caveau, bien ; il lui restera une place pour sa femme, une pour lui.

— Moi, murmure-t-elle, on peut me mettre à Pantin, je m’en fous !

Au milieu d’un groupe, la patronne du Tabac pérore. Lucienne voudrait ne plus parler à personne, ça ne lui plaît guère d’attirer sur elle l’attention du quartier. À une question que lui pose la patronne, elle répond d’une voix impatiente :

— Je n’en sais pas plus que vous, j’attends que mon mari rentre.

Et elle se sauve.



Avenue de Clichy, près de la place.

— Yvette !

— Tu as déjà fait un type ?

— Dis, tu ne sais pas ce que Gorin vient de m’apprendre ? Le gros Édouard, son frangin…

— Je ne le connaissais pas, ma petite Ida.

— Tu n’as rien perdu, ce mec-là ne les lâchait pas facilement. Moi, c’est Gorin qui me l’avait présenté ; il tenait dans le temps la grande chemiserie en face de la Brasserie des Sports.

— Oui, alors ?

Ida décoche une œillade à un homme et lui emboîte le pas.

— Alors, quoi ? répète Yvette.

Ida se retourne vivement :

— Ben, il est mort ! lance-t-elle au milieu de la rumeur de l’avenue.



Chez Paula, ils sont quatre assis devant la fenêtre, dans l’attente de la visite du médecin des morts. Ils ont échangé des phrases banales, pour cacher leur gêne, et aussi pour essayer d’oublier. Pourtant, malgré eux, ils ont reparlé de ce pauvre Albert, d’abord d’une façon distraite, ensuite avec application, comme s’ils cherchaient ensemble à le faire revivre.

— Oui, affirme Ferdinand, c’était pas un garçon aventureux, un vrai père tranquille qui ne s’occupait de personne ! Il venait souvent chez nous, car sa famille…

— C’était sacré, interrompt Paula. Il m’en parlait… tenez, je connais votre vie à tous.

— Il était cependant peu communicatif.

— On s’est fait tout de suite des confidences, nous deux. Je lui ai raconté mon existence, il m’a raconté la sienne. Un jour, il m’a menée rue Ganneron, dans son appartement, et il m’a montré sa cantine d’officier, en m’expliquant que ses actes de propriété étaient dedans, avec une partie de ses titres. Moi, le lendemain, j’ai fait pareil. Alors il a déclaré : « Ma chérie, on mettra ensemble notre argent et on vivra heureux. » On devait se marier dans trois mois et on se laissait tout au dernier vivant, voyez-vous.

Ferdinand ne sait rien répondre. Albert ne leur a jamais soufflé mot de ce projet. Il ne voulait pas entendre parler mariage et, depuis trois ans qu’il s’était séparé de la belle Georgette, on ne l’avait vu qu’une fois avec une femme – pas celle-ci !

— Lorsqu’il a visité mon joli petit intérieur, continue Paula, il m’a confié : « Je sens que je m’y plairai. »

— Il est venu y mourir.

— Si j’avais su !… Vendredi, quand j’ai reçu son pneu, j’ai couru rue Ganneron. Pauvre chou, il s’était couché. « Tu ne vas pas rester seul comme un chien ? je lui ai demandé. Viens chez moi, je te soignerai… » Puisqu’on devait s’épouser… Il s’est rhabillé, et on est parti, sans prévenir la concierge. Dans le taxi, il me répétait : « Va, ce ne sera rien. »

Gaston écoute anxieusement. Ferdinand, qui a déjà entendu Paula conter son aventure, songe au gros Édouard, à Victor, que font-ils ?

— Ensuite ? demande Gaston.

— Il s’est couché en arrivant, il a dîné un peu, et il a passé une nuit calme. Le lendemain, le médecin est venu. Il lui a trouvé des taches sur la poitrine, c’était grave, car sur son foie il devait avoir les mêmes ; il lui a pris sa pression artérielle et, en partant, il m’a confié que votre oncle avait le cœur d’un enfant. Enfin, c’était pas mortel… Le samedi, Albert est resté au lit. Je lui avais acheté son Information, qu’il lisait chaque jour à cause de ses titres. Le tantôt, j’ai fait fonctionner ma T. S. F. et je me suis assise à côté de lui, pour tricoter. « Je vois que tu feras une femme d’intérieur, il me répétait. Tu sauras me dorloter. » On écoutait la radio, il commençait à aimer beaucoup la musique ; il a écouté le discours d’un ministre et il m’a parlé politique ; là-dessus aussi, il se montrait bien sensé. On était d’accord sur tout ; et je pensais : « Je vais maintenant être si heureuse. »

Ferdinand se dresse brusquement et soulève le rideau.

— Non, ce n’est pas lui, marmonne-t-il, en se rasseyant. Qu’est-ce qu’il fiche, ce médecin ?

— Il ne va pas me causer des ennuis ? demande Paula, d’une voix mal assurée. À la mairie, déjà… Oh ! oui, si j’avais su… Le pauvre homme, hier, il vivait encore à cette heure. Il me redisait : « À présent, non, je ne pars plus de chez toi. Je donne congé de mon appartement, j’en ai assez d’y vivre seul. Je garerai mon auto dans ton quartier et au printemps on la prendra pour filer au Bois, ou plus loin, jusqu’à ton patelin, à Turin. » Moi, je lui répondais : « Je te ferai visiter l’Italie. » C’était comme si on préparait notre voyage de noces.

— Il ne souffrait pas, dit Gaston.

— À six heures, il a pris sa température, il ne savait pas où placer le thermomètre. Il avait 38 ; il pouvait dîner. Il a mangé une tranche de jambon, deux poireaux, un petit suisse. Je lui ai dit : « Je vais me coucher tôt, hier j’ai mal dormi », et j’ai posé sur la table de nuit un pot de citronnade, car la nuit il avait soif. À ce moment-là, il a eu un rot. « Ça me fait du bien ; quand on rote, c’est qu’on digère. » Il se tenait sur le côté, comme vous l’avez vu, et lorsque j’ai été couchée, il m’a expliqué : « Je ne t’embrasse pas, je ne peux pas bouger la tête, mais on se rattrapera. » C’est moi qui lui ai donné un baiser, dans le cou… Ah, je ne devais plus le retrouver que mort !

— Durant la nuit, vous n’avez rien entendu ? dit Gaston.

— Rien ? reprend Ferdinand. C’est curieux…

— J’ai dormi d’une seule traite jusqu’à six heures, ce sont les miaulements de ma chatte qui m’ont éveillée, peut-être que Lolotte a entendu quelque chose, elle ? Je lui ai ouvert la porte de la chambre, et je me suis recouchée, en pensant : « J’ai de la chance ; Albert, c’est un homme qui ne ronfle pas. »

— Il devait être mort, hasarde Mme  Parfault. Ah, Paula, je crois que moi, je serais devenue folle !

— J’ai repiqué un somme et puis je me suis réveillée tout à fait. J’étais en chemise de soie, serrée contre lui, on avait chaud. J’ai glissé la main sous sa chemise pour le caresser dans le dos et, en même temps que je me retournais, je lui ai dit : « Tu t’es payé une bonne nuit, mon coco. » Je me suis penchée, je l’ai embrassé, mais c’était déjà froid son visage…

— Il reposait comme à présent ? demande Gaston.

— Non, la tête plus haute… il change… Si vous vouliez en prendre une photo ?



Le train roulait encore lorsque Victor Singer a sauté sur le quai. Du wagon descendent lentement sa femme et ses trois gosses. Il en prend un à chaque main, les traîne, parfois il tourne la tête : sa femme suit, le plus jeune sur les bras.

— Bon sang ! Pour un jour de fête…

Ils s’empilent dans un taxi. Les gosses crient, pleurnichent, posent des questions, et Victor en gifle un… Allons, bon, un encombrement… Il tire sa montre. Quand la dépêche est arrivée, on se mettait à table avec le beau-père… pas de train avant quatre heures… Victor, il a eu le temps de ruminer !

— Françoise, de quoi crois-tu qu’il est mort ?

— Est-ce que je sais, pour ce que je le connaissais, ton frère ! J’ai autre chose à penser.

Un des gosses a des coliques, l’autre tousse, il faudra les coucher vite.

— J’irai seul chez Lucienne, dit Victor.

— Tu ne passeras pas la nuit ?

— Fous-moi la paix.

Il étouffe, déboutonne son pardessus, s’enfonce dans son coin et cherche Albert dans ses souvenirs. Quand le taxi s’arrête devant leur maison, il fait descendre promptement sa smalah, lance au chauffeur : « 263, rue de Belleville », et colle contre la vitre son visage anxieux.

Le Bar du Télégraphe, enfin ! Il s’y jette, sa sœur est là !

— Lucienne, comment est-il mort ?

— Oh, répond-elle, c’est toute une histoire…



Paula a tiré les rideaux, assez de lumière pénètre dans la chambre. Elle n’y est pas seule et ne craint plus de regarder le cadavre ; même, elle s’en approche, pose sur son front un long baiser.

— Vous pourrez le photographier ? chuchote-t-elle.

Gaston installe sur un pied le « Kodak » que lui a prêté Paula ; il se penche sur le viseur, à trois reprises presse le déclic, et replie l’appareil. Il a opéré un peu au petit bonheur. Mais il conservera, lui, de son oncle, une image fidèle. Le visage semble plus sombre, terreux, creusé secrètement. Les yeux s’enfoncent, les pommettes saillent, les narines sont pincées, les lèvres entrouvertes deviennent violâtres. Au calme du sommeil succède une expression douloureuse.

— On descend, lui souffle son père.

La joue qui repose sur l’oreiller a une couleur lie-de-vin, elle est piquée de points rougeâtres, à jamais dans l’ombre, cette joue. L’autre, la lumière du crépuscule y glisse, s’accroche aux poils de barbe, aux moustaches en brosse, accuse l’arête du nez « à la Bourbon ». De minute en minute, elle change, faiblit, semble cependant vouloir disputer à la nuit cette forme immobile.

Bientôt, Albert sera enfermé dans un cercueil. Gaston se baisse, ah ! qu’il voie son oncle une dernière fois… le verrait-il demain, ce serait un autre visage… d’heure en heure, davantage, celui de la mort. Il veut se redresser. Non ! Il lui faut embrasser ce front… une chair glacée. Il pose un doigt sur cette bouche, l’y laisse, le retire brusquement, comme si ces lèvres noires grimaçaient. La première fois qu’il reste seul à seul avec un mort. Un vertige… mais il se ressaisit… Un mort, là, devant lui. Moins qu’un arbre, moins qu’un chien en vie. Une chose, un objet, ça n’a aucun nom… insensible, ainsi qu’une pierre… Cette dépouille, il la bourre de souvenirs, comme de chiffons un mannequin. Il a été Albert, un poupon criard, un gamin vif, un jeune homme ; ces espèces de métamorphoses se sont toutes accomplies ; mais un vieillard décrépit il ne sera point, sa forme dernière, tout au moins encore humaine, la voici, combien évidente… Ah !… Gaston fait un geste : la vie ! la vie ! elle l’emplit, est chaleur, odeur, vibrations, tandis que son oncle… Sur ses lèvres jamais la salive… dans ses yeux les larmes… la sueur sur son front… jamais plus rien ne jaillira de ce corps. Rien. Seuls, les mouvements lents de la mort qui pénètre cette chair, d’invisibles transformations…



Sur le seuil du Bar du Télégraphe, Lucienne embrasse son frère.

— On doit reprendre courage, répète-t-elle. Et ne t’inquiète pas ; demain, si le gros Édouard fait des histoires, je serai avec toi… Tu diras à Ferdinand que je me surmonte !

Dans le soir qui tombe, Victor Singer descend leur rue de Belleville où, gosse, il vadrouillait derrière ses grands frères. « Albert, vieux frangin. » Il essuie une larme. Il marche vite, retrouve ses idées. Albert laisse un testament qu’il a lu, un testament juste et en règle. Pourvu que le gros Édouard ne cherche pas des chinoiseries – celui-là, avec sa forte gueule ! – et que son Élise ne lui souffle pas, comme lorsque la grand-mère est morte, de faire une cérémonie religieuse ?… Oh ! il les enverra promener carrément, pas de curés ! Quant au testament, du côté de Lucienne comme de leur vieille sœur Marthe, pas à craindre d’ennuis. D’ailleurs, quelle honte s’ils se chamaillaient au sujet de l’héritage !… Le fisc prendra combien ? Il pourrait charger son notaire de la succession ?

Victor monte dans un taxi.

Lui, ce qui l’unissait le plus à Albert, ma foi, c’étaient des questions de métier ; et lorsqu’ils commençaient à parler commerce… C’est que, avant d’avoir chacun une bonne situation, ils avaient traîné à travers toute la France – et même en Belgique, en Suisse ! Ce métier de représentant, ça va quand on est jeune ; on en garde pour ses vieux jours des maladies d’estomac, des varices, des bronchites, et autre chose encore quelquefois ! Mais d’une autre maladie est mort Albert. Des suites de la guerre ? Il avait fait des descentes vertigineuses en parachute et s’était décroché l’estomac, paraît-il. Comment savoir ? En tout cas, ces salauds, ils ne lui avaient pas accordé une pension ni donné la croix de la Légion d’honneur. Victor, sur l’armée comme sur la religion, il a ses idées ! Albert était officier de réserve et il racontait volontiers que faire des périodes était pour lui une distraction. S’il avait reçu la croix, il aurait été le plus heureux des hommes.

« Ce pauvre vieux, il est mort trop tôt. »

Et, soudainement, Victor pense à sa première femme qui est morte après une longue maladie, voici déjà quatre ans. Si Albert a succombé sans souffrances, Charlotte, oh ! la malheureuse… Trente-neuf ans, ça aussi c’est partir trop tôt.

Ses trois gosses, eux non plus, ne jouissent pas d’une santé brillante.



De la tête aux pieds, l’homme est vêtu de noir.

— M. Albert Singer ?

— Oui, répond Paula.

— Je suis le médecin de l’état-civil. Où est le corps ?

Ils montent, pénètrent dans la chambre. Paula allume, elle ferme les doubles rideaux. Le médecin ôte son chapeau melon qu’il met sur la table de nuit, puis d’un geste froid il tire la couverture et le drap, et découvre le cadavre : la main gauche repose sur la poitrine, la main droite sur le matelas, les jambes nues sont repliées, croisées.

— Il est comme il s’était endormi hier soir, balbutie Paula.

Le médecin ouvre le col de chemise, glisse la main, en fronçant les sourcils.

— Que s’est-il passé ?

— Mon pauvre chéri, répète Paula.

Son regard se pose sur le corps, ensuite sur ce petit homme noir et inquiétant, qui a le visage d’un juge. Elle lui racontera la vérité, toute… Mais sa voix tremble, elle hésite dans son récit, se contredit, se tait, et l’homme lui lance un mauvais coup d’œil.

— J’avais fait cuire des poireaux dans une casserole d’aluminium, c’est pas ça ?

Il écrit sur une feuille verte, biffe, semble ne rien entendre. Elle joint les mains, avec un désespoir impuissant :

— C’était pour le soigner mieux que je lui ai dit de venir chez moi… docteur ?

— Docteur ? demande Ferdinand, en frémissant, on peut savoir de quoi il est mort ?

— Est-ce d’une embolie ? hasarde Gaston.

— Je ne peux rien vous dire, réplique le médecin, et il range avec calme son portefeuille. Vous porterez cette enveloppe à la mairie, demain avant onze heures.

Il met son chapeau melon, descend l’escalier, sort sans prononcer un mot. Ferdinand referme la porte et examine curieusement l’enveloppe officielle.

— Dedans, qu’est-ce qu’il y a ? murmure Paula. On ne pourrait pas la décacheter ? Vous l’avez entendu : « Je ne peux rien vous dire. » Mon Dieu, si la police vient chez moi…

Un coup de sonnette les fait sursauter.

— Qu’est-ce qu’il me veut encore ! crie Paula.

— C’est Victor, dit Gaston, en ouvrant.

Sur le seuil, il paraît, grave, sombre, son feutre noir à la main.

— Son jeune frère, madame Paula, annonce Ferdinand.

Il baisse la voix :

— Victor, tu veux monter ?



Ribéroche pousse la porte de son appartement, sa femme y entre, lui ensuite ; il entend remuer et s’exclame :

— Hé ! Fifine, nous voilà.

Elle arrive.

— Vous avez fait une chic balade ?

— Mayoux a une voiture qui gaze, une Packard comme celle du gros Édouard, et on s’est arrêté à Compiègne. Après un gueuleton soigné, on a fait un tour dans la forêt, à pied. Moi, il me faut le grand air.

Une quinte de toux l’interrompt.

— Parle pas tant, recommande sa femme. Je vais prendre ta température.

Il secoue les épaules, qu’on lui foute donc la paix ! Au printemps, il ira se mettre au vert ; quant à ça, oui, la campagne le ravigote. Il donne une tape à Fifine :

— On a bien commencé 1933. Et toi, tu es sortie ?

— Non… mais j’ai reçu une visite, le beau-frère du gros Édouard.

— Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là, grogne Ribéroche, en dénouant sa cravate.

— Oh… Il venait te demander…

— Un service ?

— L’adresse du gros… son frère est mort.

Ribéroche laisse retomber ses bras.

— Albert ? Tu es sûre ?

Il s’assied, le souffle coupé ; sa main se crispe sur sa poitrine… il sent son mal, là, qui n’a pas bougé. D’une voix oppressée, il reprend :

— Il est mort de quoi ?… Parle, nom de Dieu !



Gaston Dieulet remonte la rue de Vaugirard.

Il se redresse, respire largement. Tandis que Ferdinand et Victor se concertent au sujet de l’enterrement, il va dîner. Où ? Les restaurants ont des glaces ternes, un aspect louche, ce sont des gargotes dont la nourriture vous détraque l’estomac – et c’est bien assez d’y déjeuner en semaine, songe Gaston. Ces passants, pensent-ils à la maladie, à la mort ? Non, c’est encore fête. Les amoureux roucoulent, de jeunes gars braillent, des ménages musardent bras dessus, bras dessous, et les voitures et les autobus filent, c’est un tapage comme rue de Belleville, à la même heure. Voici un carrefour, avec de beaux cafés, s’il entrait dans un ?

Il entre.

À toutes les tables, des consommateurs : hommes, femmes, gosses, qui se taisent pour écouter les virtuoses installés sur une estrade. Gaston monte au premier, s’assied à une table, contre une balustrade derrière laquelle il aperçoit la salle du bas pleine de fumée. Il commande une choucroute, oui… et un demi ! Il porte la main à son front… Cet interminable après-midi ? Son oncle ? Et la gueule sinistre du médecin ? Non, il ne s’agit pas d’un rêve. Et ceux-là, en bas, pendant ce temps, ils ont ri, bu, bâfré. Ils sont déjà peut-être à demi-morts, eux aussi ? Les sales breuvages qu’ils sirotent, l’air puant qu’ils avalent. Un peu de musique les endort.

Gaston voudrait fuir. Il repousse ce plat de choucroute grasse et fade, la corbeille à pain – où il a traîné, ce pain ? Cochonnerie ! Ah ! toute la vie combattre la crasse, la pourriture, les hommes, la mort… surtout dans une grande ville où tous s’attroupent, voyagent en tas, jouissent en tas, se donnent leurs microbes, leurs vices, leurs haines, leurs maladies. La rue ou l’usine, la chambre d’hôtel ou le logement « sur cour ». Et pour être un soir enfin étendu sur un lit, comme Albert. Cependant, pas un ici qui songe à la mort, celui-là foutrait vite le camp ! La vie heureuse, la vie, ils s’imaginent qu’ils en ont encore pour des années ! En rentrant à leur domicile, quelques-uns trouveront peut-être une lettre de faire-part – non, c’est fête, pas de courrier. Il y en a peut-être un qui roulera sous une auto, et hop ! Ou, demain, dégringolera d’un échafaudage, sera broyé par une machine ! Tous, et tous qui lapent leur apéritif en écoutant des rengaines célèbres, ils commencent bien l’année, croient-ils. Ouvriers, employés, boutiquiers, ils n’ont pas d’enthousiasme, pas d’imagination, et ils ne connaissent guère la révolte, eux qui tiennent docilement à la main ces journaux où ils ne savent pas découvrir quelle mort les attend…

Gaston se lève, descend, traverse la salle, alors que l’orchestre attaque un air de valse viennoise. La rue a le débraillé des dimanches soir, la tristesse et la souffrance en sont chassées. « Tant mieux, songe Gaston. Amusez-vous vite, les copains. » Il arrive dans une rue noire. Derrière les volets d’une villa, au premier, des raies de lumière bleuâtre…



À la Brasserie des Sports, Gorin a longtemps attendu Ribéroche – on ne peut plus compter sur lui pour jouer une belote. Il traverse le pont Caulaincourt, le chemin le plus direct quand il rentre chez lui, sans ça… Il se dit qu’on devrait mettre hors de Paris les cimetières, tous ; et il pense à Ribéroche qui depuis un an file un mauvais coton. Hum ! les amis commencent à partir : le papa Olivier, le grand Gabriel, le môme Maurice, et aujourd’hui Albert. Pas gai ! Lui, il se sent encore gaillard, seulement faudrait quand même qu’il se surveille : boire moins d’apéros… et moins de femmes ; les garces, du reste, vous mangent trop de pognon.

— La bourgeoise a voulu qu’on se retire des affaires, dit-il, c’était trop tôt.

Surtout que maintenant personne n’est assuré de pouvoir vivre de ses rentes. L’État vous grignote votre argent ; quant aux gros financiers, les vaches !… Où trouver des placements sûrs, voilà ?… Une pensée subite le traverse : Albert avait acheté, dans le bas de l’avenue de Clichy, un petit immeuble de bon rapport – un placement pépère, quoi ! Si la famille en demande un prix raisonnable – tâter le terrain auprès du gros Édouard – il est acheteur !



— Gaston, dit Ferdinand, on viendra tôt demain pour te remplacer.

— Et maintenant, ajoute Victor, on file chez mon entrepreneur des pompes funèbres.

Ils sortent.

Gaston et Paula veilleront le mort. La nuit est devant eux, longue, lourde, inconnue. Ils s’asseyent dans la salle à manger, en silence. Gaston regarde autour de lui. Paula aime les jolies choses. Sa villa est pleine de bibelots anciens ou modernes, d’objets d’ivoire et d’étranges fétiches nègres. Sur les murs sont accrochés des gravures, deux tableaux à sujet religieux, des peaux de serpent, un tapis de Perse, des dentelles. Albert, lorsqu’il est venu pour la première fois dans cette maison, il a dû s’imaginer pénétrer dans un musée.

— C’est mon oncle qui devait en ouvrir des yeux, ici !

— Il m’a dit : « C’est chic, mais ça doit te donner du travail, essuyer toutes ces bricoles, brosser ces tapis. » Il a ri. « Chez moi, il n’y a que les murs ; mes meubles, je ne les regarde pas, c’est une reprise… » Moi, voyez-vous, depuis huit ans que j’ai fait construire cette maison… quand je me suis séparée de mon mari… j’ai pris goût à la vie d’intérieur. Autrefois, je voyageais continuellement.

— Aux colonies ?

— Non… C’est un ami qui m’a donné ces objets nègres, je l’avais connu à son retour du Congo. Il est mort il y a deux ans, mais pas comme Albert, après une longue maladie… Oh, je peux vous le raconter, puisque je l’ai raconté à votre oncle : c’est cet homme qui m’a laissé de quoi vivre. Il était bon ! Quand j’ai rencontré Albert, j’ai pensé : « Tu as la main chanceuse. » C’était pas le même genre d’homme, votre oncle ; seulement, du point de vue moral, ils se ressemblaient : sérieux, énergiques, prévoyants. Ludovic avait risqué sa peau dans la brousse, et Albert au front.

Elle gémit.

— Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour être aussi malheureuse ?… Si on enquête ?… Et mes voisins, lorsqu’ils verront sortir de chez moi un cercueil ? Je ne peux pas leur expliquer qu’un homme est mort dans mon lit ? Vous ne croyez pas qu’ils sont déjà à l’affût ?

La pendule sonne sept coups.

— Hier soir, il dînait. Ah ! tiens, après je lui ai donné une pastille de Fructine-Vichy. C’est pas ça ?… Non, il était déjà condamné ; même vendredi, lorsque j’ai été le chercher. Vers deux heures qu’il a ressenti le premier malaise, en sortant d’un restaurant où il avait mangé de la raie froide et des salsifis à la sauce… de la sauce ! Moi, je lui ai déclaré : « Je te ferai suivre un régime, mon coco ».

Gaston souhaiterait lui entendre raconter leur première rencontre, celles qui suivirent. Ils ont couché ensemble ? Autrement que durant cette nuit fatale ? Paula est petite, un peu ronde et grasse ; mais vive d’allure, les cheveux bien noirs, c’est leur vraie couleur ; elle a des yeux vifs malgré la fatigue, une bouche sensuelle, des joues pleines et jeunes, en dépit de la quarantaine.

— Il est venu presque chaque après-midi, poursuit-elle. On s’installait dans mon petit salon et jusqu’au dîner on bavardait. Au début, on allait au restaurant, ensuite on a mangé ici… en haut, j’ai sa serviette. Après le dîner, il faisait fonctionner la T. S. F. et on retournait s’asseoir sur le divan. Il partait vers minuit, jamais plus tard, à cause du métro. Il me confiait : « Faut que je t’aime, pour que moi je prenne le métro. » Pauvre chou, il devait changer deux fois… Vos oncles m’en donneront bien un souvenir.

Un long coup de sonnette.

— C’est mon amie, dit Paula, et elle va ouvrir.

Mme  Parfault entre, s’assied, ramène son fichu sur ses maigres épaules.

— Vous avez dîné, Paula ?

— Oh, moi… Avez-vous dîné, monsieur ?

— Si vous voulez tenir cette nuit, Paula, faut manger.

— J’ai en bas un morceau de romstek, je l’avais acheté dimanche. Albert m’avait dit : « Lundi, faudra que je mange un peu de saignant, parce que mardi, je dois sortir et passer à ma banque. »

Elle se lève, gagne sa cuisine. Dans l’atmosphère étouffante monte une lourde odeur de beurre chaud. Paula reparaît ; elle porte une assiette fumante, la pose sur un coin de table, près d’une bouteille de vin, puis commence à manger. Entre chaque bouchée, elle soupire.

— Je l’avais acheté pour lui ce romstek, répète-t-elle, et c’est moi qui le mange.

Ses joues se colorent ; ses gestes sont plus vifs. Et elle propose de boire une tasse de café.

Une heure s’écoule, presque légère, durant laquelle on ne parle plus du mort. Subitement, Paula déclare, d’un ton soucieux :

— Je n’aurais pas dû boire de café. Monsieur… voudriez-vous aller dans ma chambre prendre ma boîte de cachets, elle est dans le tiroir de la table de nuit.

Gaston monte l’escalier, les marches grincent. Les deux femmes doivent penser qu’un homme ça ne craint pas la mort. Si. Autre chose que la peur, une angoisse bizarre étreint Gaston. Il est devant la porte. Le mort, s’il le trouvait dans une position différente ?… Il la pousse, cette porte : le cadavre n’a pas bougé, la lueur pâle des deux appliques l’éclaire. Il tourne un interrupteur, maintenant la lumière dorée du lustre… Dans la glace de l’armoire, il voit Albert dont le visage semble si boursouflé – un effet de glace ? Le tiroir de la table de nuit est ouvert, il y prend une boîte. Sur le marbre, il y a un pot plein d’un liquide où flottent des tranches de citron, un verre à demi vide, un mouchoir. Hier soir, avant de s’endormir, Albert… facile d’imaginer ses derniers gestes, Gaston, tous, ont les mêmes.

« Albert ! est-ce possible vraiment… »

Il prend dans son portefeuille un miroir qu’il pose presque sur les lèvres de son oncle. Vite, il l’examine : rien. Brusquement il tire le drap, soulève le bras gauche du mort et le laisse retomber sur la poitrine ; le bras droit qu’il essaie de pousser contre le corps. Ah, les mains sont brunes, avec des ongles mauves… froides, d’une matière inconnue… Froid ce front, ces jambes, ces pieds, cette chair jaune ou blafarde, marbrée de taches rosâtres, qui dégage une odeur d’eaux stagnantes, d’herbes pourries. Et, précipitamment, il ramène le drap…

— Vous ne trouviez pas ? lui demande Paula, lorsqu’il lui donne sa boîte.

— Si, balbutie-t-il, le tiroir était ouvert.

— C’est lui qui l’a ouvert durant la nuit. Pour chercher quoi ? Vous voyez qu’il devait se sentir mal.

— Enfin, vous ne l’avez pas entendu mourir, dit Mme  Parfault. Vous vous imaginez, seule avec un homme qui râle ? C’est ainsi que j’ai vu mourir mon mari.

— J’aurais couru vous chercher, réplique Paula.

Et à Gaston :

— On s’aide. Pour des femmes vivre dans la solitude c’est pas une vie, surtout que si on a un peu d’argent, des types tournent autour de vous… À propos, avez-vous loué votre appartement ?

— Oh, Paula, mes visiteurs ont trouvé que six mille c’était trop. Faudra que je baisse encore de prix. Je ne sais pas comment je vais pouvoir vivre.

— Albert m’avait dit : « Ne t’inquiète plus de l’avenir. Je suis là maintenant, je m’occuperai de tes placements. »

— On peut dire que vous étiez bien tombée. Mais moi, à quarante-huit…

— Je le regrette encore plus, ce pauvre chéri… Les deux ans que je viens de passer, ah la la… Quand vous m’avez suggéré de mettre une annonce, je vous ai écoutée, fallait que je m’en sorte !

Une angoisse abominable envahit Paula, à laquelle elle pensait avoir échappé pour toujours en rencontrant Albert. Il lui reste quelques billets de mille. Quant aux cent mille francs qu’elle a prêtés, ils lui rapportent huit pour cent, mais on les lui remboursera cette année. Demain, peut-être que les billets ne vaudront pas mieux que ces actions qu’Albert lui avait dit, en ricanant, de jeter au feu ? Lui, il avait acheté de l’or, des dollars qu’il laissait à la banque, dans son coffre. Mon Dieu ! s’il avait vécu encore quelques mois, elle divorçait – c’est facile après huit ans de séparation – elle devenait sa femme car elle aurait su se faire épouser. Il était mort sans avoir eu le temps de lui signer un papier, tout son argent irait à sa famille. Elle regarde Gaston Dieulet avec envie, presque avec haine ; puis son regard s’adoucit et, d’une voix haletante :

— Mais enfin, monsieur, tout ça, c’est de la faute à qui ?

Gaston pense à des hommes qui ont vécu comme son oncle, pour gagner de l’argent, beaucoup, et l’entasser dans des coffres ; à d’autres hommes, d’une plus dangereuse espèce… Tous, âpres, secs, égoïstes… Paula aussi qui allait s’associer à Albert, fonder un ménage bourgeois comme celui du gros Édouard et d’Élise…

— Ah ! et puis, s’exclame Paula, je ne vais pas m’en rendre malade.

Ne possède-t-elle pas une maison, des rentes ? Au besoin, elle mangera son capital. Il ne faut pas qu’elle se tracasse, pas même pour ce mort, demain on en débarrassera sa villa !



Ferdinand Dieulet et Victor Singer, depuis une petite heure, sont assis dans un café. Et ils ont parlé d’Albert, de ses défauts comme de ses qualités.

— Enfin, soupire Victor, il est mort sans faire de bruit, comme il a vécu.

— Mais personne ne pensait qu’il mourrait chez une étrangère. Lucienne lui avait dit : « Albert, si un jour tu te sens mal, viens chez nous. »

— C’est une Italienne, elle avait su l’enjôler ; en le rencontrant, elle a dû penser : « Ce garçon-là est mûr, c’est un fruit, je n’ai plus qu’à le cueillir. » Souviens-toi, s’il avait vécu, Albert menait une autre existence, on remarquait en lui bien du changement depuis un an. Il devait s’ennuyer dans son appartement, seul avec un cabot.

— Je n’y ai mis les pieds qu’une fois.

— Moi, jamais… Tiens, je l’ai vu il y aura quinze jours… à présent, ça me revient… il m’a avoué : « Je commence à en avoir marre de faire ma cuisine ou de bouffer au restaurant. » J’étais pressé. Sans ça, il me racontait peut-être tout, je sentais que quelque chose l’étouffait. Il fallait que l’aveu vienne de lui. Si tu le questionnais, tout de suite il se renfrognait.

— Il lui a manqué une femme dans sa vie.

— Il en a eu plusieurs !

— Une pour se marier.

— Je crois qu’il avait peur de se charger d’une famille ; et maintenant, il s’apercevait qu’on ne peut pas vivre rien qu’avec soi, et seulement pour amasser une fortune.

Ils achèvent de boire leur absinthe – ça ne fait pas de mal ; la preuve, Albert, qui ne crachait pas dessus, est mort d’autre chose.

— Il faut filer, dit Ferdinand, parce que nos bourgeoises…

— Demain matin on verra le gros, il roule. Enfin, nous, on a agi de notre mieux pour l’enterrement.

… Victor arrive chez lui. Sa femme n’a pas dîné, elle l’attend. Un gosse dort, les deux autres geignent. Bon ! il va passer une sale nuit et, demain, avant de retourner auprès du mort, il a à expédier un travail urgent. Oh ! la vie, c’est rien que des emmerdements, son frangin en est débarrassé.

… Ferdinand s’est assis dans la boutique et il raconte tout à Lucienne ; puis il conclut, avec un bâillement :

— S’il y a enquête, ils nous l’emmèneront à la Morgue.

— Une autopsie ne nous le rendra pas vivant !

— Ça demanderait une quinzaine. Mais moi, je ne m’en occupe pas… Quelle journée, bon Dieu !

— Toi ! crie Lucienne, tu as bu un pernod, je le sens. Tu veux qu’il t’arrive la même histoire qu’à mon frère ?

Trois janvier

Gaston, qui a accompagné Mme  Parfault jusqu’à sa porte, s’en retourne dans la rue déserte. Il pense à ses parents, sa mère ne dormira pas… au gros Édouard, en route… à des malades, à tous ceux pour lesquels cette nuit n’apportera pas l’oubli, mais la peur, de nouvelles angoisses, pire… comme à son oncle, la nuit précédente.

Allongée sur le divan du petit salon, Paula l’attend ; elle lui offre des coussins, en lui recommandant de bien s’installer car la nuit sera longue… La nuit… elle est entre eux, aucune lumière ne saurait la chasser ; elle rôde derrière les fenêtres, dans les rues vides, et pèse sur les yeux du mort.

— Moi et mon amie on a peur le soir, avoue Paula. On est isolé, ici, et quelqu’un viendrait nous assassiner, qui entendrait ?… Ah, ne plus rien voir de vivant… c’est pour ça que j’ai pris une chatte. Regardez ma Lolotte, elle se promène, elle ne doit pas comprendre pourquoi ma chambre lui est fermée.

— Elle miaule.

— Oui, elle est bizarre… Dites, comment était-il lorsque vous êtes monté ? Il sentait ? Il paraît que ça se décompose au bout d’une journée, un corps.

— Il y a vingt-quatre heures qu’il est mort ?

— Peut-être… je ne sais pas… Si je m’étais réveillée, est-ce que je pouvais le sauver ?… en le tournant de côté, ou en lui faisant une piqûre ? Il a pu penser quoi ?

— Sa dernière pensée, c’est quand il vous a souhaité une bonne nuit.

— Il m’a dit : « Ma petite femme, demain on se rattrapera, va. » Oh ! c’est effroyable de partir comme lui, en plein sommeil ; je sais qu’il n’était pas pratiquant mais… À Noël, on a dîné tôt, pour aller ensuite écouter la messe de minuit à Saint-Eustache. Quand on est sorti de l’église, votre oncle m’a confié d’une voix changée : « C’était beau. L’an prochain, faudra que je loue de meilleures places. » Ça lui avait fait une impression. Et, tenez, vendredi, il a vu dans ma chambre la petite chapelle que je dresse pour mes morts. « Oh, c’est bien ce que tu fais là », il m’a dit. Il avait l’air de méditer. « Moi, je ne suis pas bigot, seulement il y a un âge où l’on commence à se préoccuper de religion. » Alors, on a parlé des astres. Il me répétait : « C’est pourtant vrai, il doit y avoir quelque chose. » S’il avait vécu, il serait venu avec moi à l’église… Vous ne pensez pas que ses frères voudront lui faire donner une petite bénédiction ?

Elle se signe, remue les lèvres.

Gaston l’observe, puis regarde une photo suspendue au mur ; Paula y a les épaules nues, une coiffure attifée, des lèvres brillantes ; autour de ce portrait d’apparat, des miniatures, des étoffes et une poupée-fétiche. La place qu’il occupe était celle d’Albert, peut-être que sur ce divan agréable, dans cette atmosphère de boudoir, Paula et son oncle…

— Il était expansif avec vous, dit-il, curieux de connaître davantage leur liaison.

— Je me disais que j’étais tombée sur une nature affectueuse, j’avais senti ça le jour même de notre rencontre. Faut que je vous explique, c’est à la station du métro Beaugrenelle qu’on s’était donné rendez-vous. Nous nous étions écrit. « Je tiendrai votre lettre bleue à la main », qu’il m’avait répondu. J’arrive juste à l’heure et je vois un monsieur qui marchait devant le guichet. Votre oncle ! Nous nous sommes abordés avec un peu de gêne, forcément. Albert m’a proposé d’aller dans un café. Il y en avait plusieurs sur la place, il a choisi le mieux. Des amoureux s’y embrassaient. « C’est bon signe », il m’a soufflé, et nous nous sommes assis dans un coin. Alors, lui, franchement, a commencé : « Je n’ai pas quarante-huit ans, j’en ai cinquante-deux bien sonnés. » – « Et moi, pas trente-sept, mais quarante », que je lui ai répondu. On a ri. « Ça ne fait rien, on pourra peut-être se comprendre. » Déjà, on le pouvait ! Il m’a expliqué : « Voilà, j’ai des goûts simples, je voudrais trouver une compagne sérieuse et vivre bourgeoisement. » Il m’inspirait confiance ; et puis, il me plaisait comme homme : ni grand ni petit, ni gros ni maigre, tout à fait mon genre ; je craignais de rencontrer un monsieur à barbe ou un rasta ! On a causé longtemps, gentiment, et on s’est fixé un rendez-vous pour le surlendemain, au Paramount… moi, j’aime le cinéma, c’est mon métier… C’est là qu’il m’a donné le premier baiser. « Je sens que vous allez me plaire », il me répétait. On a dîné ensemble. Ensuite, on s’est vu chaque jour. En un mois, c’est curieux, on avait pris l’un pour l’autre tellement de sympathie. Aussi, vendredi, je lui ai proposé de venir chez moi se faire soigner. Et dimanche, il m’a embrassée en disant : « On commence 1933 ensemble ; et lorsque le premier janvier, à son réveil, on baise une petite femme, toute l’année on a du bonheur… » Vous voyez… Moi, je lui ai répondu : « Je baise un petit homme. » Il piquait avec ses moustaches, peut-être qu’il les aurait coupées… Je ne vous ennuie pas ?

Gaston secoue la tête.

— L’après-midi, je m’étais proposé de lui parler de mon passé. Je lui aurais montré mes photos du temps où j’étais vedette. J’attendais, car imaginez qu’il pense : « Eh, je me trompe, sait-on jamais avec une artiste. » Je ne voulais pas le perdre. J’attendais aussi pour le présenter à mes amies. Voyez-vous que l’une d’elles me le vole !

Elle ouvre le tiroir d’un chiffonnier, y prend un album et des enveloppes qu’elle pose sur le divan.

— Ah, soupire-t-elle, c’est à vous que je montrerai tout ça.

Et, d’une large enveloppe, elle tire des coupures de journaux, une photo.

— C’est moi à dix-sept ans… Nous étions huit dans ma famille. Je ne voulais pas être couturière, mais entrer au Conservatoire de Milan, et maman a cédé.

Elle déplie une affiche décolorée :

— Dans un drame historique j’ai débuté… Ses mains remuent fébrilement de vieux papiers ; sa voix est vive.

— J’ai eu rapidement du succès et je suis partie en tournées. Je n’avais pas dix-neuf ans quand mon fiancé m’a enlevée… Filoche. Peut-être que vous l’avez vu jouer ?… Il faisait des films comiques, comme Rigadin et Max Linder.

Et, brusquement, Gaston se souvient :

— Ah ! Filoche…

— Moi, j’étais Filochette, ajoute Paula, en ouvrant son album. Regardez. Est-ce que ça ne vous rappelle pas votre jeune temps ?

Oui, devant ces photographies, à présent Gaston se souvient. Le jeudi après-midi, dans un cinéma de quartier, il applaudissait aux exploits des Peaux-Rouges, à des scènes de la Révolution Française ; puis Filoche apparaissait, il jouait le rôle d’un hurluberlu, brisait les assiettes, sautait par les fenêtres, recevait des seaux d’eau, surgissait d’une boîte ou d’un piano.

— Me voilà, dit gaiement Paula.

Une très jeune fille, aux yeux noirs, avec une robe longue, un chapeau empanaché, dans un salon à tentures. Filoche lui fait la cour. Le gros papa se montre, pan ! Filoche renverse le fauteuil et tombe les quatre fers en l’air !

— Comme on a travaillé, explique Paula, qui tourne les pages. Je montais à cheval, nageais, faisais de l’auto, me lançais dans les flammes. Vous croyez que votre oncle ça l’aurait intéressé ?

— À l’époque, il était représentant.

— Tenez, celui-là faisait toujours le père, eh bien ! il est mort… la belle-mère aussi, et le sergent de ville, il y en a des disparus ! Filoche vit, il continue à boire, à fumer journellement ses quarante cigarettes, mais il a bien baissé tout de même et dans les studios on n’en veut plus de mon pauvre mari. Pourtant, il a réalisé de belles choses, et avec presque rien, c’est pourquoi il fumait, il lui fallait de l’imagination.

Elle referme son album, examine ses papiers, en prend un.

— C’est lorsqu’on a fait notre grande tournée en Argentine, murmure-t-elle. Je continuais à jouer au théâtre, on m’appelait la prima donna !

Un autre papier : un menu, couvert de signatures.

— Ça, c’est au retour, sur le paquebot, au dîner en mon honneur.

Elle range articles et photos dans leurs enveloppes, et soupire :

— Je les collerai un jour, j’ai le temps maintenant.

— Vous ne travaillez plus ?

— J’ai encore tourné, il y a trois ans. Je suis à un mauvais âge, je ne peux plus jouer les amoureuses, et pas encore les mères. Et puis, je ne me contenterais pas d’un second rôle, j’ai été trop gâtée. Peut-être que, avec le parlant… mais je parle français avec un accent, dites ?

Elle se tait, puis reprend à voix basse :

— Il y a d’autres vedettes, chacune a son temps. Faut se voir. Je ne suis plus jeune, enfin, beaucoup moins bien. Mais je l’étais encore assez pour plaire à mon chéri…

Elle frissonne et jette sur ses jambes une couverture. Quelques photos tombent. Gaston les ramasse, y lance un coup d’œil, regarde Paula… qui rumine son passé. Ces papiers lui rappellent sa jeunesse, ses succès, une espèce de gloire dont elle garde précieusement des témoignages… Ah ! choses mortes… Et lui n’a-t-il pas revécu subitement ses joies d’enfant ?… Filoche et Filochette… Il se répète leurs noms… et ce beau monde d’autrefois lui semble maintenant figé, poussiéreux, vide.

Des coups de vent secouent les volets. La chatte miaule. Paula l’appelle, mais l’animal se glisse dans l’escalier. Gaston, une pensée le traverse, insensée. Son oncle, il descend, vient vers eux, la main tendue, il dit : « Mais je ne suis pas mort, je dormais. » Oui, parfois, il croit entendre marcher au-dessus de leurs têtes. Il n’oserait retourner dans la chambre. Albert est mort… vraiment mort, sur son cadavre il pose comme une dalle. Son regard rencontre celui de Paula, inquiet et trouble. Elle est étendue, très lasse, et n’ose fermer les yeux. Dormir, oublier. Mais ils luttent contre la fatigue, la fièvre, et ce sommeil qui se fait complice de la mort.



Dans les ténèbres, Lucienne garde les yeux ouverts. Son mari ronfle, il était recru de fatigue. Brave Ferdinand, elle le traite durement s’il se laisse entraîner à boire – il ne supporte pas la boisson. Il faudrait qu’ils vendent leur fonds. Seulement, de quoi vivraient-ils ensuite ? Bah ! elle a tort de s’inquiéter de l’avenir ; bientôt à elle, ou à Ferdinand, de descendre dans le trou… Albert… Elle se dit qu’il aurait pu vivre heureux encore quelques années, et c’est cette pensée qui l’attriste, car elle n’a pas peur de la mort ; elle la voit comme une chose simple, aussi naturelle que la naissance. La vie ? Il lui arrive d’en avoir assez. Derrière elle, toute une existence de travail, des déceptions, des angoisses ; et elle voudrait, un jour, ne plus penser, ne plus sentir, dormir longtemps d’un sommeil dont rien ne viendrait vous tirer. Son fils est un homme, il a une bonne santé, qu’il se débrouille. Pour une fois, c’est justice qu’elle pense à elle !

Une quinte a éveillé Ribéroche.

Il s’est dressé sur son lit, il a allumé. Depuis un an, lui et sa femme couchent séparément : chacun sa chambre. Dort-elle ? S’il l’appelait ?

Sa crise cesse, il respire plus librement, peut s’étendre ; et, subitement, dans le noir, c’est le visage d’Albert Singer qui lui apparaît. Un copain, ensemble, en ont-ils fait des fredaines !… Lui, Ribéroche, dans ce temps-là, était un fichu vadrouilleur, et il ne passait pas ses nuits seul, à toussailler, cracher, comme un vieux gaga. Il s’en était payé des femmes, et des jolies… trop… Peut-être bien qu’il avait commis des imprudences, faut qu’il les paie.

Il cherche à quel moment, où, comment, le mal s’est glissé en lui. Il s’en rappelle cruellement la première atteinte.



Gorin se lève.

— Tu te lèves, mon grand ? lui demande sa femme.

Sans répondre, il va aux cabinets. De retour dans la chambre, il palpe son ventre, enfonce deux doigts… là, il rencontre comme une grosseur… Ce tantôt, déjà… Albert aussi souffrait du ventre, il portait une ceinture.

— Merde, faudrait que j’en mette une.

Il bâille, s’approche de la fenêtre, soulève le rideau. Le square est désert, peu éclairé, les arbres sans feuilles entrecroisent leurs branches noires. Et dans la rue, pas un chat. Il lui est arrivé d’y traîner à cette heure-là quand avec le gros Édouard, Ribéroche, Albert, ils faisaient une virée joyeuse dans les boîtes de nuit montmartroises.

Il regagne son lit, s’y allonge, bien au chaud ; doucement le sommeil lui vient, avec un rêve : Albert est au volant de son auto, ils partent pour la campagne, toute leur bande.



Victor couche avec le plus jeune de ses enfants.

Il l’aide à se lever, le fait asseoir sur le pot ; puis ils se recouchent, mais l’enfant continue à se plaindre.

Ce pauvre gosse, il souffre déjà, c’est sensible ; et Dieu sait ce qui l’attend dans cette garce de vie !… Voilà une question que Victor ne se pose plus ; lui a reçu, croit-il, son paquet !… Encore une nuit de veille. Ah, toutes celles qu’il a passées au chevet de Charlotte, sa première femme, qui ne fermait plus les yeux… avec ce cancer qui la rongeait… un an à traîner, gémir. Parfois, la mort on l’appelle, presque comme l’unique remède ; et quand elle arrive, c’est la bienvenue… Il n’y a pas longtemps, il perdait sa belle-mère, morte aussi dans son lit, silencieusement. Lorsqu’il va à Meulan, chez le beau-père, il s’attend toujours à ce que le vieux… peut-être cassera-t-il sa pipe cette année-ci ? Victor n’a pas cinquante ans. Derrière lui, il ne voit que des morts : amis, parents, sans compter les malheureux compagnons du temps de guerre – la mort d’Albert les fait tous sortir de leur trou. Sa vieille sœur Marthe : soixante-dix ans, à son tour de partir. Chaque fois, un peu de lui-même qui s’en va. Certains, ils ont leur bon Dieu pour se consoler et s’endormir ; lui, non, il lui faut regarder la mort en face : tantôt elle est une camarade, tantôt une ennemie… On croit en connaître toutes les sales manœuvres, et puis elle vous joue un nouveau mauvais coup… Il transpire… Vite le matin !… Le jour vous apporte le travail, des devoirs, des ennuis, des joies même ! et tout ça vous fait oublier.



La lueur des deux appliques éclaire le visage du mort. L’ombre envahit les murs. Dans la glace, glauques et figés, se reflètent le lit, le cadavre, les formes étranges de quelques meubles. Deux tableaux, images privées de mouvement, choses mortes ; des vases, sur une commode ; tentures lourdes, aux longs plis mortuaires ; fauteuils où la place d’un corps… Un silence que les bruits de la rue ne troublent plus. La mort et la nuit. Dans l’air immobile, une odeur légère, puis envahissante ; elle monte du mort qui n’a pas rompu tous liens avec son passé, de son corps où d’incertaines transformations commencent. Qu’elle s’étale et emplisse le vide, qu’elle pénètre le bois, les étoffes, la pierre, pour les tirer de leur monde inanimé. La lumière ne faiblit pas, déteinte et froide ; les ombres sont plus pesantes. Le jour, quelquefois, le passage d’un camion fait vibrer chaque objet, une rumeur emplit la chambre et la relie à la ville. La nuit, rien. Seule la vie d’un cadavre est maintenant source de vie.



— Un peu de café au lait ? demande Paula. Dimanche, j’avais acheté pour votre oncle un litre de lait.

Elle allume un réchaud, prend une casserole. « Ses gestes de chaque jour », pense Gaston. Il regarde autour de lui. Dans cette cuisine : un mannequin, une machine à coudre, un lit-cage, un buffet, une table, des balais, un bric-à-brac qui rappelle quelques-uns des mille besoins de la vie. De tant de servitudes quotidiennes, Albert est-il délivré ? Il n’y a pas… « une seconde vie », à l’image de la première, durant laquelle il faudra encore agir, combattre, souffrir ? Paula disait : « Il reste des âmes. » Albert, sa pauvre âme, où est-elle maintenant ?… Non, rien… Désespérément, simplement, Gaston s’attache à son corps… sa vie, qui lui semble peu réelle, et cependant est le seul bien qu’il possédera jamais.

Paula lui tend un bol :

— Je bois aussi, dit-elle.

Et il boit. À-t-il pensé qu’elle avait empoisonné Albert ?… Oui. Il faut que le surnaturel, le drame, vous farcissent la tête. Mais tant de morts sont banales comme celle d’Albert, n’ont pas de causes surprenantes… ainsi meurent la plupart des hommes, qu’il mourra.

Il porte la main à son front : qu’il en éloigne toutes ces pensées lourdes comme la nuit ! Il est dans un sous-sol, les pieds bien sur terre, dans la villa où son oncle est mort d’une embolie, une belle fin ! Paula ? Maintenant, elle n’est plus pour lui une étrangère… une femme, elle donne du lait à sa chatte… Voyons, a-t-il eu peur vraiment d’être bloqué dans cette cuisine ? Qu’on l’empêchât d’en sortir ? Qui, on ? La mort ! Le mort, là-haut ! Il n’y aura plus place en lui pour des fantômes !

Quand ils remontent, Gaston entend les premiers bruits du matin : une auto, un tramway, puis une voiture tirée par un cheval dont les grelots tintent étrangement… un train siffle… quelques cris… tandis que dans la villa un silence… Paula s’est étendue sur le divan, elle sommeille. Gaston, lui, ne fermera pas les yeux. La fièvre de cette nuit, il la sent qui brûle sa gorge. Une soif d’air frais. Vite ! que son père arrive, et qu’il quitte cette maison où depuis une quinzaine d’heures on l’a enfermé !

Dehors, des portes claquent. Personne ne sait qu’il y a un mort, ici ? et, dans Paris, qui pense qu’il y a un mort de plus ? Trois janvier, lendemain de fête ; la vie active va reprendre.

Une auto ronfle, un homme la conduit, attentif, les yeux grand ouverts. Les autobus et les métros ont leur plein de voyageurs. Des hommes et des femmes se lèvent, se lavent, s’habillent, courent ; chacun va vers son poste, déjà tendu, inquiet. Des coups de sirène montent de Billancourt, de Puteaux ; des appels brefs se succèdent, et les ouvriers ont leurs premiers gestes autour des machines.

— Ah ! enfin, voilà le jour.

Gaston s’approche de la porte dont il ouvre le vasistas : le ciel est pâle, triste et froid. Une bouffée d’air vif l’éveille tout à fait. Une rumeur entre, tire Paula du sommeil.

— Quoi, murmure-t-elle, c’est le jour ?

Elle se lève et marche en titubant jusqu’à l’escalier.

— Samedi matin, lorsqu’il a entendu ces bruits, il m’a dit : « Tu vois, le travail commence. C’est quand même bon, soi, de ne pas avoir à travailler. »

Elle se retourne :

— Le malheureux, il y est toujours dans son lit.



De six à huit, les maçons d’un chantier voisin, les ouvriers d’une fabrique de maroquinerie, des clients de passage, entrent boire leur jus au Bar du Télégraphe. Tous pressés. Ferdinand Dieulet n’a pas une minute de répit, Lucienne non plus. Et, aujourd’hui, partout on sait qu’ils ont perdu quelqu’un de leur famille ; alors, à ceux qui ne connaissaient pas Albert, faut leur expliquer qui il était ; et les autres, leur raconter comment il est mort. Tous s’en foutent bien, au fond, car ils ont assez à faire de penser à eux. Mais, comme ça, le matin, c’est une entrée en matière. Et ils reposent leur verre sur le comptoir, en déclarant : « Le voilà maintenant tranquille, votre parent. Nous, faut qu’on remette ça. »

Ferdinand aussi, faut qu’il travaille ferme : une boutique en désordre, une cave pas faite. Hier, avec cet aria…

— Tu retournes là-bas quand ? lui demande subitement Lucienne.

— J’ai le temps, réplique-t-il, grognon. Je ne peux tout de même pas lâcher mon bar. Le gros va arriver, à lui de s’y coller !



Pendant que sa femme habille et débarbouille les gosses, Victor descend faire les courses – une corvée pour un homme !

Mais, ce matin, revoir du monde, respirer, le remet d’aplomb. Un dépôt « Maggi » où il entre. Là-dedans, on sent le fromage aigre, une odeur qui rappelle celle des couches des moutards. Victor tend son pot à lait ; la vendeuse l’emplit, puis en lui rendant la monnaie :

— C’est vrai, monsieur Singer, que vous avez perdu votre frère ?… Eh bien, vraiment, vous ne quitterez jamais le deuil ! Vos gosses vont-ils, au moins ?

Il a un geste vague et il sort. La boulangère le questionnera, aussi la mercière qui lui vend le journal. Et, à sa boîte… Non, il n’en a pas fini… Le gros Édouard approche de Paris. Son aîné, ce n’est pas qu’il le craigne ; il le sait gueulard, brouillon, susceptible, pas méchant certes ; mais mené en dessous par Élise, une femme superstitieuse.

— Je l’engueule, si elle recommence avec ses histoires de bon Dieu !



Leur train roule dans la région parisienne.

C’est lorsqu’ils sont passés à Fontainebleau, au petit jour, qu’Élise s’est éveillée. Et alors, il lui a dit, en montrant la forêt : « Tu te souviens de la balade de cet été, dans la voiture d’Albert ? » Il l’a vue pâlir, son visage est devenu de la couleur cendreuse du matin. Aussi, depuis, il se tait, ou il pèse ses paroles. Attention ! sa femme a une maladie de cœur… comme Albert. Et elle lui a dit hier, en apprenant la nouvelle : « Si jamais je mourais comme lui, je serais damnée. » Comment la tranquilliser ?

Le gros Édouard Singer renifle, ses paupières battent. Il tire une cigarette d’un paquet. Combien en a-t-il grillé au cours de la nuit ? Ils ont pris des « premières » pour être seuls, mais il n’a pu fermer l’œil. Du reste, yeux fermés ou non, c’était son frangin qu’il voyait, son vieux poteau, son associé, son ami, son gosse ! comme il disait à Ribéroche et à Gorin. Le roulement du train lui trottait dans la tête mais ne l’empêchait pas d’entendre bourdonner la voix d’Albert… une voix sérieuse, nette. Ses souvenirs, sa douleur, il les gardait secrets. Il va pouvoir se soulager auprès de Lucienne.

« Elle me donnera aussi plus de détails », marmonne-t-il.

Au téléphone, elle lui a raconté qu’Albert était mort chez une amie. Il en changeait souvent. Sa voisine de la rue Ganneron, celle que tourmentait la folie des grandeurs, il l’avait plaquée. Une petite brune qu’il avait prise dans sa voiture, un jour, au bois de Boulogne ? Ah, son frangin ne lui racontait pas tout et la preuve : mourir chez une inconnue dont il voulait faire sa femme, paraît-il… Une blague, oui !

« En tout cas, je le mets avec moi dans mon caveau. » Il fronce les sourcils : « Faut pas qu’on me fasse des ennuis. Et d’abord, quand j’ai fait construire le caveau après la mort de la grand-mère, je lui ai dit, à Albert : «Tu auras une place»… Il m’a répondu : «Tu pourras me mettre où tu veux ; lorsque je serai mort, je serai bien mort.»

Sa poitrine se gonfle ; il étouffe, pousse un grognement.

— Qu’est-ce que tu as ? demande Élise.

— Je pensais à ce pauvre vieux. Je n’imaginais pas qu’il entrerait le premier dans notre caveau.

Il lance un regard dehors : c’est Paris ! Allons, faut maintenant qu’il se domine. Il descend leurs deux valises du porte-bagages et les pose à terre, sans souffler, sans peine. Il se penche sur Élise, paternellement lui donne un baiser.

— Allons, ma grande, ne te frappe pas.

— Je ne veux pas le revoir, répond-elle, avec un frisson.



Paula et Gaston, assis devant la fenêtre, surveillent la rue. Ils sont épuisés, fiévreux, mornes. Il y a un moment, ils sont montés au premier où se trouve le cabinet de toilette. Gaston s’y est rafraîchi le visage ; et, sur ses joues pâles, sur ses lèvres, Paula a mis du fard. Brusquement, elle a dit : « On dirait que ça sent ?… Faut ouvrir. » Alors, Gaston a poussé la porte de la chambre et l’odeur lui est arrivée au visage ; la fenêtre ouverte, il l’a encore respirée. Ici même, dans la salle à manger, il lui paraît qu’elle s’insinue, que c’est elle toujours qu’il aspire. Et Paula, par crainte des voisins, se calfeutre.

Tout à coup, ils aperçoivent un homme vêtu de noir.

— Il se dirige par ici, murmure Paula.

Gaston le reçoit sur le seuil.

— La maison Tabel, annonce-t-il, en ôtant son chapeau melon ; et il explique que M. Victor Singer a chargé sa maison des obsèques.

— Vous l’emmènerez aujourd’hui, dit Paula. À la nuit…

— C’est-à-dire qu’il va y avoir une enquête, réplique l’homme, en montrant une enveloppe comme celle que Paula et Gaston ont vue hier soir entre les mains du médecin. Oh ! une simple formalité. Il faudra que madame aille déposer chez le commissaire.

Paula serre les mains et pousse un cri.

— Je vais commencer moi-même à enquêter…

Il sourit :

— Si une maison vient vous faire des offres, pas un mot ?

— Non, balbutie Paula.

— Le corps est là-haut ?… Surtout, pas de chaleur, pas d’air.

Il donne une tape à sa cravate blanche, remet ses gants.

— Comptez sur moi.

Vite, Gaston monte refermer la fenêtre. Paula tombe dans un fauteuil ; et lorsque Gaston redescend :

— C’est le médecin, bégaye-t-elle, je vous le disais. Mais s’ils ouvrent le corps, ils verront bien que je ne l’ai pas empoisonné, ce chéri ; ils y retrouveront son dernier dîner. Tous ces gens en noir, c’est sinistre. Et le commissaire, qu’est-ce qu’il me veut ?

Elle pose des questions auxquelles Gaston ne répond plus. Il pense : « Bientôt, je serai loin, moi. » À présent que la fenêtre est close, il lui semble que de minute en minute l’odeur du mort gagne, s’étale, plus malsaine…



Une brusque frayeur saisit Lucienne lorsqu’elle entend une auto s’arrêter ; mais le grasseyement d’une voix la fait vite se jeter dehors : son frère ! Elle l’embrasse, puis Élise, et ils rentrent dans la boutique. Alors, le gros Édouard s’assied.

— Ne chialez pas, conseille-t-il aux deux femmes qui sanglotent, et il retient une larme.

Hier, comme elles, il a connu un moment terrible, il pleurait comme un chiffon.

— Le premier, raconte-t-il à sa sœur, on avait réveillonné encore, j’étais loin de supposer qu’Albert mourrait… et je venais de me lever seulement lorsque mon copain m’a appelé. J’ai imaginé que la bonne avait foutu le feu dans l’appartement, qu’on avait cambriolé notre villa…

— Tu as pensé que Ribéroche venait de mourir, interrompt Élise.

— Il y a une quinzaine, j’avais été le voir avec Albert, Ribéroche ; en sortant de chez lui, Albert m’a dit : « Cet homme-là, il ne se relèvera pas. » Et c’est lui qui meurt, ça, c’est un monde !… Alors j’ai pris le téléphone et j’ai reconnu la voix de Gaston. J’ai pensé qu’il avait eu un accident d’auto, Albert, pas mortel, hein… mais Gaston m’a annoncé… J’en suis tombé sur le cul ! Élise était venue, elle était blanche comme un linge.

Il sort de sa poche un mouchoir et se tamponne les yeux.

— Un coup comme celui-là, non, jamais je n’en avais reçu. Mon vieux frangin, qu’il disparaisse sans que je sois près de lui, oh la la. Puis on nous a remis la dépêche, je l’ai montrée à Élise : « Tu vois que c’est vrai, faut qu’on file. » Avant, pour avoir plus de détails, j’ai voulu te téléphoner.

— Victor et Ferdinand t’en donneront, des détails, réplique Lucienne. Ils sont repartis. Là-bas, on a des ennuis ; pour ramener le corps ici, faut une autorisation du commissaire.

Le gros Édouard se lève :

— Je veux savoir ce qui s’est passé… tout !

— Il y aura enquête.

— Ils ont des doutes, eux aussi. Cette femme-là, sûr que c’est une vicieuse.

— Elle jouait au théâtre, je crois.

— Oui, une poule qui en voulait à son pognon !

— Ferdinand a ramené de chez elle la bague, la montre…

— Et son épingle de cravate ?… Sa montre, je la reprends, c’est moi qui la lui avais donnée.

— Son testament, on l’a trouvé dans son portefeuille. Tu vois… moi aussi, j’ai eu des soupçons… cette femme, elle aurait pu le déchirer. Elle demande juste un petit souvenir de notre frère.

— Je l’emmerde !

— Mais tu tâcheras de ne pas faire de scandale, dit Élise en fronçant les sourcils.

— Lucienne, fais-moi voir le testament, commande le gros Édouard, et à sa femme : Quoi, je suis l’aîné !

Sa sœur revient, elle lui tend le portefeuille d’Albert, ce portefeuille dont il lui avait fait cadeau en 1932, au nouvel an. Il y fouille, trouve des papiers militaires ; une feuille jaune, froissée, couverte de chiffres, c’est la liste de ses actions. Ah ! son testament. Sur papier timbré, Albert était un garçon prévoyant. Il met son lorgnon et il lit, lentement.

— Moi, Élise, je n’ai jamais compté sur les souliers d’un mort pour me chausser, murmure Lucienne.

— Moi non plus. Mais autant que l’argent reste dans la famille…

— Fermez-la, ordonne le gros Édouard. Voilà : il donne vingt-cinq mille francs à notre vieille Marthe, nets d’impôts ; la moitié de sa fortune à Victor, un quart à Lucienne, et le dernier quart à moi. Il veut qu’on vende tout pour le partage ; faudra faire ouvrir son coffre devant notaire, à la Société Générale.

Soigneusement, il replie la feuille, la range, et rend à sa sœur le portefeuille.

— Cache-le. Moi, je vais là-bas.

— Pour l’enterrement, Victor a fait déjà le nécessaire.

— Peut-être pas à mon goût…

Il sort, la tête haute, gonflé de sa mission et de ses responsabilités d’aîné.



Jamais Gaston Dieulet ne retournera dans cette villa ; au tour des oncles d’y veiller si on ne transporte pas le corps aujourd’hui. Il suit la rue de Vaugirard, ce ne sont plus des rumeurs de fête qui l’emplissent, seulement celles du travail. Il les trouve aussi surprenantes. Des gens se hâtent, tandis que lui, malgré son désir de filer, il se sent lourd, l’esprit engourdi ou obstinément attaché à quelque pensée saugrenue.

Dans le métro, il doit refaire certains gestes, y prêter attention – une espèce de convalescence. Sur le mur, il remarque une affiche bleue : « Croisière en mer. Partir loin d’ici »… Ah, comment, alors, lui apparaîtrait la mort de son oncle ?… Du reste, votre mort comme votre vie, combien de personnes pour s’y intéresser ?… Soi !… Une bascule : « Surveillez votre santé. » Il y monte… Il mesure un mètre soixante-dix, il lui manque donc quatre kilos. Albert en pesait quatre-vingts, lui, et il est mort… C’est égal, un matin, il devrait aller voir un médecin.

Une rame arrive, il monte dans un wagon. La lumière y est d’un jaune sale et tous les voyageurs – même les femmes malgré leur maquillage ! – ont une mine de déterré. Les uns lisent un journal, les autres bâillent. L’air est vicié, Gaston voudrait ne plus ouvrir la bouche, ça ne vaut guère mieux ici que dans la chambre mortuaire, ça pue ! Tiens, un petit jeu… Voyons, dans vingt-cinq ans, ou cinquante, de tous ceux qui sont dans ce wagon, il y en a combien qui vivront ? Si on pouvait se donner rendez-vous ?… Seulement, dès la semaine prochaine, plusieurs auront peut-être cassé leur pipe ?

Gaston hausse les épaules. « Je divague encore. » Subitement, lui qui voulait regagner son domicile pour être seul enfin, il décide de se rendre au Bar du Télégraphe.



Les deux femmes se sont enfermées dans la chambre de Suzy.

— Tu as entendu tousser Ribéroche, cette nuit ?

— Trois ou quatre fois, répond Suzy, tu penses si je l’entends avec des murs comme on en a. Il y avait plusieurs jours que ça l’avait pris. Il dort.

— Écoute, Suzy, tu devrais veiller qu’il mette bien en ordre ses affaires. Oui, la Fifine te tanne la peau, mais ne vois-tu pas qu’il claque une nuit, comme cet Albert Singer ?… Ah, ça t’inquiète. Surtout que vous êtes mariés à la colle ; alors, tu as beau montrer un testament en ta faveur, l’État ne t’en laisse pas lourd.

— Fifine, s’il lui arrivait malheur, je sais où il cache la clé de son coffre. Je la prends et je file à la banque tout retirer.

— Et le lendemain tu te fais arrêter… Non, ma petite, pour ces trucs-là faut être régulier. Si je fais ici la garde-malade, c’est dans ton intérêt. Je te le répète, Ribéroche, il est flambé !

— Hier soir, il n’a rien mangé.

— Dame ! la mort de son copain lui en a fichu un coup. Je la lui ai annoncée en douce, mais j’ai vu qu’il encaissait mal.

— Au fond, je le plains.

— Tu voudrais que son argent nous passe sous le nez, toi ? Ces fumiers d’hommes, quand ils sont en bonne santé, ils nous en font avaler, dis ? Alors faut qu’on les possède à notre tour… À présent, sans avoir l’air de rien, tu devrais persuader Ribéroche de retirer son argent de la banque pour qu’il le cache chez vous, vu que c’est pas sûr en ce moment, les banques.

— Ici, s’il y a le feu ? ou si on nous cambriole ?

— Quand tu sentiras son argent dans l’appartement, ma Suzy, ce sera déjà comme s’il était à nous. On n’aura pas trop à patienter.



Le gros Édouard Singer lance sur la villa un coup d’œil méfiant, puis il sonne : Victor ouvre, derrière lui apparaît Ferdinand. Il leur serre la main, en demandant :

— Où est-il ?

— Là-haut, répond Ferdinand. Madame Paula, nous montons.

Le gros Édouard examine Paula, et sans tendre la main :

— Madame…

Il monte lourdement et s’arrête sur le palier, le souffle court, le cœur serré ; Victor lui glisse à l’oreille :

— Tu sais, il n’est pas beau.

Mais il se raidit – la mort, ce n’est pas la première fois qu’il se trouve en face – et ouvre. Une odeur terrible, ça monte de là-bas, du lit… Il s’approche d’un pas hésitant, paupières baissées, en balbutiant :

— Mon vieux… mon pauvre vieux.

Et la masse de son corps se courbe, jette une ombre ronde sur les draps. Il pose les lèvres sur ce front glacé, se redresse un peu. Ah ! il ne pourra plus détacher les yeux de cette face, toute jaune et violâtre, et noire par endroits ; cette face dont, malgré sa douleur, il reconnaît si bien chaque trait. C’est son frère, c’est Albert, son copain… Une grimace, plus horrible que celle du mort, fait se crisper son visage. Non ! non ! non ! il n’a jamais vu une chose aussi abominable. Il se détourne. Un sanglot le secoue, il râle. Et lui, le gros Édouard comme on l’appelle, un homme dur, un homme qui n’a jamais connu la peur, il pose sur l’épaule de Ferdinand un visage baigné de larmes, il s’abandonne comme une femme.

— Allons, gros, répète Ferdinand.

— Redescendons, chuchote Victor.

Le gros Édouard branle la tête ; du revers de sa manche, il essuie ses yeux. Les poings fermés, le corps raide, il plante droit son regard sur le cadavre, comme s’il lui livrait un combat, à la camarde ! Ah ! la vache, elle pue, elle grimace, elle veut prendre toute la place ! Mais le gros Édouard, c’est Albert qu’il regarde, son frangin qu’il retrouve comme huit jours avant, son frère bien-aimé dont le visage était à l’image du sien. Et, à présent, tous deux sont tête-à-tête, comme souvent… silencieux, mais ils n’avaient pas besoin de paroles pour se comprendre, ni de sourires, ni d’un seul geste, après tant d’années de vie commune. Albert… quand il lui donnait des cigarettes en cachette de la grand-mère ; le soir où il l’a mené pour la première fois voir une femme ; et puis, plus tard, les choses sérieuses, la lutte pour défendre sa peau et son bifteck… ah !… Alors, ils ne feront plus rien ensemble… rien ?… fini ?

Presque sauvagement, il tire le drap ; il voit Albert qui dort, étendu sur le côté. Mais il respire une odeur suffocante, c’est comme un rappel d’une présence sournoise ! Le gros Édouard ne la redoute plus ! Il pense : « On ne pourra pas le faire entrer dans le cercueil. » Il veut allonger le bras gauche le long du corps ; il veut allonger les jambes. Doucement, délicatement. Il a peur de lui faire mal à son frangin, peur de lui casser quelque chose, comme s’il s’agissait d’un gosse ; et puis, de porter les mains sur ce corps presque nu, il lui semble qu’il commet une sorte de sacrilège. D’un geste pieux, il recouvre le cadavre.

— C’est quand il était encore chaud que vous deviez l’allonger, vous autres.

— On n’a pas osé, explique Ferdinand. Et, vois-tu, l’enquête…

— Moi, la femme, faut que je la questionne. Si je flaire du suspect…

— Écoute, interrompt Victor, c’est pas l’endroit pour crier.

D’un air sombre, le gros Édouard regarde autour de lui : des dentelles, des fouillis, des gravures, on se croirait où ? Il sort de la chambre en marmonnant.



Élise et Lucienne parlent à voix basse. Élise, depuis son arrivée, ne bouge pas de son fauteuil, tant elle est crevée de fatigue ; et puis, si elle pense aux derniers événements, elle ressent des coups sourds dans la tête. Lucienne va servir un client, revient s’asseoir, et elles reprennent la conversation.

— Gaston m’a raconté tout à l’heure qu’Albert avait déjà beaucoup changé, dit Lucienne, qu’il sentait. Je préfère ne pas le revoir… c’est pas que j’aie peur.

— Moi, chuchote Élise, avec un frisson, jamais je n’ai pu voir un mort en face. Et quand je pense que celui-là est mort comme s’il était maudit…

— Si ton mari meurt ?

— Oh ! Lucienne… tiens, je crois que je choisirai de partir la première.

Non, elle ne veut pas mourir ! Elle ne veut pas y penser, à la mort ! C’est pourquoi elle ne s’occupe de rien ni de personne, qu’elle prend ses précautions quand elle mange, si elle voyage, tout… qu’elle croit en Dieu. Heureusement, leur famille est petite, solide ; hélas, dès que ça commence… Et aussi, tous ces bruits qui courent, comme en 1914.

— Tu ne sais pas, avec les avions, il paraît qu’en une nuit on peut mourir tous asphyxiés… Si… Albert me disait que l’Allemagne prépare sa revanche, c’était pour ça que lui restait officier de réserve… Je regrette bien de m’être laissée séduire par la forêt de Rambouillet ; c’est dans le Midi, loin, qu’on aurait dû acheter la villa !



Lorsqu’il s’est attablé, Gorin a dit à sa femme :

— Il ne va pas nous dégringoler dessus une tuile comme hier ?

Il a mangé des hors-d’œuvre, bu un petit verre, sans que retentisse un coup de sonnette. Si quelqu’un venait, ce serait peut-être le gros Édouard Singer ; en voilà un dont la visite ne lui serait pas désagréable, qu’il inviterait ! Le gros est maintenant à Paris, sans doute le verra-t-il ce soir, à l’heure de l’apéritif ; entre deux tournées, il lui glissera quelques mots au sujet de cet immeuble que possédait Albert. C’est le moment, diable ! Il a, près de lui, l’Information Financière, les titres continuent à baisser. Au fond, oui, il n’y a de placements sûrs que dans des immeubles. Albert était un malin !



Au Tabac de la rue de Romainville, à une table, Ferdinand et son beau-frère sont assis et sirotent leur pernod. Le gros Édouard mordille une cigarette, la jette, en reprend une autre. Il est encore « à cran » de leur visite au commissaire.

— C’était son chien qui nous a questionnés, grogne-t-il. Ces types-là, ce sont tous des combinards et qui savent flairer quand il y a de l’argent. Me demander à moi si j’étais son frère, non ! et s’il était millionnaire… c’est l’Italienne qui lui a raconté ça.

— Elle a complètement perdu la tête en leur présence, tellement qu’on aurait pu la soupçonner ; même qu’elle m’a avoué : « S’ils m’arrêtent, je me suicide. »

— Je l’ai secouée, elle veut nous faire du cinéma !

— C’est sans doute Albert qui lui aura dit qu’il possédait le million.

— Il avait trop peur qu’on lui vole ses sous. Il n’y avait pas plus sage que lui et personne ne savait ce qu’il combinait. Moi, quand je suis arrivé chez son Italienne, je me suis demandé chez qui j’entrais. Albert, en amour, comme à la Bourse, il faisait ses coups en douce, souviens-toi.

Le gros Édouard se tait. Au cours de sa vie, Albert lui avait fait quelques confidences ; il lui avait même présenté ses maîtresses, surtout la belle Georgette, du temps qu’il tenait sa chemiserie. Celle-là n’en voulait qu’à son argent et songeait à se faire épouser, la garce ; elle avait peut-être donné à Albert sa maladie de cœur ? S’il la rencontre un jour avenue de Clichy, où elle habite encore… Soudain, il pense à Élise, il est bien tombé avec sa femme. Oui. Mais pourquoi Albert portait-il à cette brave Élise de la haine, quand ils étaient associés ?

— Je suis content que ma grande ne soit pas venue, soupire-t-il. Il n’était pas joli, hein ? Il se vidait.

— Faudra retourner au commissariat pour le permis d’inhumer, déclare Ferdinand.

Ils se lèvent.

— Faut pas vous frapper tant, conseille le patron, en leur offrant une tournée. Ainsi, ce matin, au 275, j’ai un de mes bons clients qui vient de passer.

Le gros Édouard avale son apéritif, Ferdinand répond distraitement. C’est bien assez d’une mort ! Et puis, celle d’Albert est si pénible, inattendue, une fin pas ordinaire !



Paula, accompagnée de Victor Singer, est rentrée chez elle. Et une odeur l’a suffoquée, cette odeur qu’elle respirait depuis longtemps, mais à laquelle elle s’habituait comme à un poison. Vont-ils laisser pourrir le cadavre dans sa chambre ? Les ennuis, les poursuites, les visites, ça va continuer ?

De nouveau, elle s’est assise dans sa bergère et il lui semble qu’un poids l’écrase. Oh ! cet Édouard Singer, le gros comme ils disent, quel butor. En voilà un, si elle avait épousé Albert, elle ne l’aurait pas reçu souvent. Le plus jeune frère est complaisant, quoique balourd et borné quand il lui lance des pointes au sujet de la religion. Et les autres, ces étrangers qui envahissent sa vie, souillent sa maison… et le commissaire, et des agents… et les voisins que tant d’allées et venues doivent intriguer… Elle qui jamais ne se faisait remarquer, dans le quartier, quand on verra sortir de sa villa un cercueil…

Oh ! qu’il en sorte vite. Mais ce n’est pas ce soir, demain, ni les jours suivants, qu’elle osera coucher dans sa chambre. Bien plus tard. Certainement ce souvenir la poursuivra. Elle changera le lit de place, achètera une couverture neuve. Peut-on chasser d’une maison l’image d’un mort ? Et de son esprit, est-ce qu’on peut aussi chasser cette image ?… en priant ?… Voir mourir, lorsqu’elle faisait du théâtre, ça lui arrivait si souvent ; mais voir mourir quelqu’un dans la vie, ah… Et, un jour, qu’une occasion se présente de ne plus vivre seule, entre son nouveau compagnon et elle, dès qu’elle fermera les yeux, ô mon Dieu, ne se glissera-t-il pas la mort ?

Elle les paie cher les moments heureux qu’elle a connus près d’Albert. En somme, il ne lui a presque rien donné ? Il ne lui reste de leur amour – ce n’était pas encore de l’amour – que des larmes, et de l’ennui ; et, dans sa jolie maison où personne n’était mort, cette puanteur qu’elle respirera pendant des semaines. Elle renverse la tête. Le désespoir l’envahit ; la colère et la haine s’y mêlent.

— Voyons, faut pas vous affoler, conseille Victor. Qu’est-ce que vous voulez qu’il vous arrive de plus ?… Nous, on ne porte pas plainte. Ah, oui, chez le commissaire, le gros Édouard a été bourru.

— C’est lui, là-haut, lui !… Il me semble que jamais je ne pourrai m’en défaire… que je le retrouverai toujours devant moi !

— Les morts, un jour vient où on les a oubliés. Il y avait un mois que vous vous connaissiez, c’est rien.

Il songe que l’image de Charlotte s’efface de semaine en semaine, qu’il la retrouve chaque fois avec plus de peine, que seul un événement exceptionnel la lui ramène avec netteté sous les yeux – et il n’ose trop s’arrêter à cette pensée que ses trois gosses, eux, lui rappellent leur mère.



C’est au fond de leur boutique que déjeunent les patrons du Bar du Télégraphe. Aujourd’hui, à leur table, ils en ont ajouté une seconde, aussi certains clients se sont exclamés : « Ah ! c’est encore jour de fête pour vous. » Drôle de fête. Mais Ferdinand ne leur a pas donné d’explications – les commères se chargent de répandre la nouvelle par tout le quartier ; ma foi, ce n’est pas là une publicité fameuse !

Peu à peu, en mangeant, l’appétit leur est revenu. La bouche pleine, ils parlent. De quoi ? De qui ? Hé ! de ce pauvre Albert. Les deux jours qu’ils viennent de vivre paraissent n’en former qu’un, sans fissure, sans qu’il s’y glisse une image autre que celle d’Albert. Ils se rappellent des repas de famille et, entre tous, ce fameux dîner par lequel Ferdinand inaugurait son installation au Bar du Télégraphe. Albert, ce soir-là, qu’il était content ! Il n’avait plus que huit années à vivre, ça personne ne le savait, lui encore moins qui bâtissait des plans pour 1940. On peut dire qu’il était tenace, économe, intelligent. Vers la soixantaine, tous devaient se retirer et vivre ensemble dans cette magnifique villa qu’avait achetée le gros Édouard.

— Oui, soupire Lucienne, qu’est-ce qu’il en reste de nos beaux projets ?

Depuis un moment, le gros Édouard ne souffle mot. Il a revécu année par année la vie d’Albert et, au fond de sa tête, ce passé ne pèse pas lourd. Et lui… lui, s’il venait à mourir, ne serait-ce pas pareil ? Comme Albert, il a eu le désir de gagner de l’argent. Tous deux y ont réussi. Soit. Seulement, après, faut pouvoir en jouir ; car si on crève, à quoi ça a servi de faire sa pelote ? « À rien, mon vieux, lui chuchote une voix. Ton frangin, l’État va mettre la main sur sa fortune, le peu qui restera sera dispersé. » Mais Albert était célibataire ; lui, le gros Édouard, a une femme… Élise, sa grande… Dix-huit ans se sont écoulés depuis le soir où il l’a vue pour la première fois dans un hôtel dont elle était gérante… Il l’observe : elle a un beau visage régulier, rond, blanc. Elle parle d’Albert. Et de lui, parlera-t-elle ainsi, de cette voix chantante, un après-midi ? Bien sûr que oui ! Et elle se rappellera toujours son gros qui lui aura laissé de quoi vivre tranquillement.

Il se lève, rasséréné.

— Ferdinand, il nous reste du boulot.

— Écoute, répond Ferdinand, qui, lui, songe à son commerce, ce tantôt, je dois recevoir deux pièces de vin. J’irai là-bas dans la soirée.

— Bon, grogne le gros Édouard. Mais moi je dois télégraphier à la vieille Marthe, Victor a oublié ; c’est tout de même notre frangine. Et faudra que je passe prévenir mes amis.

Après le départ de son beau-frère, Ferdinand descend à la cave pour y préparer son chantier.

— Nous, dit Lucienne, buvons doucement notre café.

— Oui, réplique Élise… Tu sais, tout à l’heure, quand le gros parlait de son frère, je n’ai pas voulu causer. Albert, ce n’est pas que je lui en garde rancune, mais m’en a-t-il fait des avanies lorsque nous tenions ensemble notre hôtel ! Il me détestait ; un jour, il m’avait dit : « Je ne vous considérerai jamais comme étant de notre famille. » Une autre fois, il me manquait deux cents francs dans la caisse, alors il m’a parlé pire qu’à une bonne qui aurait volé… Et le personnel aussi, il le traitait durement.

— Il se croyait toujours officier !

— Même, figure-toi, un matin il descend à la cave où le gros Édouard chargeait sa chaudière et il lui met sous le nez un revolver… comme ça… en criant : « Tu vas chasser Élise, je n’en veux plus dans la maison ! » Le gros ne s’est pas frappé. « C’est une crise qui te prend ? » Une autre fois, il m’a arraché des mains mon chapelet. À cette époque, Albert devait être neurasthénique, ou… moi, je n’en ai rien dit à Édouard, mais j’ai pensé que, durant un temps, il a dû absorber des drogues. Et puis, le métier d’hôtelier, il ne le trouvait pas assez honorable… pourtant il empochait l’argent et ça a été l’origine de sa fortune… parce que, chez nous, on recevait des femmes pour les passes, et ça le choquait. Et moi, quand je lui expliquais qu’on y était obligé pour bien gagner sa vie, il me répliquait : « Vous, jamais vous n’avez su faire un autre métier que celui-là. » Jusqu’à me traiter, un soir, de mère maquerelle… enfin, c’est raide !

— Il avait bien d’autres préjugés, murmure Lucienne. Tiens, celui-là, qui a toujours pesé dans sa vie : que nous soyons enfants naturels. Nous, que veux-tu, on a eu des parents négligents, qui ne croyaient pas mourir si jeunes, et coup sur coup, et nous sommes restés avec le nom de la mère. Moi, ça ne m’a jamais gênée.

— Albert, si !

— Lorsque nous étions enfants, dans notre rue, on nous appelait les bâtards, mais on n’était rien qu’entre gosses. Plus tard, je crois que c’est ça qui l’a empêché de se marier, Albert, il avait honte de son état-civil car il avait rêvé de faire un beau mariage… de quoi il avait tort, parce qu’il n’y a pas que dans le peuple qu’on trouve des enfants naturels !… et aussi à cause de son état-civil qu’il n’est pas resté dans l’armée, et puis encore à cause de son nom.

— Les Singer ne manquent pas en France !

— Écoute, Élise, je me souviens de mon enfance comme un ange. Quand Albert a été reçu au cours supérieur, on lui a dit qu’il n’avait aucun droit d’y entrer, parce que pas Français. Alors, la grand-mère a montré l’acte d’adoption de notre mère.

— Pourvu que ça ne fasse pas de complications au sujet de l’héritage ?

— Non, puisque la mère nous a reconnus. Le gros Édouard n’aura qu’à écrire en Alsace pour se procurer l’acte de naissance de la mère, surtout que maintenant l’Alsace c’est français, dis ?… Enfin, la morale est que si nos parents n’avaient pas été insouciants…

— Même pas vous avoir fait baptiser ! crie Élise.

— Ça, aucun de nous ne peut se rappeler, répond Lucienne, en se levant brusquement. Là-dessus, je ne veux pas commencer une discussion. Tu connaissais les idées d’Albert : pas d’église, alors ne va pas jeter cette histoire sur le tapis. Les miennes aussi, tu les connais : je ne veux pas de curé quand je mourrai. S’il existe un bon Dieu et qu’il a son paradis, il saura bien voir si je mérite d’y entrer, même sans baptême et sans communion. Mais il n’y a rien après nous, Élise… rien !

Un grand cri lui répond. Alors, elle se tait ; elle regarde Élise qui a caché son visage dans ses mains, et qui sanglote.



L’après-midi, la vieille Marthe pousse près de la fenêtre son fauteuil et elle n’en bouge plus jusqu’au crépuscule. Elle tricote ; ou approche son visage de la vitre, alors elle voit le jardin entouré d’un grillage rouillé. L’été, c’est sous le cerisier qu’elle passe ses après-midi ; l’hiver, elle en regarde les branches noirâtres derrière lesquelles apparaissent dans la rue de rares promeneurs. Quelquefois, elle lève la tête vers le ciel gris que traverse un avion venant du Bourget.

Le lotissement où elle vit avec son fils Michel, sa bru, et son petit-fils, s’appelle Adamville. Il date d’avant-guerre, aussi on y trouve des chemins pavés de mâchefer, des trottoirs de terre battue. Leur pavillon de briques se compose de deux pièces, pas plus ! son fils l’a payé quatorze mille – il n’a pas fini de s’acquitter de sa dette. Et elle, après la mort de son mari, avec ses économies, elle a fait construire une troisième pièce, sa chambre, dont elle ne sort guère. Elle ne se rend à Paris que pour voir son fils aîné : Adolphe, ou sa sœur Lucienne chez qui, parfois, elle rencontre ses frères.

C’est le 3 janvier déjà, l’année est en marche. La vieille Marthe reprise. Peu de bruit, quelquefois le roulement d’un train. Dans la salle à manger, sa bru monte des fleurs. Ce travail devient rare et est mal payé, car la fleur ne se porte plus, dit-on. À quatre heures, le petit Roger reviendra de son école. Ce gosse, la vieille Marthe l’aime bien, elle en attend avec impatience le retour.

Soudain, elle approche son visage de la fenêtre : une visite ? Elle se redresse, mais sa bru est sortie, elle parle au visiteur… un homme de la poste. La vieille Marthe se lève, en hâte traverse sa chambre, ouvre vite, et porte les mains à ses oreilles.

— Ah ! maman, lui crie sa bru, lis.

Elle prend une dépêche, met ses lunettes, lit syllabe par syllabe. Son frère Albert… son frère… mort hier matin… Elle tombe sur une chaise ; elle froisse le papier dans ses mains et sa bru le lui reprend. Mais elle sent cette mort l’envahir, elle la porte, en est pleine déjà. Elle qui voit si mal, qui n’entend presque plus, une nouvelle pareille la replonge dans la vie !



C’est devant le Gaumont-Palace que Gorin a eu la veine de rencontrer la belle Georgette, l’ancienne maîtresse d’Albert. Ils se sont salués froidement, mais il lui a dit aussitôt, d’une voix confidentielle : « Albert a cassé sa pipe. » La belle Georgette a pâli, il a continué : « Ça lui est arrivé chez une femme qu’il fréquentait… il devait l’épouser. »

La belle Georgette, sans souffler mot, a filé. En voilà une qui a toujours repoussé ses avances et il n’est pas mécontent de lui avoir joué ce tour. La mort d’Albert, peut-être qu’elle s’en fout, puisque depuis trois ans ils étaient séparés ? Bah ! la nouvelle lui trottera dans la tête ; elle aussi en prendra sa part, de cette mort.

À pas lents, il se dirige vers l’avenue de Clichy.



Le gros Édouard Singer, en pénétrant dans la brasserie, il aperçoit qui ? Gorin, installé à leur table ! Il s’avance, main tendue ; on lui crie : « Te revoilà, gros ! » et il sourit à son vieil ami, s’assied, commande un pernod.

— On t’a raconté ?

— Ton beau-frère m’a mis au courant… Pauvre type… Auras-tu besoin d’un coup de main, cette nuit ?

— Non, il sera dans sa boîte… que veux-tu, qu’on le veille ou pas… Et puis sa poule elle me rase avec ses boniments : « Mon coco, mon époux chéri. » Tu penses, Albert avait dû lui jouer la comédie pour coucher avec.

— J’ai rencontré son ancienne, je lui ai annoncé la nouvelle.

— Ça n’a pas dû la remuer… Ah ! je voudrais que tout soit fini, l’enterrement… Quoique, après, ce sera d’autres histoires avec la succession.

Gorin se penche, le gros Édouard va-t-il lui donner des détails ? Oui. Il boit, il continue à parler, il fournit à Gorin les renseignements espérés ; et, pour finir :

— Tu ne sais pas, à présent… je voudrais qu’on aille chez les commerçants de l’avenue. Beaucoup connaissaient mon frangin.

Côte à côte, ils remontent l’avenue. Ils sont grands, puissants, importants, et tiennent une bonne largeur du trottoir. Aux devantures étincellent des lumières ; des marchandes des quatre-saisons, des camelots, sont installés sur la chaussée. Au milieu de la cohue, des femmes font la retape, Gorin et le gros Édouard aperçoivent la môme Ida et sa copine Yvette, mais ils ne les saluent pas. Ils se répètent que par un soir comme celui-ci, mouvementé, gai, Albert était entre eux deux ; ou qu’ils allaient bientôt le retrouver dans sa boutique. La voici ! Ils y entrent, leur chapeau à la main, la mine grave, et le gros Édouard est presque sans voix…

À côté de la chemiserie, un bar où Albert prenait chaque matin son petit déjeuner. La nouvelle y arrive comme un coup de tonnerre, oui, la patronne en essuie une larme, et il faut accepter la tournée qu’elle vous offre. Cent mètres plus loin, son restaurant ; puis un café tranquille, il y traitait des affaires de Bourse. D’un clin d’œil, le gros Édouard désigne un hôtel :

— Et là, il emmenait ses poules. Parce que pour les conduire chez lui, non, il était trop correct.

Ils regagnent la Brasserie des Sports, un coin où Albert aussi venait souvent, où il laisse également des regrets. Ils le traînent avec eux ; le gros Édouard ne reste pas une minute sans en prononcer le nom, c’est plus fort que lui !

— Gorin, soupire-t-il, j’aurais pas dû entrer dans sa boutique. Je croyais que c’était lui qui allait venir… et c’est un autre ! Celui-là, ça n’a pas eu l’air de l’émotionner… Entre nous, il n’avait pas de clients, tandis que du temps de mon frangin…

— Albert s’y entendait pour attirer le monde, sa chemiserie était la plus chic de l’avenue !

— Il avait lancé la mode des cravates de batik ; et des pochettes, des écharpes pour femmes, c’était la grande vogue son batik ! Mais, surtout, s’il a gagné du pognon, c’est que lui, ancien représentant, connaissait le truc. Il les envoyait péter, les représentants, et il faisait lui-même ses achats chez des petits fabricants. Il leur proposait le marché, et puis il concluait : « À prendre ou à laisser », et il enlevait son affaire au prix le plus bas.

— Oui, et le soir il nous racontait ses réussites.

Le gros Édouard tient son verre d’une main tremblante. À l’heure de l’apéro, pour un moment Albert quittait sa caisse – dont il gardait la clé dans sa poche – et, tandis que les vendeuses travaillaient, il buvait le coup avec les amis. Avenue de Clichy, toujours des cris, les feux des enseignes, des allées et venues. Mais Albert n’y passe plus. Il donnait à distribuer des papiers que les hommes-sandwich vous collaient dans la main – il composait lui-même ses réclames, en vers souvent.

— Gorin, j’ai trop le cafard, dit le gros Édouard. Salut !

D’un pas traînant, sans rien voir autour de lui, il gagne la rue Ganneron. Il se plante devant l’immeuble où habitait Albert – à plusieurs reprises il y est venu, il y reviendra demain. Son frère logeait au troisième, les deux fenêtres à droite… sans lumière. Il soupire, pénètre dans l’immeuble, et pousse la porte de la loge.

— Je suis le frère de M. Albert Singer, vous me reconnaissez ? demande-t-il à la concierge.

— Ma foi, je l’ai pas vu voilà plusieurs jours. J’ai deux lettres pour lui, et une c’est un gendarme qui…

— Si c’est pour une période, interrompt le gros Édouard, en branlant la tête, il ne pourra plus… Il est mort.



Il fait à présent nuit close.

Lorsqu’ils ont franchi le portillon, après quelques saluts et quelques cris, les voyageurs se dispersent. Autour de la gare, une rangée de réverbères, et ensuite un de place en place. Michel s’est enfoncé dans la nuit ; il a froid, il marche vite, tête baissée. Se redresse-t-il, de-ci de-là, il aperçoit des fenêtres où rougeoient des lueurs. Adamville ! Michel, ce n’est pas le paradis qu’il y a trouvé ; mais, du moins, avec son gosse, ne vivent-ils plus dans un logement mal aéré. Il a sa bicoque, qu’il quitte le matin et regagne le soir. Trois becs de gaz, et il sera de retour au bercail ! Sa femme, son fils, sa mère… La soupe, puis au lit, ouf !… et en route pour une autre journée pareille à celle-ci.

Il traverse son jardin – le dimanche, bientôt il y retravaillera. Tiens ! la porte de leur maison entrouverte… sa femme sur le seuil ?

— Michel !

Il entre, son gosse s’accroche à lui.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tonton Albert qui est mort !

Alors, sa femme lui tend une dépêche. Il y jette un coup d’œil, puis se tourne vers sa mère : elle a les bras serrés sur sa poitrine, ses yeux sont troubles, sans vie…

— Au premier de l’an, j’ai eu un pressentiment, balbutie-t-elle. Albert, je voulais le voir, ça faisait deux ans qu’on ne s’était pas rencontré. Je ne voulais pas partir sans l’avoir revu… et c’est lui qui part.

— Avec son auto, dit sèchement Michel, ça lui était pourtant facile de se déplacer.

Quant à Michel, il ne rendait pas souvent visite à son oncle. Un homme aussi soupçonneux et sec que celui-là, il eût pensé qu’on ne venait que pour ses sous. La fortune, la politique, la vie quoi ! les séparait.



Au Bar du Télégraphe.

— Je croyais qu’ils ne viendraient plus, raconte Ferdinand, mais ils sont arrivés enfin, avec le cercueil, et tout… À trois, ils s’y sont pris pour le mettre en bière, oh ! eux n’ont pas eu peur de toucher au corps et de tirer dessus pour l’allonger.

— Moi, je suis arrivé quand ils soudaient leur couvercle de plomb, ajoute le gros Édouard.

— Comment l’avez-vous habillé ? dit Élise.

— Il a un beau suaire, un drap neuf, explique Ferdinand. Il est dessus un lit de sable, un lit de camphre, et puis de l’ouate en feuilles.

— Victor voulait qu’on passe la nuit devant la bière, grogne le gros Édouard. Je lui ai répondu non. On dormira, si on peut…

— Et la femme ? demande Lucienne.

— Elle ira coucher chez son amie.

— Alors, Albert, ce sera sa première nuit tout seul.



C’est au lendemain de leur rupture que la belle Georgette avait loué cet appartement et, pour effacer encore mieux Albert de sa vie, bientôt elle avait eu un autre amant. Mais depuis cet après-midi… ah ! dans ses souvenirs, comme un noyé il remonte à la surface.

Elle se déshabille.

Autrefois, vers cette heure-ci, ponctuellement, Albert arrivait chez elle, un paquet sous le bras – sa chemise de nuit et ses pantoufles qu’il remportait chaque matin. Car ils couchaient ensemble, un point c’est tout. Lorsqu’il était content, il lui parlait de sa chemiserie ; ou bien politique, et il avait à la bouche les noms de Millerand, Poincaré, ou celui de son grand chef : Foch. Si la politique et son commerce marchaient à son idée – les deux se tiennent, expliquait-il – alors, il offrait un cadeau. Il ne se montrait ni très généreux, ni trop avare ; quant à le faire sortir de sa peau…

Pas même au début de leur liaison elle ne l’a vu perdre la tête. Il n’aimait pas à aller au bordel, ni à ramasser des femmes dans la rue et, une fois, il lui avait confié : « Avec toi, je suis tranquille. » Il faisait sa petite affaire sagement, régulièrement. Elle, la belle Georgette, pourquoi donc cet homme-là l’avait-elle accueilli ? Ah oui, c’est ce pauvre Ribéroche qui le lui a présenté.

En soupirant, elle se couche. Albert a dormi dans ce lit. À présent, il est étendu aussi, mais entre quatre planches, raide et tout noir. Albert, son ancien amant… Il y avait des minutes durant lesquelles il perdait quand même la raison. Il l’écrasait, frémissait, en murmurant des mots fous. Sa voix, de nouveau, elle croit l’entendre. Quand il l’embrassait, il la piquait avec ses moustaches. Il dormait sur le côté, jambes repliées, jamais sur le dos ; et alors, l’un contre l’autre, ils ne formaient qu’un seul corps… Oui… Une nuit comme celle-ci, longue, immobile, silencieuse. Elle oubliait que son amant avait le cœur dur ; elle le sentait tout chaud, serré contre elle, c’était la vie. Des inconnus agonisaient, mouraient, et eux liaient leurs bras, leurs jambes, en rêvant.

Au milieu de ce grand lit, elle se tourne, se retourne, ne trouve pas le sommeil. Un homme est mort, pas un étranger celui-là ; elle en conserve quelques lettres, et même peut-être une photo. Ils auraient pu avoir un gosse, seulement, dans ses actes, comme dans ses paroles, Albert ne se donnait pas… « Lave-toi vite », après l’amour, il redevenait lui. Mais elle garde un souvenir, pour elle seule ; un souvenir qui naît du calme et de la chaleur du lit, dont elle est enveloppée soudain, gonflée, émue, comme un signe, un secret que son amant n’a jamais connu. Dans son sommeil, Albert s’abandonnait enfin comme un très jeune enfant ; il faisait entendre des soupirs, des balbutiements, les murmures d’une vie légère.

Quatre janvier

La lumière commence à poindre quand le gros Édouard s’éveille – toujours matinal, lui ! Il se redresse, s’étire, ça va ! Mais, brusquement, il se souvient, et son assurance et sa bonne humeur disparaissent. Il se lève, sans bruit, car Élise dort encore.

— La pauvre, elle a bien le temps de se tracasser.

Se laver ne lui donne pas des idées plus gaies. Est-ce que ça va durer ? À chaque geste qu’il fait, l’image d’Albert lui apparaît. Ah ! les matins d’été, dans leur villa, quand il recevait son frère… de chambre à chambre, en se rasant, ils se parlaient ; et ensuite ils se retrouvaient dans la cuisine pour casser la croûte. Une belle journée les attendait, puis d’autres, des années encore, croyaient-ils, de cette existence heureuse !

Cependant, avec les minutes, c’est la vie qui coule dans ses veines, toujours un peu plus de vie, un peu moins de mort. Il est prêt ; il se dit : « Ce matin, je dois obtenir le permis d’inhumer, si le commissaire me le refuse, je gueule… ou à moins qu’un billet… Je fais envoyer les lettres de faire-part. Et ce tantôt on ira chez Albert. » Il devra se grouiller. Bah ! plus on se remue, moins on réfléchit, et réfléchir trop, c’est de ça peut-être qu’est mort son frangin.

Il entend du bruit et retourne dans la chambre : Élise a ouvert les yeux.

— Tu vas déjeuner, ma grande.

— Tu crois, soupire-t-elle, la main sur son front. Je suis en transpiration…

— C’est rien !

— Rien ?

Si elle lui racontait ses cauchemars ! C’est vrai qu’il hausserait les épaules, on ne peut trouver du secours près de lui, il est tellement terre à terre. Quelle nuit elle a passée ! Elle sentait un poids lui défoncer la poitrine, l’air lui manquait, et les ténèbres étaient déjà celles du tombeau. Alors, elle priait. Mais le fantôme d’Albert ne la lâchait pas. Et puis, c’était à son tour de mourir. « On tombe dans le néant » : sans cesse Lucienne lui répétait ça, et l’espoir d’une survie l’abandonnait. Ainsi jusqu’au matin, avec de rares moments de sommeil – tandis que ronflait Édouard, quelle brute ! Ce sont tous des mécréants dans la famille, mon Dieu, va-t-elle payer pour eux ?



En arrivant à Paris, Michel s’est rendu au domicile d’Adolphe. Il a vu sa belle-sœur, qui mettra ce soir le frangin au courant – cette mort ne le touchera pas non plus beaucoup ! Et, maintenant, en route pour sa boîte !

Chemin faisant, il songe à sa mère. Toute la soirée, immobile et avachie sur sa chaise, elle a semblé plus absente, si lointaine. Un peu chaque jour elle les quitte, elle s’enfonce dans le silence et la nuit… pour rejoindre Albert… À midi, il ira au Bar du Télégraphe. Sa mère hérite ! À moins que… Hum, l’oncle ne les gobait pas. Jamais il ne leur faisait une place dans son auto. Et quand il tenait sa fameuse chemiserie, allait-on le voir, il vous écoutait d’une oreille distraite, le visage renfrogné, et dès qu’un client entrait : « Tu m’excuses, mon neveu, le travail avant tout. » Du travail comme Michel en voudrait dénicher !

Pourtant, Albert lui donnait ses vieux costumes – celui qu’il a sur le dos, par exemple, trop large, taché, mais suffisant pour un garçon de courses ! Il en ressent soudain une impression pénible de porter les vêtements d’un mort, comme si la guigne allait le poursuivre davantage.



Depuis le réveil, Ferdinand n’a pas cessé de se remuer, astiquer, bavarder. Les clients, après les condoléances d’usage, ne se soucient plus si vous avez ou non un mort dans votre famille, ils veulent être servis vite et bien.

À présent, le coup de feu passé, Ferdinand allume une bougie, il descend à la cave. Il s’accroupit devant un tonneau et tire du vin dans des bouteilles. Le liquide coule en chantonnant, et lorsque la musique change faut se méfier, hop ! fermer le robinet. Ferdinand est tout à sa besogne, il ne laisse pas tomber une goutte ; mais des jappements lui font tourner la tête : c’est Nono qui chasse les rats. L’année dernière, lui et Bijou se livraient ici à de ces poursuites !… Pauvre Bijou. Ferdinand était chez Édouard, avec Albert, lorsque Bijou a été écrasé devant la villa. Il n’était pas mort sur le coup, et Albert, tout pâle, le regardait mourir en répétant : « C’est mon meilleur compagnon que je perds.

Avant-hier matin, Ferdinand était aussi dans sa cave, il tirait tranquillement du vin, lorsque Lucienne lui a crié de monter. La voix de sa femme, il l’entend encore. Depuis, il a retrouvé son calme, mais Lucienne…

— Je ne veux pas qu’elle porte le deuil, murmure-t-il, ni qu’elle vive comme une recluse, parce que dans notre commerce…

Il se relève et ramasse ses bouteilles. Il se souvient que, le jour où Albert est venu pour la dernière fois, il lui a fait goûter de ce petit Vouvray dont il venait de recevoir un fût.



Paula n’est restée chez elle qu’un instant ; et elle n’est pas montée dans sa chambre. On ne sent plus d’odeur ; mais le silence pèse. Bref, elle se trouve dans sa villa comme une étrangère.

Ses achats, elle les fait dans le voisinage. Aujourd’hui, acheter ailleurs suffirait à donner mieux l’éveil – du reste, tout se sait déjà, Mme  Parfault le lui a dit. Elle entre chez la boulangère ; on ne la laisse pas repartir sans lui demander :

— Est-ce vrai que vous avez eu chez vous quelqu’un de malade ?

— Oh, réplique-t-elle, j’ai un ami qui est mort d’une embolie.

La vérité, en somme. Elle répète sa phrase chez la fruitière, chez le boucher – comme une personne qui sait parfaitement jouer la comédie – et les gens la plaignent. Oui. Mais dès qu’elle se retrouvera dans la rue, ils ricaneront. Albert, ils l’ont vu souvent. « C’est son amant qui est mort », et peut-être disent-ils davantage, les Français ont si mauvaise langue. Tant que le commissaire n’aura pas délivré le permis… Elle se revoit au commissariat, un endroit puant et désagréable ; quand elle donne sa profession : artiste dramatique, on sourit.

Pour les voisins, pour le médecin inspecteur, à tous cette mort soudaine semble louche ; et si la famille se tait, c’est bien de crainte des complications. Ah ! pourquoi ne pas avoir tiré d’Albert mieux que des promesses, de l’argent qui vaut plus que les paroles tendres et les baisers !… Pourquoi ne s’est-elle pas servie, après tout, alors qu’elle en avait encore le moyen ? De lui, elle avait bien mérité de garder au moins un bon souvenir… sa grosse bague ? Albert, elle savait l’enjôler, le faire bavarder, lui qui restait muet devant les siens. Il aimait ses frères et sœurs à sa façon. « Ils portent mon nom. » Quant à ses neveux, ils étaient vraiment de la basse classe, et tous avaient un mauvais esprit. C’était un homme sensible aux attentions, un homme qui voulait être flatté, admiré, obéi. Quelle malchance ! S’il avait vécu seulement quelques semaines de plus, elle en tirait tout. Comme avec Ludovic, son négrier, comme elle l’appelait en riant – parce que lui, il avait fait sa fortune sur le dos des nègres.



Gorin trouve Ribéroche au lit, avec une sale mine, ses longues mains décharnées à plat sur le drap. Il lui demande gaiement :

— Alors, ça marche ?

— Depuis hier soir, répond Ribéroche d’une voix terne, je me sens mieux.

— Et si tu faisais tout ce que je te dis, gronde sa femme.

Gorin observe son ami : il n’en a pas pour trois mois, sûr. Ah ! si la Suzy s’absentait quelques minutes, il expliquerait à Ribéroche qu’ils doivent acheter vite l’immeuble que laisse Albert, car c’est une affaire épatante… surtout pour lui, Gorin, qui saurait bien s’arranger afin que les papiers soient à son avantage – une combine qu’il a imaginée ce matin !

— Oui, je passais… À propos, on t’a annoncé qu’Albert Singer était mort ?

— Je ne sais pas encore de quoi, murmure Ribéroche.

— Il paraît que c’est le cœur qui a cédé.

— Ah, le cœur, reprend Ribéroche. Moi, de ce côté-là, je suis solide.

— L’enterrement sera sans doute pour demain.

— Si je peux me lever…

Gorin lui sourit amicalement ; il voit la Suzy sourire aussi – la garce, elle ne sortira pas de la chambre ! Alors, il tend la main :

— Je reviendrai bientôt, vieux copain.



Au bureau, Gaston a revu ses camarades. Tous heureux de leurs jours de fête ! Et l’un d’eux lui a demandé : « Et toi ? » Il a répliqué : « Moi, lundi, j’ai perdu un oncle. » Sa phrase est restée sans réponse, le chef entrait, il a fallu se mettre au travail.

Mais Gaston n’a pas le cœur à sa besogne, aujourd’hui moins encore que les autres jours. Son métier de gratte-papier n’exige pas énormément d’attention, ça vous laisse l’esprit disponible. Il pense à son oncle. Il demandera à être libre ce tantôt, et demain toute la journée, et les camarades lui glisseront : « Tu t’en paies du congé. » Parce que la mort d’un homme, certes, c’est peu de chose. Cependant, si cet homme est lié à votre jeunesse et que sa fin vous ébranle, vous isole, ne vous lâche plus ? Les camarades remâchent leurs plaisirs ; et lui, cette mort. Ils sont emportés par une sorte de tourbillon ; et lui, il est immobile – tellement las de cette morne existence de bureau. Ferme-t-il les yeux, alors il se rappelle davantage… le visage d’Albert, son corps, et cette odeur… la nuit… Il ne faut pas que ces souvenirs se dispersent, glissent tout comme l’eau dans le creux de votre main ; qu’il ne sache pas entendre demain les paroles de celui que la mort a frôlé. Il ne faut pas qu’une nouvelle mort le trouve désarmé – celle de son père, ou celle de sa mère.



Victor s’est chargé de passer rue de Vaugirard, chez ce photographe dont Albert conservait un reçu dans son portefeuille. En chemin, il se répète : « Changer de quartier ne lui aura pas porté chance, ah non… la rive gauche, c’était pas son coin. »

Il entre dans un « studio » et présente son reçu. On lui donne une large enveloppe dont il tire avec curiosité une photo.

— Ça, Albert ?

Il a les cheveux luisants, collés sur le crâne ; le front haut et sans rides ; le regard conquérant ; les joues bien pleines. Victor le revoit, une minute avant qu’on ne ferme le cercueil, c’est cet Albert qu’il garde dans sa mémoire. Il tourne, éloigne, rapproche la photo. Eh bien, non ! Il tenait à posséder un dernier portrait du frangin, comme il était presque à la veille de sa mort. Mais là, Victor croit regarder un jeune premier de cinéma. Cette photo était destinée à Paula. C’est son Albert, à elle ; non le sien. L’histoire de l’Italienne et de son frère, vraie ou pas, il y songe. Peut-être qu’il allait connaître enfin le bonheur, Albert ? se dégeler, savoir se donner, vraiment devenir un homme ? Hélas, le destin l’a forcé de rester sur la route qu’il avait choisie à vingt ans !

Il range la photo dans l’enveloppe – un peu comme dans un cercueil. Il ne l’en sortira plus.



Quand Michel arrive au Bar du Télégraphe, la famille est à table. On lui fait une place. Et, après quelques bouchées, il dit :

— On a reçu hier soir votre dépêche. Alors, Albert…

— Oh ! on en a la tête cassée, interrompt le gros Édouard.

— Moi et maman, nous ne sommes pas au courant.

— Eh bien, si tu veux savoir, il est mort d’une embolie.

— Il n’avait pourtant jamais fait excès de rien.

— C’est un excès de la nature, déclare Ferdinand.

— Et il a laissé un testament ?

Le gros Édouard pose fourchette, couteau, et plante son regard dans celui de Michel.

— Le testament, il sera confié au notaire. Comme il est rédigé, ta mère n’a pas à y fourrer son nez, tu me comprends ?

— Marthe touchera vingt-cinq mille francs, explique doucement Lucienne.

— Peut-être qu’on ne touchera ni les uns ni les autres, glisse Victor. Une supposition… ce tantôt, on trouve un testament récent, et en faveur de l’Italienne ?

— Je fais rouvrir le cercueil ! crie le gros Édouard, et j’exige qu’on fasse l’autopsie. Ah ! bordel de bon Dieu, s’il y a eu crime…

— Tais-toi, supplie Élise.

— On sera bientôt fixé. Lucienne, vite le café, et qu’on se sauve !



À l’entrée de la rue Ganneron, leur petite bande est descendue du taxi. Ils arriveront comme de simples passants, mais toutefois ils prennent soin de suivre le trottoir des numéros pairs. En face, le 37 : une maison bourgeoise, avec balcons, sculptures, porte de fer forgé. Ils traversent la chaussée, pénètrent un à un dans le vestibule.

— Filez, souffle le gros Édouard, moi je préviens la concierge.

Ils montent un escalier aux murs tapissés, aux fenêtres à vitraux ; ils retiennent leurs pas, parlent sourdement, sursautent parce qu’une porte a claqué, et puis ils arrivent au troisième et, sur le palier, ils se concertent. C’est « à droite », une porte brune, d’aspect lugubre, qui cache quoi ? – penser qu’Albert en a franchi le seuil, pour la dernière fois, il n’y a pas une semaine ! Mais le gros Édouard enfonce avec précaution une clé dans la serrure.

— On croirait une bande de cambrioleurs, lui dit Victor.

— Ses voisins n’ont pas à savoir…

Il pousse la porte, il tourne un interrupteur.

— Entrez vite, et il referme derrière eux.

Ils sont dans l’antichambre et ils en regardent les murs ornés de deux photos en couleurs : Vue de Nice… Le Défilé des Poilus sous l’Arc de Triomphe. Personne n’ose bouger ni élever la voix ; enfin, Ferdinand murmure :

— Chez lui, on sent le renfermé.

— Et il y fait frisquet, ajoute Victor, je garde mon chapeau.

Seul le gros Édouard connaît les lieux. Avec assurance, il ouvre les portes : « Sa chambre… ses waters… la cuisine » et partout il allume. C’est un appartement de deux pièces, intime, propre ; seulement, quatre personnes y sont à l’étroit. Ils piétinent dans la salle à manger, en lorgnant à droite, à gauche, avec curiosité, et aussi une espèce d’inquiétude. Il leur semble que le frangin va se présenter, leur demander : « Vous faites quoi ? Vous êtes-vous essuyé les pieds, au moins ? » Car il était aussi maniaque qu’une femme ; une preuve : devant la salamandre, pour ne pas salir son plancher luisant, il a étalé des journaux. Ses meubles brillent, c’est du solide ! Un buffet à panneaux sculptés, des chaises à dossier de cuir repoussé, la table massive, et une belle desserte à dessus de marbre – malgré tout, il sera impossible d’en tirer l’argent qu’ils ont coûté.

— Remuons-nous, commande le gros Édouard. Vous êtes là comme des empotés ! (Il ôte chapeau et pardessus.) Nous sommes chez nous… Ah, ses papiers sont rangés dans sa cantine d’officier. Gaston, aide-moi à la tirer près de la table.

Il l’ouvre : oui, elle est bourrée de papiers. Il y fourre les mains, en tire un tas de feuilles : bleues, roses, jaunes, couvertes de lettres et de chiffres en gros caractères, de signatures accompagnées de titres ronflants.

— Ah ! s’écrie Ferdinand, ce sont ses actions… Compagnie Générale Transatlantique… Paris-Foncier…

— Celles-là, tu peux te torcher avec, interrompt Victor.

— Grand-Officier de la Légion d’honneur, ancien ministre, reprend Ferdinand.

— Ces types-là savent t’en promettre, gronde le gros Édouard. Et puis, un beau jour, ils t’apprennent que tes papiers ne valent même plus quatre sous. Albert aussi ils l’ont eu… J’en deviendrais anarchiste !

Il ouvre un carnet :

— Je crois que c’est mieux.

— Non, c’est son livret de rente en viager, déclare Victor… Soixante-quinze mille… On n’en reverra plus un sou.

— Et son livret de Caisse d’Épargne, ajoute le gros Édouard. Il a dessus… vingt mille !

— On pourra les toucher.

— Sûr ? demande Ferdinand.

— Voilà des carnets, dedans il inscrivait toutes ses affaires de Bourse, poursuit le gros Édouard.

Ils sont émus de revoir l’écriture d’Albert, bien lisible, régulière – on devine qu’il avait travaillé, étant jeune, dans l’administration – des chiffres soigneusement alignés, de longues colonnes, chacune se terminant par un total plus imposant. De carnet en carnet, ils lisent : trois cent mille… quatre cent vingt-cinq mille… cinq cent quatre-vingt mille ! Ils consultent aussi, dans un dossier que vient d’ouvrir le gros Édouard, la liste des actions, des vraies celles-là : Royal Dutch, Goldfields, Rio Tinto, General Mining, Randfontein, De Beers, Anglo Persan Oil, Haut-Katanga, Dunlop, Pekin Syndicate, American Tobacco, Kennecott, beaucoup de noms qu’ils déchiffrent mal, et enfin des noms français : Crédit Lyonnais, Nord-Lumière, Michelin, Banque de Paris, Crédit Foncier, Générale d’Électricité.

— Albert, il savait quand même conduire sa barque, remarque avec satisfaction Victor.

Il fait plusieurs paquets, les étiquette. Le gros Édouard, qui aime l’ordre, approuve, puis reprend allégrement son travail.

— Ses factures, ses déclarations d’impôts du temps qu’il tenait sa chemiserie… il les truquait parfois, un peu !… Ah, des cartes-réclames : Fasch… io… nable… c’est de l’angliche, il n’avait que le commerce dans la tête.

— Sa cantine est presque vide, annonce Gaston, en se penchant.

— Ne touche à rien, petit… Je commence à respirer, on ne voit pas un autre testament.

Et le gros Édouard étale encore sur la table des paperasses, des bricoles, un paquet de lettres dans lequel une large enveloppe attire soudain son attention.

— Celle-là vient de la Chambre, explique-t-il. Il avait écrit à son député pour avoir la Légion d’honneur, avec ses états de service il la méritait aussi. Je ne laisserai pas tomber son affaire. Gorin connaît au ministère de la Guerre un chef qui devait s’occuper de ça… hier soir, il m’en a reparlé.

Il examine attentivement des papiers militaires, puis ouvre une petite boîte qu’il présente avec précaution ; dedans, sur de la ouate, une croix de guerre, des galons d’or, des brisques, deux écussons.

— Ça, les gars, reprend-il d’une voix solennelle, je vous demande de me le laisser.

— On te le laisse, réplique Ferdinand.

— Je prendrai aussi son casque et son sabre, j’en ferai une panoplie. Pauvre vieux… une des dernières fois qu’on s’est vu, il m’a parlé encore du jour où Foch lui avait causé… À propos, il venait justement de recevoir une convocation.

— Il y a quatre ans, dit Victor, te rappelles-tu, on avait été dans ton auto le retrouver au camp de Mailly ?

— Il nous avait raconté que notre armée se servait de nouveaux tanks, il était content.

— Lui, grogne Ferdinand, je crois qu’il aurait remis ça !

Il se tait, parce que sur ce sujet il n’a jamais été d’accord avec ses deux beaux-frères – mais Victor est de son côté. Ils se sont engueulés souvent pendant la guerre, même après, quand le gros et Albert prétendaient qu’on devait reprendre les armes pour « se faire payer ». Aussi, il regarde froidement le gros Édouard ranger les reliques dans sa poche, puis décrocher du mur ce sale attirail.

— Sa correspondance, on en fait quoi ? demande Gaston. J’y ai jeté un coup d’œil, on trouve de tout, même les annonces qu’il insérait dans les journaux.

— Les annonces, dit le gros Édouard, c’était pour son commerce.

— Pas celles-là !

— Oui, affirme Ferdinand, c’est de cette façon qu’il a lié connaissance avec Paula.

— Tiens, j’ignorais, marmonne le gros Édouard.

— Je vous lis un brouillon, reprend Gaston.


Madame,

Votre annonce dans Candide attire mon attention et, pour cette raison, je tente le hasard en vous adressant ces quelques lignes. Je suis seul. J’ai cédé, il y a quelque temps, un fonds de commerce à Paris. Toute ma vie s’est passée dans les affaires. Avant 1914 je voyageais beaucoup pour le commerce ; pendant la durée des hostilités, au front ; et j’ai fondé ensuite une maison. Je désirerais trouver une compagne sérieuse, affectueuse.

Parfaite santé, bien physiquement, caractère régulier, célibataire, officier de réserve, 46 ans. Mon avoir, au cours actuel, s’élève à environ 860 000 fr. (immeuble, valeurs). J’ai également une voiture.

Je suis à votre disposition pour une entrevue qui nous fasse connaître nos chances de mutuelles sympathies et veuillez me faire réponse à J. M., agence P. Ô. P.


— Eh bien, jamais je n’aurais cru ça d’Albert, souffle le gros Édouard. Fallait qu’il s’ennuie ferme.

— Il répondait à l’annonce suivante :


Veuve, quarantaine, sans enfant, grande, bien cultivée, belle voix, musicienne, propriété 500 000, banlieue parisienne, rente 22 000, femme d’intérieur, épouserait âge situation rapport, élégant, belle prestance.


— Est-ce qu’il l’a vue, cette veuve ?

— Faudrait lire les lettres.

— Lis, tu nous raconteras.

Eux, ils passent dans la chambre.

— On regardera partout, peut-être qu’il cachait de l’argent dans des coins – car le gros Édouard fait ainsi.

Ils tâtent le mur que recouvre un papier grenat à grosses fleurs noires et or ; décrochent une photo artistique : le Baiser, déplacent les fusées et les obus qui encombrent la cheminée, fouillent dans un vase de bronze ; ils ouvrent le tiroir de la table de nuit, puis soulèvent le matelas, et enfin tirent la porte de l’armoire.

— S’il nous voyait, dit Victor, en soupirant.

— Il avait une épingle de cravate avec un beau brillant, répète le gros Édouard, faut que je mette la patte dessus. Ou alors, c’est l’Italienne…

Ses grosses mains fouillent, renversent les piles de linge. Il trouve un canotier, un chapeau de feutre, une casquette de voyage ; une série de cravates, des belles, des faux cols empesés, des chaussettes de soie, le tout provenant de sa chemiserie ; un képi de lieutenant d’artillerie ; et sa ceinture pour maintenir son estomac. Pas trace d’épingle ! Des costumes : gris clair, bleu, marron, étoffe sombre ou étoffe fantaisie. Bref, le gros Édouard revoit toutes les « frusques » de son frangin, et il se rappelle leur bon temps, lorsque Albert venait lui rendre visite ou qu’ils partaient en promenade.

— Ah, en voilà assez, et il s’assied au bord du lit grand ouvert, le lit où reste un creux.

Dans la salle à manger, Gaston est installé devant la table. Sous ses yeux, plusieurs paquets de lettres avec leurs enveloppes, chaque paquet entouré d’une ficelle ; des chansons faubouriennes ; des brouillons, quelques feuilles où il reconnaît l’écriture de son oncle, bien moulée. Et il en prend une, jaunie, qui porte ce titre : Voyages Auto 1932.


7 février : Petit-Morin avec Portanier, deux brochets. 7854 97.

20 mars : Promenade Coulommiers, Gretz, accus. 7919 125.

Pâques : Pêche Saint-Cyr-sur-Morin avec Ferdinand, Portanier, bredouille, gueuleton ! 8128 130.

17 avril : Fontainebleau avec Ribéroche, carpes, musée. 8344 125.

24 avril : Mantes, avec le gros et Élise, Bijou en chasse. 8469 124.

8 mai : Rambouillet, avec Janny, couché. 8598 128.

15-16 mai : Villa Édouard, laisse Bijou. 8843 121.

21 mai : Graissage complet.

29 mai : Ermenonville, Senlis, Carrefour de l’Armistice. 9177 115.

18-19 juin : Melun, ouverture pêche avec Ferdinand. 9454 141.

29 juin : Vidange, visite du dôme du Sacré-Cœur, 230 marches.

6 juillet : Deauville, Casino, Lucette, panne.

15 juillet : Fontainebleau, avec le gros et Élise. 9824 179.

17 juillet : Mon petit Bijou mort.

23 juillet : Départ Paris pour Juan-les-Pins, Nice.

17 août : Retour, compteur arrivée 12346 + 250 = 12596 – 9824 = 2772, litres essence 280. Moyenne 9 litres 700.

30 août : Visite ancien front de Champagne, le Chemin des Dames, crevé.

24 septembre : Beauvais, permis de pêche le Thérin. 13250 171.

2 octobre : Versailles, Saint-Germain, forêt, avec Lily. 13504 102.

23 octobre : Melun, avec Ferdinand et Gorin, un brochet. 13649 125.

6 novembre : Villa Édouard, avec Lucienne. 13905 132.

27 novembre : Bois de Boulogne, Yvonne. 13980 44.

3 décembre : Nettoyage filtre carburateur.


Gaston relève la tête : dans l’antichambre, le gros Édouard vide un placard, en criant :

— Ah ! on peut dire qu’il l’aimait, la pêche.

Ferdinand lui répond :

— Je prendrai ses lignes à brochet… son vivier !

Victor lâche une exclamation, puis :

— Je viens de trouver deux boîtes de préservatifs. Il y a toute une pharmacie dans sa cuisine !

Alors, Gaston repose sur la table le journal d’Albert ; il déficelle un paquet et ouvre une lettre :


Monsieur,

Votre annonce retient mon attention ; en conséquence, je vous demanderai de me faire savoir si vous pouvez vous rendre à l’endroit que je vous désigne ci-dessous.

Des correspondants rencontrés désirent me voir, ceci pour mon esthétique. Je pense que vous voulez comme moi ne pas perdre votre temps. Je tiens à vous dire que ma fortune est placée de façon sûre et que je ne désire pas m’intéresser à des affaires. À vous lire, agréez, Monsieur, mes salutations distinguées. Rendez-vous 3 heures, métro Pyramides.

J’aurai à la main le Cri de Paris'.


Une annonce est collée sur cette lettre :


Dame distinguée, sympathique, bien sous tous rapports, quarantaine, belle situation indépendante, bel intérieur, désire rencontrer monsieur même condition en vue mariage. N° 4504 E.


Gaston choisit une enveloppe bleue, dont il tire une feuille parfumée :


3 juin 1930.

Votre annonce attire mon attention et, estimant qu’une entrevue est avant tout indispensable, je viens la faciliter. Nous pourrions nous rencontrer dans un endroit agréable, mettons lundi, à 5 heures, au bar de l’Astoria : le Marly. Je serai en rose, et vous aurez cette lettre sur votre table.

Je suis blonde, mince, gaie, très belle santé, très affectueuse, aime la vie à deux, n’aime pas l’argent pour l’argent, mais simplement parce qu’il en faut et que je suis habituée à bien vivre. Voilà pourquoi je désire une situation en rapport (j’ai une centaine de mille francs de rentes).

Si vous pensez qu’un entretien soit utile, répondez-moi, je serai au rendez-vous.


Le brouillon d’une réponse :


Je suis en possession de votre aimable lettre. Je serai lundi à l’endroit indiqué, sauf contre-ordre.


Dans une seule enveloppe, Gaston trouve trois lettres, il les classe.


18 septembre 1931.

Ce matin, je prends connaissance de votre annonce dans le journal Mariage. J’ai 39 ans, blonde, taille 1 m. 68 environ, un peu forte, très bien faite, bonne éducation, sérieuse, gentille, gracieuse, d’une excellente famille banlieue parisienne. Je suis divorcée, n’ayant pas trouvé le bonheur. J’ai beaucoup hésité à me remarier, mais toujours seule, sans affection, je serai heureuse de rencontrer l’âme sœur.

J’habite un pavillon m’appartenant. J’ai d’autres immeubles, mais ma situation ne correspond pas à 800 000 francs.


27 septembre.

Bien reçu votre gentille missive qui m’a fait grand plaisir. Mon impression était réciproque, je serai heureuse de vous revoir. Voulez-vous venir au même café, Terminus-Est, mardi, 18 heures ?

'

14 octobre.

Je suis très étonnée de ne plus avoir de vos nouvelles. Pourtant… J’espère que vous n’êtes pas malade ? Je serai très heureuse de vous revoir et vous seriez gentil de m’écrire. Sans doute que vous êtes à la campagne, chez votre frère ?


Puis Gaston lit un texte dactylographié :


Office National de Recherches Privées et Techniques.

Nous vous confirmons notre lettre du 13 courant et insistons pour avoir de vos nouvelles, car, ainsi que nous vous l’avons dit, nous avons en vue un excellent parti pour vous. Nous avons reçu la visite d’une dame veuve qui a mis une annonce dans Candide sous le N° 6141. Elle a reçu une multitude de lettres parmi lesquelles elle a retenu celles qui l’ont intéressée et elle nous a demandé de convoquer leurs auteurs pour lui fournir des renseignements sur leur physique, leur éducation, leur culture, avant d’entrer directement en rapport avec eux.


Brusquement, le gros Édouard, Ferdinand, Victor, reviennent dans la salle à manger. Le gros Édouard allume une cigarette et se penche sur Gaston :

— Eh bien, petit, as-tu fini ton inventaire ?… Tu ne nous découvres pas un autre testament ?…

Et lui, il prend au hasard une enveloppe sur laquelle est collé un timbre-réclame :

— À Juan-les-Pins, annonce-t-il, faites une cure d’optimisme !

— Juan-les-Pins, répète Victor, c’est là qu’il a été en août.

— J’ignorais qu’il y allait retrouver une poule.

Alors, le gros Édouard tire la lettre de son enveloppe, ajuste son lorgnon, et lit lentement :


Je désespérais de recevoir une réponse et pensais que ces annonces étaient une vaste blague. Aussi j’ai été agréablement surprise de vos quelques mots qui me donnent beaucoup de confiance.

J’ai été mariée, mais je n’ai pas d’enfants. Mon hôtel, luxueusement meublé, représentant un capital de 600 000 francs, cette affaire marche à plein rendement, mais il me faudrait être secondée par un monsieur sérieux, envisageant l’idée de vivre sur la Riviera et du mariage.

Et vous, puis-je savoir quel genre de commerce vous avez ? Et vous demander une photo que je vous renverrai, ma parole d’honneur, une photo d’amateur par exemple, c’est toujours plus naturel, ne trouvez-vous pas ?

P.-S. Votre nom n’est pas écrit très lisiblement et je me demande si ma lettre vous sera remise.


— Seulement, ça n’a pas collé, dit Victor.

— Attends !


C’est avec plaisir que j’ai pu me rendre compte de votre physique, chère madame. Je vous fais tous mes compliments et, après vous avoir bien regardée, je remets votre photo sous enveloppe en attendant de vous voir au naturel. Malheureusement, les élections retarderont mon départ, car je tiens à remplir mon devoir de Français. D’ici là, je vous écrirai encore.


Le gros Édouard jette la lettre sur la table :

— Moi, je me demande si au fond c’était pas un truc pour coucher… vu qu’Albert n’aimait pas à aller au bordel.

— Tu vois que c’était sérieux, hasarde Ferdinand, et même qu’à présent il se donnait du mal pour se marier.

— Oh ! ça devait toujours finir par une coucherie.

— Mais avec son Italienne, soupire Victor, le truc ne lui a pas réussi.

— J’ai retrouvé leurs lettres, déclare Gaston.

— Ah, c’est de là que tout est parti…

— Son annonce, à elle. Écoutez :


J., brune, élég., 37 ans, hôtel part. terrain Paris, ayant rentes, ép. M. dist. 40-50, situation aisée. P. N° 3201.


— Albert a collé l’annonce sur le brouillon de sa réponse :


Je vais satisfaire à vos désirs : je suis brun, excellente santé, 48 ans, caractère gai, affectueux, officier, célibataire. Mon avoir au cours actuel s’élève à environ 700 000 francs. Il me serait agréable de faire votre connaissance et je vous propose le 8 décembre. Je me trouverai à la station du métro Beaugrenelle, près du guichet, et j’aurai à la main la lettre que vous avez eu l’amabilité de m’envoyer en réponse à ma première.


— Il n’y a rien d’autre ? demande Victor.

— Si, une carte… c’est une sorte de journal, comme j’en ai déjà lu un.


8 décembre : Métro Beaugrenelle, café.

10 décembre : Ciné Paramount, premier baiser.

16 décembre : Alhambra, taxi.

19 décembre : Villa Paula, 1 C., dîner.

22 décembre : Villa Paula, 2 C., 1 L., dîner restaurant.

23 décembre : Villa, 2 L., 1 C., radio.

24 décembre : Réveillon, dîner Capitole, messe de minuit, 2 C.

27 décembre : Villa, 1 C., 1 L., restaurant italien.

28 décembre : Dîner, rue Ganneron, 1 C.


— Les lettres, explique le gros Édouard, c’est sûrement quand il devait faire l’amour, en tout il était méthodique. Ensuite, Gaston ?

— J’ai trouvé une médaille dédiée à la Vierge.

— Ah ! s’exclame Victor, il allait devenir bigot avec son Italienne.

— Après tout, peut-être qu’il aurait voulu qu’on le mène à l’église ?

— Non ! crient en chœur Victor et Ferdinand.

— Je donnerai la médaille à Élise, reprend le gros Édouard.

Ils se taisent.

Où se posent leurs regards, ils voient des choses poussiéreuses, tristes, immobiles, comme si la mort les avait frappées. Et pas un livre, pas un tableau, une jolie étoffe. Était-ce ainsi du vivant d’Albert ? Il était soigneux, certes, mais n’avait ni curiosité, ni fantaisie. Comme il devait s’embêter dans ces deux pièces dont il n’avait même pas choisi les meubles. C’est pour ça qu’il aimait un Bijou – un chien comme en ont les vieilles – qu’il correspondait avec des inconnues, peut-être aussi à cause de ça qu’il allait devenir dévot ? Il faisait des économies d’éclairage : une seule lampe à son lustre, et la lumière est lugubre. Ah ! si une femme venait chez lui, elle ne devait pas s’y amuser ? Non, personne n’entrait dans son appartement, pas même sa famille. Ils y sont, à présent, eux ! – oui, et rien ne peut leur dire davantage que ce pauvre Albert… Ils peuvent tout savoir de son existence, fouiller partout, pas par curiosité, simplement pour mieux se souvenir plus tard. Seulement, en vérité, aimeront-ils à se rappeler cet appartement – dont les volets sont fermés, on se croirait en prison –, pourront-ils imaginer jamais qu’Albert y a été heureux, qu’il y a fait de beaux rêves ? Ils auraient dû en forcer la porte et l’arracher malgré lui à sa solitude… car il en crevait, ses recherches matrimoniales le prouvent bien.

— Je vais préparer un paquet de ses machins de soldat, soupire le gros Édouard.

— Je prendrai le porte-photos qui est sur la cheminée, dit Victor – Albert représentant, Albert soldat, Albert commerçant.

— Et la vieille Marthe voudra aussi un souvenir, dit Ferdinand.

— Emporte les obus, ils sont ciselés.

Chacun fait son paquet, sans souffler, sans lever les yeux. Ils n’osent se l’avouer, mais ils ont hâte d’être ailleurs. Tant pis pour le désordre, Albert ne reviendra plus, le malheureux. Ni nous, pensent-ils.

— Y êtes-vous, il se fait tard, gronde le gros Édouard. Ah, j’éteins…

En bas de l’escalier, c’est lui qui rouvre le premier la bouche :

— Je vais dire à la concierge de chercher quelqu’un pour l’appartement.



Depuis la tombée du jour, Élise est confortablement assise dans la boutique, près du « godin ». Elle lit l’Intran. Il est arrivé un malheur : dans la Manche, un grand paquebot français brûle, 18 morts et pour des millions de perdu ! Elle voit de ce navire une photo impressionnante, une deuxième, comme au ciné. Puis elle tourne la page, et soudain s’exclame :

— Ah ! Lucienne, l’ancien président des États-Unis : Calvin… Coolidge, il vient de mourir comme Albert.

C’est l’heure de l’apéritif, Lucienne doit servir les clients, elle ne répond pas à Élise. Et puis, elle rumine. Sa chambre est débarrassée, on y mettra le cercueil. Son frère, entre quatre planches qu’elle va le revoir… non, le cercueil sera fermé. Jamais plus… Ah !… Par instants, lorsqu’on ouvre, elle croit que c’est lui qui va entrer, car, le soir, depuis un an, souvent il venait dîner. Il disait : « Tu as bien une assiettée de soupe, ça me suffit. » À leur repas, elle ajoutait des œufs, ou une côtelette, et elle était contente de voir Albert manger de bon appétit… si contente qu’elle n’en grondait pas Bijou.

Portanier la salue.

— Vous avez lu, dans le journal, au commencement des faits divers ?

— Quoi, Portanier ?

Il lui donne le Petit Parisien.


Rue Monge, Jules Nollet, 23 ans, manœuvre, 110, rue de Vanves, insulte des agents. Au dépôt.

Villa Chauvelot, 6, M. Singer, demeurant 37, rue Ganneron, meurt d’une embolie.


— Ah oui, balbutie-t-elle… Vous me laissez votre journal ?

Elle relit ces deux lignes, quand soudain elle entend appeler : « Le patron ! » ; vite elle essuie ses yeux, et alors un jeune homme lui remet un paquet. Ce qu’il contient, elle le sait.

— Élise, voilà les lettres de mort, et, à voix basse, elle commence à en lire une.



Adolphe pénètre dans leur logement. Il le quitte tôt le matin, y rentre à sept heures – il déjeune à l’atelier. Aujourd’hui il s’est hâté, c’est le soir où il fait sa barbe et se lave à fond. Il accroche son pardessus dans l’entrée, pose son panier dans la cuisine, et en embrassant sa bourgeoise :

— Mon eau est chaude ?

— Tu te raseras demain. Ton oncle est mort, va falloir aller à l’enterrement. C’est Michel qui nous a prévenus.

— C’est le gros ou l’officier ?

— Albert.

— À l’atelier, ce matin, on a appris la mort de Clouzeau… il avait été gazé pendant la guerre. Tu le connaissais, il était venu dîner.

Jamais deux sans trois. Et il pense qu’un de ces soirs on lui dira que la vieille Marthe…



Quand ils ont entendu s’arrêter la voiture, le gros Édouard Singer a dit poliment : « Madame Paula, on va vous débarrasser. »

Trois hommes en uniforme sont entrés, accompagnés du représentant de la maison Tabel qui a montré l’autorisation du commissaire. Il s’est fait un grand remue-ménage. Dans l’escalier, presque verticalement, Paula a vu descendre le cercueil, deux hommes le portaient avec peine. Vite, elle s’est signée ; et dans cet instant elle a revécu les trois jours funèbres ; et puis après, un silence…

Dans sa villa, Paula est seule. Cette nuit, peut-être les nuits suivantes, elle couchera chez Mme  Parfault ; ensuite, il lui faudra redormir dans sa chambre. Elle y monte. La fenêtre est ouverte, mais elle croit respirer encore l’odeur infecte. Son lit, son beau lit… on doit venir désinfecter tout. Elle se voit dans la glace de l’armoire : elle a les yeux cernés, le teint d’un blanc cadavérique, et une peur la saisit. Il faut qu’elle chasse Albert de son esprit, comme il a été chassé de sa maison. Qu’elle se retrouve libre, tout comme avant ! Est-ce possible de redevenir heureuse, calme, de dormir sans cauchemars ? et possible de ressaisir quelque jour un vrai bonheur ? Elle se tourne vers sa petite chapelle, les mains jointes…

Machinalement, elle remet un peu d’ordre. Elle jettera le verre dont se servait Albert, son mouchoir, et là, sous le lit, cette urine qu’on devait faire analyser – avec quel dégoût elle ramasse le pot et va aux cabinets. Voilà. Dans sa chambre, il ne reste rien de cet homme qu’elle a eu le malheur de rencontrer. Les paroles qu’il lui a dites, elle les oubliera ; les baisers qu’il lui a donnés, les caresses dont il l’a salie, et puis qu’il l’ait possédée, ça…

— Faudra aussi que je change de place le divan, murmure-t-elle.



Il y a un bon moment que Lucienne a vu s’arrêter presque devant le Bar du Télégraphe deux croque-morts – qu’elle nomme des porte-morts. Aussi, souvent elle lève le rideau de la devanture.

— Ces transferts, remarque-t-elle, on les fait comme à l’ancien temps, le matin ou la nuit. Je me rappelle qu’une cliente avait fait une fausse couche, alors ils sont venus le soir chercher son fœtus avec un petit cercueil. Tu m’entends, Élise ?

Élise songe que le gros Édouard mourra avant elle, vu leur grande différence d’âge, qu’elle n’a plus de famille de son côté…

— Je me demande qui s’occupera de mon enterrement ?

— Va, réplique Lucienne, du moment que tu as de l’argent, tu iras dans ton trou à toi. Et personne ne t’en sortira. Et ceux de la fosse commune, au bout de cinq ans on en fera du feu. Ce qui te montre…

Elle a entendu un coup de trompe, elle se précipite. « Oui, les voilà », et elle ouvre la porte à deux battants. Ils entrent : Victor, Ferdinand, le gros Édouard ; puis l’ordonnateur et quatre hommes noirs qui vont reconnaître les lieux, et après avoir pris leurs dispositions ressortent. Lucienne et Élise se donnent le bras ; Victor, Ferdinand, le gros Édouard s’alignent, tandis que s’éloignent discrètement quelques clients. Les croque-morts réapparaissent. Ils portent le cercueil et avancent avec précaution ; deux s’effacent afin que les deux autres porteurs, des gars rouges et solides, puissent passer dans la cuisine. Ils ont vite expédié leur besogne. Mais un personnage se glisse, c’est l’envoyé du commissaire qui vient vérifier les scellés posés sur le cercueil.

— Albert, lui qui n’aimait pas les complications, chuchote le gros Édouard.

— Ben quoi, répond Victor, jamais on ne s’était occupé de lui de son vivant !

Lucienne et Élise sont dans la chambre, devant le cercueil qui repose sur deux tréteaux. Un beau cercueil, épais, lourd, verni. Lucienne s’en approche, pendant qu’Élise marmotte une prière ; elle le touche, en essuie un angle du coin de son tablier, puis se penche. Sur une plaque de cuivre est gravé : Albert Singer, mort à l’âge de cinquante-deux ans. Il porte encore un nom, comme dans la vie… lui… enfermé dans cette boîte, couché sur un lit de sciure, de ouate, enveloppé dans un drap neuf. À travers les parois de plomb, son frère, elle le voit comme il était le jour de Noël.

— Élise, est-ce que tu imagines…

Mais sa belle-sœur a filé !

Son petit frère. Il a dormi une fois dans cette chambre, pour de vrai, un soir où l’avait saisi un malaise… Ce même Albert qu’elle traînait à l’école et pour lequel elle achetait avec ses sous des sucreries… l’Albert qui lui demandait d’entretenir son linge, quand il était jeune homme. Elle en évoque le passé, elle en suit la croissance, et maintenant, mon Dieu, il est là, rigide, engourdi, désarmé, silencieux, dans cet encombrant cercueil. Il n’aura plus ni pensées, ni gestes, ni désirs, ni colères, sa vie est terminée, c’est la fin. Lucienne en voit les réussites et les échecs, de cette vie. Soudainement, elle se rappelle une discussion imbécile, assez récente. « Sans moi, peut-être qu’en ce moment vous crèveriez de faim ! » criait Albert. Elle lui avait répliqué : « On t’a rendu ton argent, et si tu veux en toucher l’intérêt… veux-tu ? » Le surlendemain, Albert revenait dîner.

Elle est contente de ne pas lui avoir gardé rancune – et même, l’a-t-elle accueilli avec assez de joie ? Ses défauts, on les lui pardonnait, c’étaient ceux de tant d’hommes – et ce n’est pas elle qui se permet de juger personne. Il ne commettra plus de fautes, d’erreurs, n’aura plus de ces petitesses qu’ont les vivants… Il est mort… Un peu de sa vie à elle qui meurt ; son cœur souffre, qui ne pourra plus donner certaine part d’amour. L’Italienne, Albert ne l’aurait pas épousée, c’était rien qu’une aventure. Dans son portefeuille, n’a-t-on pas trouvé un papier : « En cas d’accident prévenir ma sœur. » À elle, il songeait, comme avec un obscur pressentiment… « Ma vieille frangine, je te la souhaite bonne et heureuse », lui avait-il écrit de chez cette femme… Ce mot qu’elle a déchiré, hélas… Ma vieille frangine ! et alors il l’embrassait.

Dans son cercueil, le visage collé contre le couvercle, au milieu de ce noir épais, n’est-ce pas à elle qu’il songe encore ?… si c’est vrai… si c’était vrai, tout de même, qu’après la mort il y a quelque chose ?

Elle se recule, lentement ; et, par la porte qu’elle laisse grande ouverte, elle aperçoit l’extrémité du cercueil dont les angles sont nets, et son regard s’y attache, traverse le bois, le plomb, pour se poser sur des pieds nus…



Gaston Dieulet est dans sa chambre – depuis deux jours il s’y calfeutre. Tout à l’heure, sa femme arrivera, elle lui a envoyé une dépêche. Le son neuf d’une voix dispersera le silence, il y aura un corps pour emplir ce vide, des mains pour animer ces objets, une présence, deux êtres entre lesquels s’établira une douce amitié.

Gaston s’assied sur son lit et tire de sa poche un paquet. Il l’ouvre, en sort les deux seuls livres trouvés chez Albert : L’Aiglon, L’Anglais Commercial, puis une série de lettres qu’il n’a pas eu le temps de lire rue Ganneron, mais dont le ton l’avait surpris ; ce n’était plus celui d’une femme soucieuse de mariage et d’argent.

Ces lettres, il en interroge la signature : Denise. Il les lit lentement ; en relit certains passages :


Vois-tu, pour nous, la vie sera courte à présent. Il faut donc la goûter vite, avec intensité, quand le moment est là. J’ai vu beaucoup souffrir lorsque l’amour était mort ; pour nous, il faut qu’il dure longtemps, mon Raton…


Pardonne mes coups de tête, si imprévus, même pour moi. Je leur pardonne, ils me permettent pour un moment d’avoir l’illusion que je retrouve ma jeunesse…

'

Ce matin, que le temps est beau, je respire à pleins poumons. J’ai un grand bonheur à voir de vrais arbres, à me rouler dans l’herbe, mais je voudrais m’y rouler avec toi. Que fais-tu, mon amour chéri ? J’ai passé dans tes bras de si doux moments ; j’ai connu de si violentes sensations que j’en suis encore gourmande et qu’il me tarde de les retrouver. Et toi, tu ne me dis jamais rien des tiennes ? Vilain, qui ne sait plus écrire, une seule lettre en quinze jours ! Pourvu que le soleil du printemps ne te fasse pas ne plus m’aimer. Dis-toi que je t’aime bien, dis-le aussi à Paris. Bientôt, je quitterai ma vieille tante…


Ne rôde pas trop au Bois, pour roder ton auto, car il y a de gentilles demoiselles. Et si tu t’ennuies, pourquoi ne lis-tu jamais ? Pas tes journaux financiers ni ton Ami du Peuple ! Moi, je marche, respire, et je t’appelle…


La première lettre, datée : 6 octobre.


Si le temps est beau, venez me prendre jeudi en auto, cher monsieur, à 3 heures, ayant besoin d’aller à Versailles. Cela nous promènerait et serait plus agréable que de nous enfermer encore au cinéma…


La dernière, d’où tombe une fleur sèche.


J’ai le noir en ce moment, mais un noir pire que tous les autres. Tu ne m’aimes plus autant, je le sens. Hier, je t’ai attendu, tu m’avais promis de venir ! Dis, il ne t’est rien arrivé ? Fais attention aux fous quand tu conduis. J’ai fait un mauvais rêve, je ne te le raconte pas. Mon Raton, je t’embrasse, plus si tu veux toujours de moi, ta Denise…


Gaston passe la main sur ses paupières, sur son front brûlant. Il cesse de lire. Ces feuilles froissées, décolorées, paraissent déjà si anciennes. Qu’est devenue celle qui les écrivit ? Chaque jour elle s’approche plus de la vieillesse qu’elle redoutait… ou peut-être est-elle morte ? Il cherche à en imaginer le visage. Il voudrait lui écrire que celui à qui elle se donnait toute, que son ancien amant est mort. Que ne peut-il la retrouver, et lui rendre toutes ses lettres ! Mais au lendemain de leur séparation Albert a dû en déchirer. Quand, leur rupture ? Sur ce journal que tenait son oncle pour chiffrer le kilométrage de son auto, découvrirait-il des renseignements ? En 1932, c’en était fini de leur amour, leur amour que Denise voulait éternel. Cette femme, était-ce la « grande rousse » qu’avait vue le gros Édouard ? « Elle habitait, racontait-il, en face du 37 et Albert lui faisait de l’œil lorsqu’il se tenait sur son balcon avec Bijou. Elle aussi avait un cabot. Un jour, dans la rue, en allant faire pisser les chiens, ils se sont rencontrés, et alors… Mais elle avait la folie des grandeurs ! » De folie, cette femme n’avait que celle de vouloir être aimée passionnément.

Albert y répondait mal à cette passion, et laborieusement, à en juger par ces quelques griffonnages :


Petite femme, je sais encore écrire, mais j’enregistre comme un vrai baromètre tes faits et gestes, tes humeurs fantasques, et mon inspiration en dépend. Alors, sourions. Les hommes, les cochons ! Non, pardon ! nous nous ressemblons tous ; le père éternel n’a pas fait de modèle et n’a pas sacrifié le sexe faible…

'

Bijou et moi nous avons passé sous tes fenêtres hier, et Bijou a levé la patte. En regardant les volets clos, je me suis remémoré ma première visite, les autres, et celle attendue du 23 janvier où, pour la première fois, nos corps, à l’exemple de nos pensées, se sont rapprochés. C’est l’Amour !…


Admire bien la verte nature, puisque voilà l’été. Je fais chaque jour mon ménage et ma popote, en pensant à toi, et je lis mon Information car, en ce moment, il y a en Bourse de jolis coups à faire. Rappelle-toi que ton petit homme est là. Alors, si tu as besoin de beaucoup de bises, reviens. Et tu sais, malgré la tenue légère actuelle, les Parisiennes ne me troublent pas. Je me rince l’œil, tout simplement…


Gaston réunit les lettres, il les ficelle ; puis il reste songeur. Aux papiers qu’il a lus, il doit de mieux connaître son oncle. Et cependant… c’est toujours un étranger qu’il a devant lui, un étranger que Denise devait avoir près d’elle, un homme qui portait comme une lourde armure inutile. Albert est mort. Mais, le malheureux, si dans les ténèbres il pouvait voir, sentir, penser, et apprendre qu’on a fait tomber son masque, qu’on a percé son armure ; Albert, s’il pouvait savoir que maintenant il vit dans quelques cœurs ; ah ! s’il pouvait recommencer une autre vie, celle-là faite d’amour et de vraie joie, fraternelle et simple, échapper à ce mal de posséder qui ronge presque tous les hommes !

Un coup de sonnette arrache Gaston à ses pensées – comme lundi matin, son père… Cette fois, c’est sa femme ! vite il va ouvrir. Sur le seuil, au milieu de la nuit, encore une fois, la dernière, il lance :

— Albert est mort.

Germaine est vêtue de noir, car elle porte depuis un mois le deuil de sa belle-sœur. Dans son costume, elle paraît plus grande, plus pâle, maigre. Il dit tendrement :

— Entrons, puis : encore une pénible épreuve.

— Oui, lui répond-elle. Mais ton oncle, je le connaissais si peu.

Ce n’est pas son mort, à elle. Du reste, lui, lorsqu’il a appris la mort de cette belle-sœur, en a-t-il ressenti une peine profonde ? Chacun ses morts.

Ils s’asseyent et parlent à voix basse.

Ces deux morts, ah ! combien différentes : l’une si lente, cruelle, et l’autre soudaine. Gaston et Germaine n’ont pas connu les mêmes veilles ; ils n’ont pas vu, autour de leur mort, pleurer les mêmes personnages, ni entendu les mêmes plaintes, les mêmes balbutiements, les mêmes cris de rage. Ils mêlent leurs souvenirs. Ils sentent s’épaissir dans la chambre les ténèbres, les emprisonner la masse sombre des maisons où dorment, et peut-être en cet instant agonisent des hommes ? Nuit immobile et froide, au début d’une année neuve…

Ils appellent l’aube. Ils se rapprochent encore l’un de l’autre. Si, tout à coup, retentit le bruit d’un train, ils écoutent avec au cœur une chaleur subite ce roulement qui porte la vie. Le silence, de nouveau, les accable ; moins, cependant, que l’ombre qui semble rôder sur les murs.

— Vois-tu, murmure Germaine, avec Madeleine personne n’imaginait qu’un corps si éprouvé opposerait une telle résistance à la mort. Elle pesait une vingtaine de kilos lorsque moi je suis arrivée, elle ne pouvait plus se remuer, et pourtant des efforts lui étaient encore demandés. La morphine qu’on lui donnait, sans beaucoup d’effets, une dose mortelle pour un individu sain, suffisait à peine pour engourdir ses souffrances. Elle ne s’alimentait plus ; mais, tant qu’elle n’aurait pas usé toutes ses forces, elle vivrait, car le cœur était jeune. Gaston, c’était affreux cette survie… pour elle et pour les autres, pour ses enfants qui avaient peur… comme la première femme de Victor, elle n’a plus voulu les revoir.

Elle pose la main devant ses yeux.

— Elle était condamnée à vomir tous les aliments qu’elle absorbait, reprend-elle, transformés en matière, à vomir cela par la bouche, quelle horreur… Ce squelette que menaçait la gangrène, cette peau que les os perçaient presque…

Et, d’une voix plus ferme :

— Sur elle qui croyait en Dieu, pourquoi ce raffinement de lenteur et de cruauté, une souffrance que ton oncle n’a pas connue ?

— Qu’en savons-nous ? Peut-être a-t-il souffert comme d’une punition terrible de mourir si seul ?

— Madeleine est morte vers le matin. Elle dormait enfin, doucement, j’étais près d’elle.

Et, désespérément, Germaine éclate en sanglots.

Gaston prend le visage de sa femme entre ses mains et l’attire contre lui. Il caresse ces cheveux blonds d’où monte une odeur vivante. Plus doucement, plus profondément, il voudrait être lié à elle, que leurs forces éloignent la mort, leur chaleur le froid mortel de la nuit. Les larmes lui viennent aux yeux. Elles naissent de la fatigue, de l’émotion, du mystère, de leurs souvenirs. Il a trente-cinq ans, Germaine trente-trois ans. Bientôt quarante, leur jeunesse s’est vite enfuie… leur amour… les êtres simples, et confiants, et joyeux, qu’ils furent, ah ! rongés, vagues, si lointains déjà.

— Mes parents, dit-il… et nous aussi, un jour… nous !

Ils sont serrés l’un contre l’autre, le cœur gonflé, les yeux clos, tendus pour échapper à leur destin, la bouche frémissante, penchés sur eux-mêmes et comme jamais cependant liés aux autres hommes. Un long moment s’écoule. Une chaleur monte de leurs deux corps joints, un désir obscur tourné vers la vie.

Cinq janvier

À cette époque de l’année, lorsque Ferdinand Dieulet ouvre son bar, c’est encore la nuit. Mais les autobus descendent déjà la rue de Belleville, des ouvriers vont à la porte des Lilas prendre le métro. Et, ce matin, le mouvement commence à peine, car Ferdinand et sa femme se sont levés plus tôt. Dans leur chambre, le cercueil posé près du lit, malgré la fatigue ils ont bien mal dormi, et ils les ont entendu sonner, les heures ! Lucienne se soulevait, se tournait en soupirant. Il grognait : « Dors donc ! » et lui ne pouvait fermer les yeux. Ça lui faisait drôle de coucher à côté d’un mort – une impression qu’il n’avait plus connue depuis 1915 – surtout que ce mort était son beau-frère, son ami d’enfance. La faible lueur d’un réverbère, frappant la vitre, le délivrait un instant de ses pensées macabres. Aussi, vers cinq heures, lorsque Lucienne a déclaré : « Levons-nous, on a beaucoup à faire », a-t-il répondu oui. Sans un mot, ils se sont vêtus, puis ont quitté la chambre dont Lucienne a doucement tiré la porte.

Aujourd’hui, en effet, ça ne sera pas une journée comme les autres !

— Alors, on l’enterre tantôt ? dit un client.

— À trois heures. Tout se fera en auto.

— Moi, je serais le mort, je demanderais à y aller tout doux, au cimetière.

Il faut écouter les réflexions des clients, y répondre, sourire, alors que vous avez tant de tracas. Lui, Ferdinand, se demande si tout se passera correctement. Dans sa boutique qu’on doit exposer le corps, entre le comptoir et les tables, en voilà un endroit ! Il était d’avis, en tant que commerçant, que l’enterrement partît de chez Paula ; et Lucienne, non. « Je désire absolument qu’il sorte de chez moi, ça me fera moins. »

Pas coiffée, ni débarbouillée, sa femme est déjà à l’ouvrage ; après avoir balayé, elle range les chaises dans l’arrière-boutique, pousse les tables contre les murs et, peu à peu, sauf au fond, la salle est dégagée.

— Vois-tu, Ferdinand, ce sera bien, déclare-t-elle. Écris sur l’ardoise : « Fermé pour cause de décès. »

— J’ai tout le temps !

— Non, aujourd’hui, tu ne serviras plus à boire à personne !

Portanier entre ; mais lui, on lui offre un café.

— J’ai demandé mon après-midi, annonce-t-il. Au Tabac, il y en a aussi plusieurs qui viendront.

Lucienne est sur le seuil ; elle regarde le ciel qui pâlit derrière les réservoirs de la rue du Télégraphe.

— Je crois qu’on aura le beau temps pour nous.



Le réveil tinte, Michel sursaute.

— Voyons, tu ne travailles pas, murmure sa femme.

Il se renfonce dans le lit. Son corps s’étale, il baigne dans une chaleur agréable. Demeurer couché, quand derrière la fenêtre on voit tomber sur Adamville la lumière froide d’un matin d’hiver, c’est un bonheur rare. L’aiguille tourne. Les copains ne le verront pas à la gare, l’un d’eux expliquera : « Michel a un enterrement, le veinard. » Ils sortent de leurs bicoques et, à travers champs ou par des rues boueuses, dans des wagons puants et mal chauffés, ils filent à Paris. Mais, lui, parce que son oncle a cassé sa pipe !…

— Pauvre vieux.

En voilà un qui ne ressent plus le chaud ni le froid ; qui n’a plus à faire un seul geste, à se débattre, à lutter. Il est vrai que l’oncle avait su joliment se tirer d’affaire et pouvait demeurer chaque matin dans son lit.

— Riche ou pas, dit-il alors à sa femme, vois-tu, faut qu’on y passe. Grands ou petits. Et tous ceux qui, pendant la guerre, ont fait massacrer ou fusiller les camarades, ceux-là aussi, à leur tour, ils bouffent les pissenlits par la racine !



Chez Victor, le remue-ménage du dimanche matin. Les gosses n’y comprennent rien, tous trois sont dans la cuisine où on les débarbouille un à un.

— Papa, on verra nos cousins ?

— Qu’est-ce qu’il faisait, avant, mon oncle ?

— Il était hôtelier, explique Victor, marchand de sommeil, et il retourne dans la chambre.

C’est sur la cheminée qu’il a posé le porte-photos pris chez Albert. Il le lorgne tout en s’habillant et, à chaque regard, du fond du passé, il ramène un souvenir. Avec cet Albert-là, il est, en ce moment ; pas avec l’autre, étendu dans sa bière, en train de se dissoudre, tout travaillé par les vers. Il s’approche, prend le porte-photos : Albert, aux trois grandes époques de son existence… un peu avantagé, sans doute, mais c’est bien lui, Victor se souvient. De la quatrième et dernière époque, il aura aussi une photo qu’a prise Gaston ; mais ce n’est pas la mort qui vous flatte, la vache ! et le visage de son frère, violâtre, sur l’oreiller blanc, lui apparaît.

— Mon frangin…

Albert ne lui a-t-il pas particulièrement témoigné son affection, à lui qui a trois gosses, en lui léguant la moitié de sa fortune ?



— On l’a reçue hier soir, mais on ne voulait pas…

— Donne, commande Ribéroche.

Une lettre de mort. Il la lit de bout en bout. Il en a lu d’autres, mais celle-ci… Il relève la tête : sa femme et sa belle-sœur se tiennent au pied du lit.

— Je veux que vous alliez à l’enterrement.

— Bien entendu !

— Vous direz au gros Édouard que je n’ai pas pu… que je voudrais le voir, qu’il n’attende pas que moi aussi je parte pour Saint-Ouen… et, comme les deux femmes font mine d’approcher : laissez-moi, je veux dormir.

Quand elles sont sorties de sa chambre, il reprend la lettre de faire-part ; il la relit plus lentement, et les lignes chevauchent peu à peu, les lettres se brouillent, c’est son nom qui s’étale : « Jules Ribéroche, décédé à l’âge de cinquante-sept ans, à Paris. » Pour lui aussi, les mêmes caractères noirs, les mêmes phrases.

— Regrets !

Sa femme et sa belle-sœur porteront des voiles, oh ! oui… Salopes ! Il sait qu’il ne laissera pas de regrets dans leurs cœurs et qu’elles souhaitent qu’il crève vite pour ramasser son argent… L’argent, s’il n’en avait pas, on l’aimerait peut-être pour lui-même ?… Ses titres, ses billets de banque, cette pourriture pour laquelle il a vécu, dont rêvent sa femme et l’autre, tout brûler !… Oui, il retirera son argent de la banque, mais il leur jouera un tour de sa façon, à ces deux… Elles, qui lui fermeront les yeux… pas de vrais amis, Suzanne les a chassés… Son nom, son malheur, n’éveillent nulle part l’attention, c’est déjà comme s’il était un homme mort.



Le gros Édouard a expédié sa toilette pour laisser la place libre à Élise – elle, se laver et s’habiller, voilà un événement ! Il est parti. Une cigarette aux lèvres, il remonte l’avenue de Clichy. Dans un passage voisin, Albert remisait son auto ; et puisqu’il a un moment, le gros Édouard veut se rendre compte de l’état de la voiture.

— Je suis le frère de M. Albert Singer, dit-il au patron du garage.

— Bonjour… Il ne vient pas depuis une semaine.

— Vous ne le verrez plus, il est mort… et, avec un geste bref : où est son auto ?

C’est une Prima-Stella noire, presque neuve. Voiture de série. Mais, lorsqu’il en a ouvert la porte, le gros Édouard retrouve son frangin, avec ses manies, ses habitudes. Là, dans cette pochette, un plumeau, une paire de gants, des chiffons de laine ; ailleurs, un jeu de cartes de la région parisienne, une carte de la Côte d’Azur – le pauvre a eu raison de se payer ce beau voyage avant de mourir ! Un fétiche est suspendu, auquel Albert tenait beaucoup – le cadeau d’une maîtresse ? – et, en le faisant danser, il disait : « C’est ma mascotte, maintenant que j’ai perdu Bijou. » Le fait est qu’Albert n’avait jamais eu un accident – oh ! il conduisait à la papa.

Et le gros Édouard se souvient que, la dernière fois où Albert a sorti sa voiture, ç’avait été pour le conduire, avec Élise, à leur villa, le dimanche d’avant Noël. Ils étaient joyeux, tous trois, dans la bagnole, et ils parlaient d’un voyage futur en Italie, le gros avec sa Packard, Albert avec sa Renault. Albert répétait, en souriant d’un air finaud : « Chacun emmènera ses invités », et il s’était mis à chantonner un refrain de la Veuve Joyeuse qui lui montait toujours aux lèvres, quand il était content :


Depuis qu’Ève écouta le malin,
Commença l’éternel féminin,
Est-ce un vaudeville, est-ce un mélodrame,
Ah ! les femmes, femmes, femmes, femmes.


Le gros Édouard se redresse et fait claquer la porte.

— En attendant qu’on la vende, patron, qu’on ne touche à rien. Je vous paierai le mois.

Il regarde la voiture encore tachée de boue, celle des routes qu’ils ont suivies ; cette voiture immobile dans laquelle il ne verra jamais plus un Albert heureux, un Albert qui venait l’attendre devant sa maison et l’appeler à coups de klaxon, tandis que Bijou jappait, l’animal !

— En guise de grand voyage, marmotte-t-il, soudain très las et très vieux, c’est à Saint-Ouen qu’on l’emmène.



Dans sa chambre, Gaston écoute le silence léger, les bruits du matin. Il doit faire effort pour se souvenir de sa veillée, du retour de Germaine, de leur émotion. En lui, à présent, un vide ; il est comme absent de lui-même, il lui semble qu’il s’est quitté. Ses angoisses, ses inquiétudes, cet entretien continu avec la mort… Il se secoue. Allons ! il n’y a rien eu. Demain, il retravaillera. Albert, il le verra un jour, peut-être dans un mois, peut-être dans un an. Albert vit quelque part, rue Ganneron ou chez une maîtresse.

Gaston fixe la fenêtre du regard. La lumière est égale, le matin calme. Nul éclat, nulle violence. Rien n’a été interrompu. Oui, Gaston en arrive à douter de cette brisure entre le passé et le présent. C’est une pensée engourdissante et douce qui l’emplit, un peu comme au sortir d’une convalescence. La mort lui apparaît aussi lointaine et imprécise que certaines catastrophes qui menacent le monde ; il doute de ces maux, se les représente comme de vieilles légendes. Lui, il existe. Sans pensées, sans passions. Il n’est plus qu’un être végétatif qu’éveillera tout à fait un rayon de soleil.



Les hommes des pompes funèbres ont expédié adroitement leur besogne et les clients qui entrent encore s’exclament. On ne s’y reconnaît plus, il est vrai. Le comptoir, les murs, sont cachés par de lourdes draperies clouées sur un échafaudage, elles dessinent une petite chapelle au centre de la boutique – transformation aussi rapide et surprenante que sur une scène.

— Je n’aurais jamais supposé que ça pourrait être si imposant, avoue Lucienne.

— Rappelle-toi que c’est un enterrement de six mille francs, lui répond Ferdinand.

Puis les ouvriers ont ramassé leurs outils et sont repartis dans leur voiture à chevaux – on les reverra ce soir. Avant leur départ, Ferdinand les a fait passer au comptoir, derrière la draperie, et tous ont bu un coup.

Au centre de la chapelle, il y a des tréteaux et de longs bougeoirs, avec des cierges. Lucienne se tient là pour recevoir le patron du Tabac, le boucher, le boulanger, des gens fort gentils ; chacun apporte un bouquet dont elle enlève avec soin le papier. Albert ne les aimait pas, les fleurs, il prétendait que « ça entête ». Hélas, leur odeur ne l’incommode plus.

Ferdinand est dans l’arrière-boutique, il fait en grand sa toilette – elle lui a sorti de l’armoire une chemise blanche et le costume noir qu’il portait à la noce de Gaston. Elle, après avoir bavardé sur le pas de la porte avec des clients qui feront tout leur possible pour venir tantôt, elle traverse la chaussée.

En face, leur devanture est cachée par un immense drap noir, à franges argentées. Un bel écusson, d’argent aussi : S. Et, au milieu de la draperie, un trou, c’est là qu’on exposera le corps. L’ensemble est grave, sobre. Quoi qu’en pense Élise, une cérémonie civile peut avoir aussi de la tenue.

Les taxis et les autobus défilent, parfois Lucienne n’y voit plus rien et, s’ils vont trop vite, leurs roues lancent de la boue. Des inconnus s’arrêtent, lisent la lettre de deuil, piquée dans ce sombre comme une fleur blanche. Des hommes ne font que passer, plusieurs soulèvent gravement leur chapeau, et l’un, même, entre un instant dans la chapelle. Leur coin, si familier, si calme, le voici tout changé et solennel. Tandis qu’on clouait les tentures, sur le seuil de leurs boutiques des commerçants ont paru ; des locataires du 263 se sont penchés aux fenêtres. Et cette curiosité touche Lucienne, comme autant de marques de la sympathie qu’on portait au disparu.

Elle voit son mari, vêtu comme un marié ; il lui crie : « À toi de te préparer ! » et elle rentre.

Alors Ferdinand va sur le trottoir prendre la place de Lucienne. À son tour, bras ballants, le torse en avant, pas à l’aise dans son costume, il regarde sa boutique. Le gros Édouard et Victor seront satisfaits ; quant à lui… hé, lui se demande si demain les clients entreront de bon cœur au Bar du Télégraphe ? Soudain, il aperçoit son cousin Barbaroux et sa femme Julie. Ernest a près de soixante-quinze, il est sourd, menacé de congestion ; c’est le seul parent qu’ait gardé Ferdinand. Il lui crie à l’oreille : « Un bien grand malheur ! » et le vieil Ernest branle la tête, tandis que Julie déclare : « Hier soir, quand il a lu la lettre, il est devenu tout blanc et il a pleuré. »

Ferdinand les entraîne au fond de la boutique où reste un espace libre, avec deux tables et des chaises. Il fait asseoir son cousin et lance sur la pendule un coup d’œil : le gros tarde à venir. Après le déjeuner, faudra vite débarrasser la table pour recevoir la famille. À l’heure qu’il est, tous se préparent, plusieurs sont déjà en route. Et Ferdinand, conscient de la gravité du moment, se redresse, examine autour de lui si rien ne cloche. Certes, le lieu est étrange, mal éclairé par les deux ampoules, les murs de drap semblent flotter. D’un seul coup, dans la suite des années heureuses qu’il a connues au Bar du Télégraphe, la mort fait une brèche.

Lucienne apparaît, pâle, les traits tirés, les cheveux si blancs, frêle dans son costume de deuil. Elle s’assied auprès de Julie et d’Ernest et, dans la clarté verdâtre, tous quatre restent silencieux. Ils entendent les rumeurs de la rue ; ils aperçoivent, entre deux étoffes, une ligne mince et bleue, le jour ! Ils sont là, seuls, anxieux ; et, au fond de la chambre, plus sombre encore avec les volets clos, il y a le cercueil qui attend.

On soulève la draperie – de temps à autre, c’est un client, et Lucienne lui crie : « Non, c’est fermé. » Ferdinand s’exclame :

— Ah ! voilà le gros. Tu es en retard…

— Un peu, réplique le gros Édouard. (Élise lui a fait une scène au dernier moment, elle ne voulait pas assister à un enterrement civil.) C’est très beau, dehors. Pas, ma grande ?

— Oui, dit Élise entre ses dents.

— Ernest est là, il vient aussi à l’enterrement, reprend Ferdinand, en poussant son cousin.

— Je l’avais vu petit comme ça, souffle Ernest, le bras tendu.

— Et maintenant, soupire le gros, il ne bouge plus. Faut que j’aille le saluer.

Il s’arrête sur le seuil de la chambre, ôte son chapeau, demeure raide. Albert, il est enfermé dans ce cercueil. Trois jours qu’il est mort… trois… Le gros Édouard, ce silence, cette immobilité l’écrasent. Il ne pourra jamais s’habituer à cette séparation, ces trois journées lui paraissent longues comme des mois. Mais le temps passera sans lui rendre son frangin. Une année viendra où il se tournera vers cet instant même, et il songera que son frère était alors presque vivant.

Lorsqu’il revient dans la boutique, il a les yeux rouges, il soupire. « Je suis comme un gosse, je chiale », et il propose d’aller au Tabac boire l’apéritif.

— Nous, dit Lucienne, on prépare le déjeuner.

Puisqu’on vit, il faut manger, cuisiner, recommencer les gestes quotidiens, rapprocher les deux tables, y poser les assiettes, les couverts, des bouteilles. Il faut aussi, malgré soi, obéir aux commandements intimes de son corps ; oui, avoir, subir toutes les petites platitudes de l’existence et penser à des banalités. Parfois, le souvenir du mort gonfle et rompt soudain ce cercle d’habitudes, vous laisse tremblant, les yeux attachés sur la draperie funèbre…

De la plate-forme de l’autobus, Gaston et Germaine ont vu la boutique, tendue d’étoffes noires ; d’autres voyageurs ont eu le même regard ; seulement, ceux-là ne sont pas descendus à l’arrêt de la rue du Télégraphe.

De leur coin, au Tabac, Ferdinand et le gros Édouard aperçoivent le Bar. Ils y voient entrer Germaine et Gaston. Alors, ils se lèvent, graves, lents, comme déguisés. La rue est grise, pauvre, la vie y coule sans laisser de traces. Mais aujourd’hui… Bien qu’Albert n’habite plus Belleville depuis trente ans, avant de le quitter à jamais, et peut-être pour la première fois, il accapare l’attention des gens du quartier. C’est midi sonné ! Des gosses qui sortent de l’école bayent devant les tentures, des femmes qui portent un filet lisent la lettre de faire-part – plusieurs se signent maladroitement – et des ouvriers, quoique ce soit l’heure de casser la croûte, ralentissent l’allure, il y en a un qui crie : « C’est le beau-frère du patron qu’on enterre ! » Personne qui, un instant, ne fixe sa pensée sur la mort d’Albert.

— Vous voilà, dit Lucienne. Mangeons !

Ils s’asseyent, coudes à coudes, à l’étroit et, dans le silence, Ferdinand répète : « Faut manger. » Les premières bouchées, on a du mal à les avaler. Un verre de vin. Oui, il faut se soutenir. On ne lui a que trop cédé, à la mort ; on en a la tête pleine, depuis ce début d’année.

— Elle commence bien, l’année.

— Ce pauvre vieux, déclare le gros Édouard, il me disait que 1933 verrait la fin de la crise mondiale.

— Pour lui, si.

— Oh, soupire Lucienne, il préférerait avoir encore sa part d’ennuis et être à table avec nous.

Elle s’est souvenu subitement d’un jour où Albert, Ferdinand et leur ami Portanier sont revenus fièrement de la pêche avec quatre beaux brochets. Elle avait dû les leur préparer aussitôt. Tous trois étaient pompettes et voyaient l’avenir en rose !



Dans un wagon de troisième, en compagnie de sa mère, de sa femme et du petit, Michel roule vers Paris. Il colle son visage contre la vitre. Ce n’est pas souvent qu’il voyage, en semaine, à cette heure-ci ! Le paysage lui paraît nouveau, plus vivant, un rien printanier déjà. Et lui, ne se sent-il pas plus léger ?


Françoise passe en revue les trois gosses et leur fait des recommandations ; parce que, les gosses, ils ne savent pas encore bien ce que c’est qu’un mort. Victor s’impatiente ; chaque minute qui s’écoule, il la vole à Albert. Au surplus, il ne tient pas à ce que le gros Édouard, là-bas, décide de tout à tort et à travers, inspiré par son Élise !


Gorin et sa femme ont déjeuné tranquillement. Gorin se verse un petit verre de calvados, il allume un cigare et s’installe dans un fauteuil.

— Inutile d’arriver avant trois heures !


— Tu diras au gros que je veux le revoir, ordonne Ribéroche à sa femme. Et que si je n’ai pas été à l’enterrement d’Albert, c’est que je ne peux plus me lever. Hein, dis-lui, j’attends sa visite.

— Mais tu sais que si tu parles…

— Nom de Dieu ! interrompt Ribéroche. C’est ton plan, garce, d’empêcher mes copains de venir ?


Paula est assise dans sa salle à manger. Il y aura demain une semaine, ses tribulations commençaient ; bientôt, elles vont finir. Elle va revoir la famille Singer, et ce cercueil dans lequel est enfermé l’homme avec qui elle devait vivre, son amant de quelques jours… rien de plus. Ce matin, des employés sont venus, ils ont désinfecté, emporté matelas et tentures ; cet après-midi, le corps sera au fond d’un caveau. Il ne s’agit plus, pour elle, que de nettoyer vite son esprit de tout souvenir.



Dans l’arrière-boutique, tandis que Lucienne passe le café, Élise répète :

— C’est toi qui dois le lui raconter, moi j’ai eu ce matin une scène avec lui.

— Bon, je lui raconterai, promet Lucienne.

Et après avoir versé le café à tous, elle s’assied à côté de son frère, qui digère, le visage rouge, les traits détendus.

— Édouard, commence-t-elle, pendant que vous buviez votre apéritif, du cimetière il est venu quelqu’un. C’est au sujet de ton caveau, paraît que dans le haut il n’a pas la largeur voulue… et que ça fera peut-être des ennuis pour y descendre le cercueil.

— Quoi ! crie le gros Édouard, soudain réveillé, mon frangin on ne pourra pas l’y mettre ?

— L’homme n’a pas dit non.

— C’est la faute à ton cher ami Riffier, glisse Élise.

— Tu as entendu, Ferdinand ? Ah ! faites travailler des copains. Celui-là, j’irai dans sa boutique l’engueuler !

— Tais-toi, souffle Lucienne.

Michel et les siens sont là, dans l’entrebâillement de deux tentures.

— On finissait de déjeuner, explique Lucienne. Entrez donc !

Elle fait asseoir sa vieille sœur près du cousin Ernest, car tous deux se connaissent ; étant jeunes, ils devaient même s’épouser. La vieille Marthe plante sur Ernest un regard trouble ; Ernest porte ses deux mains à ses oreilles, Julie lui crie : « Tu reconnais ton ancien béguin ! » Il secoue la tête. Cette femme rabougrie, avec un voile, des lunettes, de la moustache, est-ce possible que ce soit Marthe ?

— Voilà Victor et ses gosses !

Il y a un peu de bousculade, on n’y voit pas trop, chacun se case en chuchotant. Julie et Lucienne vont dans l’arrière-boutique et l’on entend un bruit d’eau et de vaisselle. Le gros Édouard met Victor au courant de sa mésaventure, Ferdinand se joint à eux, et ils tiennent à l’écart un dernier conciliabule.

— Le marchand de mort et ses hommes ne tarderont pas, conclut le gros Édouard.

— Sortons, dit Victor.

Et, dehors, le gros Édouard aperçoit la femme de Ribéroche, Victor des camarades de magasin, Ferdinand des commerçants du quartier. Tous apportent des fleurs, de vraies fleurs qui s’entassent dans la chapelle ardente. Ah ! un taxi, quelqu’un en descend.

— C’est l’aîné de Marthe, annonce Ferdinand. Salut !

— Quelle triste circonstance, répond Adolphe.

— Faut une mort pour qu’on se rencontre, soupire le gros Édouard, la main tendue.

Entre le trottoir et la boutique, on circule, si bien que le tapis recouvrant le carrelage est taché de boue ; des draperies flottent ; mais, malgré tout, le lieu reste imposant, chacun brusquement y fait silence.

— Tout est en ordre, dit Lucienne, les porte-morts pourront passer, et elle met son chapeau dont Élise lui arrange le long voile.

Dans un coin, Julie raconte à Germaine et à Gaston comment est mort le vieux père Barbaroux, qui aimait beaucoup son petit Gaston ! « Il est mort en buvant un verre de cognac. On lui aurait jeté une allumette dans le corps, il aurait pris feu cet homme, tant il a bu ! » Ernest est resté dans son fauteuil, la tête sur l’épaule, le regard fixe ; et la vieille Marthe n’a pas bougé. Les gosses, parfois, viennent près d’eux et les examinent sous le nez ; puis ils repartent et se faufilent dans la chapelle, y renversent des bougeoirs, ou ils vont chercher Nono qui flaire devant la chambre mortuaire.

Les Gorin arrivent, en compagnie du patron de la Brasserie des Sports et de sa femme, une mulâtresse ; ensuite, c’est le successeur d’Albert, avenue de Clichy. Et d’autres : des amis du gros Édouard qui étaient aussi ceux d’Albert. Puis Paula, que Victor et Ferdinand saluent discrètement. Tout ce monde ne peut tenir dans la boutique et se disperse sur le trottoir. Des curieux s’attroupent, c’est un enterrement comme on en voit peu dans ce quartier !

— Silence ! commande le gros Édouard.

Gravement, suivi de l’ordonnateur – qu’il appelle le conciliateur – et de quatre hommes, il pénètre dans la chambre. Un instant, il se recueille. Allons ! Les hommes des pompes funèbres s’emparent du cercueil, s’interpellent à voix basse, se courbent, mais ne peuvent empêcher que le cercueil heurte le mur à deux reprises. Et, chaque fois, Lucienne et Élise, qui attendent dans l’arrière-boutique, ressentent un choc au cœur.

On pose le cercueil dans la chapelle, on le recouvre d’un drap dont les plis tombent majestueusement. Hommes et femmes se taisent. Les uns sont près du cercueil, les autres sur le trottoir ; et beaucoup d’étrangers stationnent maintenant de l’autre côté de la chaussée. De près ou de loin, on voit l’ouverture ténébreuse de la chapelle, avec le cercueil entouré de fleurs vivantes et de grands cierges – qu’on n’a pas allumés, en dépit des observations d’Élise. Les draperies cachent presque totalement la devanture du Bar du Télégraphe. Et cette chapelle et cet autel funèbre qu’est le cercueil, ce décor semble s’étaler dans la rue, s’y isoler, comme un monument improvisé à la mémoire d’Albert.

Au milieu de cette foule, dans cette vieille rue de Belleville où, au passage, ralentissent les voitures, face à ses amis et à des inconnus, il est étendu dans son cercueil, Albert. Comment ? Ceux qui ont posé le couvercle pourraient seuls l’expliquer. Gonflé, décomposé, raide, serré entre ces planches, entre des feuilles de fer et de plomb. Lui seul délivré, indifférent à l’heure, aux bruits, aux paroles. Peut-être contemplant une dernière fois ses camarades les hommes ? C’est pour cela, sans doute, qu’on l’expose, le corps ? Qu’il entende monter la rumeur de Paris, le murmure du vent, le chant d’un oiseau, le rire d’un enfant ; qu’il puisse regarder encore ces hommes, dont il était, lancés vers quels buts ? des femmes dont la marche gracieuse est une espèce de danse, des amants. Et, pour la dernière fois, la dernière, que la lumière du jour lui parvienne ; que s’étende au-dessus de lui le ciel clair. Il pense, peut-être : « Je suis hors du jeu, continuez sans moi, les amis. » Et le voici spectateur, esprit lointain, sans passions, sans chaînes, hors de ce monde…

Les hommes vivants, eux, ont encore à compter avec le temps, avec la nuit. Un fourgon automobile arrive, puis un car et deux « voitures de maître ». Il y a alors un remous dans la foule, un remous jusqu’au fond de la boutique. L’ordonnateur lance un ordre. Ses hommes, qui ont déjà transporté les fleurs, soulèvent la draperie, découvrent le cercueil – tous les regards se posent sur ces angles nus, sur ces flancs luisants. Ils le portent, le glissent dans le fourgon, et la porte claque.

— La famille, commande l’ordonnateur.

Lucienne, Élise, la vieille Marthe s’avancent, courbées, incertaines, et sous leurs voiles comme isolées de leurs compagnons, puis Ernest, puis Paula que le gros Édouard a invitée à monter aussi dans la voiture de maître. Les amis grimpent dans le car et s’y entassent ; mais ils sont plus nombreux qu’on ne pensait, Victor doit faire signe à plusieurs taxis.

Le gros Édouard a surveillé attentivement ces manœuvres. Il attend que le fourgon démarre, puis l’auto, puis le car, et il monte alors dans un taxi avec son petit Gaston. Un coup d’œil sur la chapelle dont le sol est jonché de feuilles, de pétales, de papiers ; un mot à Julie qui gardera la boutique ; et en route, avec encore un dernier regard sur la rue où la vie journalière reprend son cours.



À bonne allure, le convoi descend la rue de Belleville. Hommes et femmes qui le composent connaissent cette rue – le mort aussi la connaissait ! Beaucoup l’ont descendue, ou montée, derrière un corbillard, pas besoin de chercher loin dans ses souvenirs. Le fourgon, muni d’un fanion, ouvre le cortège. Le gros Édouard, qui le ferme, se penche souvent à la portière de son taxi, ronchonne s’il se mêle à leur file une auto étrangère, puis retombe sur son siège.

Au carrefour des Quatre-Arrondissements, un encombrement. Ensuite, par les boulevards extérieurs, on s’éloigne de Belleville.


Dans le car, les gosses ont collé contre la glace leurs visages et ils regardent défiler les maisons. Sales moutards, tout les amuse ! Il s’en trouve un pour crier qu’on va à la noce ! On est confortablement assis, au chaud, la voiture roule sans bruit ; bien sûr que c’est dommage qu’on ne soit pas de noce, pensent les grandes personnes, avec un gueuleton au bout du voyage.

— Personne ne fera un discours ?

— Pour dire quoi ? Allez, ce sera vite expédié, c’est civil.

— Il est mort chez une Espagnole qu’il avait connue par une agence.

— Moi, j’aurais peur de tomber sur un Landru.

— C’est lui qui, peut-être, est tombé sur une empoisonneuse.

— Elle se trouve dans la première voiture, un comble !

— La femme du gros porte le deuil. Son beau-frère, pourtant, elle ne pouvait pas le souffrir ; jusqu’à raconter qu’il avait voulu coucher avec elle. C’est pour vous dire que le deuil…

— J’ai une voisine, elle a perdu son père. Mais chaque soir elle va retrouver son type à l’hôtel, avec son voile derrière le cul !


Victor est installé avec sa femme, ses gosses, et Ferdinand. Son faux col l’étrangle ; il froisse ses gants dans sa main, nerveusement, ou se penche à la portière.

— Tout se passe correctement, dit-il.

— Attends, lui répond Ferdinand, au cimetière…

— Oui, ce sera encore de l’aria. Moi, je me ferai brûler. Élise poussera les hauts cris, si je pars avant elle, et c’est pour le coup qu’elle me traitera de païen. Tu entends, Françoise, je veux être brûlé.

— Mais après, on ne sait pas ce qu’ils vous rendent, murmure Ferdinand.

— Bah ! de toute façon, tu tomberas en poussière.


Paula, qui sent peser sur elle des regards hostiles, n’ose bouger la tête. Elle voit le fourgon mortuaire. Albert, elle le suivra jusqu’à sa dernière demeure. Et lorsque le cercueil reposera au fond de la fosse, seulement, et à jamais, elle sera délivrée de son angoisse.

À côté d’elle, Élise se tient raide, les yeux mi-clos, en marmottant une prière. Ils ne sont pas deux, se dit Élise, à penser au salut du défunt. Si, sa voisine ! On lui a raconté que Paula avait de la religion, mais ça l’étonne, une actrice… Elle se penche, cordiale, malgré tout :

— Ce ne sera pas long, puisqu’ils n’ont pas voulu qu’il aille à l’église.

— Je le leur avais suggéré, chuchote Paula.

— Il part comme un chien, reprend Élise, pas trop haut, parce que Lucienne est assise derrière. S’il n’y avait eu que mon mari… Mais ce sont les autres, ils sont pires que des nègres !

Elle se confie à cette femme, une malheureuse, et elle oublie un peu. Tout à coup, une voix pointue, singulière, la fait sursauter.

— C’est notre ancien quartier, Ernest, répète la vieille Marthe.

Et le vieil Ernest approche son visage de la glace. Il aperçoit un boulevard avec des arbres nus, des murs gris. « Le boulevard Ornano », lui crie Lucienne. La porte de Clignancourt est entourée de hautes bâtisses. C’est froid, monotone, impitoyable. Il retombe dans son coin, au fond de son passé.

— Oui, bégaye-t-il, on a été jeune.


Dans leur taxi, Gaston et le gros Édouard ne manquent pas de place.

— Maintenant, je suis heureux, petit, raconte le gros Édouard. Je voulais que nous soyons ensemble, mon frangin et moi. Je croyais qu’il m’aurait enterré, je n’ai pas eu cette satisfaction. Enfin, le principal, c’est qu’Albert il dorme tranquille pour le restant de ses…

Il se tait brusquement et pose la main sur son front en sueur, puis :

— Je ne sais plus ce que je dis, quand on est mort, on est mort. Élise me raconte qu’après la vie continue. Des blagues ! D’abord, c’est assez de vivre une fois, parce que ça recommencera toujours la même chose et s’il fallait remettre ça, encore gueuler, lutter… d’autant plus que moi, la deuxième fois ne me réussirait peut-être pas comme la première ? Élise, elle a peur de mourir, alors elle se raccroche au bon Dieu. Mais moi, la mort, je l’emmerde ! Tu m’entends, Gaston ?

Il ouvre son pardessus, son veston, aspire l’air en soufflant bruyamment.

— Tu as vu, reprend-il, plus calme, l’Italienne ; j’ai voulu qu’elle monte en tête. Je suis revenu sur ma première impression, c’est une brave petite, Albert aurait été heureux avec elle… plus qu’avec la belle Georgette, qui ne s’est pas dérangée !… Je lui ai remonté le moral, à Paula. « Vous, les Italiennes, je lui ai dit, vous êtes chaudes. Vous remettrez ça avec un autre homme. »

— On arrive, Édouard.

Le convoi, plus lentement, suit une avenue que bordent des magasins d’entreprises funéraires. Lorsqu’il était enfant, le jeudi, Gaston venait en admirer les monuments de marbre. En semaine, de la fenêtre du logement de ses parents, il voyait défiler dans la rue des corbillards – surtout des corbillards de pauvres – c’était leur chemin pour gagner Saint-Ouen ; il voyait aussi, le matin, le midi, le soir, passer des hommes et des femmes. Ça fait dans ses souvenirs comme une interminable procession, morts et vivants mêlés…



Le fourgon franchit la grande porte et, à sa suite, la famille, les amis. Il roule doucement dans l’allée centrale où de petites vieilles portent des arrosoirs, où un ouvrier pousse une brouette qui grince. Il s’est levé un vent aigre qui fait frissonner. Et, dans le cortège, personne ne dit mot. Le caveau n’est pas loin, paraît-il, après cette rotonde au milieu de laquelle s’entassent des couronnes neuves ou défraîchies.

— À gauche ! crie un garde.

Presque immédiatement le fourgon s’arrête. Les croque-morts en ouvrent la porte ; l’un d’eux distribue rapidement des fleurs. « Allez », commande l’ordonnateur. Et, derrière le cercueil, les hommes chapeau bas, les femmes yeux baissés, s’ébranle la famille.

À côté de la fosse, sur le sol boueux, repose le cercueil.

Le gros Édouard s’en approche pesamment, le bras tendu… sa fleur tombe dans la boue. Victor, sourcils froncés, yeux grands ouverts, regarde : Albert est dans cette boîte, nu par cet après-midi d’hiver – mais, bientôt, il aura encore plus froid. Ferdinand se tourne et jette au hasard la rose dont il a nerveusement brisé la tige. Gaston a posé sur le cercueil une rose si blanche, il avance la tête pour examiner le trou suintant. Puis c’est Lucienne qui arrive, Lucienne qui n’a presque plus la force de tendre le bras, repartir, quitter son frère étendu sur le sol visqueux ; puis la vieille Marthe qui ne voit rien, piétine ; puis Élise qui se signe trois fois.

Dans l’allée centrale, en bordure du trottoir, ils sont immobiles, plantés comme des fleurs noires, avec dans leur esprit l’image d’Albert dont ils se sont pour toujours séparés. Les amis arrivent, défilent. On reconnaît certains ; pour d’autres, la tête vous fait si mal qu’on ne peut plus en retrouver les noms. Tous vous serrent la main, en murmurant des paroles de consolation, des paroles usées, mais douces tout de même à entendre. Des femmes se penchent, donnent des baisers de leurs lèvres humides et chaudes. Voici Gorin, digne, si triste… Mme  Ribéroche, sa sœur… Une mulâtresse… Paula… Portanier, des gens de la rue de Belleville…

Subitement, plus personne. La famille reste à l’alignement, figée, avec des bras qui se tendent. Un dernier ami touche le dernier maillon de cette chaîne et rejoint les autres membres du cortège. Tous s’éloignent, vite ; quelques-uns gesticulent, on entend des éclats de voix, un rire.

— Pour nous c’est pas fini, dit alors le gros Édouard.

— On vous attendra à la porte du cimetière, propose Lucienne.

Les hommes reviennent sur leurs pas et s’arrêtent devant le caveau. Des ouvriers passent de larges courroies sous le cercueil. « On ne pourra jamais le mettre à plat », dit l’un. Et le gros Édouard sent la colère et le désespoir le gagner. Le cercueil glisse, grince sur la pierre, est éraflé, puis bascule et disparaît. « Non ! crie une voix, ça ne passe pas. » Penchés sur le trou, les ouvriers discutent.

— Ce coquin de Riffier avait une pierre tombale trop étroite à caser !

— Son caveau va en se rétrécissant dans le haut !

— Enfin quoi, notre grand-mère a pu y descendre, dit Victor.

Des coups de marteau, des paroles brèves, des jurons.

— Et moi, pour entrer, comment je ferai ? demande le gros Édouard.

Il écarte brutalement Ferdinand et Victor.

— Il est comme il était sur son lit de mort, ça va prendre deux places… Non !… Je ne veux plus que vous y touchiez, les gars !… Arrêtez, dans le fond, que je vous dis !

Çà et là, des formes noires, inclinées et immobiles, se redressent : ce sont des vieux qui priaient, peut-être nettoyaient une tombe. Derrière une ligne d’arbres effeuillés, un train file, avec un cri bref. Au-delà des croix, des cheminées d’usines, les toits bleus ou rouges, des fabriques. Dans le ciel, de lourdes fumées puantes se déroulent.

Le gros Édouard a mal choisi son coin. Et ce n’est même pas sûr qu’il puisse y reposer !… ni Élise !

— Ah ! crie-t-il, en gesticulant, je ferai foutre tout en bas. J’irai dès demain voir votre patron !

Et il s’incline au-dessus de la fosse : le cercueil n’est pas posé à plat, normalement, mais comme coincé, posé sur un de ses angles. Une sensation horrible l’oppresse, une sorte de remords, comme s’il n’avait pas fait tout le nécessaire pour son vieux frangin et participé à ce sabotage – ces types qui lui tapaient dessus ! Il jette une fleur, puis se recule :

— Venez, vous autres !

Au carrefour, une dernière fois, ils tournent la tête.

— Ah ! cet enculé de Riffier, lance à pleine voix le gros Édouard, s’il était là, quel coup de poing dans la gueule…

— Ne fais pas un esclandre, souffle Victor en l’entraînant.

— C’est un dégueulasse… et tous, là-dedans… Il a glissé un billet à un chef et ça s’est fait en douce…

Il se tasse, trébuche, lâche un sanglot. « Albert, mon frangin… » Puis, à Victor et à Ferdinand :

— Je m’en fous à présent du pognon, je ferai reconstruire mon caveau.

Il marche entre Ferdinand et Victor qui le tiennent chacun par un bras. Il n’a plus le courage de gueuler, il dit, lourdement :

— La mort, si on commence avec elle, alors on n’en finit jamais.



À la porte du cimetière, ils retrouvent les femmes.

— Ça n’a pas pu s’arranger, leur annonce Ferdinand.

— Dieu se sera acharné sur lui, chuchote Élise.

— Fous-lui la paix à ton bon Dieu ! crie le gros Édouard. Il a autre chose à faire !

Lentement, ils se remettent en marche. Ils s’imaginent être encore au cimetière, parce que ceux que le gros Édouard appelle en bloc « les marchands de mort » étalent sur le trottoir leurs couronnes, leurs croix, leurs entourages, leurs pierres tombales, et ils lisent des inscriptions toutes prêtes. Quand ils débouchent sur l’avenue Michelet, Victor propose :

— On rentre à pied ?

La porte de Clignancourt est proche, peut-être huit cent mètres.

— Voulez-vous marcher, les femmes ? reprend-il. Ça nous remettra.

Elles s’avancent de front sur le trottoir large et enfin libre. Toutes, avec leurs préoccupations, leurs angoisses, leurs espérances et leurs tristesses. Elles se les confient ; ou, une dernière fois, elles parlent d’Albert, de sa vie, de son enterrement, et elles répètent que tout, en somme, s’est passé sans anicroche, ce qui fait ricaner Élise. Et, à chaque pas, le mort, elles le laissent un peu plus seul.

Les hommes forment plusieurs groupes. Ferdinand donne le bras au vieil Ernest ; Gaston et Michel, les mêmes pensées les réunissent ; et, à l’écart, le gros Édouard et Victor discutent. Eux prennent leurs dispositions pour les journées à venir. Car, si on en a fini, réellement fini, avec le cadavre, longtemps encore il faudra s’occuper d’Albert, de ses biens. Voir le notaire, signer chez lui des paperasses ; aller à la banque et faire ouvrir ce coffre dans lequel Albert entassait « du liquide » : soixante mille francs de dollars-or, et quatre-vingt mille francs de billets de banque.

— Écoute, conclut soudain le gros Édouard, si je savais que je dois crever demain, je mangerais ce que j’ai !

— Tu peux vivre encore vingt ans.

Et ils se taisent, courbent les épaules, parce qu’ils ignorent tout de la mort qui les frappera. Où ? Quand ? Ils pressent le pas pour rejoindre la famille.

— Avec Albert ! crie Ferdinand au vieil Ernest, quand on était gosse, on est venu souvent ici, à cause de la foire aux puces. Tu te rappelles ?

Aujourd’hui, pas d’étalages, peu de promeneurs. Les guinguettes sont fermées ; une seule est ouverte, il en monte une odeur de graisse et de vin aigre. Des hommes, français ou indigènes, manœuvres, vagabonds, chômeurs, traînent une existence dont ils ne savent que faire, près du cimetière qui les attend ; ou bien suivent cette avenue qui file vers Saint-Denis rejoindre d’autres avenues, puis des routes qui, elles, traversent des villages où poussent de vrais arbres, où les cimetières sont paisibles.

— Ici, de mon temps, répond le vieil Ernest, en s’arrêtant, c’était la campagne.

— Remonte ton col, lui conseille Ferdinand.

— Les femmes, vous n’avez pas froid ? demande Victor.

Maintenant, ils ne forment qu’un seul groupe qui barre le trottoir, ainsi qu’une haie sombre. Ils marchent, face au vent qui souffle, face au soir qui vient, leurs yeux fixés sur la ville, au bout de l’avenue, dont les premières lumières brillent. S’ils tournent la tête, derrière eux c’est la vraie nuit. Au cimetière, où ils ont laissé un des leurs, le crépuscule enveloppe les tombes ; plus personne ne circule dans les allées, à présent les morts doivent être bien entre eux. Comme ça à Saint-Ouen, à Pantin, à Thiais, dans tous les cimetières de la banlieue. Où, aujourd’hui, sont venus échouer des morts tout neufs, où demain arriveront d’autres morts, Parisiens qui retrouveront les multitudes et les laideurs de leur Paris.

— C’est la première nuit qu’il va passer là-bas, dit Lucienne.

Et leur pensée se glisse dans la fosse, avec le mort, cherche à en imaginer le pesant sommeil, la solitude, le chaud et le froid qu’il ressent.

— Moins vite ! crie la vieille Marthe.

Il faut régler son pas sur celui des vieux, les encourager :

— Encore cent mètres, et c’est Paris.

Quand la barrière sera franchie, ils se sépareront. Une mort les assemble, une nouvelle mort les réunira. Avec qui, en moins ? Ernest ? ou Marthe ? Voilà, un jour, pour eux, on suivra encore cette avenue, ou une autre.

— Ce ne sont pas toujours les vieux qui partent les premiers, Michel, chuchote Gaston.

— Oui, réplique Michel avec violence, pour nous il y a la guerre !

Enfin, l’octroi. Et tous poussent un soupir, qui est presque de joie.

Allons, c’est bon de se retrouver dans Paris, d’hésiter pour traverser la chaussée, de ne savoir plus quoi regarder, d’entendre tant de bruit, d’être bousculé, écrasé, surpris, parce que tout ça c’est la vie ! Oh ! oui, il faut que les morts restent avec les morts, hors des villes, et que sur chacun d’eux pèse une pierre froide ; que leurs tristesses, leur passé, leurs secrets, ne viennent pas se mêler aux vôtres ; et que tout, enfin, soit tranché. Qu’il y ait les vivants et les morts… Albert, au fond de son caveau… et le gros Édouard avec Élise, Lucienne avec Ferdinand, Gaston et Germaine, Victor et ses gosses, Michel, Paula, et quelque part Gorin, et Ribéroche qui ne veut pas mourir, et Portanier qui songe à retourner bientôt à la pêche, des amis, des camarades, qui marchent, rient, mangent, et font l’amour alors qu’il en est encore temps !

Un boulevard, que chacun traverse comme il peut, selon son coup d’œil et sa force. Sur un refuge, tous se réunissent, quelques-uns sont haletants, mais sourient. Ils forment là comme un îlot humain, calme, simple, solide. Ils sont encore unis par le souvenir d’Albert. Chacun parle de lui, peut-être pour reculer l’instant de regagner son logement, de reprendre sa petite existence ? Chacun vit seul, et seul trouve sa voie. Mais on pourrait peut-être aller la main dans la main, tous les hommes ? être liés fraternellement par la vie, puisqu’on est liés obligatoirement par la mort ?

De cette place naissent plusieurs rues. Plus avant, elles pénètrent dans Paris et, de leurs lumières, de leurs bruits, de leurs silences, elles semblent appeler chaque membre du groupe qui s’attarde sur le refuge. Eux résistent. Les jours qui viennent de s’écouler, ils les ont vécus ensemble, ils en ont partagé les angoisses et les peines, ils ont échappé à leurs pensées moutonnières, et chacun avec ses armes a lutté contre le malheur. La mort les a tirés de leur solitude, comme elle en a tiré Albert. Cet homme obscur que fut Albert s’est mêlé, lui aussi, à leurs vies, s’est donné, s’est perdu en eux. Ils le connaissent maintenant, sans masque, nu, et cette vie morne qui fut sienne, quelques-uns en garderont le souvenir – et l’horreur !

Les lueurs rouges d’une enseigne éclairent brusquement le refuge. Autour, le sol paraît trembler, les autos le frôlent et poursuivent leur course insensée. Soudain, ce tourbillon entraîne un membre, puis un autre membre du groupe.

— Moi, c’est par là.

— Et moi, tout droit.

Puis la voix du gros Édouard, qui domine le tumulte :

— Élise se sent mal, on va prendre un taxi. Au revoir, tous !… À demain, Lucienne !

Et puis la voix de Michel, au milieu des siens :

— À bientôt !

— Dimanche prochain ! crie Gaston, on ira te voir à Adamville.

— Nous aussi, ajoute Victor.

Tous, ils se sont fait la promesse de se revoir, une promesse chaude, vraie, qu’il faut tenir vite, avant que les soucis et le travail ne vous la fassent oublier.

— Venez donc un après-midi au Bar du Télégraphe, répète Ferdinand à Paula.

— On parlera de notre disparu, continue Lucienne.

— Non, répond Paula. Je vous dis adieu.

Elle pose un pied sur la chaussée, puis l’autre, et s’éloigne sans tourner la tête, en fixant des yeux le boulevard étincelant. Ces gens, qu’ils parlent de leur mort, c’est leur devoir… et quant à elle, il lui faut se faire une vie – le dernier moment a sonné.

Sur le refuge, ils sont à présent combien ? Leur groupe est pareil à tant d’autres ! Victor prend son plus jeune gosse sur le bras, tend la main au plus grand, et donne alors le signal de traverser. Sans encombre, ils arrivent sur le trottoir, devant une bouche de métro.

— Nous, explique Victor, on monte dans le tram, c’est plus sain pour mes gosses.

— En voilà un, papa !

— J’irai ces jours-ci sur sa tombe, murmure Lucienne. Tu viendras ?

— Faut attendre qu’ils aient terminé les travaux. Ne pleure pas, ma frangine, c’est fini pour lui. Il a eu une belle mort, tandis que nous…

— C’est comme ça que je souhaite avaler mon acte de naissance, dit Ferdinand.

Victor pousse sa famille dans le tram, puis, dressé sur le marchepied, il fait un geste presque joyeux, il crie :

— Dormez bien !

Ferdinand saisit par le bras le vieil Ernest. Derrière eux, Lucienne, Gaston, Germaine descendent l’escalier du métro d’où monte une haleine chaude. Ils se mettent à la suite des gens qui piétinent pour atteindre le quai. C’est la vie qui les reprend, qui continue pour eux, qui comblera le vide qu’a creusé le départ d’Albert ; la vie, avec ses appels, ses violences, ses joies, ses odeurs.

Dans le wagon qui les emporte, au milieu de ces voyageurs qui parlent, rient, lisent des journaux, ils restent groupés, réunis par une même douleur et, plus que leurs voisins, sensibles à leur condition d’homme. Quelquefois, Lucienne se penche sur son fils : « Albert, il avait… », mais une rumeur couvre sa voix, un brusque cahot les sépare. D’un clin d’œil, Gaston lui répond. Son oncle, il y pense aussi. Et le gros Édouard et Élise qui arrivent chez eux, Michel et la vieille Marthe qui roulent dans un train de banlieue, Victor malgré les agaceries des gosses, les amis, oui, ils sont tous liés dans une même pensée, comme un dernier hommage à celui qui était Albert Singer. Avant que chacun, de nouveau, ne soit en marche vers sa vie et vers sa mort.