Un monde inconnu/Tome II/17

Alexandre Cadot, éditeur (Tome IIp. 67-86).

XVII

J’en étais là de mes observations, lorsqu’on me frappa légèrement sur l’épaule ; je me retournai et je vis mon ami L… ; il avait l’air radieux.

— Il paraît que la fortune ne vous a point trop rudement éconduit ? lui dis-je.

— Mon cher, ne m’en parlez pas ! je suis dans la joie de mon âme.

— Qu’avons-nous donc gagné ?

— Moi ? j’ai perdu cinquante onces.

— Comment ! c’est cela qui vous rend si joyeux ?

— Certes, car j’ai remarqué que chaque fois que je gagnais en arrivant à la San-Agustin, le hasard s’acharnait ensuite après moi… Ayant donc aujourd’hui payé ma bien-venue, j’espère que les jours suivants me seront prospères. Et vous, où en êtes-vous ?

— J’ai gagné quinze onces.

— Légère escarmouche !… Voulez-vous que nous allions faire un tour ?

— Volontiers.

À peine étions-nous dans la rue, qu’un ami de M. L… l’aborda.

— Savez-vous la nouvelle ? lui demanda-t-il.

— Non.

— Le monte de Oro de la Plaza vient d’être décavé deux fois.

— Diable ! alors je vous laisse, me dit M. L…, et je cours à ce monte ; car dès que le malheur, voyez-vous, s’attache à une banque il est rare qu’elle ne succombe pas… et les joueurs ne doivent rien négliger… Je vous reverrai à l’hôtellerie à cinq heures précises.

M. L… me quitta aussitôt, et je passai ma journée à courir les maisons de jeu et à y risquer de petites sommes.

À cinq heures, M. L… se trouva exact à son rendez-vous, et comme il avait beaucoup gagné, sa bonne humeur ne connaissait plus de bornes, et il me divertit fort avec ses saillies.

Après le dîner qui fut bon, mais nullement luxueux, il demanda la carte au garçon, et comme je voulais en payer la moitié, il m’en empêcha en me faisant observer que les gagnants invitaient toujours leurs amis.

— Soit. Mais laissez-moi voir le total, lui dis-je. Je vous le demande, non pas par curiosité, mais à titre de renseignement.

L’addition s’élevait à trente piastres (cent cinquante francs).

Tous les objets de consommation sont, pendant les trois jours que dure la San-Agustin, tarifés dans ce goût.

Lorsque je demandai, le soir, en rentrant, à l’aubergiste, de m’indiquer ma chambre.

— C’est votre lit que vous voulez dire, me répondit-il. Suivez-moi.

Arrivé à l’extrémité d’un long corridor, il ouvrit une porte et me donnant sa lumière, il me souhaita le bonsoir.

Je trouvai dans cette chambre une quinzaine de lits tellement rapprochés les uns des autres, que j’eus beaucoup de peine à me glisser entre eux, et j’étais à peine couché qu’il arriva encore deux fois plus de monde qu’il n’y avait de lits.

Je laissai tous ces nouveaux venus s’arranger comme bon leur semblait, et je voulus dormir ; mais cela me fut impossible. À peine avais-je les yeux fermés que les montes me revenaient au souvenir ; je ne comprenais pas comment j’avais pu me promener une partie du jour et perdre autant de temps au lieu de jouer. Puis de ces regrets je passais à des espérances… je commençais par desmontar un monte, puis deux, puis trois… j’étais riche à millions, on ne parlait plus que de moi ! Il était bien quatre heures lorsque je parvins à m’assoupir… et à six j’étais déjà levé et debout.

Ayant réveillé M. L…, qui dormait de bon cœur, je fis seller nos chevaux pendant le temps qu’il mit à s’habiller ; puis, une fois qu’il fut prêt, nous sortîmes.

Les maisons de jeu ne s’ouvrant jamais avant huit à neuf heures du matin, je prolongeai la promenade le plus longtemps possible… Par moments je me sentais tellement irrité par ce retard, que je lançais follement mon cheval au galop… j’avais besoin de mouvement.

À neuf heures sonnant, je me trouvais dans un monte de Oro. Les diverses phases, pleines d’intérêt pour moi, par lesquelles je passai avant d’arriver à perdre toutes mes onces, en auraient très peu pour le public et je nie garderai bien d’en rien dire… Toujours est-il que n’ayant plus d’argent sur moi, je me mis en quête de mon banquier accidentel… de M. L…, pour lui en demander.

Après être entré vainement dans plusieurs montes, je me rendis à celui où nous avions été tous les deux la veille, avec l’espoir de l’y rencontrer.

Le silence qui régnait dans la salle me sembla étrange : tous les joueurs se pressaient les uns contre les autres et ne quittaient pas des yeux le tapis. Je pensai naturellement que l’on était dans l’attente d’un beau coup… et en effet, je ne m’étais pas trompé, car j’aperçus sur la table une masse d’onces… qui représentait un seul enjeu.

Le croupier tenait les cartes prêt à s’écrier : corre !

Je reconnus, appuyé contre une colonne et se tenant solitaire et à l’écart, mon Mexicain de la veille ; celui qui m’avait donné des conseils et pris mes cigarettes, je m’avançai aussitôt vers lui.

— Eh bien ! senor, avez-vous eu bonne chance ?

Mon individu me remit de suite, et me saluant poliment, il me répondit :

— Je vous remercie, senor, assez bonne… mais nous ne sommes encore qu’au second jour.

— Pourriez-vous me dire de quel joueur est cet enjeu ? Je désignai du doigt le bloc d’or qui se trouvait sur le tapis.

— De moi, senor, me répondit mon homme, très simplement et sans emphase.

— De vous !…

— Mille vingt quatre onces…[1]

— C’est-à-dire que vous avez passé neuf fois ?

— Si, senor, neuf fois ! du reste, j’y suis accoutumé ; mais je perds régulièrement à la dixième.

— Alors pourquoi jouer cette dixième ?

— Parce que je pense que c’est le devoir de tout honnête homme de risquer dix fois sa mise à la doble… je remplis donc mon devoir.

Corre ! s’écria en ce moment le croupier en chef.

Mon Mexicain philosophe, nullement ému en entendant prononcer ce mot qui allait décider de son sort, roula une cigarette entre ses doigts, l’alluma tranquillement, et se mit alors à suivre le jeu sans que sa figure ne décelât d’autre émotion qu’une légère curiosité.

El rey ! s’écria le montero avec humeur.

Aussitôt des bravos ébranlèrent les voutes de la salle ; mon homme à la doble avait gagné ; la banque sautait.

— Voyez-vous, senor, me dit-il, de sa même voix, si j’avais mis une once en réserve, comme vous le vouliez hier, j’aurais encore un coup à jouer, et une dernière chance à subir !

Comme après une perte pareille à celle qu’il venait d’éprouver, le monte devait, selon l’usage, rester fermé pendant deux heures, tout le monde en sortit.

À la porte je trouvai M. L…

— Venez vite, me dit-il, c’est un heureux hasard qui me fait vous rencontrer… Et il n’y a pas une minute à perdre.

— Que se passe-t-il donc ?

— Rien encore ; mais il va se passer tout à l’heure quelque chose de grandiosement curieux.

— Quoi donc ?

— Figurez-vous que les deux joueurs les plus célèbres peut-être de tout le Mexique, deux hacenderos scandaleusement riches, viennent d’entrer dans le monte, où je me trouvais. Ces hommes, jaloux l’un de l’autre, ont attaqué la banque avec passion, chacun des deux cherchant à éclipser son rival. À présent, ils se sont arrêtés, et ils semblent se reposer… Mais je les connais, ce calme de leur part est de ceux qui précèdent une tempête. Je me tromperais bien si nous n’assistions pas à quelques défis extravagants.

Je n’eus pas besoin, en entrant, des indications de M. L…, pour deviner quels étaient les deux rivaux en question. Leurs costumes, d’une richesse extrême, et surtout leurs mangas étincelantes de pierreries, les rendaient assez reconnaissables. L’attention entière de la salle était fixée sur eux.

Enfin, le plus jeune des deux, s’étant levé, fixa des yeux son adversaire, qui, immobile et drapé dans sa belle manga, ressortait de la foule des joueurs comme un chef.

— Y aurait-il quelque caballero, ici présent, qui voulût me tenir un enjeu personnel ? demanda-t-il.

— Je suis à vos ordres, senor, répondit le vieil hacendero ; que désirez-vous jouer ?

— Une de mes haciendas.

— Laquelle ?

— Celle del Quemado. Elle vaut cent mille piastres comptant.

— Mon bien : ma propriété del Vinado est estimée au même prix ; la partie sera ainsi égale.

— J’accepte, senor, quelle carte choisissez-vous ?

— Celle dont vous ne voudrez pas.

— Soit ; je vous remercie de votre galanterie, et, pour ne point retarder notre petite gageure, je choisis le siete de bastos.

— Ma finca del Venado sur la zota (le valet).

Le joueur, chargé de retourner les cartes, ne le fit qu’en tremblant, car, quoique le coup ne le regardât nullement, son émotion était des plus vives.

— La zota ! s’écria le montero.

Personne n’applaudit, et le silence était tel qu’on eût entendu tomber une feuille morte.

— Senor, dit poliment le jeune hacendero en s’adressant à son heureux rival, vous avez gagné, le Quemado vous appartient, dès demain j’en écrirai à mon majordome, el, si vous voulez bien me procurer l’honneur de vous revoir, je vous ferai part de plusieurs améliorations importantes qu’il vous sera facile d’y faire exécuter.

Senor, c’est trop de bonté… Accepteriez-vous mon dîner, aujourd’hui ?

— Avec le plus grand plaisir.

Les deux hacenderos se firent mille et mille honnêtetés à la porte avant de sortir, et finirent par s’en aller bras dessus bras dessous, comme s’ils étaient charmés de se trouver ensemble.

Je regardai M. L…, il était tout pâle.

— Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je.

— Il y a, mon cher monsieur, que, quoique habitué au Mexique, je ne puis jamais voir jouer de pareils coups sans me sentir mal à mon aise… Un million sur une carte !

— Aviez-vous déjà été témoin de plusieurs paris semblables ?

— Non, jamais d’aussi important ; mais il y en a eu de plus considérables encore : si le jeu est ce qu’il y a de plus séduisant au monde c’est bien aussi ce qu’il y a de plus dangereux. Je vais tenter le sort.

Je m’assis à côte de M. L…, et peu à peu le monte captiva si bien toute mon attention, que trois heures sonnèrent à une horloge placée près de moi, sans que je l’entendisse. Quel feu ! me dit M. L… en riant, il n’y a rien de tel que de commencer avec peur pour finir avec rage et obstination. Mais ne remarquez-vous point combien les joueurs semblent inquiets et ralentissent leurs efforts ?

— Moi, non ; je ne remarque rien, si ce n’est que la carte la plus forte est déjà sortie cinq fois de suite. Mais, au fait, à présent que je suis averti, c’est vrai, c’est à peine s’il y a quelques onces d’éparpillées sur le tapis… D’où provient cette suspension, cette espèce de trêve ?

— Observez ce qui se passe près de vous.

— Je vois, qu’ainsi que vous me l’avez fait remarquer, il règne une certaine contrainte autour de la table, que tous les regards sont tournés vers la plaza ; mais, sur la plaza, je n’aperçois rien qui puisse motiver cette curiosité générale et inquiète.

— Le voilà ! s’écrièrent en ce moment plusieurs joueurs.

— De qui parle-t-on ?

— De ce petit padre (curé) qui passe sur une vieille mule et qu’accompagne un domestique.

— Il n’a pourtant rien de bien remarquable, ce padre, si ce n’est qu’il est bien vieux ; à cela près, il est tout aussi sale et tout aussi laid que ses autres confrères.

— Sachez, mon cher, qu’il n’y a pas un seul habitué de la San-Agustin qui n’attende, depuis ce matin, son arrivée avec une grande impatience.

— Pourquoi donc ?

— Par superstition. Voici le fait : Depuis quinze ans, ce petit vieillard, qui dessert une misérable cure dans un chétif village indien, assez éloigné d’ici, se rend, chaque année, à la San-Agustin, sur cette même mule, et suivi toujours par ce même domestique que vous voyez. Il arrive à la même heure, le second jour, prononce le même salut en entrant dans un monte de Oro, regarde jouer deux coups, puis, au troisième, pose sur le tapis un sac de cinq cents onces. Or, depuis quinze ans, ce padre laisse courir deux fois la chance à son sac, gagne les deux coups suivis, ce qui lui rapporte quinze cents onces, donne son gain à porter à son domestique, remonte sur sa mule et repart sans dire un mot. On n’a jamais pu lui faire prendre une escorte ; or, comme il n’y a pas un seul joueur qui ne connaisse cette singulière histoire, et que tous les joueurs sont superstitieux, un grand nombre d’entre eux attendent, pour risquer un coup décisif, l’arrivée de ce padre, afin de pouvoir profiler de son étoile.

— Les actionnaires du monte, où descend ce prédestiné padre, ne doivent guère se réjouir de la préférence qu’il leur donne.

— Ne m’en parlez pas… Lorsqu’il fait le tour de la place, indécis où il descendra, les monteros semblent être sur des charbons ardents. On dirait l’épée de Damoclès suspendue sur leurs têtes. Voulez-vous que nous le suivions ?

— Vous avez vivement piqué ma curiosité, et je ne demande pas mieux.

Nous allions sortir, lorsque nous vîmes la foule se précipiter dans la salle… C’était justement le monte où nous nous trouvions que venait de choisir le padre. Ce padre, auquel je n’aurais certes nullement pris garde sans ce que M. L… m’avait dit de lui, me parut, à tort ou à raison, avoir une figure d’homme de génie. Ses petits yeux d’un gris clair pétillaient de malice, et ses lèvres minces et légèrement plissées par le même sourire donnaient à son visage maigre et tranchant une expression d’ironie indéfinissable. Je n’en suis pourtant pas moins persuadé, je le répète, que, sans les confidences de M. L…, il m’eut paru commun et très ordinaire sous tous les rapports.

Cette seizième épreuve fut tout aussi heureuse pour ce joueur bizarre que l’avaient été les quinze premières, il gagna ; et, pour la seconde fois, depuis deux jours que j’étais a San-Agustin, j’assistai à la chute d’un monte.

  1. Les onces valent 17 piastres pendant les fêtes de la San-Agustin.