Un monde inconnu/Tome I/12

Alexandre Cadot, éditeur (Tome Ip. 269-298).


XII



Il existe un préjugé assez généralement répandu, même parmi les Français établis à Mexico, à savoir que les femmes du grand monde ne se font point scrupule de dérober, dans les magasins, les objets qu’elles désirent le plus et qu’elles ne peuvent acheter. Ce préjugé provient, non point d’une calomnie, mais bien d’une erreur : les négociants étrangers, vivant entre eux, dans un certain cercle, et ne fréquentant jamais la véritable société mexicaine, sont excusables d’avoir pris pour des femmes comme il faut, de simples nanalas endimanchées.

Il n’en est point de même pour la Mexicaine du peuple, dont les doigts se crispent de désir lorsqu’elle entre dans une boutique, et dont l’esprit n’est occupé qu’à guetter une bonne occasion. Elle pousse l’amour du bien d’autrui jusqu’à la monomanie, et la honte d’être surprise n’est, pour elle, qu’un inconvénient sans conséquence. L’opiniâtreté et la persistance que met une Mexicaine dans l’accomplissement d’un vol est incroyable. Pour s’emparer d’un modeste panuele de coton, elle fera bouleverser un magasin entier et occupera tous les commis à la fois.

Je fis connaissance, par la suite, d’un Français établi à Porta-Cœli, le quartier le plus curieusement bohémien de la ville, qui était admirables dans ces sortes d’occasions.

Il lui suffisait de voir entrer une femme dans son magasin pour savoir si elle venait avec l’intention d’acheter ou l’envie de voler. Dans ce dernier cas, il s’approchait aussitôt d’elle, et lui communiquait à voix basse son observation.

Surprise ainsi moralement sur le fait, beaucoup le saluaient et s’en allaient sans rien dire ; mais quelquefois il s’en trouvait de complètes dans leur passion, qui acceptaient la lutte et restaient fermes sur la brèche. Le marchand, reprenant son rôle de vendeur, s’empressait alors de leur montrer tout ce qui pouvait les séduire et captiver leurs regards : les mantilles les plus riches, les tapalos les plus frais s’élevaient en monceaux sur le comptoir. Le rusé boutiquier n’ignorait pas que ses peines devaient être perdues. Mais il prenait malgré lui de l’intérêt et éprouvait du plaisir à ce singulier duel, qui durait parfois pendant une heure entière. Lui faisant beau jeu, et la guettant du regard, il finissait toujours par faire succomber son adversaire à la tentation ; puis une fois l’objet soustrait, le vol consommé, il attendait patiemment que la Mexicaine lui déclarât qu’aucune des marchandises ne se trouvant à son goût, elle reviendrait un autre jour : souvent il poussait même la cruauté jusqu’à laisser arriver au seuil de la porte, la malheureuse qu’il tenait par un fil invisible.

— Ma chère enfant, disait-il alors en entr’ouvrant le reboso sous lequel était caché l’objet soustrait, je vous demande bien pardon, mais je ne vends jamais à crédit.

Du côté des plaisirs, Mexico est à l’unisson de toutes les capitales, c’est-à-dire, qu’en dépensant beaucoup d’argent, on peut réaliser toutes ses fantaisies. Il y a théâtre espagnol, opéra italien, réunions, cafés et clubs.

Le première fois cependant, que j’assistait à la représentation d’un opéra, de la Norma, je fus frappé du coup d’œil misérable que présentait la salle. Les premières loges, sales, crasseuses, enfumées, devaient évidemment tacher, par le contact de leurs cloisons huileuses, les élégantes toilettes des lionnes qui s’y trouvaient. Le prix des places est cependant fort élevé.

Il est permis de fumer dans la salle, et je fus longtemps avant de pouvoir m’habituer au cliquetis d’un briquet couvrant une note ou interrompant une roulade.

Si Mexico offre les mêmes ressources de distractions que nos grandes villes d’Europe, sous le rapport des plaisirs ordinaires, il n’en est pas de même des plaisirs de l’intelligence. Les beaux-arts y sont très en arrière et fort négligés.

La musique n’y existe qu’à l’état de reproduction, et jamais à celui d’invention. J’en fais bien mes excuses à tous les voyageurs qui ont parlé des improvisations si chaudes et si gracieuses qu’on entend partout en Amérique résonner sur la guitare ; mais je n’ai jamais été assez heureux pour que les sons d’une mélodie inédite soient pârvenus jusqu’à mes oreilles. Les guitares dont se servent, en général, les Mexicains, ne peuvent, grâce à leurs nombreuses cordes, que servir à l’accompagnement d’un simple fandango.

La littérature mexicaine n’existe qu’en titres d’ouvrages ; j’ai entre mes mains un catalogues plus curieux encore qu’il n’est rempli, d’après lequel on pourrait croire que la pensée se fait jour en Amérique, car plus de mille volumes indigènes y figurent : odes aux oiseaux de l’Alemada, conversation spirituelle entre l’âme et l’esprit, etc… etc… Tous ces ouvrages ne contiennent, en général, que des divagations, et pas un ne mérite en entier les honneurs de la traduction. Je dois toutefois excepter les œuvres dramatiques de Gorostoza, le seul auteur de talent que possède la république.

Dans un pays aussi souvent bouleversé par la guerre civile que l’est le Mexique, la presse périodique a dû prendre et a pris un rapide développement. Mexico possède au moins dix feuilles politiques et quotidiennes, sans compter le Diario del Gobierno.

Les journaux de l’opposition ont une manière d’attaquer le gouvernement, qui rappelle les plus orageuses brochures de 93. L’expression n’est jamais voilée, quel que soit sa crudité. Il faudra plus d’un siècle pour que le Mexique en arrive à comprendre la discussion profonde et savante, consciencieuse et si pleine de fermeté de l’opposition française. Le Diario del Gobierno ne reste jamais en arrière dans ses réponses, seulement il est plus amusant, parce qu’il lui prend parfois l’envie de jouer la dignité.

La justice, au Mexique, pour être moins sanguinaire que celle des Turcs, n’en est pas moins parfois sujette à des erreurs volontaires des plus criantes ; si nous voulions prendre tant soit peu la peine de fouiller dans ses procédures, nous aurions de longues et dramatiques histoires à raconter.

Je citerai seulement un fait, non pas d’une injustice, mais d’un abus dont je fus témoin ; et qui a rapport à cette autorité d’intervention dont jouissent les officiers mexicains dans les rassemblements publics.

Un honorable négociant étranger fut un jour, en descendant de cheval, insulté par un lepero à moitié gris, et la foule ne tarda pas à s’assembler autour d’eux.

Le lepero criait si fort, qu’un officier qui passait par là l’entendit, et accourut aussitôt.

Arrivant, par malheur, d’un long voyage, ce négociant avait ses vêtements en désordre, tout poudreux, ce qui lui donnait une assez triste apparence, et ne prévenait pas en sa faveur.

L’officier demanda bien, par acquit de conscience, ce dont il était question ; mais la dernière injure du lepero ayant frisé le bon mot, chacun riait à qui mieux mieux, et personne ne lui répondit. N’ayant pas, ce qu’il paraît, de temps à perdre, le juge improvisé commença aussitôt son intervention en tombant à grands coups de canne sur le pauvre étranger.

Le malheureux eut beau crier son nom à son bourreau, et lui dire qu’il se trompait, celui-ci était si occupé à exécuter des moulinets, qu’il ne l’entendit que trop tard, c’est à-dire après l’avoir à moitié assommé.

— Comment, vous seriez el senor un tel ? s’écria-t-il enfin avec surprise

— Mais oui, malheureux !

— Je vous demande alors pardon de cette petite méprise ; mais je vais la réparer tout de suite… Vous allez voir !…

J’arrivai à cet instant, et j’avoue que je ne devinais nullement, lorsqu’on m’eut expliqué l’aventure, la manière dont l’officier allait s’y prendre pour réparer ses torts.

Le procédé était des plus simples pourtant ; car, saisissant aussitôt le lepero au collet, l’officier le travailla de telle sorte, qu’il le laissa par terre sans connaissance.

— J’espère que vous ne vous plaindrez plus à présent, senor s’écria-t-il en se tournant d’un air radieux et satisfait vers sa victime.

Le mot me parut heureux.

La justice donne aussi lieu quelquefois, devant les tribunaux mexicains, à des épisodes dignes d’un vaudeville.

J’assistai un jour, par exemple, au jugement d’un célèbre voleur : le juez de letros dictait un résumé à son greffier, quand s’interrompant tout à coup il sembla réfléchir profondément.

Puncto y coma s’écria-t-il, en sortant de sa méditation.

— Point et virgule, répéta le greffier… et pourquoi donc senor ?

— Parce qu’il y a longtemps que nous n’en avons mis, ignorant !… répondit le juge extrêmement satisfait de son grand savoir.

Nous devons également, pour rendre hommage à la vérité, déclarer que la cour suprême de Mexico est composée d’hommes graves, sérieux, instruits et d’une justice incorruptible.

Si les fueros dont jouissent les officiers occasionnent de graves abus, la manière de recruter les soldats pour l’armée, présente encore une illégalité plus monstrueuse. La conscription, qui n’existe pas au Mexique est remplacée par une sorte de presse. Dès qu’un grave pronunciamento se déclare, la terreur se répand, et non pas sans motifs, parmi les Indiens et les gens de la basse classe, car des détachements de soldats se saisissent par fortce de tous ceux dont le costume un peu primitif se rapproche de la nature, et les enchaînant, fers aux pieds, au corps et aux mains, les conduisent par troupes à Mexico.

Tout homme qui est porteur d’une veste de drap, d’une vieille calzonera, et possesseur d’un chapeau, n’a pas à craindre qu’on veuille faire de lui un héros forcé. C’est là un mode d’exemption peu coûteux et infaillible. Quand les détachements envoyés à ces chasses d’hommes ne rapportent pas le nombre de guerriers voulu, on complète le déficit avec des forçats.

Si je n’ai fait aucune mention, en parlant des récréations qu’offre Mexico, des courses de taureaux, c’est parce que je me réservais d’en donner une description.

Mon très complaisant cicérone, M. L…, m’étant venu chercher un dimanche pour aller nous promener, s’arrêta au coin du Portal, devant une petite affiche placardée sur un mur.

— Voulez-vous que nous allions à la corrida de toros, me demanda-t-il ensuite.

— Non, merci.

— Pourquoi cela ?

— Je connais les courses.

— Où en avez-vous vu ?

— En Espagne.

— Savez-vous que votre réponse est très jolie : « J’ai assisté à des courses en Espagne, donc je connais ce qui se passe à celles de Mexico. » Avec une pareille méthode, on pourrait voyager sans se déranger, par induction ou par analogie, et parler du monde entier sans quitter Paris.

— Vous poussez les choses trop loin.

— Ne discutez pas mais suivez-moi, et je vous engage ma parole que vous verrez un spectacle tout nouveau pour vous. Il y aura cette après-midi un monte parnasso.

— Qu’est-ce donc ?

— Comment se fait-il que vous l’ignoriez ? N’avez-vous pas été en Espagne ? Puis après les monte parnasso viendrton les toros embolados.

— Toros embolados, dites-vous ! ah ! oui des courses d’amateurs.

— Pas du tout ! eh bien ! et votre Espagne ?

— Je vous suis.

Arrivés à la Plaza de los Toros, nous prîmes des billets de sumbra, ce qui signifie que nous fûmes placés à l’ombre, tandis que la plèbe grillait patiemment au soleil.

Le cirque de Mexico, construit tout en bois, n’est autrement remarquable que par sa grandeur ; il y a place pour plus de dix mille personnes.

L’arène, et jamais nom ne fut mieux justifié, ne ressemble en rien à ces mauvaises plaisanteries de quelques toises qu’on désigne trop pompeusement sous ce nom en Europe. Il y a là place pour les bonds de cinq cents chevaux, et le matadore peut attaquer le taureau sans que sa gloire soit amoindrie par le voisinage d’une barrière qui pourrait, dans un moment de danger, lui servir de rempart et de refuge.

À peine avions-nous pris nos places, qu’un demi-bataillon entra dans l’arène et exécuté plusieurs manœuvres soigneusement apprises d’avance, et qui soulevèrent un bel enthousiasme patriotique parmi les spectateurs. La trompette placée dans la loge du président, alors représenté par un de ses aides-de-camp, s’étant fait entendre, les troupes évacuèrent aussitôt la place et les courses commencèrent.

Elles étaient absolument pareilles à celles qui ont lieu en Espagne ; je triomphais. Un seul piccador, très connu et très aimé du public, sous le nom de Luis Avila, fit un tour d’adresse et de courage que je n’avais encore vu exécuter nulle part. Son cheval ayant été éventré par le taureau, Avila mit pied à terre, et s’en alla très paisiblement, la lance sous son bras, attaquer son ennemi. La hardiesse de cet homme parut intimider un instant l’animal qui recula que quelques pas et se mit à gratter la terre du pied. Du reste, cette hésitation dura peu et le taureau, revenu bientôt de sa surprise et rendu à son instinct de brutalité et de destruction, se précipita, la tête basse, les cornes menaçantes, sur le brave piccador, qui reçut le choc sans sourciller. Ce fut là un de ces beaux moments si pleins d’émotion, que la foule resta hatelante, oppressée sans applaudir. La lance d’Avila pliait comme un arc tendu mais Avila restait droit et majestueux comme un chêne.

Pour jouer ainsi sa vie sur la solidité d’un morceau de bois, car si la lance se brisait Avila était mort, il fallait être soutenu par dix mille regards !

La fin de cet épisode donna lieu à des tonnerres d’applaudissements frénétiques car le taureau, dompté par la douleur, se sauva honteusement. Un indifférent qui serait entré alors dans le cirque se serait figuré sans peine, en considérant les spectateurs, que dix mille personnes tombaient en attaques de nerfs.

Ce que j’admirai, pour ma part, tout antant chez Luis Avila que sa hardiesse, ce fut sa force d’âme. Il ne salua pas et retourna, sans que sa figure changeât d’expression, chercher un autre cheval. Seulement sa démarche était incertaine et ses jambes fléchissaient il pliait sous le poids d’un orgueil rentré.

— Et bien ? me demanda M. L…

— Ce n’était pas sur le programme, lui répondis-je. La même chose pourrait tout aussi bien arriver à Madrid qu’ici.

Au septième taureau de tué, M. L… s’écria : « Voilà le dernier ! »

— Vraiment ! je me croirais volontiers en Espagne !…

— Et le monte parnasso va commencer.

Cette fois je ne répondis plus.

Mon attention ne tarda guère à être attirée par un mât couvert de verdure à sa base, et couronné de mouchoirs ou panuclos de coton à son sommet, que deux employés des courses apportèrent en triomphe. Cette vue excita, sur les banquettes des places exposées au soleil, un curieux enthousiasme, bientôt suivi d’une agitation extraordinaire que je ne pus m’expliquer.

— D’où provient cette agitation, mon cher L… ?

— Vous ne devez pas ignorer, puisque vous avez été en Espagne… mais voyons, je veux être magnanime et répondre à vos questions. — ce mât que l’on est si occupé à planter en terre, et qui occupe, lui, bien plus l’attention des leperos, est le monte-parnasso. Je vous demande pardon de ne pas vous en dire davantage, mais je tiens à vous ménager une surprise.

À peine le monte-parnasso était-il fixé en terre, que la foule del sol abandonnant les banquettes se précipita, semblable à un torrent, au milieu de l’arêne. Tous les leperos, hommes et enfants, se ruaient sur le mât avec une avidité incroyable que ne justifiait pas suffisamment, à mes yeux, la modicité des récompenses suspendues dans les airs sous la forme de mouchoirs à deux réaux la pièce.

Mais voilà que la trompette résonna de nouveau, que le torril s’ouvrit et qu’un taureau jeune, ardent et léger, tomba d’un bond au milieu de l’arène.

Décrire, avec le seul aide d’une plume, la confusion qui s’en suivit, serait chose impossible. C’étaient des cris et des élans, des fuites causées par la peur et des retours opérés par la cupidité… Le tronc du monte-parnasso avait disparu sous une masse de chairs bistres, et formait une grappe de corps… puis au pied, le taureau furieux, les narines dilatées et fumantes, attendant une chute et fixant tous ces imprudents avec ses gros yeux veinés de sang.

Ceux qui se trouvaient placés à la portée des cornes du taureau tiraient par les jambes, afin de les faire tomber et prendre ensuite leurs places, leurs confrères hors de danger.

Ce spectacle, aussi pittoresque que baroque, dura près d’une demi-heure, à la grande joie des spectateurs de la sombra, et ne s’acheva pas sans plusieurs accidents. Ce qui me parut le plus plaisant fut que pas un seul des grimpeurs n’emporta un de ces mouchoirs si chèrement et si dangereusement disputés.

La concurrence s’était déployée avec tant d’énergie et de force, que le plus favorisé tenait à peine entre ses mains un petit lambeau de toile ou de coton…

Une fois le monte-parnasso terminé, parurent dans l’arène cinq à six ânes de l’espèce la plus mesquine et la plus chétive, montés par des Indiens grotesquement déguises en généraux anglais. Le torril, ouvert de nouveau, donna passage à deux taureaux magnifiques, mais ces taureaux, du moins, avaient les cornes sciées à leurs extrémités et garnies en outre, de deux tampons de cuir. Cette fois, le danger disparaissant en partie, la gaîté et le rire reprenaient leur empire.

Les Indiens-généraux, armés d’une courte lance, piquèrent bravement vers les taureaux ; mais leurs moyens ne répondant pas, hélas ! à leur beau courage, chaque rencontre était suivie d’un choc et chaque choc d’une chute complète, lorsqu’un des taureaux prenant entre ses cornes un des ânes par derrière, envoyait le pacifique animal rouler dans la poussière et le cavalier voltiger dans les airs, c’étaient des trépignements de joie à retentir jusqu’au ciel… Et si par hasard l’infortuné général d’un jour retombait droit sur la tête, dans la position d’un pantin, alors on pleurait et on se serrait la taille… car le rire devenait homérique et faisait souffrir.

Ces curieux piccadores étaient payés, d’après ce que me dit M. L…, d’une piastre à onze réaux. Un d’entre eux, le plus laid, si toutefois l’un pouvait être plus laid que l’autre, trouva dans cette course une excellente aubaine, grâce à sa hardiesse et à son esprit.

Après avoir été désarçonné très souvent et avoir subi chaque fois des chutes effroyables, il prétendit ne plus pouvoir continuer et demanda à sortir. Malheureusement, le public, qui l’avait pris en affection par cette seule raison que les taureaux semblaient s’adresser de préférence à lui, n’y voulait pas consentir.

— Fais comme Luis Avila, et nous te laisserons partir, lui cria un jeune homme.

— Oui ! oui ! répéta la foule entière, qu’il aille attaquer à pied le taureau !

Le piccador à âne, sans tenir compte de tous ces avis, se coucha paisiblement par terre.

— Nous te donnerons una galletta (pour boire), dirent plusieurs voix… va donc !

Ces mots opérèrent un changement subit sur l’état de sa santé, car, se levant lestement :

— Je veux une once d’or, s’écria-t-il d’une voix forte, et j’irai de même que l’a fait Luis Avila, piquer à pied le taureau.

Prenant aussitôt son chapeau d’une main, il se mit à faire le tour des galeries et à récolter les pièces d’argent qu’on lui jetait ; mais plus les piastres tombaient, et moins il semblait pressé d’aller se mesurer avec l’adversaire qu’on lui imposait. Enfin, les cris ayant remplacé les piastres et les réaux, le piccador de circonstance prit sa lance et s’achemina vers le taureau.

L’exploit accompli par Luis Avila pouvait bien s’essayer, mais y réussir, c’était tout autre chose !

Au premier choc, le piccador s’éleva à une hauteur assez raisonnable dans les airs et retomba lourdement à terre.

— Encore ! encore ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Je n’ai été payé que pour une seule chute, et me voilà quitte !… Je suis un honnête homme qui tiens ce qu’il promet, mais pas davantage.

Plusieurs onces roulèrent dans l’arène.

L’impudent coquin les serra soigneusement dans sa ceinture, et retourna agacer le furieux animal, qui, cette fois, l’enleva de dix pieds plus haut.

— Ce n’est rien, dit-il en secouant avec un geste de chien mouillé le sable dont il était couvert.

— Encore ! encore ! répétèrent les spectateurs en vidant leurs bourses dans son chapeau.

— Tant que vous voudrez.

Cette magnifique offrande amena une nouvelle chute, mais une de ces chutes à la pantin dont je parlais tout à l’heure, et qui ravissent les amateurs.

Enfin, une espèce de défi finit par s’établir entre le lepero et le public, et ce fut pourtant le public, c’est-à-dire dix mille personnes, qui durent céder… Cet homme semblait construit de caoutchouc ou de fer, car, après la sauts les plus périlleux du monde, il se trouvait toujours dispos et prêt à recommencer.

— Vous voyez que le Mexicain, homme du peuple, ne manque pas de courage, me dit M. L… ; croyez-vous, si on savait lui inspirer pour le travail un amour semblable à celui qu’il ressent pour les taureaux, qu’on ne finirait pas par en faire quelque chose de bien ?… Le grand malheur des Amériques, c’est que le travail y est considéré presque à l’égal du déshonneur !